Les Mystères du peuple/VII/1
Le soleil de la Palestine inonde de son éblouissante et brûlante lumière un désert couvert de sable rougeâtre ; aussi loin que la vue s’étend, on n’aperçoit pas une maison, pas un arbre, pas une broussaille, pas un brin d’herbe, pas un caillou ; dans cette immensité, un passereau ne pourrait s’abriter à l’ombre. Partout un sable mouvant, profond, et fin comme de la cendre, renvoie plus torride encore la chaleur dont le pénètre ce soleil flamboyant au milieu d’un ciel de feu, qui, à l’horizon, se fond avec la terre aride dans une zône de vapeur ardente. Çà et là apparaissent à demi enfouis sous des vagues de sable, soulevées naguère par le terrible vent de ces parages, de blancs ossements d’hommes, d’enfants, de chevaux, d’ânes, de bœufs, de chameaux ; la chair de ces cadavres a été dévorée par les vautours, les chacals et les lions ; le proverbe sarrasin s’est vérifié : « — Ici, les chrétiens ne trouveront d’ombre que dans le ventre des vautours, des chacals ou des lions ! » — Ces débris humains et d’autres en putréfaction tracent à travers le désert la route de Marhala, ville située à dix jours de marche de Jérusalem, cité sainte vers laquelle convergent les différentes armées des croisés, venues de Gaule, de Germanie, d’Italie et d’Angleterre. S’il y a des squelettes, des cadavres à demi dévorés dans cette solitude, il s’y trouve aussi des agonisants et des vivants ; nombreux sont les agonisants, peu nombreux les vivants ; ceux-ci donneraient à rire, s’ils n’étaient plus à plaindre que morts et mourants. Voyez-les, fils de Joel, voyez-les ces croisés qui, dans leur crédulité, ont, à la voix de l’Église catholique, quitté l’an passé la terre ingrate de l’occident pour la terre miraculeuse de l’orient, où ils sont enfin arrivés après un voyage de onze ou douze cents lieues. Le gros du corps d’armée venu des Gaules, et alors commandé par Bohemond, prince de Tarente, disparaît lentement là-bas, là-bas, au milieu de ces épais nuages de poussière soulevés par la marche des croisés. Puis viennent éparpillés à la débandade une longue suite de traînards, de blessés, de malades, de malheureux mourants de soif, de chaleur, de fatigue ; ils tombent çà et là dans ce désert sans bornes pour ne plus jamais se relever. Parmi ces traînards, les moins à plaindre sont ceux qui, ayant perdu leurs chevaux, ont bravement enfourché un âne, un bœuf, un bouc, voire même quelqu’un de ces grands dogues de Syrie hauts de trois pieds ; ils s’en vont ainsi au pas de leurs grotesques montures, l’épée sur la cuisse, la lance derrière le dos. Afin de se préserver de la dévorante ardeur du soleil qui, tombant d’aplomb sur le crâne, cause souvent la folie ou la mort, ils portent des coiffures étranges : ceux-ci s’abritent sous un morceau de toile tendue sur des bâtons, qu’ils tiennent de chaque main comme une sorte de dais ; d’autres, mieux avisés, ont tressé avec les feuilles desséchées du dattier de grands chapels qui projettent l’ombre sur leur figure. Les plus nombreux portaient des espèces de masques, faits de lambeaux de toile et percés d’un trou à la hauteur de l’œil, afin de préserver leurs paupières de la poussière, si brûlante, si corrosive, que souvent à une inflammation douloureuse succédait la perte de la vue. À une longue distance de ces croisés aux montures grotesques, venaient les piétons, enfonçant jusqu’à mi-jambe dans les sables mouvants, dont le contact cuisant rendait intolérable l’excoriation de leurs pieds mis à vif par les fatigues de la route ; les blessés, les membres enveloppés de chiffons sordides, cheminaient péniblement appuyés sur des bâtons ; des femmes haletantes portaient à dos leurs enfants ou les traînaient entassés, sur de grossiers traîneaux, qu’elles tiraient après elles, à l’aide de leurs maris. Parmi ces malheureux presque tous déguenillés, on en voyait de bizarrement accoutrés : les uns à peine vêtus d’une mauvaise souquenille coiffaient un riche turban d’étoffe orientale ; d’autres de qui les chausses trouées laissaient voir la chair portaient un splendide cafetan de soie brodée, çà et là taché de sang, comme toutes les dépouilles provenant du pillage et du massacre. Ces infortunés, suffoqués par une chaleur étouffante, aveuglés par la poussière soulevée sous leurs pas, ruisselants de sueur, le gosier corrodé par une soif dévorante, le teint brûlé par le soleil, l’air farouche, morne, découragé, cheminaient maugréant et blasphémant contre la croisade, lorsqu’ils virent à une assez grande distance derrière eux s’approcher à travers des tourbillons poudreux une nombreuse et brillante chevauchée ; à sa tête et monté sur un cheval arabe noir comme l’ébène, s’avance un jeune homme splendidement vêtu : c’est Wilhem ix, le beau duc d’Aquitaine, le poëte impie, le contempteur de l’Église, le séducteur de Malborgiane, dont il portait en Gaule le portrait peint sur son bouclier ; mais Malborgiane est oubliée, délaissée, comme tant d’autres victimes de ce grand débauché ; Wilhelm IX s’avançait donc à la tête de ses gens de guerre ; sa figure à la fois hardie et railleuse disparaissait à demi sous la capuche d’un peliçon de soie blanche, qui couvre à demi ses épaules ; sa taille élégante et souple se dessine sous une tunique de légère étoffe couleur pourpre, et ses larges chausses flottantes à l’orientale laissent apercevoir ses bottines de cuir vert brodées d’argent appuyées sur ses étriers dorés. Wilhelm IX ne porte ni arme ni armure ; de sa main gauche il conduit son cheval ; sur sa main droite, couverte d’un gantelet de daim brodé, se tient son faucon favori chaperonné d’écarlate, et les pattes ornées de clochettes d’or ; tel est le courage de ce vaillant oiseau de chasse que souvent son maître le lance contre les vautours du désert, de même qu’il a souvent lancé contre les hyènes et les chacals les deux grands lévriers blancs, à collier de vermeil, qui, haletants, suivent son cheval. En croupe de ce fier animal se tient un négrillon de huit à dix ans bizarrement vêtu ; il porte un large parasol oriental dont l’ombre abrite la tête de Wilhelm IX. À sa droite et le dominant de la hauteur de sa grande taille, chemine un chameau richement caparaçonné, il est guidé par un autre négrillon assis sur le devant d’une double litière fermée de rideaux de soie et assujettie par des sangles de chaque côté de l’échine et sous le ventre du chameau, de sorte que dans chacun des compartiments de cette litière une personne pouvait être commodément assise à l’abri du soleil et de la poussière, et souvent Wilhelm IX y prenait place. À son côté chevauchait le chevalier Gauthier-sans-Avoir : avant son départ pour la croisade, l’aventurier gascon, hâve, osseux, dépenaillé, ressemblait fort au pauvre diable peint sur la partie supérieure de son bouclier ; mais à ce moment, grâce à la somptuosité de ses vêtements, le chevalier rappelait le second emblème de son bouclier. À l’arçon de sa selle pendait un casque à la vénitienne qu’il avait quitté pour un turban, coiffure plus commode pour la route ; une longue dalmatique d’étoffe légère endossée par-dessus sa riche armure l’empêchait de devenir brûlante aux rayons du soleil. Le Gascon ne conservait de son pauvre équipement d’autrefois que sa bonne épée la Commère-de-la-Foi et son petit cheval Soleil-de-Gloire ; survivant, par un miraculeux hasard, aux périls, aux fatigues de ce long trajet, alerte, dispos, modérément en chair, Soleil-de-Gloire, par le lustre de son poil, témoignait de la bonne qualité de l’orge sarrasine, qui ne semblait non plus lui manquer que les vivres à son maître. Derrière ces trois principaux personnages venaient les écuyers du duc d’Aquitaine, portant sa bannière, son épée, sa lance et son bouclier, sur lequel Wilhelm IX faisait d’habitude peindre l’effigie de ses maîtresses, objets éphémères de ses caprices libertins ; aussi le portrait d’Azenor-la-Pâle, remplaçant celui de Malborgiane, occupait le centre de l’écu de Wilhelm IX ; mais, par un raffinement de corruption effrontée, d’autres médaillons représentant quelques-unes de ses nombreuses et nouvelles concubines entouraient (humbles satellites de cet astre rayonnant) l’image d’Azenor. Des écuyers conduisaient aussi en main les dextriers de bataille du duc d’Aquitaine, vigoureux chevaux bardés et caparaçonnés de fer, portant attachées sur leur selle les différentes pièces de l’armure de leur maître ; il pouvait ainsi endosser son harnais de guerre si venait l’heure du combat, au lieu de supporter durant une longue route le poids accablant de ses armes. Après les écuyers s’avançaient, conduits par des esclaves noirs enlevés aux Sarrasins, les mules et les chameaux chargés des bagages et des provisions du duc d’Aquitaine ; car si la faim, la soif, la fatigue, décimaient la multitude, les seigneurs croisés, grâce à leur richesse, échappaient presque toujours aux privations ; ainsi l’un des chameaux de Wilhelm IX était chargé de plusieurs sacs de citrons et de grosses outres remplies de vin et d’eau, ressources inestimables pour la traversée de ce désert torride. Environ trois cents hommes d’armes fermaient la chevauchée du duc d’Aquitaine ; ces cavaliers, seuls survivants à peu près de mille guerriers partis pour la croisade, habitués aux combats, rompus à la fatigue, bronzés par le soleil de Syrie, bravaient depuis longtemps les dangers de ce climat meurtrier ; leur lourde armure de fer ne pesait pas plus à leurs corps robustes qu’une casaque de toile ; le dédain du péril et la férocité se lisaient sur leurs traits farouches ; plusieurs d’entre eux portaient à l’arçon de leur selle, en manière de sanglant trophée, des têtes de Sarrasins fraîchement coupées, suspendues par l’unique mèche de chevelure que les mahométans conservent au sommet du crâne. Les cavaliers du duc d’Aquitaine avaient pour armes une forte lance de frêne ou de tremble à banderolles flottantes, une longue épée à deux tranchants et, à l’arçon de leur selle, une hache ou une masse d’armes hérissée de pointes ; boucliers ovales, hauberts ou jaques de mailles d’acier, casques, brassards, cuissards, jambards de fer, telle était leur armure. La troupe de Wilhelm IX traversait rapidement les groupes de traînards lorsqu’une main blanche et effilée entr’ouvrit les rideaux de la litière, auprès de laquelle chevauchait le duc, et une voix lui dit : — Wilhelm, j’ai soif.
— Azenor a soif ! — reprit le croisé en arrêtant son cheval, et s’adressant à Gauthier-sans-Avoir : — Va vite chercher à boire pour ma maîtresse ; je connais l’impatience de toutes les soifs ! point ne faut laisser languir des lèvres qui demandent un frais breuvage ou un chaud baiser !
— Seigneur duc, je vais chercher le breuvage, charge-toi du baiser, — répondit l’aventurier en se dirigeant vers les bagages, tandis que, penché sur son cheval, le duc d’Aquitaine avança la tête sous les rideaux de la litière.
— Oh ! Wilhelm, — dit bientôt la voix passionnée d’Azenor, — jadis mes lèvres étaient blanches et glacées ; le feu de tes baisers les a rendues vermeilles !
— Cela prouve que je suis non moins sorcier que toi, ma belle sorcière !
— Ne m’appelle pas ainsi… tu me rappelles des jours horribles… À cette pensée, la haine me monte au cœur et la honte au front !
— Pourquoi la honte ? Tu as feint d’être magicienne dans l’espoir d’abuser cette brute sauvage de Neroweg, qui, après t’avoir violentée, te gardait prisonnière… Tu voulais t’échapper de ses mains et te venger en lui donnant un philtre empoisonné, le tour était pardieu fort bon ; ne t’ai-je pas dit que moi, seigneur suzerain de cet ours, de ce loup, j’ai parfois eu l’envie d’aller l’enfumer dans sa tanière, ce noir donjon de Plouernel où il t’a retenue captive ! Foi de chevalier ! j’espérais même, en l’honneur de tes beaux yeux, ma charmante, rompre ici quelques lances avec lui ; mais je n’ai pu le rencontrer. D’ailleurs, les dés se sont chargés de ta vengeance : n’avons-nous pas dernièrement appris qu’à peine débarqué de Marseille à Joppé, le comte de Plouernel, tout frais venu des Gaules, avait en une nuit de jeu contre d’autres seigneurs forcenés joueurs, perdu cinq mille besans d’or, sa vaisselle, ses bagages, ses chevaux, ses armes, tout enfin, jusqu’à son épée ! Ah ! ah ! — ajouta le duc d’Aquitaine en riant aux éclats, — il me semble voir ce Neroweg, si rudement étrillé au début de sa croisade, l’achever avec un vieux bonnet pour casque, un bâton pour lance, et pour coursier un âne, un bouc ou un grand chien de Palestine, si notre beau sire a toutefois conservé de quoi payer une si fière monture ! Dis, ma belle sorcière, quels magiciens que les dés et les échecs ! En une nuit ils font un truand d’un seigneur, et un seigneur d’un truand ! Pour moi, quant au jeu, je ne me plains que d’une chose : de mon bonheur constant ; j’aime tant l’inconstance !
— Je le sais, Wilhelm ; aussi, comme toi, je me plains de mon bonheur.
— De ton bonheur… au jeu ?
— Non, non. Je suis à toi, le rêve de ma jeunesse s’est accompli, et pourtant ce bonheur inespéré cause mon tourment !
— Aurais-tu des remords ? Folie ! nous sommes en Terre-Sainte ! tous nos péchés nous sont remis, donc péchons, ma belle, péchons beaucoup ! péchons partout ! péchons sans cesse !
— Tu prêches d’exemple, Wilhelm, — reprit Azenor-la-Pâle avec une jalouse amertume ; — ton caprice insolent et banal est, comme ton amour, insoucieux du choix ! Peu t’importe à toi : damoiselle ou serve déguenillée ! noble dame ou ribaude !
— Azenor, celui dont nous allons délivrer le sépulcre n’a-t-il pas dit : « Les premiers seront les derniers ! » Or donc, en bon chrétien, j’aime parfois, en amour, à faire des dernières les premières !
— C’est ainsi que cette infâme Perrette-la-Ribaude…
— N’en médis pas ! — reprit Wilhelm IX en riant et interrompant Azenor dont la voix se courrouçait. — Quelle joyeuse et hardie commère que cette Perrette ! elle était sans pareille dans une orgie ! Il fallait la voir après le siège d’Antioche, la coupe en main, la chevelure au vent !
— Tais-toi, Wilhelm ! je te hais !…
— Pauvre Ribaude !… comme tant d’autres, elle sera morte en route…
— Tant pis… car j’aurais voulu l’étrangler de mes propres mains ; oui, et ta Yolande aussi !
— Ah ! c’eût été dommage ! La belle fille ! je croyais voir vivre ma Diane antique, et son marbre blanc se changer en chair rose ! J’ai fait des vers sur cette métamorphose ; je veux te les dire !
— Pas un mot de plus, Wilhelm ! — reprit Azenor d’une voix altérée ; — tu es sans pitié… tu me mets au supplice !
— Jalouse… tu me laisseras du moins regretter et chanter mon autre Diane… celle de marbre ? Hélas ! pour subvenir aux dépenses de ma croisade, j’ai vendu ce chef-d’œuvre de l’art grec et trois de mes seigneuries à l’évêque de Poitiers ! Il ne saura l’apprécier, ma belle Diane ! il n’a souci des femmes… de marbre, ce vieux satyre !
— Grand impudique ! oses-tu blâmer l’incontinence ?
— Non, par Dieu ! l’incontinence ne m’a-t-elle pas conduit en Terre-Sainte ? mon pèlerinage est tout d’amour. À d’autres la conquête du saint sépulcre ! Moi, mieux avisé, j’ai conquis des Germaines, des Saxonnes, des Bohêmes, des Hongroises, des Valaques, des Moldaques, des Bulgares, des Grecques, des Bysantines, des Sarrasines, des Syriennes, des Mauresques, des négresses, et ce n’est pas tout, ô Vénus ! j’en ai fait vœu par tes colombes libertines ! je veux entrer à Jérusalem pour y conquérir la plus belle vierge de cette cité des anges !
— Audace et débauche ! c’est à moi, Azenor, à moi qu’il dit cela !
— Je vais calmer ton courroux, ma belle ; écoute-moi sans te fâcher : je buvais, vois-tu, de tous les vins sans aucune préférence avant de connaître le vin de Chypre ; mais lorsque je l’ai eu goûté, plus je buvais des autres vins, plus ma préférence augmentait pour ce divin nectar, oui, comparaison et souvenir me ramenaient toujours à lui ! Ainsi comparaison et souvenir m’ont toujours ramené vers toi, ma charmante, depuis ce jour fortuné où, quittant Poitiers pour aller à la croisade, je t’ai vue venir à moi sur la route me disant : — « Je t’aime ! Veux-tu de moi ? Je te suis. »
— Ainsi, sur cette terre, il n’est pas une femme, une seule que je n’aie à redouter comme rivale ! et je suis affolée de cet homme ! malheur à moi !
— Je vais d’un mot te rassurer, ma belle ; il est une race tout entière dont ta jalousie n’a rien à craindre… Ciel et terre ! la seule vue des femmes de cette exécrable engeance me donnerait, je crois, la chasteté d’un saint !
— De qui veux-tu parler ?
— Des juives ! — répondit le duc d’Aquitaine avec une expression de dégoût, d’horreur et presque de crainte. — Oh ! lorsque j’ai fait exterminer tous les juifs de mes seigneuries, pas une femme de cette espèce maudite n’a échappé aux tortures et aux supplices !
— Wilhelm, — dit Azenor-la-Pâle d’une voix légèrement altérée, — d’où te vient tant de rage contre ces infortunées ? quel mal t’avaient-elles fait ?
— Sang du Christ ! j’aurais pu par ignorance prendre une juive pour maîtresse ! — répondit Wilhelm IX en frémissant ; — et alors j’étais perdu !
— Perdu !… pourquoi ?
— Tu me le demandes ?… Avoir pour maîtresse une juive !… une juive ! — reprit le duc d’Aquitaine en frémissant de nouveau. — Tiens, Azenor, je ne crains ni prêtre, ni Dieu, ni diable, mais si jamais je touchais à une de ces bêtes immondes, impures, ensabattée, que l’on appelle une juive… je ne sais ce qu’il arriverait de moi !
— Toi, blasphémateur ! toi, sacrilège ! montrer une pareille faiblesse, toi qui ne crois à rien !
— Je crois à l’horreur insurmontable que m’inspire la juiverie… et d’ailleurs, tiens, regarde-moi.
— Tu pâlis !
— Et pourtant, Azenor, tu sais si jamais j’ai pâli devant la mort ou l’excommunication des prêtres ; mais, malgré moi, à la seule appréhension de cette juiverie, je… — Puis s’interrompant et voulant échapper sans doute aux pensées dont il était obsédé, Wilhelm IX s’écria joyeusement : — Au diable les juifs et vive l’amour ! un beau baiser, ma charmante ; notre entretien sur cette infernale engeance me laisse un arrière-goût de soufre et de bitume comme si j’avais tâté de la cuisine de Satan ! À moi l’ambroisie de tes baisers, mon amoureuse !
Quelques cris lointains et une sorte de tumulte qui s’éleva parmi les hommes d’armes du duc d’Aquitaine interrompirent sa conversation avec Azenor ; il tourna la tête et vit venir à lui Gauthier-sans-Avoir tenant de la main dont il ne guidait pas son cheval une petite amphore de vermeil. — Quel est ce tapage ? — dit Wilhelm IX en prenant l’amphore apportée par l’aventurier gascon et la remettant à Azenor ; — quels sont ces cris ?
— Seigneur duc, au moment où tes esclaves noirs détachaient des bagages une outre remplie d’eau, afin de remplir cette amphore dans laquelle j’avais d’abord exprimé le jus de deux citrons, et le suc de l’un de ces roseaux que l’on trouve en ce pays et dont la moelle est aussi douce que le miel, des traînards éclopés qui tâchent de suivre l’armée se sont rués autour de l’outre : — De l’eau ! de l’eau ! je meurs de soif — criait celui-ci. — Ma femme, mon enfant meurent de soif ! — criaient ceux-là. — Par la Commère-de-la-Foi, ma bonne épée ! jamais grenouilles à sec en temps caniculaire n’ont plus épouvantablement coassé que ces coquins ! mais à ces affreux coassements, quelques-uns de tes hommes d’armes, seigneur duc, ont mis fin à grands coups de bois de lance. Conçoit-on l’effronterie de ces bélîtres ? — « Où donc sont les claires fontaines que tu nous promettais à notre départ des Gaules ? » — hurlaient-ils à mes oreilles ; — « où donc sont-ils les frais ombrages ? »
— Et que leur as-tu répondu, mon joyeux Gascon ? — dit en riant Wilhelm IX, tandis que Azenor à demi penchée hors de sa litière, buvait avidement le contenu de la petite amphore de vermeil ; — oui, comment as-tu répondu à ces coquins si effrontément curieux de frais ombrages et de claires fontaines ?
— J’ai pris la grosse voix de mon compère Coucou-Piètre, et j’ai dit à ces brutes : « La foi est une abondante fontaine qui rafraîchit les âmes ; la foi est en vous, soldats du Christ, donc tournez le robinet… et rafraîchissez-vous… »
— Gauthier, tu serais digne d’être évêque !
« — Quoi ! gens de peu de ferveur ! — ai-je poursuivi d’une voix formidable, — vous osez demander où sont les jardins ombreux ? La foi n’est-elle pas non-seulement une fontaine, mais encore un arbre immense qui étend sur les fidèles ses rameaux tutélaires ? Donc, reposez-vous, étendez-vous à l’ombre… de votre foi, et jamais chêne séculaire ne vous aura prêté plus délectable ombrage sous ses rameaux feuillus ! Enfin, si ces divers rafraîchissements ne vous suffisent point, crevez de chaleur comme poissons sur le sable, et réjouissez-vous, mes compères, réjouissez-vous, car le Tout-Puissant sourit d’un air paterne aux douleurs de ses créatures, qui par leurs martyres deviennent des anges pour son paradis ! »
— Gauthier, ce n’est plus d’un évêché ou d’un archevêché que je te trouve digne ; mais du pontificat ! — dit gaiement le duc d’Aquitaine. — Puis, se retournant vers sa troupe, il dit à haute voix : — En route, et hâtons le pas, afin que l’armée ne prenne pas sans nous la ville de Marhala ; les Marhaliennes sont, dit-on, charmantes…
Le nuage de poussière soulevé par la troupe du duc d’Aquitaine se perdait au loin dans une brume ardente, dont les vapeurs rougeâtres envahissaient de plus en plus l’horizon ; ceux des traînards qui n’avaient pas jusqu’alors succombé à la fatigue, à une soif dévorante ou à leurs blessures, suivaient péniblement à une longue distance les uns des autres le chemin de Marhala, jalonné par tant de débris humains, au-dessus desquels des bandes de vautours, un moment effarouchés, revenaient tournoyer. Le dernier groupe de traînards disparut dans les tourbillons poudreux soulevés par sa marche, et bientôt trois créatures vivantes, un homme, une femme et un enfant, Fergan-le-Carrier, Jehanne-la-Bossue et Colombaïk, restèrent seuls au milieu de ce désert. Colombaïk, expirant de soif, était étendu sur le sable à côté de sa mère, que ses pieds endoloris, blessés, entourés de chiffons ensanglantés, ne pouvaient plus supporter ; à genoux près d’eux, le dos tourné vers le soleil, Fergan tâchait de faire ombre de son corps à sa compagne et à son enfant. Non loin de là se voyaient les cadavres d’un homme et d’une femme ; celle-ci, une heure auparavant, trépassait dans les douleurs de l’avortement et mettait au monde un enfant mort ; il était là aux pieds de sa mère, il était là presque sans forme et déjà noirci, corrodé par ce soleil de feu ; l’homme, tué à coups de lance par les guerriers du duc d’Aquitaine, avait été l’un des plus menaçants de ceux qui réclamaient de l’eau à grands cris ; exaspéré par les souffrances de sa femme, épuisée de fatigue et en proie à une soif dévorante, il voulut s’emparer de l’une des outres de Wilhelm IX, et reçut en pleine poitrine un coup de lance au lieu d’être seulement bâtonné ; puis, se traînant auprès de sa compagne expirante, il était mort à côté d’elle, comme son enfant nouveau-né.
Jehanne-la-Bossue, assise à côté de Colombaïk, dont elle tenait la tête sur ses genoux, lui disait en pleurant : — Tu ne m’entends donc plus ? cher petit… tu ne me réponds pas ? — Les larmes de la pauvre femme en tombant sillonnaient la figure poudreuse de son fils ; elles coulèrent ainsi sur ses joues et jusqu’au coin de ses lèvres desséchées ; Colombaïk, les yeux demi-clos, sentant son visage baigné des pleurs de Jehanne, porta machinalement ses petits doigts à sa joue, puis à sa bouche, comme s’il eût cherché à apaiser sa soif avec les larmes maternelles. — Oh ! — murmura Jehanne en remarquant le mouvement de son fils, — oh ! si mon sang pouvait te rappeler à la vie, je te le ferais boire ! — Puis frappée de cette idée, elle dit au carrier : — Fergan, ouvre une de mes veines, et peut-être notre enfant sera sauvé !
— J’y pensais, — répondit le carrier ; — mais je suis plus robuste que toi, et c’est moi qui vais… — Le serf s’interrompit en entendant soudain le bruit d’un grand battement d’ailes au-dessus de sa tête ; puis il sentit l’air agité autour de lui, leva les yeux et vit un énorme vautour brun, au cou et au crâne dépouillés de plumes, s’abattre pesamment sur le cadavre de l’enfant nouveau-né couché sur le sable à côté des cadavres de son père et de sa mère, saisir ce petit corps entre ses serres, puis, emportant sa proie, s’élever dans l’espace en poussant un cri prolongé. Jehanne et son mari, un moment distraits de leurs angoisses, suivaient d’un regard épouvanté le vol circulaire du vautour, lorsqu’au loin le serf aperçut se dirigeant de son côté un pèlerin monté sur un âne.
— Fergan, — disait Jehanne au carrier dont le regard ne quitta plus le pèlerin, qui se rapprochait de plus en plus, — Fergan, affaibli comme tu l’es, si tu donnes ton sang pour notre enfant, tu mourras peut-être ? je ne te survivrai pas ; alors, qui protégera Colombaïk ? Tu es encore capable de marcher, de le prendre sur ton dos ; moi, je suis hors d’état de continuer notre route, mes pieds saignants refusent de me porter, laisse-moi me sacrifier pour notre fils ; ensuite, tu me creuseras une fosse dans le sable, j’ai peur d’être mangé par les vautours.
Fergan, au lieu de répondre à sa femme, s’écria : — Jehanne, étends-toi à terre, ne bouge pas, fais la morte comme je vais faire le mort… nous sommes sauvés ! — Ce disant, le serf se coucha sur le ventre à côté de sa femme. Déjà l’on entendait la respiration haletante de l’âne du pèlerin qui s’approchait ; l’animal, harassé, cheminait lentement, péniblement, enfonçant dans le sable jusqu’aux genoux ; son maître, homme d’une haute et robuste stature, était vêtu d’une robe brune déguenillée, ceinte d’une corde, et tombant jusqu’à ses pieds chaussés de sandales ; afin de se garantir contre l’ardeur du soleil, il avait relevé sur sa tête en manière de capuchon la pèlerine de sa robe, parsemée de plusieurs coquilles, la croix d’étoffe rouge des croisés était cousue sur son épaule droite ; au bât de l’âne pendaient un bissac et une grosse outre remplie de liquide. En approchant des corps de l’homme et de la femme dont le nouveau-né venait d’être emporté par un vautour, le pèlerin dit à demi-voix en se parlant à lui-même : — Toujours des morts ! la route de Marhala est pavée de cadavres ! — En disant ces mots, il arriva près de l’endroit où, immobiles, se tenaient étendus sur le sable Jehanne et son mari. — Encore des trépassés ! — murmura-t-il en détournant la tête, et il donna deux coups de talons à son âne afin de hâter sa marche. À peine se fut-il éloigné de quelques pas, que, se redressant, s’élançant d’un bond, Fergan sauta en croupe de l’âne, saisit le voyageur par les épaules, le renversa en arrière, le fit cheoir de sa monture, et lui mettant ses deux genoux sur la poitrine il le contint en s’écriant : — Jehanne ! il y a une outre pleine accrochée au bât de l’âne ; prends-la vite et donne à boire à notre fils ! — La courageuse mère était hors d’état de marcher, mais se traînant sur les genoux et sur les mains jusqu’à l’âne, resté immobile après le désarçonnement de son maître, elle parvint à détacher l’outre du bât, et pleurant de joie, elle retourna vers son fils, se traînant de nouveau sur ses genoux, s’aidant d’une main, et de l’autre tenant l’outre, en disant : — Pourvu qu’il ne soit pas trop tard, mon Dieu ! et que notre enfant revienne à la vie ?
Pendant que Jehanne-la-Bossue s’empressait de donner à boire à son enfant, espérant encore l’arracher à la mort, Fergan luttait vigoureusement contre le voyageur, dont il ne pouvait distinguer les traits, la pèlerine de sa robe s’étant, lors de sa chute, complètement enroulée autour de sa tête ; cet homme, aussi robuste que le carrier, faisait de violents efforts pour échapper à l’étreinte du serf. — Je ne veux pas te faire du mal, — disait Fergan, continuant de lutter contre son adversaire. — Mon enfant meurt de soif, tu as dans ton outre de quoi boire, je te la prends ; car à ma demande, tu aurais répondu par un refus.
— Oh ! n’avoir pas d’armes pour tuer ce chien qui me vole mon eau ! — murmura le pèlerin en redoublant d’énergie ; — je t’étranglerai, truand !
— Cette voix… je la connais ! — s’écria Fergan, et d’un brusque mouvement écartant les plis de la pèlerine dont les traits du voyageur étaient couverts, le serf s’écria frappé de stupeur : — Que vois-je ?… Neroweg-Pire-qu’un-Loup !
Le seigneur de Plouernel profitant d’un moment d’inertie où la surprise plongeait Fergan, se débarrassa de son étreinte, se releva, et ne songeant qu’à son outre, jeta les yeux autour de lui ; il vit à quelques pas Jehanne à la fois radieuse et pleurante, agenouillée près de Colombaïk, et soutenant l’outre que l’enfant pressait de ses deux petites mains en buvant avec avidité ; il semblait renaître à mesure qu’il apaisait sa soif dévorante. — Cet avorton boit mon eau ! — s’écria Neroweg VI avec fureur ; — et dans ce désert, l’eau… c’est la vie. — Il allait se précipiter sur Jehanne et sur son fils lorsque le carrier, sortant de sa stupeur et reprenant des forces, saisit entre ses bras robustes le comte de Plouernel et s’écria : — Oh ! nous ne sommes plus ici dans ta seigneurie ! toi couvert de fer et moi nu ; nous voici homme à homme, corps à corps ! au fond de ce désert, nous sommes égaux, Neroweg !… j’aurai ta vie ou tu auras la mienne !
Alors commença une lutte terrible, décisive, aux cris éplorés de Jehanne et de Colombaïk tremblant pour un père et pour un époux. Le seigneur de Plouernel était d’une force redoutable ; mais le serf, quoique affaibli par les privations, par les fatigues, puisait un redoublement d’énergie dans sa haine contre son ennemi. Serf gaulois, Fergan luttait contre son seigneur, de race franque ! fils de Joel, Fergan luttait contre un descendant des Neroweg ! Les deux lutteurs avançant, reculant, muets, acharnés, poitrine contre poitrine, visage contre visage, livides, terribles, écumants de rage, palpitants d’une ardeur homicide, s’étreignaient avec fureur sous ce ciel embrasé, au milieu d’épais tourbillons de poussière soulevés sous leurs pieds ; Jehanne et Colombaïk, agenouillés, les mains jointes, passant tour à tour de l’espoir à l’épouvante, n’osaient s’approcher des deux athlètes, qui de temps à autre apparaissaient, effrayants, à travers un nuage poudreux. Soudain le bruit sourd d’une lourde chute se fit entendre ainsi que la voix épuisée de Fergan : — Malheur à moi ! — criait le serf ; — oh ! ma femme… oh ! mon enfant ! — Ceux-ci virent alors Fergan renversé sur le sable se débattant en vain contre Neroweg VI Pire-qu’un-Loup ; ayant en ce moment l’avantage il cherchait à étrangler son adversaire ; il le tenait sous son genou gauche en s’arc-boutant sur sa jambe droite tendue avec effort. À ces cris désespérés poussés par le serf : — Ma femme, mon enfant ! — Colombaïk courut à son père, puis, se jetant à plat ventre et se cramponnant à la jambe nue et raidie de Neroweg VI, l’enfant la mordit au mollet ; le comte, à cette douleur vive et imprévue, poussa un cri et se retourna brusquement vers Colombaïk, tandis que Fergan, ainsi délivré de l’étreinte de son seigneur, se redressa, reprit l’avantage, et parvint à terrasser Neroweg VI. Appelant alors son fils à son aide, le serf put lier les mains du comte au moyen de la longue corde dont sa robe était ceinte, et garrotter ses jambes avec les attaches de ses sandales ; mais sentant ses forces épuisées par cette lutte acharnée, Fergan, défaillant, trempé de sueur, se jeta sur le sable à côté de Jehanne et de son fils ; ceux-ci s’empressèrent d’approcher de ses lèvres l’outre où il restait encore de l’eau, pendant que le seigneur de Plouernel, haletant, brisé, lançait sur le carrier des regards de rage impuissante.
— Nous sommes sauvés ! — dit Fergan lorsqu’il eut apaisé sa soif et peu à peu repris ses forces. — En ménageant l’eau que contient encore cette outre, elle nous suffira pour atteindre Marhala ; j’ai une provision de dattes dans mon bissac, cet âne vous servira de monture à toi et à ton fils, ma pauvre Jehanne, vous ne pouvez plus marcher, moi je le puis encore. Quant à notre seigneur Pire-qu’un-Loup, — ajouta Fergan d’un air sombre, — bientôt il n’aura besoin ni de provisions ni de monture ! — Et se relevant tandis que sa femme et son fils suivaient ses mouvements d’un œil inquiet, le serf se rapprocha de son seigneur ; celui-ci, toujours étendu sur le sable, parfois se tordait dans ses liens, qu’il tâchait en vain de rompre, puis anéanti par ces vains efforts, il restait immobile. — Me reconnais-tu ? — dit le carrier en croisant ses bras sur sa poitrine et baissant les yeux sur le comte de Plouernel garrotté à ses pieds ; — me reconnais-tu ?… En Gaule, tu étais mon seigneur, j’étais ton serf.
— Toi, scélérat !
— Oui ; je suis le petit-fils de Den-Braô-le-maçon, que ton aïeul Neroweg IV a fait périr de faim dans le souterrain de ton donjon de Plouernel… je suis parent de Bezenecq-le-Riche, mort dans les tortures sous les yeux de sa fille devenue folle d’épouvante ! elle a pendant un moment retrouvé sa raison, et m’a dit sa longue agonie, celle de son père, et puis elle est morte… j’ai creusé sa fosse au milieu des roches qui avoisinent l’issue du passage secret de ton château.
— Par le tombeau du Sauveur ! c’est donc toi, truand, qui t’es introduit dans la tourelle d’Azenor-la-Pâle ?
— Oui, pour y chercher mon fils, cet enfant que tu vois là ; un de tes hommes l’avait enlevé pour le livrer au couteau de ta sorcière !
— Oh ! malheur à moi ! j’ai perdu au jeu jusqu’à mon épée, qui m’eût fait justice de ce bandit ! malheur à moi ! j’ai tout perdu, tout ! Je ne pouvais plus nourrir mes hommes d’armes, ils m’ont abandonné… me voici seul dans ce désert, à la merci de ce vil serf… Malheur à moi ! pourquoi faut-il que ce chien ait survécu à ce long voyage ?
— J’ai survécu pour venger sur toi le mal que tu as fait aux miens ! Oh ! ce n’est pas la première fois qu’un fils de Joel-le-Gaulois se rencontre avec un descendant de Neroweg-le-Frank… déjà tes aïeux et les miens se sont rencontrés dans le courant des siècles passés… Le destin l’a voulu ! c’est une guerre à mort entre nos deux races, peut-être cette lutte se poursuivra-t-elle longtemps encore à travers les âges !
— Est-ce le démon que ce serf qui parle ainsi de l’avenir et du passé ?
— Neroweg… je suis le démon de ta race et tu es le démon de la mienne…
— Rencontrer ici ce misérable serf échappé de mes domaines, et me trouver en son pouvoir au fond d’un désert de la Syrie ! — murmurait le seigneur de Plouernel en proie à une terreur superstitieuse ; — il dit être le démon… Jésus, mon Dieu, ayez pitié de moi ! je suis un grand pécheur ! et pourtant, ruiné par le jeu, j’ai fait vœu de me rendre à Jérusalem comme un indigne pèlerin… — Puis, élevant la voix, ce fervent catholique ajouta : — Si tu es Satan ! au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit, éloigne-toi ! je crois en Dieu, en l’Église et en tous ses saints !
— Écoute, Neroweg, — reprit Fergan après un moment de réflexion et sans s’inquiéter de l’exorcisme de Pire-qu’un-Loup ; — la chaleur devient de plus en plus suffocante, quoique le soleil se voile sous cette brume rougeâtre qui, de tous les points de l’horizon, monte lentement vers le ciel ; je suis harassé, cette chaleur m’accable, m’énerve, nous ne nous remettrons en route, ma femme, mon enfant et moi, qu’au lever de la lune, en attendant… causons…
Le seigneur de Plouernel contemplait son serf avec un mélange de surprise, de défiance et de crainte ; Fergan, échangeant avec Jehanne un regard, s’assit sur le sable à quelque distance de Neroweg VI. L’atmosphère devenait en effet tellement étouffante, que les voyageurs, haletants, ruisselants de sueur sans faire un seul mouvement, eussent été incapables de se remettre en route.
— Neroweg, — reprit le serf d’une voix grave, — en Gaule, dans ta seigneurie, tu étais à la fois accusateur, juge et bourreau de tes serfs ; en ce jour, ma seigneurie, à moi, c’est ce désert ! mon serf, c’est toi ! Je vais être à mon tour accusateur, juge et bourreau ; mon accusation… sera le récit de mon voyage… Tu comprendras peut-être alors l’horreur que vous inspirez à vos serfs, vous autres seigneurs, quand tu sauras les dangers que nous bravons pour échapper à votre tyrannie et jouir d’un jour de liberté. En quittant ta seigneurie, nous étions trois ou quatre mille croisés, hommes, femmes ou enfants, chaque jour notre nombre allait grossissant ; aussi, après avoir traversé la Gaule de l’occident à l’orient, de l’Anjou à la Lorraine, nous étions soixante mille et plus en franchissant les frontières de la Germanie. D’autres troupes de croisés, non moins nombreuses que la nôtre, quittant aussi la Gaule, au nord par les Flandres, au sud par la Bourgogne ou la Provence, prenaient comme nous la route de l’Orient. Après avoir traversé la Hongrie, la Bohême, côtoyé la mer Adriatique jusqu’en Valachie, suivi les bords du Danube, nous sommes arrivés à Constantinople ; de là, nous sommes entrés dans l’Asie-Mineure, et de l’Asie-Mineure nous avons gagné la Palestine, où nous voici. Dis ? Neroweg, quel voyage ! pour de pauvres serfs pieds nus, en guenilles, le trajet est long ? douze à quinze cents lieues pour fuir l’oppression des seigneurs ; mais, pauvres serfs que nous sommes ! nous fuyons les seigneuries, et les seigneuries nous poursuivent jusqu’en Palestine. Le seigneur Baudoin s’empare du pays d’Édesse, en Asie, et voilà un comte d’Édesse ; Godefroy, duk de Bouillon, s’empare du pays de Tripoli, et voici un prince de Tripoli. Arrivons en Galilée, à Nazareth, à Jérusalem, nous verrons peut-être un roi de Jérusalem, un baron de Galilée, un marquis de Nazareth ! pourquoi pas ?… Oh ! Jésus ! le pauvre charpentier de Nazareth ! toi, l’ami des pauvres et des affligés, toi que mon aïeule Geneviève a vu mettre à mort à Jérusalem ! ils feront, dans leur imbécile orgueil, un marquisat du pauvre pays où, humble artisan, tu maniais la scie et la cognée en flétrissant la superbe des seigneurs de ton temps et l’hypocrisie des princes des prêtres !
— Ce misérable serf a perdu la raison, — murmura le seigneur de Plouernel ; — il oubliera peut-être de me tuer !
— Non, Neroweg, je n’oublierai rien, non, je n’ai pas perdu la raison ; rassure-toi. Notre troupe de croisés quitte donc la Gaule au nombre de soixante mille personnes, sous la conduite de l’ermite Coucou-Piètre et du chevalier Gauthier-sans-Avoir ; sur la route, on pillait, on ravageait, on massacrait les populations inoffensives, et l’on criait : Dieu le veut ! Trompés sur la longueur du chemin, les croisés, dans leur ignorance et à peine au sortir des Gaules, demandaient à l’aspect de chaque ville nouvelle : Est-ce là Jérusalem ? — Pas encore, — répondait Coucou-Piètre ; — marchons toujours ! — Et l’on marchait ; ce fut d’abord une joie, un délire, un triomphe ! serfs et vilains étaient maîtres ; on fuyait, on tremblait à leur approche ! l’Église absolvait brigandages et meurtres ! Dieu le voulait ! Les soldats du Christ saccageaient ou brûlaient les villes, incendiaient les récoltes sur pied, tuaient le bétail qu’ils ne pouvaient emmener, égorgeaient vieillards et enfants, violaient les femmes, les éventraient, se chargeaient de butin, et de ville en ville allaient disant toujours : « — N’est-ce donc point encore là Jérusalem ? — Pas encore ! — répondaient Coucou-Piètre et Gauthier-sans-Avoir ; — pas encore ! marchons, marchons ! » — Et l’on marchait. Les peuples étrangers, d’abord épouvantés, se laissèrent piller, massacrer par les soldats de la foi ; mais bientôt, avertis de proche en proche des ravages et de la férocité des croisés, ils les combattirent à outrance et les exterminèrent tant et si bien que notre troupe, composée de plus de soixante mille personnes à notre départ des Gaules, ne comptait plus en arrivant à Constantinople que cinq à six mille survivants ; ce nombre fut réduit de moitié durant la traversée de l’Asie-Mineure et de la Palestine par les combats, la peste, la soif, la faim, la fatigue. Parmi ces survivants, les uns, saisis et gardés comme serfs des nouvelles seigneuries d’Édesse, d’Antioche ou de Tripoli, ont été forcés de cultiver ces terres pour les seigneurs, sous le soleil dévorant de la Terre-Sainte ; quelques autres, et je suis de ce nombre, préférant la liberté à un nouveau servage, ont risqué leur vie pour continuer leur marche vers Jérusalem. Ceux-là croient trouver dans la ville sainte un butin d’autant plus considérable qu’il se trouvera moins de pillards pour le partager ; ceux-ci, dans leur fanatisme hébété, espèrent gagner le Paradis en délivrant le tombeau du Christ. Moi seul, peut-être, je veux arriver à Jérusalem pour voir ces lieux où, il y a mille ans et plus, notre aïeule Geneviève assistait au supplice du jeune homme de Nazareth… Et voilà, Neroweg, comment s’est accompli le pèlerinage de ces milliers de vilains et serfs dont les os forment une longue traînée depuis les frontières de la Gaule jusqu’ici. La fatalité les poussait, ces malheureux ! il leur fallait aller en avant ou mourir en route. Ainsi, moi, fuyant ta seigneurie pour échapper à tes bourreaux, m’arrêter en Gaule, c’était m’exposer à un nouveau servage ! au delà des frontières, me séparer des croisés pour m’aventurer avec ma femme et mon enfant au milieu des populations soulevées par les férocités des soldats de la croix, c’eût été folie… il fallait marcher, toujours marcher… Et puis, si misérable qu’elle fût, notre vie errante n’était pas pire que notre vie de servage, et du moins nous étions libres… Voici comment, Neroweg, nous nous retrouvons ici, dans ce désert où tu m’appartiens, de même que dans ta seigneurie je t’appartenais, à merci et à miséricorde ! à vie et à mort !
Le seigneur de Plouernel avait écouté Fergan avec un silence farouche ; il murmura d’une voix sourde avec un accent de rage concentrée : — Oh ! périr de la main d’un vil serf !
— Oui, tu vas mourir ; mais je veux rendre ton agonie cruelle ; écoute ces derniers mots : L’ennui, la cupidité, l’ambition de fonder des seigneuries en Orient, l’espoir de racheter vos forfaits et d’échapper aux griffes du diable vous ont poussés à la croisade, vous autres seigneurs ! Oh ! combien vous avez été stupides, misérables dupes des prêtres catholiques ! combien il en est parmi vous, fiers seigneurs, qui, après avoir vendu ou engagé leurs terres à l’Église, sont à cette heure, ainsi que toi, ruinés par le jeu ou la débauche, et réduits à mendier ! Combien ont été massacrés ou abandonnés par leurs serfs à quelques lieues de leurs seigneuries ! Combien sont morts de la peste ou sous le cimeterre des Sarrasins ! tandis que l’Église, jouissant en paix de vos biens, achetés par elle à vil prix, délivrée d’un grand nombre d’entre vous, ses rivaux dans l’exploitation des peuples, l’Église, aussi enrichie que vous êtes appauvris, se rit de vous au fond des Gaules, où elle régnera bientôt seule en souveraine. Oui, et que cette pensée rende ton agonie cruelle, Neroweg, tu vas mourir comme un mendiant au milieu des sables de la Syrie, et l’évêque de Nantes, ton ennemi mortel, échappé de tes mains, jouit de la plus grande partie de tes domaines, qu’il a fait acquérir de toi pour peu d’argent par un affidé !… Oh ! Pire-qu’un-Loup, tu hurles à cette heure d’une rage impuissante, et ma vengeance commence !
— Ah ! maudit soit ce prêtre italien ! — s’écriait avec fureur le comte de Plouernel ; — maudit soit ce moine que j’ai fait prisonnier en même temps que l’évêque de Nantes ! ce Yéronimo m’a tourné la cervelle en me parlant de la croisade ! en m’épouvantant sur mon salut, en me montrant la main de Dieu appesantie sur moi par la mort de l’un de mes fils tué par son frère !
— Tes deux fils sont morts, Neroweg ; d’un coup de barre de fer j’ai tué le fratricide au moment où il voulait violenter la fille de Bezenecq-le-Riche ! Loups et louveteaux des seigneuries sont bêtes de rapine et de carnage… il est bon de les détruire !
— À mon tour, je triomphe ! — s’écria Neroweg VI ; — mon fils Gonthram n’est pas mort ; il a échappé à tes coups malgré sa terrible blessure. Oui, et Yéronimo m’a promis au nom de Dieu que si je partais pour la croisade en rendant la liberté à l’évêque de Nantes, j’assurerais la guérison de mon fils… c’est encore pour cela que je suis venu en Palestine. Ils se sont joués de moi, ces prêtres ! mais, hélas ! navré de voir l’un de mes fils mort et l’autre mourant, je n’avais plus ma raison !
Fergan, frappé de l’attendrissement dont n’avait pu se défendre le seigneur de Plouernel en parlant de Gonthram, lui dit : — Tu l’aimais donc ton fils ?
Neroweg VI, toujours étendu sur le sable aux pieds du serf, jeta sur lui un regard de haine, et bientôt deux larmes roulèrent sur ses traits farouches ; mais voulant cacher son émotion aux yeux de Fergan, il détourna brusquement la tête. Jehanne-la-Bossue et Colombaïk s’étant rapprochés du carrier écoutaient en silence son entretien avec Neroweg VI ; lorsque celui-ci voulut dissimuler ses larmes, la serve s’en aperçut et dit tout bas à son mari : — Vois donc, malgré sa méchanceté, ce seigneur pleure en pensant à son fils !
— Oh ! père ! — reprit Colombaïk en joignant ses mains, — s’il pleure, ne lui fais pas de mal.
Le serf garda un moment le silence, puis, s’adressant à son seigneur : — Tu t’attendris en songeant à ton fils, et tu voulais faire égorger mon enfant ; crois-tu donc qu’un serf n’a pas comme toi des entrailles de père ? — Neroweg VI répondit par un éclat de rire sardonique ; Fergan reprit : — De quoi ris-tu ?
— Je ris comme si j’entendais l’âne de bât ou le bœuf de labour parler de leurs entrailles de pères ! — répondit le seigneur de Plouernel. — Ah ! truand ! si je n’étais pas en ton pouvoir au milieu de ce désert, je te tuerais comme un vil chien que tu es !
— À ses yeux, un serf n’a pas plus d’âme qu’une bête de somme ! — répéta lentement le carrier. — Oui, cet homme parle dans la sincérité de son sauvage orgueil ; il pleure son fils, il est homme enfin… et cependant, pour lui, qu’est-ce qu’un serf ? Un animal sans cœur, sans raison, sans entrailles ! pourquoi m’étonner ? Cette foi dans notre abjection bestiale, Neroweg et ses pareils doivent la partager ; notre hébêtement craintif la confirme. Quoi ! nos conquérants se comptent par mille, nous autres conquis nous nous comptons par millions, et patiemment nous portons leur joug ! et jamais plus docile bétail n’a marché sous le fouet du maître ou tendu la gorge au couteau du boucher ? Oh ! ces prêtres ! qui, sous menace du feu éternel, nous prêchent la résignation aux hontes et aux douleurs du servage, ces prêtres infâmes sont bien nommés nos pasteurs ! Ils ont fait de nous le lâche et vil troupeau des seigneuries et de l’Église ! — Puis, après un moment de silence, Fergan reprit : — Tiens, Neroweg, tu es en mon pouvoir, désarmé, garrotté, je vais accomplir un grand acte de justice en t’assommant à coups de bâton comme un loup pris au piège, c’est la mort que tu mérites, j’aurais une épée que je ne m’en servirais pas contre toi ; mais ce que tu viens de me dire tout à l’heure en me faisant réfléchir gâte un peu ma joie… je l’avoue, en raison de notre abrutissement, de notre couardise, œuvre de l’Église, nous méritons d’être regardés, traités par vous, nos seigneurs, comme bétail ; vrai, nous sommes aussi lâches que vous êtes féroces, mais si notre lâcheté explique votre scélératesse, elle ne l’excuse point ; donc, tu vas mourir, Neroweg, oui, au nom des maux affreux que ta race a fait souffrir à la mienne, tu vas mourir… Seulement, je veux, moi, fils de Joel, garder un souvenir de toi, descendant des Neroweg. — En disant ces mots, Fergan se baissa brusquement vers le seigneur de Plouernel ; celui-ci, croyant sa dernière heure venue, ne put retenir un cri d’effroi ; mais le serf arracha de la robe déguenillée de Neroweg VI une des coquilles dont elle était parsemée, en symbole de pieux pèlerinage. Pendant un instant, Fergan contempla cette coquille d’un air pensif ; Jehanne et son fils, suivant d’un regard surpris, inquiet, les mouvements du carrier, le virent relever la saie en haillons qui cachait à demi ses braies, et détacher une large ceinture de grosse toile qui entourait ses reins. Dans l’intérieur de cette ceinture, se trouvaient le fer de flèche légué par Eidiol à sa descendance, et l’os de crâne du petit-fils d’Yvon-le-Forestier, ainsi que les parchemins écrits par lui, par son fils, Den-Braô et leur aïeul Eidiol, le nautonnier parisien ; pieuses reliques de famille emportées par Fergan avant de se réunir à la troupe des croisés. Il joignit à ces reliques la coquille qu’il venait d’arracher à la robe de Neroweg VI ; puis, le serf renouant sa ceinture, s’écria : — Et maintenant, justice et vengeance, Neroweg ! je t’ai accusé, jugé, condamné, tu vas mourir. — Et cherchant des yeux son gros bâton noueux, il ramassa bientôt cette massue, et la saisit de ses deux mains robustes au moment où sa femme et son fils criaient : — Grâce ! — mais le serf s’élançant sur le seigneur de Plouernel, lui mit un pied sur la poitrine en disant à Jehanne d’une voix terrible : — Non, pas de grâce ! Les Neroweg ont-ils fait grâce à mon aïeul, à Bezenecq-le-Riche et à sa fille ? — Le carrier leva sa massue au-dessus de la tête de Pire-qu’un-Loup, qui, grinçant des dents, affrontait la mort sans pâlir… C’en était fait du seigneur de Plouernel si Jehanne n’eût embrassé les genoux de son mari en s’écriant d’une voix suppliante : — Fais-lui grâce pour l’amour de ton fils… Hélas ! sans l’eau que tu as prise à Pire-qu’un-Loup, Colombaïk expirait de soif dans ce désert !
Fergan céda aux prières de sa femme, il répugnait, malgré la justice de ses représailles, à tuer un ennemi désarmé ; il jeta donc son bâton loin de lui, resta un moment sombre et silencieux, et dit à son seigneur : — Écoute, on dit que malgré vos forfaits, toi et tes pareils, vous restez parfois entre vous fidèles à vos serments ; jure-moi sur le salut de ton âme et par ta foi de chevalier de respecter dès ce moment la vie de ma femme, de mon enfant et la mienne. Je ne te crains pas tant que nous serons seul à seul dans ce désert ; mais si je te retrouve à Marhala ou à Jérusalem, parmi les autres seigneurs de la croisade, moi et les miens nous serons à ta merci. Jure-moi donc de respecter notre vie, je te fais grâce et te délivre de tes liens.
— Un serment à toi, vil serf ! souiller ma parole en te la donnant ? — s’écria Neroweg VI ; et il ajouta avec un éclat de rire sardonique : — Autant donner ma parole de catholique et de chevalier à l’âne de bât ou au bœuf de labour !
— Ah ! c’en est trop ! — s’écria Fergan exaspéré en courant ramasser son bâton, qu’il avait jeté loin de lui ; — par les os de mes pères ! tu vas mourir, Neroweg ! — Mais au moment où le serf se saisissait de sa massue, Jehanne se cramponnant à son bras lui dit avec épouvante : — Entends-tu ce bruit qui s’élève ?… il approche… il gronde comme le tonnerre.
— Père ! — s’écria Colombaïk non moins terrifié que Jehanne, — regarde donc ! le ciel est rouge comme du sang !
Le serf leva les yeux et, frappé d’un spectacle étrange, effrayant, il oublia Neroweg VI. L’orbe du soleil, déjà près de l’horizon, était énorme et d’un pourpre éclatant ; ses rayons disparaissaient de moment en moment au milieu d’une brume ardente qu’il illuminait d’un feu sombre, dont les reflets colorèrent soudain le désert et l’espace. On aurait cru voir cette scène terrible à travers la transparence d’une vitre tintée de rouge cuivré. Un vent furieux, encore lointain, balayant le désert, apportait avec ses mugissements sourds et prolongés une bise aussi brûlante que l’exhalaison d’une fournaise ; des volées de vautours fuyant à tire d’aile devant l’ouragan rasaient le sol, où bientôt ils s’abattaient et y restaient immobiles, palpitants, et poussant des glapissements plaintifs. Soudain, le soleil, de plus en plus obscurci, disparut sous un immense nuage de sable rougeâtre qui, voilant le désert et le ciel, s’avançait avec la rapidité de la foudre, chassant devant lui des chacals, des lions ; hurlant d’épouvante, ils passèrent effarés à quelques pas de Fergan et de sa famille. — Nous sommes perdus ! — s’écria le carrier ; — c’est une trombe ! — À peine le serf eut-il prononcé ces paroles désespérées qu’il se trouva enveloppé de ce tourbillon de sable, fin comme la cendre, épais comme le brouillard ; le sol mobile creusé, fouillé, bouleversé par la force irrésistible de la trombe, tournoya, s’abîma sous les pieds de Fergan, qui disparut avec sa femme et son fils sous une vague de sable, car l’ouragan sillonnait, labourait, soulevait les sables du désert comme la tempête sillonne, laboure, soulève les eaux de l’Océan !
La ville de Marhala, comme toutes les villes d’Orient, était traversée par des rues étroites, tortueuses, bordées d’habitations blanchies à la chaux et percées de rares petites fenêtres ; çà et là, le dôme d’une mosquée ou la cime d’un palmier, planté au milieu d’une cour intérieure, rompaient l’uniformité des lignes droites formées par les terrasses qui surmontaient toutes les maisons. Depuis quinze jours environ, la ville de Marhala, après un siége meurtrier, était tombée au pouvoir de l’armée des croisés, commandée par Bohemond, prince de Tarente ; les remparts de la cité, à demi démantelés par les machines de guerre, n’offraient en plusieurs endroits que des monceaux de ruines, d’où s’échappait une odeur pestilentielle causée par la putréfaction des corps des Sarrasins héroïquement ensevelis sous les décombres de leurs murailles. La porte d’Agra avait été l’un des points les plus vivement attaqués par une colonne de croisés, sous les ordres de Wilhelm IX, duc d’Aquitaine, et le plus vaillamment défendu par la garnison ; non loin de cette porte s’élevait le palais de l’émir de Marhala, tué lors du siége de la ville. Wilhelm IX, selon la coutume des croisades, avait, après la victoire, fait arborer sa bannière au-dessus de la porte de ce palais, dont il prit ainsi possession.
Le jour allait bientôt toucher à sa fin ; assise dans une des salles basses du palais de l’émir, Gertrude, grande vieille femme ridée, au nez crochu, au menton saillant, vêtue d’une longue pelisse sarrasine provenant du pillage, se tenait accroupie sur une sorte de divan très-bas garni de coussins. Elle venait de dire à une personne invisible : — Fais entrer cette créature.
La créature entra ; c’était Perrette-la-Ribaude, la maîtresse de Corentin-nargue-Gibet, en compagnie de qui elle avait quitté la Gaule pour venir en Palestine. Le teint de la jeune fille, brûlé par le soleil, rendait plus éclatante encore la blancheur de ses dents, le corail de ses lèvres, le feu de ses regards ; l’expression de sa jolie mine était toujours d’une joyeuse effronterie, son costume dépenaillé tenait à la fois du masculin et du féminin ; un turban de vieille étoffe jaune et rouge couvrait à demi ses cheveux noirs, épais et frisés, une longue veste ou cafetan de soie vert pâle à broderies éraillées, dépouille d’un Sarrasin, et deux fois trop large pour elle, lui servait de robe ; serré à sa taille par un lambeau d’étoffe, ce vêtement laissait voir les jambes nues de la Ribaude et ses pieds poudreux, chaussés de mauvaises sandales ; elle portait au bout d’un bâton un petit paquet de hardes. À son entrée dans la salle, Perrette dit à la vieille d’un ton délibéré : — Je me trouvais sur la place, où l’on faisait une vente de butin à la criée ; une vieille femme, après m’avoir longtemps regardée, m’a dit : « — Tu me parais une bonne fille… veux-tu changer tes guenilles pour de beaux habits et mener joyeuse vie dans un palais ? viens avec moi. » — J’ai répondu à la vieille : Marche, je te suis… et me voilà ?
— Tu me parais une délurée commère ?
— J’ai dix-huit ans et je m’appelle Perrette-la-Ribaude.
— J’aurais deviné ton nom sur ta mine effrontée ; tu me plais, je te garde. Cependant, dis-moi ? es-tu bonne compagne ? point querelleuse ? point jalouse ?
— Ah ! j’aurais des compagnes ici ?
— Oui.
— J’entends… Mais plus je vous regarde, honnête matrone, plus il me semble vous avoir déjà vue… Est-ce que vous ne teniez pas à Antioche la taverne de la Croix-du-Salut ?
— Tu ne te trompes pas.
— Ah ! vous avez dû gagner là des sacs de besans d’or ? Quelle vie menaient dans votre maison les seigneurs croisés avec vos jolies pupilles, vénérable patronne !
— Et toi, quelle vie menais-tu à Antioche ?
— Moi ?… j’étais amoureuse.
— Cela va de soi ; mais de qui ?
— D’un roi !
— Tu plaisantes, ma mie ; il n’y a point de roi à la croisade.
— Vous oubliez le Roi des Truands.
— Quoi ! le chef de ces bandits ? de ces écorcheurs ? de ces mangeurs de chair humaine ?
— Lui-même ; mais avant qu’il fût Roi des truands, je l’aimais déjà sous le modeste nom de Corentin-nargue-Gibet. Hélas ! qu’est-il devenu ?
— Tu l’as donc quitté ?
— Un jour j’ai dérogé… Oui, moi, Reine des ribaudes, j’ai délaissé le roi des truands pour un duc.
— Un duc des gueux ?
— Non, non, un vrai duc, le plus beau des ducs, Wilhelm IX !
— Le duc d’Aquitaine ?
— Oui. C’était à Antioche, après le siége, Wilhem IX passait à cheval sur la place ; il m’a souri en me tendant la main, j’ai mis mon pied sur le bout de sa bottine, d’un saut, je me suis assise sur le devant de sa selle, il m’a emmenée dans son palais ; et là… vive l’amour et le vin de Chypre ! — Puis, semblant se rappeler un souvenir, Perrette se mit à rire aux éclats.
— De quoi ris-tu ? — lui dit la mégère ; — quelque bon tour ?
— Jugez-en. Vous savez l’horreur du duc d’Aquitaine pour les juives ?
— À qui le dis-tu ! Un jour, à Édesse, croyant au goût de Wilhelm IX pour le fruit défendu, je lui parlais d’une petite juive de quinze ans que je gardais dans un réduit secret, car si elle eût été connue comme juive on me l’aurait brûlée ; imagine-toi qu’à ma proposition de juiverie le duc a failli m’étrangler !
— L’histoire a couru dans Édesse ; c’est ainsi que j’ai su l’horreur de Wilhelm IX pour les filles d’Israël… Or donc, ce jour-là même où il m’emmenait sur son cheval, vient à passer en litière une très-belle femme ; à sa vue, mon débauché, oubliant qu’il m’emmène, tourne bride et suit la litière ; moi, craignant qu’il me plante en chemin pour l’autre femme, je dis à Wilhelm IX : « — Quel trésor de beauté que cette Rebecca, la juive qui vient de passer en litière ! » — Ah ! ah ! ah ! matrone ! — ajouta Perrette en recommençant de rire aux éclats, — grâce à cet heureux mensonge, mon débauché a de nouveau tourné bride et pris le galop vers son palais en fuyant la litière, non moins effrayé que s’il eût vu le diable ; et voilà comment, ce jour-là du moins, j’ai gardé mon duc !
— Le tour était bon, petite ribaude. Ah ça, et ton roi ?
— Le soir même de cette aventure, il est parti d’Antioche avec ses truands pour une expédition ; depuis je ne l’ai plus revu.
— Hé ! hé ! ma mie ! à défaut de ton roi, tu retrouveras ton duc ! tu es ici chez lui.
— Chez le duc d’Aquitaine ?
— Ce palais est celui de l’émir de Marhala ; après le siége de la ville, Wilhem IX s’est emparé de ce logis, il donne ce soir une fête à plusieurs seigneurs, la fine fleur de la croisade ; presque tous sont d’anciens commensaux de ma taverne d’Antioche : Robert-courte-Hense, duc de Normandie ; Heracle, seigneur de Polignac ; Bohémond, prince de Tarente ; Gerhard, comte de Roussillon ; Burchard, seigneur de Montmorency ; Vilhem, sire de Sabran ; Radulf, seigneur de Beaugency ; Heberhard, seigneur de Haut-Poul, et tant d’autres joyeux compères, non moins amoureux du cotillon que du vin de Chypre et des dés. Aussi, pour plaire à ses hôtes, le duc d’Aquitaine m’a-t-il chargé de rassembler ici le plus grand nombre possible de jolies filles de bonne volonté.
— Hélas ! c’est donc pour cette nuit seulement que tu m’engages ? vénérable matrone !
— Non, non ; toi et les autres, vous resterez dans ce palais jusqu’au départ de l’armée pour Jérusalem.
— Mais la maîtresse de Wilhelm, Azenor-la-Pâle, que dira-t-elle ?
— Azenor ne sort pas de son appartement ; elle ignorera ou feindra d’ignorer la chose.
— Ainsi le duc veut avoir un sérail comme les émirs sarrasins ?
— Ce cher et honoré seigneur caressait cette bienheureuse idée même en Gaule ; hé ! hé ! il voulait fonder à Poitiers une nombreuse communauté de courtisanes, dont l’abbesse eût été la plus grande impudique du pays !
— Et dont Wilhelm IX eût été l’abbé ?
— Pardieu !
— Digne patronne, si je reviens jamais en Gaule, foi de reine des ribaudes ! je demanderai au duc d’Aquitaine d’être l’abbesse de sa communauté !
L’entrée d’une troisième femme interrompit l’entretien de Gertrude et de Perrette, qui s’écria en courant au devant d’une jeune fille misérablement vêtue et que l’on venait d’introduire dans la salle basse : — Toi ici, Yolande ! toutes les anciennes maîtresses du duc d’Aquitaine se sont donc donné rendez-vous à Marhala ?
Yolande était toujours belle, mais sa physionomie avait depuis longtemps perdu ce charme ingénu qui la rendait si touchante, alors qu’elle et sa mère suppliaient Neroweg VI de ne pas les dépouiller de leurs biens, le regard d’Yolande, tour à tour hardi ou sombre, selon qu’elle s’étourdissait sur sa dégradante condition ou qu’elle en rougissait, témoignait du moins la conscience de son avilissement. À la vue de Perrette qui accourait vers elle avec un empressement amical, Yolande s’arrêta interdite, honteuse de cette rencontre avec la reine des ribaudes ; celle-ci, lisant sur les traits de la noble damoiselle un mélange d’embarras et de dédain, lui dit d’un ton de reproche : — Tu n’étais pas si fière lorsqu’à dix lieues d’Antioche je t’ai empêchée de mourir de soif et de faim ! Ah ! tu fais la glorieuse et tu viens ici comme moi en fille de bonne volonté !
— Oh ! pourquoi ai-je quitté la Gaule ? — reprit Yolande avec un douloureux abattement. — Réduite à vivre dans la misère avec ma mère, je n’aurais pas du moins connu l’ignominie ; je ne serais pas devenue courtisane ! Maudis sois-tu, Neroweg ! en me dépouillant de l’héritage de mon père, tu as causé mes malheurs et ma honte !
Et la damoiselle ne pouvant retenir ses larmes cacha sa figure dans ses mains, tandis que Gertrude, qui l’avait attentivement examinée, dit tout bas à Perrette : — C’est une belle fille, cette Yolande, une fort belle fille ; elle me fera honneur lorsqu’elle aura de riches habits, car elle est vêtue comme une mendiante. Tu la connais donc ?
— Nous sommes parties de Gaule ensemble : moi au bras de Nargue-Gibet, Yolande en croupe de son amant Eucher. En Bohême, lors d’une pillerie des croisés, Eucher a été tué par des Bohémiens qui se regimbaient. Voici donc Yolande veuve et esseulée ; une femme n’achève pas seule et en veuvage, surtout lorsqu’elle est jolie, un voyage aussi périlleux que le nôtre ; mais les hommes mettent à prix leur protection, et elle dure tant que la femme plaît. De protecteurs en protecteurs, Yolande est ainsi tombée sous la protection du beau duc d’Aquitaine ; c’était à Bereyte, en Syrie. Miracle inouï et digne de la Terre-Sainte ! le croiriez-vous, patronne ? Wilhem IX est demeuré durant huit grands jours fidèle à Yolande !
— Hum ! hum !… absolument fidèle ?
— Absolument ! il n’avait en même temps pour maîtresses qu’Azenor-la-Pâle, Irène-la-Byzantine et Fathmé-l’Éthiopienne !
— Et c’est là ce que tu appelles une fidélité absolue ? petite ribaude !
— Certes, pour Wilhelm c’est de la continence ! Mais tout a un terme, et surtout la fidélité du duc d’Aquitaine ; aussi un jour a-t-il dit à Yolande comme à tant d’autres : « — Adieu, ma belle, fais beaucoup d’heureux ! » — A-t-elle suivi ce conseil charitable ? je l’espère ; mais ce que je sais, c’est que plus tard, chevauchant sur la route de Tripoli en croupe d’un gros chanoine de Lyon, j’ai rencontré Yolande mourant de faim, de soif, de fatigue, et près de rendre l’âme…
— Alors tu es généreusement venue à mon secours, Perrette, — reprit Yolande, qui, ses larmes séchées, avait écouté les paroles de la reine des ribaudes ; — tu m’as donné de quoi apaiser ma faim et ma soif.
— Rien de plus facile : mon chanoine était de ces saints hommes de Dieu, gens de sapience et de prévoyance, qui, en voyage, ont toujours outre de vin et jambon à l’arçon de leur selle, et jolie fille en croupe…
— Perrette, mes pieds saignants ne pouvaient plus me porter…
— Aussi t’ai-je donné ma place derrière mon chanoine ; ne m’en sais pas trop de gré, Yolande, j’étais lasse de chevaucher, les jambes me démangeaient d’autant plus fort que, depuis le matin, je lorgnais dans notre escorte un grand coquin d’arbalétrier ; il me rappelait mon pauvre Nargue-Gibet ! L’arbalétrier a été tué au siége de Tripoli ; c’était un fier amoureux ! Mais j’y songe, que diable as-tu fait de mon chanoine ?
— Il est mort enseveli dans le sable lors de la grande trombe qui a passé, il y a quinze jours, sur le désert au moment où nous y entrions ; les trois quarts de notre monde ont péri dans ce désastre. — Et Yolande ajouta en soupirant : — Ah ! je regrette de n’être pas aussi restée sous les sables !
— Quoi ? Par amour pour notre défunt chanoine ?
— Non, Perrette, par dégoût de la vie.
— Foin de pareilles idées ! Yolande ! une folle nuit d’orgie nous attend ! nous allons troquer nos guenilles pour de belles robes ! les parfums vont fumer ! le vin de Chypre couler ! l’or pétiller sous nos doigts ! Au diable la tristesse ! et gai, ma damoiselle !
— Tu as raison, Perrette, sottes sont les repenties ; pudeur, remords, foulons tout aux pieds, ma bonne fille ! Sommes-nous les seules, après tout ? Ah ! combien de chastes femmes, de timides jeunes filles ayant suivi leur père ou leur époux à la croisade, et plus tard séparées d’eux par les hasards de ce périlleux voyage, en sont venues, misère ou débauche, à appeler les passants par la fenêtre des tavernes !
— Certes, et des plus nobles dames rivalisant ainsi avec nous autres pauvres filles nous enlevaient le pain de la bouche, — reprit Perrette en riant aux éclats ; — demande à notre matrone quelles fières pupilles elle avait dans son lupanar de la Croix-du-Salut ! Foi de reine des ribaudes, j’étais toute glorieuse d’avoir ces princesses pour sujettes, en mes états de ribauderie ! Nous autres serves et vilaines, soit, c’est notre sort d’être folles de notre corps. Moi, par exemple, à treize ans le seigneur de Castel-Redon m’a violentée. En ces temps-là mon pauvre Corentin n’avait pas encore nargué le gibet ; alors serf des écuries du château, ce joyeux garçon me plut davantage que notre commun seigneur ; aussi, fuyant le manoir par une belle nuit de mai, nous avons rejoint une bande de serfs, rôdeurs de nuit ; ces bons amis de la lune nichaient le jour, par horreur du soleil, au fond des bois et des cavernes, volant et tuant pour vivre, ni plus ni moins, pardieu, que nos seigneurs ! dès lors Corentin, malgré ses peccadilles, a commencé de narguer le gibet, tant et tant il l’a nargué, que le nom lui en est resté, jusqu’au jour où il fut élu roi des truands et moi reine des ribaudes. Maintenant où es-tu ? ô mon roi, ô mon Corentin !
— Tu l’aimes toujours ?
— Est-ce qu’on n’aime pas toujours son premier amant ?
— Tu dis vrai… — répondit Yolande dont les yeux se remplirent de larmes. — Pauvre Eucher… Ah ! qu’ils étaient beaux nos premiers jours d’amour et de liberté !
— Allons, mes filles ! point de chagrin, — reprit la matrone, — les pleurs enlaidissent ; on va, mes colombes amoureuses, vous conduire aux bains de l’émir ; là sont réunies vos compagnes et quelques-unes des plus belles esclaves sarrasines de ce chien d’infidèle. Mon seigneur le duc d’Aquitaine, dans sa part du pillage de la ville, s’est réservé tous les riches vêtements de femme et tous les parfums de Marhala ; faites-vous donc belles, mes filles, et vive l’amour !
À ce moment une vieille femme, qui avait déjà introduit dans la salle basse Perrette et Yolande, entra en riant aux éclats et dit à l’autre mégère : — Ah ! Gertrude, la bonne trouvaille !
— Qu’as-tu à rire ainsi ?
— Tout à l’heure, après vous avoir amené cette belle fille, — elle désigna du geste Yolande, — je suis retournée jeter mon hameçon sur la place du marché, — puis elle ajouta en se remettant à rire, — et j’ai trouvé là… et j’ai trouvé là…
— Achève donc.
Mais la vieille, au lieu de répondre, disparut un instant derrière le rideau qui masquait la porte et revint bientôt riant toujours, traînant après elle Jehanne-la-Bossue, qui, pouvant à peine marcher, tenait par la main le petit Colombaïk, non moins épuisé que sa mère par les privations et par la fatigue. Pour tout cœur impitoyable, la pauvre femme avait en effet un aspect risible ; ses longs cheveux emmêlés, cachant à demi sa figure, tombaient sur ses épaules nues, poudreuses comme son sein, ses bras et ses jambes ; elle n’avait pour vêtement que des lambeaux déguenillés, attachés autour de sa taille avec un lien de roseaux tressés, de sorte que sa triste difformité apparaissait dans sa nudité. Jehanne s’était dépouillée des guenilles qui formaient l’espèce de corsage de sa robe, pour envelopper les pieds de Colombaïk, écorchés à vif par sa longue marche à travers les sables brûlants. La femme du carrier, suivant toujours la mégère qui continuait de rire aux éclats, n’osait lever les yeux.
— Quelle créature m’amènes-tu là ! — s’écria l’entremetteuse ; — je n’ai de ma vie rien vu de plus hideux ! Que veux-tu faire de ce monstre ?
— Une excellente bouffonnerie, — reprit l’autre vieille en calmant enfin son hilarité ; — nous attiferons grotesquement cette vilaine bête, en laissant surtout sa bosse bien à nu, et nous présenterons cet astre de beauté à ces nobles seigneurs qui veulent passer une folle nuit, ils crèveront de rire… Vois-tu d’ici cette pouponne au milieu de notre bande de jolies filles ?…
— Ah ! ah ! ah ! excellent projet ! — reprit la matrone en riant non moins bruyamment que sa compagne. — Nous coifferons ce monstre d’un turban démesuré, orné de plumes de paon ; nous ornerons sa bosse de toutes sortes de petits affiquets… Elle n’aura pas d’autre vêtement… Ah ! ah ! combien ces chers seigneurs vont se divertir !
— Ce n’est pas tout, Gertrude, ma trouvaille est doublement excellente ; regarde un peu ce marmot, vois ces beaux yeux bleus, cette gentille figure…
— Il est vrai… Malgré sa maigreur et la poussière dont ses traits sont couverts, sa petite mine est avenante.
— Aussi ai-je pensé que… — et l’horrible vieille, baissant la voix, approcha ses lèvres de l’oreille de la matrone et toutes deux parlèrent à demi-voix. Yolande, saisie de compassion à la vue de Jehanne et de son enfant, n’avait pas partagé la cruelle gaieté des deux mégères ; mais Perrette, moins apitoyée, s’était mise à rire aux éclats ; puis, frappée d’un souvenir soudain, et regardant plus attentivement Jehanne, contre laquelle Colombaïk se serrait non moins confus et inquiet que sa mère, la reine des ribaudes s’écria : — Est-ce que tu n’habitais pas en Gaule l’un des villages d’une seigneurie voisine de l’Anjou ?
— Oui, — répondit la pauvre femme d’une voix faible, — c’est de là que nous sommes partis pour la croisade…
— Te souviens-tu d’une jeune fille et d’un grand coquin, qui te voulaient emmener avec eux en Palestine ?
— Je m’en souviens, — répondit Jehanne en regardant Perrette avec surprise ; — mais j’ai pu échapper à ces méchantes gens…
— Dis donc à ces bonnes gens, puisque la jeune fille c’était moi, et le grand coquin : mon amant Corentin ; nous te voulions conduire en Terre-Sainte, t’assurant que l’on te montrerait pour de l’argent ! Or, foi de reine des ribaudes ! avoue, Yolande, que je suis une fière devineresse ! — ajouta Perrette en se retournant vers sa compagne. Mais celle-ci lui dit d’un ton de reproche : — Comment as-tu le courage de railler une mère devant son enfant…
Ces mots parurent impressionner Perrette ; elle cessa de rire, resta silencieuse, et par réflexion parut s’attendrir sur le sort de Jehanne, tandis que Yolande lui disait avec bonté : — Pauvre chère femme, comment vous êtes-vous laissé amener ici avec votre enfant ?
— J’arrivais en cette ville avec une troupe de pèlerins et de croisés, échappés par miracle, ainsi que moi et mon fils, à une trombe qui a enseveli il y a quinze jours tant de voyageurs sous les sables du désert… je m’étais assise à l’ombre d’un mur pleurant mon fils épuisé de fatigue et de faim, lorsque cette femme que voilà, — et Jehanne montra la mégère, — après m’avoir assez longtemps regardée, m’a dit charitablement : « Toi et ton enfant vous semblez très-fatigués ; veux-tu me suivre ? je te conduirai chez une sainte dame très-secourable, elle prendra soin de toi et de ton fils. » C’était pour moi un bonheur inespéré, — ajouta Jehanne ; — j’ai cru aux paroles de cette femme, je l’ai suivie ici.
— Hélas ! vous êtes tombée dans un piége odieux ; on s’apprête à faire de vous un jouet, — reprit tristement Yolande à voix basse ; — n’avez-vous pas entendu ces mégères ?
— Peu m’importe, je subirai toutes les humiliations, tous les mépris, pourvu que l’on donne des vêtements et du pain à mon fils, — reprit Jehanne avec un accent à la fois courageux et résigné ; — oh ! oui, je souffrirai tout, à la condition que mon pauvre enfant pourra se reposer pendant quelque temps, reprendre des forces et revenir à la santé ; hélas ! maintenant il m’est doublement cher… je n’ai plus que lui.
— Vous avez donc perdu son père ?
— Il est sans doute resté enseveli sous les sables, — répondit Jehanne, et ainsi que Colombaïk elle ne put retenir ses larmes au souvenir de Fergan ; — lorsque la trombe a fondu sur nous, je me suis sentie aveuglée, suffoquée par le tourbillon ; mon premier mouvement a été de prendre mon enfant dans mes bras, le sol s’est abîmé sous mes pieds, et j’ai perdu connaissance.
— Mais, comment êtes-vous venue jusqu’en cette ville, pauvre femme ? — dit à son tour la reine des ribaudes, intéressée par tant de douceur et de résignation. — La route est longue à travers le désert !
— Lorsque j’ai repris connaissance, — répondit Jehanne, — j’étais couchée dans un chariot avec mon fils, à côté d’un vieux homme qui vendait aux croisés quelques provisions ; il avait eu pitié de moi et de mon enfant, nous trouvant mourants, à demi ensevelis sous le sable. Sans doute mon mari a péri, car le vieillard m’a dit n’avoir vu d’autres victimes autour de nous, au moment où il nous a recueillis ; grâce à lui nous avons continué sans fatigue une partie de la route ; malheureusement le mulet dont était attelé le chariot de cet homme charitable est mort de fatigue à dix lieues de Marhala ; forcé de rester en chemin et d’abandonner la troupe de pèlerins, notre protecteur a été tué en voulant défendre ses provisions contre des traînards ; ils ont tout pillé, mais ils ne nous ont fait aucun mal ; nous les avons suivis de crainte de nous égarer ; j’ai porté mon enfant sur mon dos lorsqu’il s’est trouvé hors d’état de marcher : c’est ainsi que nous sommes arrivés en cette ville.
— Mais peut-être votre mari aura, comme vous, échappé à la mort… — dit Yolande ; — pourquoi désespérer ?
— Hélas ! s’il a échappé à ce danger, ce sera peut-être pour tomber dans un péril plus grand, car le seigneur de Plouernel…
— Le seigneur de Plouernel ! — s’écria Yolande en interrompant Jehanne, — vous connaissez ce scélérat ?
— Nous étions serfs de sa seigneurie ; c’est du pays de Plouernel que nous sommes partis pour la Terre-Sainte, le hasard nous a fait rencontrer le seigneur comte peu de temps avant la trombe ; mon mari s’est battu contre lui…
— Et il n’a pas tué Neroweg ?
— Non, grâce à ma prière.
— Quoi ! de la pitié pour Neroweg-pire-qu’un-Loup ! — s’écria Yolande avec une explosion de colère et de haine. — Oh ! je ne suis qu’une femme ! mais je l’aurais poignardé sans remords…
— Que vous a-t-il donc fait ?
— Il m’a dépouillé de l’héritage de mon père, et de honte en honte je suis devenue la compagne de la reine des ribaudes.
— Ah ! damoiselle Yolande, — dit Perrette en revenant à sa gaieté cynique, — tu seras donc toujours fière ?
— Moi ? — répondit la jeune fille avec un triste et amer sourire. — Non, non, la fierté ne m’est pas permise ; tu es la reine, je ne suis qu’une de tes humbles sujettes.
— Allons, mes filles ! — dit la matrone, — le jour baisse, rendez-vous vite aux bains de l’émir rejoindre vos compagnes. Quant à toi, ma belle, — ajouta l’horrible mégère en s’adressant à Jehanne et riant aux éclats, — quant à toi, ma belle, nous allons aussi te parer, te parfumer, et surtout faire rayonner ta bosse d’un incomparable éclat !
— Vous me ferez tout ce qu’il vous plaira lorsque vous aurez eu soin de mon fils ; il a faim, il a soif, il est brisé de fatigue, il faut qu’il répare ses forces, qu’il dorme ; je ne le quitterai pas d’un moment.
— Sois tranquille, mon astre de beauté, tu resteras près de lui, il ne chômera de rien. J’ai autant que toi intérêt à ce que ce chérubin soit reposé, frais et avenant, — répondit l’infâme mégère ; — puis, s’adressant à l’autre vieille : — Toi, cours à l’instant chez le seigneur Antonelli, légat du pape, l’avertir de ce que tu sais… il ne manquera pas, j’en suis certaine, de venir ce soir ici avec nos chers et nobles seigneurs.
La cour intérieure du palais de l’émir de Marhala offrait ce soir-là un coup d’œil féerique ; cette cour formait un carré parfait ; sur chacune de ses faces régnait une large galerie à ogives mauresques découpées en trèfle et soutenues par des colonnettes de marbre rose ; entre chaque colonne, du côté de la cour, de grands vases d’albâtre oriental remplis de fleurs servaient de base à des candélabres dorés, garnis de flambeaux de cire parfumée ; des mosaïques aux couleurs variées couvraient le sol de ces galeries ; leurs plafonds et leurs murailles disparaissaient sous des arabesques blanches et or découpées sur un fond pourpre ; de moelleux divans de soie s’appuyaient à ces murs, percés de plusieurs portes ogivales à demi fermées par de splendides rideaux frangés de perles ; ces portes conduisaient aux appartements intérieurs ; à chaque angle des galeries, des cages aux montants d’or et au treillis d’argent renfermaient les oiseaux d’Arabie les plus rares ; le chatoiement du rubis, de l’émeraude et du saphir azuré, miroitait sur leur plumage ; au centre de la cour un jet d’eau s’élançant d’une large vasque de porphyre y retombait en pluie brillante, et faisait incessamment bruire et déborder l’eau limpide de la vasque dans un grand bassin, dont le revêtement de martre servait de socle à de grands candélabres dorés pareils à ceux des vases des galeries ; cette fraîche fontaine, étincelante de lumière, servait d’ornement central à une table ronde et basse disposée autour du bassin et recouverte d’une nappe de soie brodée ; là, brillait au feu des flambeaux la splendide vaisselle d’or et d’argent apportée de Gaule par le duc d’Aquitaine, et augmentée de toutes les richesses larronnées par lui aux Sarrasins ; coupes et hanaps ornés de pierreries, grandes amphores de vermeil remplies du nectar vermeil de Chypre ou de Grèce : vastes plats d’or où s’étalaient l’or, la pourpre et l’azur du plumage des paons de Phénicie et des faisans d’Asie, les serfs cuisiniers de Wilhem IX, après la cuisson de ces oiseaux, les ayant ornés de leurs têtes, de leurs ailes et de leurs queues diaprées ; çà et là l’on voyait aussi des mets plus substantiels que ces volatiles : quartiers d’antilopes et de moutons de Syrie, jambons de Byzance, hures de sangliers de Sion ; de loin en loin de hautes pyramides des fruits de ces climats s’élevaient du fond de grands bassins d’argent. Telle était la salle du festin. Pour dôme elle avait la nuit étoilée ; nuit si calme, si sereine, que pas un souffle de vent n’agitait la flamme des flambeaux. Pendant que le calme et la sérénité régnaient au ciel, le tumulte de l’orgie éclatait à cette table somptueuse, autour de laquelle festoyaient, assis ou couchés sur des lits de repos, les convives de Wilhem IX ; ils se trouvaient là réunis ces pieux soldats du Christ, innocentés d’avance de tous les débordements de l’ivresse, de la débauche et du jeu, par la présence du légat du pape, Bohemond, prince de Tarente, Tancrède, Robert-courte-Hense, duc de Normandie, Héracle, seigneur de Polignac, Sigefried, seigneur de Sabran, Gerhard, duc de Roussillon, Arnulf, seigneur d’Oudenarde, Burchardt, sire de Montmorency, Raymond, seigneur de Hautpoul, Radulf, sire de Beaugency, et d’autres seigneurs d’origine franque, sans compter le chevalier Gauthier-sans-Avoir, complaisant de Wilhem IX ; ces joyeux convives festinaient depuis la fin du jour, et plus de la moitié de la nuit s’était écoulée ; ces seigneurs, amollis déjà par les habitudes orientales, au lieu de rester armés de l’aube au soir, comme en Gaule, avaient quitté leur harnais de guerre pour de longues robes de soie ; le duc d’Aquitaine, dont les cheveux flottaient sur une tunique de drap d’or, portait, selon la mode antique, une couronne de roses et de violettes déjà fanées par les vapeurs du festin ; Azenor-la-Pâle, toujours pâle, mais dont les lèvres, non plus blanches, comme son masque de marbre, brillaient alors d’un vif incarnat, était assise à côté de Wilhem IX et superbement parée ; les pierreries de ses bracelets et de ses colliers étincelaient à son cou et à ses bras : sombre, pensive, abattue au milieu de cette bruyante orgie, son regard, tantôt sinistre, tantôt distrait, errait çà et là, comme si ce qui se passait autour d’elle lui eût été étranger ; Wilhem IX, échauffé par le vin, ne remarquait pas l’accablement d’Azenor ; elle avait à sa gauche Antonelli, légat du pape, prélat connu par ses goûts infâmes, particuliers aux prêtres romains ; frisé comme une femme, vêtu d’une robe de soie pourpre bordée d’hermine, ce prince de l’Église avait au cou une croix ornée d’escarboucles, suspendue par une chaîne d’or ; derrière lui, prêt à le servir, se tenait un jeune esclave noir, habillé d’une courte jupe de soie blanche, et portant bracelets et collier d’argent ornés de corail ; les échansons, les écuyers des autres seigneurs faisaient pareillement le service de la table ; les vins de Chypre et de Samos avaient coulé à torrents des amphores de vermeil depuis le commencement du festin, et ils coulaient encore, noyant, emportant dans leurs flots parfumés la raison des convives. Le duc d’Aquitaine, entourant de l’un de ses bras la taille souple d’Azénor-la-Pâle, et levant vers le ciel le hanap d’or où sa maîtresse venait de tremper ses lèvres, s’écria : — Je bois à vous, mes hôtes ! que Bacchus le divin et Vénus la divine vous soient propices !
— Païen ! — s’écria le légat du pape en riant aux éclats, — oser invoquer les dieux de l’Olympe ! Oublies-tu la croix que tu portes à l’épaule !
— Allons, saint homme, ne te courrouce point, — reprit gaiement Wilhem IX ; — après avoir invoqué Vénus et Bacchus, j’invoquerai Ganymède… le doux ami de Jupin !
Cette allusion satirique aux mœurs infâmes d’Antonelli fut accueillie par les joyeuses clameurs des croisés ; puis l’un d’eux, Héracle, seigneur de Polignac, leva sa coupe à son tour et répondit : — Wilhem, duc d’Aquitaine, nous buvons, nous tes hôtes, à ta courtoisie et à ton splendide régal !
— Oui ! oui ! — crièrent les croisés, — buvons au régal de Wilhem IX !
— J’y bois de grand cœur, — dit Radulf, seigneur de Beaugency, déjà ivre ; et, secouant la tête, il ajouta d’un air méditatif ces mots déjà vingt fois répétés par lui durant le repas avec la ténacité des ivrognes. — Je bois… mais je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme… la noble dame Capeluche ?
— Tais-toi donc, Radulf, rien de plus fastidieux que cette sempiternelle antienne conjugale ! — dit le seigneur de Hautpoul en haussant les épaules. — Ma foi, mes seigneurs, aussi vrai que pendant la disette du siége d’Antioche on payait une tête d’âne dix deniers, je n’ai de ma vie festiné comme cette nuit…
— Parlons de ces disettes, — reprit Bohemond, prince de Tarente, — peut-être ces souvenirs réveilleront-ils notre appétit trop tôt satisfait.
— Moi, — dit le sire de Montmorency, — j’ai mangé mes chaussures, et quoique détrempées dans l’eau et accommodées avec force aromates, elles étaient, je l’avoue, coriaces !
— Savez-vous, mes nobles seigneurs, — dit Gauthier-sans-Avoir, — quels sont les judicieux compères qui n’ont jamais souffert de la famine en Terre-Sainte ?
— Quels sont ceux-là ?
— Le roi des truands et sa bande.
— Pardieu ! ils se nourrissent de Sarrasins, le gibier ne leur manque point !
— Mes seigneurs, — reprit Robert-courte-Hense, duc de Normandie, — il ne faut pas médire de la chair de Sarrasins ; c’est une ressource, j’en ai mangé.
— Moi aussi, sur la route d’Édesse.
— Moi aussi, lors du siége de Tripoli, et l’on s’habitue assez à cette sarrasinade.
— Quant à moi, — dit le sire de Beaugency, — quant à moi, mes seigneurs, je ne m’habitue point à ignorer ce que fait à cette heure ma femme Capeluche.
— Brave Radulf, — lui dit Wilhem IX, — lui as-tu laissé un page et un chapelain, à ta femme Capeluche ?
— Oui, oui, — répondit gravement l’ivrogne, — ma noble dame a pour page le petit Joliet-brin-de-Muguet, et pour chapelain, le père Samson-chaude-Oreille.
— Alors, cuve ton vin en paix, bon sire de Beaugency, et ne prends point souci de ce que fait dame Capeluche !
— Mes seigneurs, — reprit le seigneur de Sabran, — pour en revenir à ces mangeries de chair humaine, elles n’ont rien de surprenant ; mon grand-père m’a dit que pendant la fameuse disette de l’année 1033, le populaire vivait sur lui-même et s’entre-dévorait.
— Je me rappellerai toujours qu’un soir, — dit Gauthier-sans-Avoir, — moi et mon compère Coucou-Pietre…
— Et à propos, où est-il donc ce Pierre-l’Ermite ? — reprit Gerhard, duc de Roussillon, en interrompant l’aventurier gascon ; — depuis un mois il nous a quittés.
— Il est allé rejoindre le corps d’armée de Godefroid, duc de Bouillon, que nous devons rallier devant Jérusalem, — reprit Gauthier ; — mais permettez, nobles seigneurs, que j’achève mon histoire. Donc, un soir, au camp devant Édesse, Coucou-Pietre et moi, attirés par une délicieuse odeur de cuisine qui s’épandait du quartier du roi des truands, nous entrâmes dans cette truanderie, et son digne monarque nous fit souper d’une certaine grillade de jeune Sarrasin mais si tendre, mais si gras, mais si congrûment assaisonné de sel, de safran, de laurier et de thym, que, je le jure par ma bonne épée, la Commère-de-la-foi ! Coucou-Pietre et moi, après le régal, nous nous sommes léché les babines !
— Saint homme ! — dit le duc d’Aquitaine au légat du pape, — Coucou-Pietre, un moine, a mangé son prochain en grillades congrûment assaisonnées : est-ce un péché ?
— Un péché ! — s’écria le prélat ; — loin de là, c’est une action méritoire, car je pense comme Baudry, archevêque de Dôle : — En mangeant les infidèles, on continue de leur faire la guerre avec les dents[1].
— Saint légat, — reprit en riant Wilhem IX, — le Christ, dont pardieu nous délivrerons le tombeau, aussi vrai que j’embrasse ma maîtresse, le Christ a dit, ce me semble : Aimez-vous les uns les autres, et voilà que toi, prêtre de ce Christ, tu nous dis : Mangez-vous en grillade les uns les autres ?
— Double païen, — répondit Antonelli, — oses-tu bien mêler le nom du Sauveur à tes impudicités !
— Quoi ! parce que j’embrasse Azénor ? L’Évangile ne dit-il pas : Faites à autrui ce que vous voudriez qu’il vous fît ? Donc, je fais à ma maîtresse ce que je voudrais qu’elle me fît ; donc, je suis plus chrétien que toi, Antonelli, qui, au rebours de l’Évangile, dis à tes frères de se manger les uns les autres !
— Wilhem, tu n’es qu’un âne ! — s’écria le légat du pape avec impatience. — Réponds, mécréant, manges-tu du porc ?
— Oui, le matin avant de partir pour la chasse, j’aime fort une tranche de jambon arrosée de vin vieux.
— J’aime aussi beaucoup le porc, — dit dans son hébêtement d’ivrogne le sire de Beaugency les coudes sur la table, son front dans ses mains ; — mais j’aimerais mieux savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche !
— Ce Radulf est ivre comme grive en automne, — dit le légat du pape en haussant les épaules ; — mais réponds, Wilhem ; ainsi, tu manges du porc ? Eh bien ! l’infidèle, le Sarrasin, l’hérétique, le juif, tous mécréants en dehors de la communion catholique, n’ont pas plus d’âme que le porc, ne sont pas plus nos prochains que le porc ; donc, en les mangeant, ce n’est point son prochain que l’on mange ; mais une manière de porcs, de bêtes immondes et ensabattées sous figure humaine… Et là-dessus remplis ma coupe, mon mignon, — ajouta le légat du pape en se tournant vers son jeune esclave noir, auquel il pinça les joues. — Et toi, Wilhem, oseras-tu soutenir maintenant que le Sarrasin, l’hérétique, le juif sont nos semblables ?
— Pardieu ! en ce qui touche la juiverie, tu prêches un converti, — reprit Wilhem, tandis qu’Azénor, attentive et de plus en plus sombre, ne quittait pas son amant du regard ; — je crois cette immonde race juive si peu semblable à la nôtre, que tout débauché que je suis, n’y eût-il au monde qu’une femme, et cette femme fût-elle belle… tiens, belle comme Azénor, si elle était juive, elle me rendrait chaste !
— Je pense comme toi, Wilhem, — reprit le seigneur de Hautpoul, tandis qu’Azénor souriait avec une sinistre amertume aux paroles de Wilhem. — Prendre une juive pour maîtresse, c’est commettre un acte de monstrueuse bestialité.
— Bah ! si la bête est jolie, — dit le sire de Sabran en vidant sa coupe ; — et puis, si l’on ignore qu’elle est juive ?
— Si on l’ignore, — reprit gravement le légat du pape, — on peut à la rigueur sauver son âme par la plus austère pénitence ! Mais si l’on commet sciemment cette énormité charnelle, les flammes du bûcher en ce monde, dans l’autre les flammes éternelles, voilà ce qui vous attend !
— Une juive ! — s’écria Wilhem IX, encore excité par les fumées du vin, dans sa stupide et superstitieuse aversion des filles d’Israël, — une juive ! une bête immonde, la trouver jolie !
— Mais, par le diable ! reprit le sire de Sabran, — les juives n’ont ni queue, ni griffes, ni cornes, ni écailles : elles ont comme d’autres un cœur et…
— Mais elles sont juives ! — répéta Wilhem IX avec emportement et interrompant le croisé. — Juive… cela dit tout… Juive ! juive !
— Et moi, — reprit le sire de Sabran en haussant les épaules, — je te dis, Wilhem, que toi, qui ne crois ni à Dieu ni au diable, que toi, homme de gai savoir, dont on chante les vers érotiques et impies, tu parles en fou, quand tu dis qu’une jolie juive n’est pas une jolie femme !
— Sire de Sabran ! — s’écria Wilhem IX les joues emflammées de colère, — tu es ici mon hôte ; mais je te répondrai, moi, que celui-là qui ose soutenir qu’une juive est une femme… celui-là est un chien !
Le sire de Sabran, à cette offense, se leva brusquement, saisit une amphore pour la lancer à la tête de Wilhem ; mais contenu par ses voisins de table, il s’écria les dents serrées de rage : — Duc d’Aquitaine, demain sur les remparts de Marhala, je te défie à l’épée et au poignard ; voilà mon gage. — Puis, prenant l’un de ses gants à sa ceinture, il le jeta au duc, qui le ramassa en disant : — J’accepte le défi.
Ces combats singuliers, fréquents entre les croisés, ne causèrent aucune émotion parmi les convives de Wilhem IX ; Azenor-la-Pâle seule parut prendre à cette dispute un intérêt poignant ; et malgré ses efforts, deux larmes brillèrent dans ses yeux, lorsqu’elle entendit les outrageantes paroles de son amant au sire de Sabran. Le léger tumulte causé par cet incident s’apaisa bientôt, et le légat du pape dit au duc d’Aquitaine :
— Tu es un grand pécheur, mais ta sainte horreur des juifs, ces exécrables meurtriers de Notre Seigneur Jésus-Christ, t’absoudra de beaucoup de tes impudiques scélératesses ; aussi, demain avant ton combat, d’où sortira véritablement le jugement de Dieu, je bénirai tes armes ; seulement, mes fils, — ajouta le légat en élevant la voix, — je vous adjure de retarder l’heure de votre champ clos, jusque après le miracle de demain matin ; si l’un de vous deux doit mourir, il aura du moins assisté à un incomparable et divin spectacle !
— Quel miracle, saint homme ? — demandèrent les croisés. — Quel miracle ?
— Un prodigieux miracle, mes fils, qui sera l’un des plus éclatants triomphes de la chrétienté Pierre Barthelmy, diacre de Marseille, eut une vision après la prise d’Antioche ; saint André lui apparut et lui dit : « Va dans l’église de mon frère saint Pierre, située aux portes de la ville, tu creuseras la terre au pied du maître-autel, et tu trouveras le fer de la lance qui perça le flanc du Rédempteur du monde ; ce fer mystique, porté à la tête de l’armée, assurera la victoire des chrétiens et percera le cœur des infidèles. » Pierre Barthelmy me fait part de cette miraculeuse vision ; je rassemble six évêques et six seigneurs, nous nous rendons dans l’église, on creuse en notre présence au pied du maître-autel, et…
— Et l’on trouve le fer de la sainte lance ! — dit Wilhem IX en riant aux éclats et revenant à ses habitudes d’incrédulité railleuse, étrange contradiction chez cet homme, qui poursuivait les juifs d’une haine fanatique et insensée. — Pardieu !… ce fer de lance était caché là d’avance ! je connais vos tours d’adresse, mes saints compères !
— Tu te trompes, mécréant, — répondit Antonelli : — Pierre Barthelmy ne trouva rien du tout dans le trou…
— Miracle ! — s’écria Wilhem IX en redoublant d’éclats de rire. — Ah ! voilà le miracle ! trouver la lance n’aurait eu rien de surnaturel !
— Quel malheur qu’un homme qui hait si catholiquement les juifs se montre à ce point mécréant ! Mais tôt ou tard la grâce d’en haut descendra sur lui, — dit le légat du pape d’un ton solennel ; puis il ajouta : — Je vais confondre ton incrédulité, Wilhem. On ne trouva donc point d’abord, il est vrai, le fer de lance dans le trou ; mais Pierre Barthelmy, poussé par une nouvelle inspiration de saint André, se jette dans le trou, le creuse plus profondément encore avec ses ongles, et découvre enfin le fer de la sainte lance…
— Pardieu ! — dit le duc d’Aquitaine en riant de nouveau, — il avait caché le fer dans sa manche !
— C’est ce que des païens comme toi, Wilhem, osent soutenir, jaloux des riches offrandes que les fidèles apportent chaque jour en adoration de la sainte lance ; aussi demain matin, pour confondre la malignité, Pierre Barthelmy, afin de prouver à tous la merveilleuse efficacité de sa relique, se mettra tout nu, prendra en main la sainte lance, et traversera un bûcher enflammé sans ressentir la moindre brûlure ! Hein, païen ! qu’aurais-tu à dire lorsque tu seras témoin de ce miracle ?
Wilhelm IX allait répondre au prélat lorsque, remarquant enfin l’abattement et la sinistre expression des traits d’Azénor, il lui dit : — Qu’as-tu donc, ma charmante ? Est-ce mon combat de demain avec le sire de Sabran qui t’inquiète ? C’est folie, je ne crains nul chevalier.
— Je connais ta bravoure, Wilhem, et pour toi je ne redoute aucun péril, — répondit Azénor d’un air contraint ; — mais je ne sais… tout ce bruit me pèse… je souffre.
— Veux-tu te retirer chez toi ?
— Non, — reprit vivement Azénor en attachant sur Wilhem un regard soupçonneux et pénétrant, — non, je veux rester ici jusqu’à la fin de cette fête…
Pendant que le duc d’Aquitaine et sa maîtresse échangeaient ces mots à voix basse, les croisés, moins incrédules que Wilhem IX, dissertaient sur les mérites de la sainte lance. — Je n’ai point besoin de voir Pierre Barthelmy traverser un bûcher sans brûlure, pour croire à l’efficacité de la sainte lance, — disait le sire de Sabran ; — et pourtant je maintiens qu’une jolie juive est une jolie femme !
— Je ne prononce pas là-dessus, — reprenait Héracle, seigneur de Polignac ; — mais, foi de chevalier et de chrétien, je crois que le fer qui a percé le flanc du Sauveur doit être doué d’une vertu miraculeuse…
— Moi, — dit avec le balbutiement de l’ivresse Robert-Courte-Hense, duc de Normandie, descendant du vieux Rolf, — je voudrais fort, par la vertu de la sainte lance, trouver en Terre-Sainte les huit mille marcs d’argent pour lesquels j’ai engagé ma duché de Normandie à mon frère Guillaume-le-Roux ; foi de Normand, cela coûte fort cher, la délivrance du Saint-Sépulcre ! Ouais, je ne serais point fâché de recouvrer mon argent avec un gros gain, par la vertu de la sainte lance !
— Et moi, grâce à la vertu de la sainte lance, — reprit le sire de Beaugency, — je voudrais bien savoir ce que fait à cette heure ma femme Capeluche ?
— Ce qu’elle fait, bon sire ? — reprit joyeusement Wilhem IX fort peu soucieux de la sombre tristesse d’Azénor, — ce qu’elle fait, la noble dame Capeluche ? Puisque tu t’obstines à le savoir, je vais te le dire, moi… Réponds : où est la chambre de ta femme ?
— Au plus haut étage de ma tour de Beaugency, d’où l’on découvre la Loire, depuis Orléans jusqu’à Blois, — répondit Radulf avec un hoquet et pouvant à peine soutenir sa tête de plus en plus appesantie par les fumées du vin. — Mon donjon est le plus fier donjon de tout l’Orléanais !
— Ah ! dame Capeluche ! — s’écria Wilhem IX en abritant sa vue sous sa main et feignant de regarder au loin ! — Ah ! fripon de page ! fripon de Joliet-brin-de-Muguet !
— Quoi ?… que vois-tu ? — dit Radulf en écarquillant ses paupières alourdies par l’ivresse. — Que vois-tu donc ?
— Ferme les yeux, bon sire de Beaugency, ferme les yeux !
— Pourquoi ? — dit Radulf avec un nouveau hoquet. — Pourquoi… fermer les yeux ?
— Bon sire, veux-tu donc voir le petit Brin-de-Muguet se gourmer avec ton chapelain, ce grand coquin de Samson-chaude-Oreille ?
— Ah ! ah ! ah ! ils se gourment… et pourquoi ?
— Le page venait d’apporter un chaudeau à dame Capeluche ; arrive le chapelain apportant ses patenôtres ; aussi mes deux champions, en jaloux serviteurs de leur maîtresse, se sont pris aux cheveux. Mais que vois-je ?… Ô mes hôtes, buvons à la charité de dame Capeluche ! elle met d’accord le page et le chapelain !
— Buvons à dame Capeluche ! — crièrent les croisés en riant aux éclats, tandis que le sire de Beaugency, complètement ivre, s’endormait sur la table en balbutiant : — J’aurais bien voulu savoir ce que… faisait… à… cette heure… ma… femme… Capeluche ?
— Pardieu, mes seigneurs ! — reprit en riant le duc d’Aquitaine, — l’histoire de dame Capeluche est celle de nos femmes laissées seulettes en nos manoirs ; bien sots sont les jaloux, ou les curieux indiscrets qui se disent, comme le bon sire de Beaugency : Je voudrais savoir ce que fait ma femme à cette heure ! Par Vénus et Bacchus ! ce que je souhaite à nos Capeluches, c’est de se gaudir et de s’ébaudir autant que nous. Holà ! échansons ! écuyers, apportez les dés, les échecs, ma cassette d’or ; sortez ensuite, et dites aux femmes d’entrer ; rien de tel après le festin, que de tenir sa coupe d’une main, ses dés de l’autre et une jolie fille sur ses genoux ; allons, un beau baiser, mon amoureuse, — ajouta Wilhem IX en se penchant vers Azénor, — ce me sera d’un bon présage, tout l’or de mes hôtes passera cette nuit dans mon coffre. Nous allons jouer un jeu d’enfer ; je veux les rendre tous aussi gueux que cette brute sauvage de Neroweg !
— Au jeu ! au jeu ! — crièrent les croisés. — Écuyers, apportez les dés et les échecs, faites entrer les femmes et retirez-vous !
Les ordres du duc d’Aquitaine furent exécutés ; les hommes de sa maison disposèrent sous les galeries, à proximité des divans, de petites tables sarrasines en ivoire sculpté, sur lesquelles ils placèrent des échecs et des dés ; les croisés, selon leurs habitudes de jeu effréné, s’étaient précautionnés de grosses bourses de besans d’or apportées par leurs écuyers. Pendant le tumulte, résultant des apprêts du jeu et du déplacement des seigneurs, qui quittèrent la table pour aller s’étendre sur les divans des galeries, Azénor, les traits bouleversés par les angoisses de la jalousie, saisissant d’une main convulsive le bras du duc d’Aquitaine qui ouvrait en ce moment une cassette remplie d’or, s’écria d’une voix sourde et altérée : — Wilhem ! je t’ai entendu ordonner de faire entrer des femmes ?
— C’est vrai, ma charmante, et tu as entendu les reconnaissantes clameurs de mes hôtes ?
— Quelles sont ces femmes ?
— Des filles de bonne volonté… la joie des convives après le festin !
— D’où viennent-elles ?
— Du pays des baisers !
— Wilhem ! ces femmes sont ici, dans ta demeure : tu l’as changée en un lieu de débauche… Ne mens pas… je sais tout !
— Si tu sais tout, chérie, pourquoi m’interroger ?
— Prends garde !… oh ! prends garde !… ne me pousse pas à bout, Wilhem… j’ai l’enfer dans le cœur, c’est trop souffrir ! Misère de moi… ces créatures ici !… sous mes yeux !
— Tu ne verras rien, ma belle, je clorai tes paupières sous mes lèvres ! — À peine le duc d’Aquitaine avait-il ainsi répondu à sa maîtresse avec une insouciance railleuse, qu’il se fit une grande rumeur, causée par l’entrée des femmes. Wilhem IX, échappant à l’étreinte d’Azénor, qui resta pétrifiée de tant d’audace, courut se mêler aux autres seigneurs, pressés à la porte de l’un des appartements intérieurs, d’où sortait une sorte de procession, conduite par la vieille Gertrude ; elles étaient là une vingtaine de femmes : plusieurs d’entre elles avaient appartenu à l’émir de Marhala, d’autres avaient été ramassées dans les tavernes ou sur la place du marché, comme Yolande et Perrette la ribaude. Grâce aux nombreux vêtements tenus en réserve par l’émir pour son sérail, les pupilles de l’entremetteuse étaient splendidement vêtues et parées ; parmi elles on remarquait surtout Perrette et Yolande ; la première, toujours effrontée, provoquante ; la seconde, ne pouvant complétement vaincre la honte qui survivait à sa dégradation. Déjà les croisés, qu’enflammaient l’ivresse et la luxure, acclamaient ce cortége par des cris d’une licence grossière et se disposaient à choisir leur compagne d’orgie, lorsque Gertrude, élevant la voix, s’écria : — Un moment, mes nobles seigneurs, ne vous pressez point de faire votre choix ; tel de vous qui croirait posséder la plus belle de ces colombes amoureuses n’aurait qu’un laideron, en la comparant au diamant, à la perle, au trésor de jeunesse, de grâce et d’appas, que je tiens sous ce voile et qui doit éblouir vos yeux enchantés !
En disant ces mots, l’horrible mégère montra du geste une forme confuse, cachée sous un long voile blanc traînant à terre. La surprise et la curiosité calmèrent un moment l’ardeur impure des croisés ; un grand silence se fit ; tous les regards s’efforçaient de pénétrer à travers la demi-transparence du voile, lorsque soudain le duc d’Aquitaine s’écria : — Mes hôtes ! cet astre de beauté doit être, à mon avis, la récompense du chevalier qui a montré le plus de vaillance au siége de Marhala !
— Oui ! oui ! — crièrent les croisés, — c’est justice ! ce trésor doit être le prix du plus vaillant !
— Or, je ne serai contredit par personne, — poursuivit Wilhem IX, — en proclamant qu’Héracle, seigneur de Polignac, s’est montré le plus preux de nous tous au siége de cette ville ! — Des cris d’adhésion unanime accueillirent les paroles du duc d’Aquitaine, qui reprit : — Héracle, seigneur de Polignac, à toi donc ce trésor de beauté ! à toi seul le privilége de dévoiler cet astre rayonnant qui doit nous éblouir !
Le seigneur de Polignac fendit avec empressement le groupe des croisés, tandis que Perrette, la reine des ribaudes, que le seigneur de Polignac avait d’abord attirée à lui, disait, en feignant un désespoir railleur : — Hélas ! cruel, tu me délaisses, pauvrette que je suis, pour une beauté miraculeuse ! — Puis, avisant Wilhem IX, elle fut d’un bond près de lui, et, l’enveloppant de ses deux bras, elle s’écria : — Mon beau duc, veux-tu me consoler ?
— Par Vénus ! toi ici ! — dit joyeusement Wilhem IX. — Sois la bien-venue, ma ribaude ; ta mine effrontée me ragaillardit !
— Et ton Azénor ? elle va m’étrangler !
— Au diable Azénor ! et vive l’amour !… suis-moi…
Pendant le court entretien du duc d’Aquitaine et de la reine des ribaudes, le seigneur de Polignac s’était approché de la femme voilée, puis, promenant un instant sur ses compagnons d’armes un regard glorieux et brillant de convoitise, il enleva triomphalement le voile qui cachait le prix du plus vaillant. La surprise, la déconvenue des croisés se traduisirent pendant quelques instants par une muette stupeur ; ils voyaient apparaître à leurs yeux la pauvre Jehanne-la-Bossue coiffée d’un énorme turban rouge orné de plumes de paon, vêtue d’une courte jupe de même couleur qui, attachée à sa ceinture, laissait complétement à nu sa triste difformité et son sein maternel flétri par la misère. À ses côtés, se serrant près d’elle avec inquiétude, le petit Colombaïk vêtu d’une tunique flottante, les cheveux frisés et parfumés, mais les yeux et les oreilles cachés sous un bandeau… — « Je consens à vous servir de jouet, à endurer toutes les humiliations, parce que vous m’avez promis de prendre soin de mon fils et de ne pas me séparer de lui, — avait dit Jehanne à Gertrude avant de se prêter à cette cruelle bouffonnerie ; — mais je veux, au nom de ma dignité de mère, au nom de la pudeur de mon enfant, lui couvrir les yeux et les oreilles, afin qu’il ne soit pas témoin de l’avilissement de sa mère, afin qu’il ne voie rien, n’entende rien de l’orgie dont nous devrons être les jouets. Si vous me refusez la grâce que je vous demande, vous me traînerez malgré moi dans la salle du festin ; sinon j’endurerai patiemment tout ce qu’il vous plaira. » Gertrude aima mieux condescendre aux désirs de Jehanne que de compromettre le succès d’une plaisanterie qui devait égayer cette nuit de débauche. En effet, à l’aspect de Jehanne-la-Bossue, les croisés, d’abord stupéfaits de surprise, poussèrent bientôt des éclats de rire redoublés par le désappointement d’Héracle, seigneur de Polignac ; celui-ci, encore sous le coup de sa déconvenue, regardait Jehanne bouche béante ; mais bientôt, avisant Yolande et la prenant dans ses bras, il s’écria : — Viens, ma belle fille, tu me vengeras de ce monstre de laideur !…
À ce moment, Azénor, effarée, livide, les traits bouleversés par les fureurs d’une jalousie désespérée, courait de l’un à l’autre des croisés, leur demandant où était le duc d’Aquitaine ; mais ces seigneurs, ivres de vin ou de luxure, insoucieux des douleurs de cette infortunée, lui répondaient par le silence ou par des railleries. Les uns entraînaient les femmes sous les galeries, les autres criaient à tue tête en entourant la femme de Fergan-le-Carrier : — Il faut lui entonner du vin jusqu’à ce qu’elle en crève !
— Cet enfant avec son bandeau sur les yeux ressemble fort à l’Amour, — disait le légat du pape ; — je le prends pour en faire mon petit clerc, Gertrude me l’a promis… je me charge de lui…
— Dépouillons ce monstre de sa tunique ! — hurlait un autre croisé ; — nous porterons cette bossue en triomphe !
— Oui, oui ! — acclamèrent plusieurs voix mêlées d’éclats de rire assourdissants ; — portons la bossue en triomphe !
Jehanne pâlissait d’épouvante ; résignée d’avance à toutes les railleries, à toutes les humiliations, elle n’avait jamais pu prévoir un tel excès d’indignité. La malheureuse mère, tremblante, éperdue, tombant agenouillée, suppliante, enlaçait de ses bras son fils, que le légat du pape s’efforçait d’attirer à lui. Durant cette lutte, le bandeau qui couvrait les yeux de Colombaïk s’abaissa ; l’enfant, ébloui par la lumière, effrayé de ce tumulte, de ces cris, de ces huées, cacha sa figure dans le sein de sa mère, qui murmurait en sanglotant : — Mon pauvre enfant, pourquoi ne sommes-nous pas morts comme ton père dans les sables du désert ! — Déjà, malgré les pleurs de Jehanne, les mains brutales des croisés avinés la saisissaient, lorsqu’une grande rumeur s’éleva dans l’une des chambres qui s’ouvraient sur les galeries. Bientôt, traînant après lui quelques serviteurs cramponnés à ses membres et se défendant contre d’autres avec un énorme bâton noueux, sorte de massue redoutable entre ses mains vigoureuses, Fergan-le-Carrier, presque nu, ses misérables vêtements ayant été mis en lambeaux pendant sa lutte contre les serviteurs, Fergan menaçant, terrible, se précipita au milieu de l’orgie en criant : — Jehanne, Colombaïk, où êtes-vous ?
— Fergan ! mon père ! — crièrent à la fois la femme et l’enfant. À cet appel, qui fit bondir son cœur, le serf, par un effort désespéré, se débarrassa de ses derniers assaillants, s’élança au travers du groupe des croisés, faisant voltiger son lourd bâton et distribuant devant lui, à droite, à gauche, des coups si rudes que les seigneurs, abasourdis, effrayés, refluèrent devant le carrier ; celui-ci, se frayant un passage au milieu d’eux, rejoignit enfin sa femme et son fils, les serra contre sa poitrine dans une étreinte passionnée ; les serviteurs renversés, foulés aux pieds, à demi assommés par Fergan, se relevèrent haletants et dirent aux seigneurs : — Nous étions en dehors de la porte de la rue, jouant aux osselets ; ce furieux est accouru, venant de la place du marché ; il nous a demandé si l’on n’avait pas amené dans ce palais une femme bossue et un enfant ? — Oui, lui avons-nous répondu, — et à cette heure ils font la joie des nobles convives de notre seigneur le duc d’Aquitaine. — Alors ce forcené a, malgré nous, franchi la porte du palais ; nous avons voulu l’arrêter, il nous a frappés de son bâton ; et, guidé par le bruit des rires et des cris, il est arrivé ici.
— Il faut le pendre, et sur l’heure ! — s’écria le duc de Normandie ; — ces colonnes vaudront un gibet.
— Quoi ! ce bandit a osé nous menacer de son bâton !
— Nous menacer ? — s’écria le seigneur de Hautpoul, — il a fait mieux : j’ai, je crois, le bras cassé par le coup que j’ai reçu.
— À mort ce scélérat ! à mort ! — crièrent les croisés, revenus de leur première stupeur, — à mort !
— Où est donc le duc d’Aquitaine ? on ne peut pendre ici personne sans l’avertir.
— Il a disparu avec la reine des ribaudes ; mais qu’importe ! à son retour il trouvera ce truand pendu haut et court ; Wilhem nous approuvera.
— Je donne, moi, ma ceinture ; elle servira de corde.
— Oui, oui, à mort le truand, à mort, et sur l’heure ! — crièrent les croisés.
Fergan, après avoir embrassé sa femme et son enfant, jugea d’un coup d’œil le péril, et remarqua que les seigneurs, venus en ce palais pour une nuit d’orgie, n’étaient pas armés. Profitant de leur première surprise, il fit monter sa femme et son fils sur la table du festin, leur recommanda de s’adosser au revêtement de marbre du bassin ; puis, se plaçant devant eux, son gros bâton à la main, il se préparait à une défense désespérée. Voulant cependant tenter un dernier moyen de salut, il dit aux croisés qui allaient l’assaillir : — Par pitié, laissez-moi sortir de ce palais avec ma femme et mon enfant !
— Entendez-vous ce bandit ? — Vite, vite, qu’une colonne lui serve de gibet.
— Vous me pendrez ! — s’écria le serf avec désespoir, — mais plus d’un d’entre vous tombera sous mon bâton ! — Cette menace exaspéra la fureur des croisés. Déjà, bravant le mouvement rapide de la massue de Fergan, qui les dominait du haut de la table où il s’était retranché avec sa femme et son enfant, déjà plusieurs seigneurs s’élançaient pour se saisir du serf, lorsque soudain au loin retentit le bruit des clairons et de ces cris de plus en plus rapprochés : — Aux armes ! voici les Sarrasins ! Aux armes ! aux remparts ! — Et bientôt plusieurs guerriers du duc d’Aquitaine parurent, l’épée à la main, en s’écriant : — Les Sarrasins ont profité de la nuit pour surprendre la ville ! ils viennent de s’introduire près de la porte d’Agra par la brèche que nous avons faite : on se bat sur les remparts ! Aux armes, seigneurs ! aux armes, duc d’Aquitaine ! aux armes ! — À peine ces guerriers venaient-ils de prononcer le nom du duc, qu’au milieu du tumulte croissant causé par l’annonce de cette attaque imprévue, Wilhem IX, ses vêtements en désordre, sortant d’une des chambres donnant sur la galerie, pâle, épouvanté, s’écriait en joignant avec horreur ses mains, dont il tenait un parchemin : — Une juive !… une juive !
— Wilhem, arme-toi ! — lui dirent ses compagnons, en sortant précipitamment avec les guerriers : — les Sarrasins attaquent la ville ! Courons aux remparts ! Aux armes !
— Une juive ! — répétait le duc d’Aquitaine avec terreur, le regard fixe, le front baigné d’une sueur froide, et semblait ne pas entendre, ne pas voir ses compagnons de guerre. — Puis, apercevant le légat du pape, qui restait immobile de frayeur en apprenant l’approche des Sarrasins, Wilhem IX se précipita aux genoux du prélat en s’écriant : — Saint patron, aie pitié de moi, je sais damné !… Azénor-la-Pâle vient de me surprendre avec la reine des ribaudes, et, dans sa rage, Azénor m’a dit : « Je suis juive ; si tu en doutes, fais-toi lire ce parchemin écrit en langue hébraïque. » Saint prélat ! ce parchemin, le voilà., lis-le… Soutiens-moi, protège-moi… Ce coup terrible m’éclaire : j’étais un misérable pécheur… Saint prélat, je me repens, aie pitié de moi… Oh ! Je suis damné !… Une juive !… une juive !…
À l’aube, le soleil se leva sur la plaine qui environne la ville de Marhala, intrépidement attaquée pendant la nuit par les Sarrasins, et valeureusement défendue par les croisés. Les infidèles, plus confiants dans leur audace que dans leur nombre, et enflammés d’un patriotique héroïsme, ont tous succombé dans l’assaut, sauf un petit nombre de prisonniers. Les abords de la brèche des remparts, non loin de la porte d’Agra, par laquelle les Sarrasins ont tenté de surprendre la ville, disparaissent sous des monceaux de cadavres. Déjà des nuées de vautours planent au-dessus de cette abondante curée ; mais ils n’osent encore s’abattre sur elle. Des hommes de proie ont devancé ces oiseaux de proie ; ces hommes sont là, entièrement nus, rouges et dégouttants de sang, hideux, horribles à voir, allant, venant, comme les démons de la mort au milieu de ce champ de carnage. Voici ce qu’ils font, ces pieux soldats du Christ ; voici ce qu’ils font, et ils agissent avec méthode : d’abord ils prennent le corps d’un Sarrasin et le dépouillent de ses habits, dont ils font un paquet ; puis, le cadavre mis à nu, ils s’agenouillent près de lui, ouvrent ses mâchoires contractées par la mort, et fouillent soigneusement dans la bouche et sous la langue du mort ; après quoi, à l’aide de longs couteaux, ils lui fendent le gosier et y cherchent encore, ouvrent sa poitrine, son ventre, en arrachent les entrailles, les intestins, et y fouillent et y cherchent encore… Le visage, les mains, les membres, ruisselants de sang, ces démons obéissaient à un chef ; il ordonnait et dirigeait leurs profanations sacriléges, ils l’appelaient leur roi. C’était Corentin-Nargue-Gibet, devenu chef des truands ; son sénéchal, ancien serf de la seigneurie de Plouernel, était ce même Trousse-Lard qui, d’un coup de fourche, avait jeté bas de son cheval le baillif Garin-Mange-Vilain, avant que celui-ci fût massacré par les habitants du village. Le roi des truands et son sénéchal témoignaient d’une rare dextérité dans leur épouvantable métier ; ils venaient de saisir, l’un par les pieds, l’autre par la tête, le corps d’un jeune Sarrasin ; sa figure, ses riches vêtements hachés de coups d’épée, les cadavres de plusieurs croisés étendus à ses côtés, témoignaient de la résistance acharnée de ce guerrier. — Oh ! oh ! — dit le roi des truands, — ce chien devait être un chef, cela se devine à son cafetan vert brodé ; c’est dommage que cet habit soit ainsi tailladé, il eût fait un beau peliçon pour Perrette.
— Quoi ! tu penses encore à ta ribaude ? — répondit Trousse-Lard en aidant Corentin à dépouiller le Sarrasin de ses vêtements ou les tranchant avec son couteau lorsqu’ils étaient retenus par la raideur des membres du mort ; — va, crois-moi, ta Perrette est dans le paradis des ribaudes en sa qualité de guerrière de la Foi ; à moins qu’elle ne soit en croupe de quelque chanoine ou dans le harem d’un émir.
— Sénéchal, Perrette quitterait paradis, émir ou chanoine si Trompe-Gibet lui disait : viens… Mais voici notre cadavre nu, fais un paquet des vêtements ; si lacérés qu’ils soient, ils trouveront acheteurs sur la place du marché de Marhala… Maintenant que nous avons ôté la pelure de ce fruit de Syrie, — ajouta-t-il en montrant le mort, — ouvrons-le ; c’est au dedans qu’il faut chercher ses précieuses amandes, telles que beaux besans d’or et pierreries… Donne-moi ton couteau, je vais l’aiguiser contre le mien, le tranchant de sa lame s’est émoussé sur le brechet de ce vieux Sarrasin à barbe blanche… Par le diable ! il avait le cartilage des côtes aussi dur que celui d’un vieux bouc ; — et, pendant que son sénéchal faisait un paquet des vêtements, le roi des truands, aiguisant les couteaux, disait, en jetant un regard de convoitise satisfaite sur les cadavres dont il se voyait environné : — Voilà ce que c’est que de se lever matin ; les croisés, après leur combat nocturne, sont allés se coucher ; lorsqu’ils viendront pour dépouiller les morts, nous aurons fait rafle !
— Grand roi ! il est facile de se lever matin lorsqu’on ne s’est point couché ; aussi sommes-nous arrivés fort à propos pour récolter la moisson de ce champ de carnage.
— Me reprocherez-vous encore, truands, de vous avoir engagés à quitter la forteresse du marquis de Jaffa ? — répondit le roi en continuant d’aiguiser ses couteaux. — Songer à se retrancher dans un château fort, pour brigander en Palestine comme en Gaule, c’était folie !
— Pourtant, beaucoup de ces nouveaux seigneurs qui se sont établis ducs, marquis, comtes et barons en Terre-Sainte, recommencent de tous côtés, ainsi qu’ils le faisaient dans notre gracieux pays, leur métier de détrousseurs de grands chemins !
— À cette différence près, sénéchal, qu’il n’y a point ici de grands chemins, et quasi personne à détrousser. Il faut parcourir dix et douze lieues au milieu des sables ou des rochers, pour rencontrer (chance rare et heureuse !) quelque maigre troupe de voyageurs qui, au lieu de se laisser bénignement dépouiller comme les citadins ou les marchands de la Gaule, regimbent fort souvent, montrent les dents et s’en servent.
— Grand roi ! tu parles judicieusement ; car, en vérité, pendant ces deux mois passés au service du marquis de Jaffa, nous n’avons fait que deux piètres rencontres ; et encore, dans l’une nous avons été, foi de Trousse-Lard, chaudement étrillés, le tout presque sans profit.
— Mais aussi, comme le Seigneur Dieu protège fort les mignons qui vont délivrer le tombeau de son fils, cette belle curée sarrasine nous attendait ce matin aux portes de Marhala ; notre besogne faite, nous nous plongerons dans cette fontaine qu’ombrage là-bas ce bouquet de dattiers ; grâce à ce bain, nous qui sommes rouges comme des anguilles écorchées, nous redeviendrons blancs comme de petites colombes ; après quoi, n’ayant qu’à choisir parmi ces nippes sarrasines, et notre pochette bien, garnie, nous ferons notre royale entrée dans la plus belle taverne de Marhala.
— Où tu retrouveras peut-être ta reine, servant à boire aux buveurs ?
— Que le ciel t’entende, sénéchal ; et sur ce, vite à l’œuvre : le soleil monte, nous sommes nus et courons risque d’être grillés avant la fin de notre besogne.
— Ce mot grillé me fait penser que ce jeune Sarrasin est dodu et fort en chair. Hein ? À l’occasion, quel régal que les filets de ces larges reins et de ces mollets rebondis, accommodés avec quelques aromates et une pincée de safran ? Te rappelles-tu, entre autres ragoûts, la tête bouillie de ce séide du vieux de la montagne, avec certaine sauce…
— Sénéchal, mon ami, vous êtes trop loquace ; au lieu d’ouvrir sans cesse votre bouche, d’où ne sortent que de vaines paroles, ouvrez donc celle de ce Sarrasin, et peut-être en tombera-t-il beaux besans d’or ou diamants de Bassorah. — Ce fut un spectacle effrayant comme la violation d’un sépulcre, le roi des truands prit la tête du cadavre entre ses genoux, tandis que Trousse-Lard s’efforçait d’entr’ouvrir les mâchoires du mort fortement contractées ; n’y pouvant parvenir, il dit à Corentin : — Ce chien d’infidèle devait rager en expirant, il a les dents serrées comme un étau !
— Et cela t’embarrasse, jeune oison ? Introduis donc entre ses dents la lame de ton couteau sur le plat ; après quoi, tourne-la sur le tranchant : tu écarteras suffisamment les mâchoires pour pouvoir y fourrer tes doigts. — Pendant que Trousse-Lard continuait ses abominables recherches en suivant les conseils du roi des truands, celui-ci dit avec un ricanement féroce : — Ah ! Sarrasins mécréants, vous avez la malice de cacher dans le creux de vos joues, voire même d’avaler bysantins et pierreries, afin de soustraire ces richesses aux soldats du Christ ; mais notre sainte Église l’a dit : — Les biens du pécheur appartiennent à l’homme juste. Et…
— Rien, — dit le sénéchal avec déconvenue en interrompant le roi des truands, — rien dans les bajoues, rien sous la langue.
— Tu as soigneusement fouillé ?
— Oh ! j’ai fouillé et refouillé partout ; peut-être durant le combat de cette nuit, un croisé fin renard aura-t-il, en homme d’expérience, serré le cou de ce Sarrasin au moment où il expirait, et lui aura-t-il fait ainsi cracher l’or qu’il cachait dans sa bouche ; à moins que ce chien n’ait avalé le tout.
— Le scélérat en est capable ; donc, fouillons le gosier, après le gosier nous fouillerons la poitrine et le ventre. — Ainsi dit, ainsi fait ; ces deux monstres se livrèrent sur ce cadavre à une épouvantable boucherie. Leur cupidité féroce fut satisfaite, et après des profanations qui soulèvent le cœur de dégoût et d’horreur, ils retirèrent des entrailles sanglantes du cadavre trois diamants, un rubis et cinq besans d’or, petites pièces très-épaisses, mais à peine de la dimension d’un denier. Pendant que les deux truands achevaient leur carnage, des nuages d’une fumée noire, épaisse, nauséabonde, s’élevèrent d’un bûcher dressé proche de là, par les autres truands, avec des branchages de chêne vert et de térébinthe, bois dont la combustion est très-prompte ; ceux-là, au lieu d’éventrer les cadavres, les brûlaient, afin de chercher parmi leurs cendres l’or et les pierreries, que les Sarrasins pouvaient avoir avalés. Ces monstruosités accomplies, les truands allèrent à une source voisine laver leurs corps rougis de sang, reprirent leurs vêtements ou les complétèrent avec la dépouille des Sarrasins ; puis, se partageant le poids du butin, habits, armes, turbans, chaussures, ils se dirigèrent vers la porte d’Agra, voisine de la brèche. Au moment d’entrer dans la ville, le roi de ces bandits, montant sur un monceau de décombres, dit à ses hommes, qui se groupèrent autour de lui : « — Truands, mes fils et bien-aimés sujets ! nous allons entrer dans Marhala, butin sur le dos, bysantins en poche ; j’entends, je veux, j’ordonne au nom de la sainte Trinité, du vin, des dés et des ribaudes, qu’avant de quitter Marhala nous soyons redevenus aussi gueux que des truands que nous sommes ; n’oubliez jamais notre règle : « Un vrai truand, vingt-quatre heures après le pillage du butin, ne doit posséder que sa peau et son couteau. » Car, celui-là qui garde un denier pour le lendemain devient froid à la curée et indigne du beau nom de truand ; il est chassé de mon royaume !
— Oui, oui, vive notre roi ! vivent le vin, les dés et les ribaudes ! — répondirent les bandits. — Au diable le truand qui, riche aujourd’hui, garde pour demain autre chose que sa peau et son couteau ! »
Et la troupe féroce, chantant et hurlant, se dirigea vers la porte d’Agra, pour entrer dans la ville de Marhala.
Fergan-le-Carrier, heureusement soustrait à la fureur des convives du duc d’Aquitaine par l’attaque imprévue des Sarrasins, avait profité du tumulte pour s’échapper du palais de l’émir avec Jehanne et Colombaïk. Pendant que les croisés couraient aux remparts de la porte d’Agra, le serf se dirigea avec sa femme et son enfant, loin du lieu du combat, qui dura une heure environ. Le calme s’étant rétabli dans Marhala peu de temps avant l’aube, Fergan, avisant l’une de ces nombreuses tavernes ordinairement établies après la prise des villes dans quelques maisons sarrasines par les gens qui suivaient l’armée, Fergan entra dans cette demeure ; puis, au grand étonnement de Jehanne, il tira de sa ceinture une pièce d’or qu’il changea au tavernier contre des deniers d’argent, afin de payer le loyer d’une chambre. Seul avec sa famille, le serf put se livrer à sa tendresse et raconter comment, après avoir été séparé des siens et jeté loin d’eux par la violence de la trombe, il s’était trouvé à demi enseveli sous les sables et privé de sentiment ; la nuit venue, il fut tiré de son engourdissement par une morsure aiguë à l’épaule ; c’était une hyène qui, déblayant avec ses pattes le sable sous lequel Fergan, presque entièrement enfoui, allait sans doute périr, voulait le dévorer, le prenant pour un cadavre ; mais, le voyant se redresser, l’hyène prit la fuite. Ainsi délivré d’un double danger, le serf avait erré durant la nuit, entendant les bêtes féroces hurler à la curée qu’elles faisaient des corps déterrés par elles. À l’aube il vit, à demi dévorés, les restes de Neroweg VI : telle fut la fin du seigneur de Plouernel… Après avoir en vain cherché Jehanne et son enfant, Fergan les crut à jamais perdus pour lui, et suivit le chemin jalonné par des ossements humains. Au bout de quelques heures de marche, il rencontra les débris du cadavre d’un seigneur, à en juger par la richesse de ses vêtements mis en lambeaux par les bêtes de proie. Parmi ces lambeaux se trouvait une pochette brodée, remplie d’or ; Fergan s’en empara sans scrupule, et bientôt après fut rejoint par une troupe de voyageurs se rendant à Marhala ; il fit route avec eux, à son arrivée dans la ville, apprenant la venue de plusieurs voyageurs aussi échappés aux désastres de la trombe, il s’informa d’une femme contrefaite accompagnée d’un enfant. Un mendiant, qui, d’aventure, avait vu Jehanne et son fils entrer dans le palais de l’émir, renseigna Fergan à leur sujet, et il put arriver à temps pour les arracher aux violences dont ils étaient menacés. Fergan, après le récit de ses aventures, laissant sa femme et Colombaïk dans la taverne, sortit au lever du soleil et se dirigea vers la place du marché, afin d’y acheter des vêtements provenant du butin, que l’on vendait à la criée. Craignant d’être rencontré par quelques-uns des convives du duc d’Aquitaine, le serf s’était frotté la figure avec de la suie mélangée de graisse ; ainsi méconnaissable, grâce à son teint devenu non moins brun que celui d’un Maure, il se rendit sur la place du marché ; mais, au lieu de la trouver couverte de revendeurs trafiquant du butin, il vit grand nombre d’hommes travailler en hâte à la construction d’un bûcher, sous la surveillance d’Antonelli, légat du pape, et de plusieurs prélats ; une rangée de soldats, placés à une assez grande distance de ces préparatifs, empêchaient les curieux de s’approcher. Fergan venait de se glisser au premier rang de cette foule lorsqu’un diacre, vêtu de noir, dit à haute voix : « — Y a-t-il parmi vous des hommes robustes qui veuillent gagner deux deniers en aidant à achever promptement ce bûcher ?
— J’aiderai si l’on veut, — répondit Fergan ; car deux deniers étaient bons à gagner, et ce petit profit ménagerait sa bourse.
— Viens, — répondit le prêtre, — tu me parais un vigoureux compère ; les bûches ne pèseront pas plus que des fétus à tes larges épaules — Cinq ou six autres malheureux s’étant offerts pour s’adjoindre à Fergan, le diacre les conduisit au milieu de la place, où, à grand renfort de troncs d’oliviers, de palmiers, de chênes verts et de broussailles desséchées, l’on dressait le bûcher destiné à l’accomplissement du miracle annoncé par Pierre Barthelmy, prêtre marseillais et possesseur de la sainte lance, dont le fer avait percé le flanc du Christ. Ce Barthelmy tirait un gros profit de sa relique en l’exposant, moyennant argent, à la vénération des croisés ; d’autres prêtres, jaloux des recettes du Marseillais, avaient fort médit de sa lance ; il craignit de voir diminuer son pécule, et voulant prouver la vertu divine de sa lance et confondre ses détracteurs, il promit un miracle. Le légat du pape, complice de cette fourberie, s’était chargé d’ordonner et de surveiller la confection du bûcher. Fergan se mit à la besogne avec ardeur, afin de gagner ses deux deniers. Bientôt il remarqua qu’un étroit sentier traversait cet amoncellement de bois, d’une étendue de trente pieds carrés environ, mais qui, élevé de quatre à cinq pieds sur chacune de ses faces, allait toujours s’abaissant en talus, et finissait presque à rien de chaque côté du sentier qui le partageait en deux ; de sorte que, vers son milieu et sur une largeur de deux coudées environ, ce bûcher n’offrait au feu presque aucun aliment. Après une demi-heure de travail, Fergan dit au diacre : — Nous allons maintenant mettre partout de niveau ce tas de bois et combler cette coulée qui le traverse ?
— Non pas, non pas, — reprit le diacre, — votre travail est terminé de ce côté ; il faut maintenant planter la potence et établir la broche. Venez. — Fergan et ses compagnons, curieux de savoir la destination de cette potence et de cette broche, suivirent le prêtre. Un chariot, attelé de mules, venait d’apporter sur la place plusieurs poutres ; l’une d’elles, haute de quinze pieds environ, et à certains endroits garnie d’anneaux et de chaînes de fer, présentait vers son milieu une sorte de tablette d’appui. Les compagnons de Fergan, suivant les indications du diacre, dressèrent cette potence à l’un des angles du bûcher où le bois se trouvait surtout entassé ; d’autres travailleurs établissaient, non loin de là, deux X de fer destinés à supporter une barre de fer longue de huit pieds environ et fort aiguë.
— Oh ! oh ! quelle terrible broche ! — dit Fergan au prêtre en plaçant, non sans peine, la barre de fer sur les deux X. — Est-ce que l’on va faire rôtir ici un bœuf entier ? — Mais, au lieu de répondre au serf, le diacre prêta l’oreille du côté d’une des rues aboutissant à la place, fouilla prestement dans sa pochette, et dit à Fergan et aux autres hommes, en leur distribuant à chacun le salaire promis : — Votre besogne est achevée, ne restez pas ici, voici venir la procession.
Fergan et ses compagnons se retirèrent au milieu de la foule que le cordon de soldats repoussait loin du bûcher ; des chants d’église, d’abord lointains, mais de plus en plus rapprochés, se firent entendre, bientôt le religieux cortége déboucha sur la place. D’abord marchaient des moines, ensuite des clercs portant croix et bannières ; puis, au milieu d’un groupe de hauts dignitaires de l’Église, dont les mitres et les chapes d’or étincelaient au soleil levant, venait le prêtre marseillais, Pierre Barthelmy, pieds nus, et vêtu d’une chemise blanche ; il tenait triomphalement à la main la sainte et miraculeuse lance. Ce faiseur de miracles, grand coquin d’une physionomie à la fois béate, matoise et sournoise, précédait d’autres clercs portant des bannières ; puis, entre deux files de soldats, s’avançaient lentement Azénor-la-Pâle, vêtue d’une longue robe noire, les mains liées derrière le dos, assistée de deux moines, et reconnue coupable de l’abominable crime d’être née juive ; elle était convaincue de cette énormité, non-seulement par sa révélation faite à Wilhem IX dans un emportement de vindicative jalousie, mais encore par la lecture du parchemin qu’elle lui avait remis afin de dissiper ses doutes. Dans ce parchemin, écrit en langue hébraïque et remontant à plusieurs années, le père d’Azénor lui recommandait de mourir fidèle à la foi d’Israël. À quelques pas derrière la victime se traînait, par pénitence, sur ses genoux nus et déjà endoloris, Wilhem IX, duc d’Aquitaine, pâle, les cheveux en désordre et couverts de cendres. Sa figure, la veille encore hardie, railleuse, intelligente, avait une incroyable expression de terreur hébétée ; ses yeux égarés roulaient dans leur orbite rougie par les larmes. Vêtu d’un sac, les pieds nus et poudreux comme ses genoux, tenant un crucifix entre ses mains jointes, il s’écriait, de temps à autre, d’une voix lamentable, en se meurtrissant la poitrine à coups de poing : — Meâ culpâ ! meâ culpâ ! Seigneur Dieu ! ayez pitié de mon âme ; j’ai commis le péché de la chair avec une juive immonde, je suis damné sans votre miséricorde ! Ô Seigneur, Meâ culpâ ! meâ culpâ ! Le légat du pape et l’archevêque de Tyr, debout et splendidement vêtus, marchaient à côté du duc d’Aquitaine, lui disant de temps à autre, à haute voix, afin d’être entendus de l’assistance :
— Mon fils en Christ, espère en la miséricorde du Seigneur, mérite sa clémence par ton repentir ;
— Sois fidèle à ton vœu de chasteté, toi qui fus si débauché !
— Sois fidèle à ton vœu de pauvreté, toi qui fus si magnifique !
— Sois fidèle à ton vœu d’humilité, toi qui fus si glorieux, si superbe !
— Mais avant tout abandonne à l’Église tes richesses périssables, ses prêtres imploreront pour toi auprès de l’Éternel la rémission de tes souillures. — Ce disant, le légat et l’archevêque, l’un connu par ses mœurs infâmes, l’autre par sa cupidité effrénée, échangeaient à la dérobée un regard sardonique et triomphant, se montrant de l’œil ce hautain seigneur, cet impie, ce luxurieux endiablé, à ce point abruti par la stupide et féroce influence des superstitions de ces temps-ci au sujet des juifs, qu’il se croyait damnable, en punition de ses amours avec une fille d’Israël, lui qui comptait ses maîtresses par centaines, lui dont les sarcasmes avaient jusqu’alors tant de fois fait justice des fourberies effrontées des prêtres catholiques. Non, celui qui écrit ceci ne croirait pas à cette inconcevable insanité s’il n’en eût été témoin. Après ce singulier converti venaient quelques Sarrasins, faits prisonniers lors de la dernière attaque nocturne contre Marhala ; des soldats les conduisaient garrottés ; le roi des truands, son sénéchal, Trousse-Lard, et quelques-uns de leurs hommes avaient été joints, et pour cause, à cette escorte, par ordre de Bohemond, prince de Tarente, chef de l’armée, qui fermait le cortége en compagnie d’un grand nombre de seigneurs croisés. Cette lugubre procession fit le tour de la place au milieu d’une foule de plus en plus grossissante, et vint se ranger devant le bûcher où étaient préparées la potence et la broche. — Le miracle de la lance ! — s’écria la foule impatiente de voir Barthelmy traverser en chemise et sans brûlure un bûcher enflammé, — le miracle de la lance !
— Hélas ! — murmurait piteusement Wilhem IX en redoublant les coups de poing dont il se meurtrissait la poitrine, — hélas ! je suis un si grand pécheur, que peut-être l’Éternel ne daignera pas, devant moi, manifester sa toute-puissance par un prodige !
— Rassure-toi, mon fils, — répondit le légat du pape, certain du succès de sa ruse ; — l’Éternel va au contraire se manifester pour corroborer ta foi, puisque la grâce t’a touché ; car, hier encore, tu doutais du miracle.
— Hier, mon père, j’étais un immonde criminel, un scélérat infâme, un misérable aveugle ; mais aujourd’hui mes yeux se sont ouverts, et je vois les flammes éternelles qui m’attendent. Ayez pitié de moi, Seigneur Dieu, ayez pitié de moi ! Meâ culpâ ! meâ culpâ !
— Abandonne tous tes biens à l’Église, reste pauvre comme Job, et l’Église s’entremettra pour ton salut, — répondit le légat du pape en donnant le signal de mettre le feu au bûcher sous le vent d’est, qui, soufflant vivement, chassa rapidement la flamme du côté de l’ouest. Fergan pénétra facilement cette nouvelle jonglerie de l’Église. Pierre Barthelmy, traversant presque sans danger le sentier caché par l’élévation des flammes allumées sur les quatre faces du bûcher, devait, aux yeux de la foule crédule et éloignée du théâtre du miracle, paraître traverser un lac de feu. Il en fut ainsi ; le serf vit, à travers un nuage d’épaisse fumée qui augmentait l’illusion, Pierre Barthelmy, semblant marcher dans la flamme jusqu’au ventre, parcourir à toutes jambes la largeur du bûcher, dont il sortit en brandissant sa lance. La foule, aveugle et fanatique, ne demandait qu’à croire à un miracle ; elle y crut, et, battant des mains et trépignant, elle hurla : — Miracle !… miracle !… — Fergan, révolté de l’impudence de ce coquin, qui si effrontément abusait de la crédulité de ces pauvres gens, trouva juste de lui donner une cuisante leçon ; aussi Fergan hurla miracle ! battit des mains, trépigna plus fort que personne, et, feignant de céder à un religieux enthousiasme, il s’écria : — Pierre Barthelmy est un saint ! il faut faire de lui des reliques… ceux qui pourront posséder la moindre parcelle de son bienheureux corps seront délivrés de tous maux ! — La foule accueillit avec frénésie la proposition de Fergan ; la ligne de soldats, qui contenait la multitude assez loin des abords du bûcher, fut rompue, et les plus exaltés de ces fanatiques s’élancèrent sur Pierre Barthelmy au moment où, laissant le bûcher à quelques pas derrière lui, il s’écriait, essoufflé, en brandissant la sainte lance : — J’ai accompli ce grand miracle avec l’aide de Dieu et de ses saints, saint Pierre et saint André, mes patrons ! — À peine achevait-il ces mots que nos forcenés catholiques, dans leur rage de posséder quelque parcelle du bienheureux corps de Barthelmy, se ruèrent sur lui, et il se passa une scène fort étrange, ainsi racontée par Baudry, archevêque de Dôle, témoin oculaire des faits (dans son Histoire de la prise de Jérusalem), manuscrit que Fergan eut plus tard sous les yeux. — « …lorsque Pierre Barthelmy sortit du bûcher avec sa sainte lance, la multitude se jeta sur lui et le foula aux pieds, parce que chacun voulait le toucher et prendre quelque morceau de sa chemise ; on lui fit plusieurs blessures aux jambes ; on lui coupa des morceaux de chair ; on lui enfonça les côtes ; on lui brisa l’épine du dos ; il aurait expiré, à ce que nous croyons, si Raymond, seigneur de Pelet, illustre chevalier, réunissant une foule de soldats, ne se fût précipité au milieu de la foule en désordre, et n’eût, au péril de sa vie, sauvé Pierre Barthelmy[2]. »
Après cette rude leçon donnée à ce fourbe, Fergan se rapprocha du groupe de soldats qui transportaient, dans une maison voisine, le faiseur de miracles roué de coups. — Les brutes maudites !… les sauvages animaux ! — murmurait, d’une voix pantelante, le propriétaire de la sainte lance. — A-t-on jamais vu plus endiablés scélérats ?… Vouloir faire de moi des reliques !…
— C’est la juste punition de l’aveugle hébétement où vous plongez ces malheureux par un calcul infâme, vous autres prêtres catholiques, — dit Fergan en se penchant vers Barthelmy. — Le Marseillais se retourna furieux ; mais le serf disparut dans la foule et revint du côté du bûcher ; alors en plein embrasement. À l’un de ses angles, enchaînée à la poutre, apparaissait Azenor ; ses pieds reposaient sur la tablette d’appui, que les flammes commençaient d’atteindre. À quelques pas de la victime, le duc d’Aquitaine, agenouillé parmi les prêtres, répétant leurs chants de mort, s’écriait de temps à autre, en sanglotant : — Seigneur ! Seigneur ! absolvez-moi de ma souillure ! que mon repentir et le juste supplice de cette juive immonde me méritent votre grâce !
— Ô Wilhem ! — s’écria la condamnée d’une voix encore ferme et vibrante, — je sens déjà l’ardeur des flammes ; elles vont réduire mon corps en cendres ! Va ! ces flammes sont moins dévorantes que celles de la jalousie ! Hier, poussée à bout, sachant ta superstitieuse horreur des filles d’Israël, j’ai, par ma révélation, assuré ma vengeance et ma délivrance ; quelques instants de supplice vont me débarrasser de la vie, et ta crédule stupidité me venge ; oui, car à cette heure te voilà, toi, le brillant duc d’Aquitaine, te voilà le jouet et la dupe de ces prêtres qui se rient de ton imbécile épouvante !
— Tais-toi, infâme ! — s’écria le légat du pape ; — tais-toi, bête immonde ! les flammes dont tu es entourée ne sont rien auprès du feu éternel où tu vas aller brûler jusqu’à la fin des siècles. Malédiction ! extermination sur ton exécrable race, qui a mis en croix le sauveur du monde ! Tous les infidèles, tous les hérétiques, doivent, comme toi, périr par le feu !
— Oui, oui, malédiction sur les juifs ! mort aux juifs ! — hurlèrent les pauvres gens de cette foule dans leur fanatisme non moins sauvage que celui de Wilhem IX. Soudain des cris déchirants dominèrent ces clameurs ; Azenor-la-Pâle, malgré son courage, se tordait de douleur sous ses chaînes, en sentant l’atteinte du feu qui, commençant à lui brûler les jambes, venait d’enflammer sa robe et ses longs cheveux. Bientôt le madrier où elle était enchaînée, prenant feu par le pied, vacilla, tomba dans la fournaise et y disparut avec la victime au milieu d’un nuage de flammes et d’étincelles. Le duc d’Aquitaine, embrassant alors les genoux d’Antonelli, légat du pape, s’écria d’une voix gémissante entrecoupée de sanglots : — Ô mon père en Christ, afin de mériter la miséricorde divine, je jure et fais le vœu d’abandonner tous mes biens à notre sainte Église catholique, apostolique et romaine ! je fais vœu de suivre la croisade pieds nus et vêtu d’un sac ! je fais vœu de m’ensevelir pour ma vie au fond d’un cloître à mon retour en Gaule, je fais vœu de mourir dans les austérités de la pénitence, espérant jusqu’à la fin la rémission de mon abominable souillure !
— Au nom du Tout-Puissant et de ton salut éternel, je prends acte de tes vœux, Wilhem IX, duc d’Aquitaine ! — reprit le légat du pape d’une voix éclatante et solennelle. — L’observance de ces vœux peut seule te mériter un jour la miséricorde céleste, grâce à l’intercession de l’Église. — Le duc d’Aquitaine, courbé aux pieds du légat, le front dans la poussière, réitérait ses protestations, ses lamentations, lorsque le roi des truands, sortant de l’escorte de soldats qui entouraient les prisonniers sarrasins, s’approcha d’Antonelli et lui dit : — Saint père en Dieu, je suis venu ici avec mon sénéchal et quelques-uns de mes sujets afin de mettre, m’a-t-on dit, un certain homme à la broche et nous en régaler. Je connais cette rôtisserie ; pour être mangeable, un homme doit rester longtemps en broche : cela ne se cuit point, vois-tu, comme un chapon… Le bûcher ne flambe plus, le voici en brasier ; il faut profiter du moment.
— Ceci regarde Bohemond, prince de Tarente, — répondit le légat au roi des truands, en lui indiquant du geste un groupe de seigneurs croisés qui venaient d’assister au miracle de Pierre Barthelmy et au supplice d’Azenor-la-Pâle. Antonelli resta près de son nouveau pénitent, Wilhem IX, tandis que le roi des truands se dirigea vers les seigneurs croisés ; le prince de Tarente ayant dit quelques mots à l’un de ses officiers, celui-ci vint au devant de Corentin et lui parla tout bas en l’emmenant du côté où la broche gigantesque avait été disposée sur des X de fer. Le prince de Tarente se rapprochant alors de l’escorte qui entourait les prisonniers fit un signe : elle ouvrit ses rangs, et cinq Sarrasins garrottés se trouvèrent en face de Bohemond et des autres croisés. Parmi les prisonniers, deux, le père et le fils, étaient surtout remarquables, l’un par sa figure noble et calme, encadrée d’une longue barbe blanche ; l’autre par la fière et juvénile beauté de ses traits. Le vieillard, blessé à la tête et au bras pendant l’attaque nocturne, avait déchiré quelques morceaux de son long manteau de laine blanche pour bander ses blessures et celle de son fils ; leurs superbes écharpes de laine de Tyr, leurs cafetans de soie brodés d’or, quoique souillés de sang, de poussière, et mis presque en lambeaux pendant le combat, annonçaient le rang de ces deux chefs. Grâce à un prêtre arménien qui leur servit d’interprète, ils eurent l’entretien suivant avec le prince de Tarente qui, s’adressant au vieillard, lui fit dire : — Tu étais le chef de ces chiens d’infidèles qui, cette nuit, ont tenté de surprendre la ville de Marhala ?
— Oui, Nazaréen ; toi et les tiens vous êtes venus apporter la guerre en notre pays, nous nous défendons.
— Par la croix de mon épée ! vil mécréant, oses-tu douter des droits des soldats du Christ sur la Terre-Sainte ?
— Écoute, Nazaréen : de même que j’ai hérité du cheval et de la tente noire de mon père, la Syrie nous appartient, à nous les fils de ceux qui l’ont conquise sur les Grecs ; notre conquête n’a pas été impitoyable comme la vôtre. Non, lorsque Abubeker-Alwakel, successeur du prophète, a envoyé Yzed-Bèn-Sophian conquérir la Syrie, il lui a dit : — « Toi et tes guerriers, conduisez-vous en hommes dans le combat, mais ne tuez ni les vieillards, ni les infirmes, ni les enfants, ni les femmes ; ne détruisez ni les arbres à fruits ni les moissons, car Allah en fait présent aux hommes. Si vous trouvez des ermites chrétiens dans leurs solitudes, servant Dieu en travaillant de leurs mains, ne leur faites aucun mal ; quant aux prêtres grecs qui, sans soulever les nations contre les nations, honorent Dieu sincèrement dans la foi de Jésus, fils de Marie, nous devons être pour eux un bouclier protecteur, car, sans regarder Jésus comme un dieu, nous le vénérons comme un grand sage, fondateur de la religion chrétienne ; mais nous abhorrons la doctrine que les prêtres ont tirée de la morale si pure du fils de Marie. »
Ces dignes paroles du vieil émir sarrasin, de tout point conformes à la vérité des faits et qui contrastaient si noblement avec les épouvantables brigandages et les cruautés des soldats de la croix, ces dignes paroles exaspérèrent Bohemond, prince de Tarente : — J’en jure par le Christ, Dieu mort et ressuscité ! — s’écria-t-il, — tu vas payer l’audace de tes paroles sacriléges !
— Soyez fidèles à votre foi, même au péril de vos jours, a dit le prophète, — reprit tranquillement le vieux Sarrasin. — Je suis en ton pouvoir, Nazaréen ; tes menaces ne m’empêcheront pas de dire la vérité.
— La vérité, — s’écria le fils de l’émir, — c’est que vous autres Franks, conduits par vos prêtres, vous avez envahi notre pays, ravageant les champs, massacrant nos femmes et nos enfants, profanant les cadavres !
— Silence ! mon fils, — reprit l’émir d’une voix grave ; — Mahomet l’a dit : — La force de l’homme juste est dans le calme de sa raison et dans la justice de sa cause. — Le jeune homme se tut, et son père ajouta, s’adressant au prince de Tarente : — Je t’ai dit la vérité ; je te plains si tu l’ignores ou si tu la nies. Notre peuple, séparé du tien par l’immensité des mers et des terres lointaines, ne pouvait nuire à ta nation ; nous respections les ermites et les prêtres chrétiens ; leurs monastères s’élevaient au milieu des plaines fertiles de la Syrie, leurs basiliques brillaient dans nos villes à côté de nos mosquées ; et au nom d’Abraham, notre père à tous, musulmans, juifs ou chrétiens, nous accueillions en frères vos pèlerins qui venaient adorer à Jérusalem le sépulcre de Jésus, ce sage des sages. Les chrétiens exerçaient en paix leur religion, car Allah, Dieu du prophète, a dit par la bouche de Mahomet, prophète de Dieu : — Ne faites violence à personne pour sa foi. — Mais notre mansuétude a enhardi vos prêtres, ils ont excité contre nous les chrétiens, ils ont outragé notre croyance, prétendant que la leur seule était vraie, et que Satan seul inspirait nos prières. Longtemps nous sommes restés patients ; mille fois supérieurs en nombre aux chrétiens, nous aurions pu les exterminer : nous nous sommes bornés à emprisonner, selon notre loi, ceux de vos prêtres qui nous outrageaient et semaient la discorde dans le pays ; alors vous êtes venus d’outre-mer par milliers, vous avez envahi notre pays, vous avez déchaîné sur nous les maux les plus affreux ; nos prêtres vénérés ont prêché la guerre sainte, nous nous sommes défendus, nous nous défendrons encore. Dieu protége ses croyants !
Le calme du vieil émir exaspéra les croisés ; il eût été mis en pièces, ainsi que son fils et ses compagnons, sans l’intervention de Bohemond, qui apaisa les seigneurs du geste et de la voix ; puis s’adressant au Sarrasin par l’intermédiaire de l’interprète : — Tu mériterais cent fois la mort, mais je te fais grâce !
— Je dirai aux miens ta générosité.
— Soit ! mais tu leur diras aussi ceci ; écoute bien : Le prince gouverneur de la ville et les seigneurs ont arrêté aujourd’hui dans leur conseil que tous les Sarrasins qui seront pris désormais seront tués et rôtis afin de faire viande de leur propre corps tant aux seigneurs qu’à toute l’armée[3]. Et pour te prouver la réalité de mes paroles, on va mettre ton fils en broche ; des hommes de bon appétit vont s’en régaler sous tes yeux. Ce festin terminé, toi et les tiens, vous serez libres et irez annoncer aux chiens d’infidèles de ta race le sort qui les attend !
Le prince de Tarente en parlant et agissant comme un cannibale suivait l’inspiration d’une politique atroce ; il savait l’horreur que ces repas de chair humaine inspiraient aux mahométans, qui professaient pour les morts un culte religieux. Aussi Bohemond espérait-il jeter parmi les Sarrasins une telle épouvante qu’elle paralyserait leur résistance acharnée et qu’ils n’oseraient plus combattre de peur de tomber morts ou vivants entre les mains des soldats du Christ et d’être dévorés par eux.
Oui, fils de Joël, celui qui écrit ceci a entendu de ses oreilles les paroles du prince de Tarente, paroles orthodoxes puisque Baudry, l’archevêque de Dôle, avait dit : — qu’il n’était pas imputé à crime de manger des Sarrasins, parce que c’était guerroyer contre avec les dents. — Oui, fils de Joel, celui qui écrit ceci a vu de ses yeux le roi des truands et ses hommes, obéissant aux ordres du prince de Tarente, s’emparer du fils de l’émir, et, tandis que des soldats contenaient les autres prisonniers pour les forcer d’assister à cet effroyable spectacle, le jeune Sarrasin fut égorgé, vidé, mis à la broche et rôti devant le brasier du bûcher qui venait d’être le théâtre du miracle de Pierre Barthelmy et du supplice d’Azenor la juive ; oui, Fergan a vu de ses yeux cette monstruosité, oui, et cela en présence des seigneurs croisés, du légat du pape et du clergé ; le fils de l’émir fut grillé, puis dévoré jusqu’aux os par les truands de Corentin-nargue-Gibet, assistés d’autres misérables poussés, par une forfanterie féroce, à prendre part à ce festin d’anthropophages ; après quoi le père de la victime et ses compagnons, délivrés de leurs liens, furent laissés libres… De cette liberté, le vieux Sarrasin ne profita pas : il tomba mort de douleur et d’épouvante avant la fin du supplice de son fils ; l’un des Sarrasins devint soudainement fou de terreur, et les deux autres s’enfuirent éperdus de cette ville maudite, au moment où des messagers de Godefroy, duc de Bouillon et de Basse-Lorraine, venaient avertir Bohemond qu’il eût à partir sur l’heure avec son armée pour rejoindre sous les murs de Jérusalem les troupes de Godefroid, qui s’apprêtaient à commencer le siége de la ville éternelle. Aussitôt les clairons sonnèrent dans la ville de Marhala, les cohortes se formèrent, et l’armée du prince de Tarente ayant laissé garnison dans la cité sarrasine, se mit en marche pour Jérusalem en chantant ce refrain de la croisade, répété en chœur par la multitude qui suivait l’armée :
« — Jérusalem ! Jérusalem ! — ville des merveilles, — ville heureuse entre toutes, — tu es l’objet des vœux des anges, — et tu fais leur bonheur ! — Le bois de la croix — est notre étendard ; — Suivons ce drapeau — qui marche en avant, — guidé par le Saint-Esprit ! — Dieu le veut ! — Dieu le veut ! — Dieu le veut ! »
Moi, Fergan, j’avais quitté Marhala avec ma femme et mon fils, habillés à neuf, grâce à l’or trouvé par moi dans le désert. Un âne portait nos provisions, une outre pleine d’eau et un sac de dattes ; je m’étais armé, afin de pouvoir nous défendre contre les maraudeurs. Quitter l’armée des croisés en ce moment aurait été folie ; j’espérais qu’après la prise de Jérusalem un assez grand nombre de croisés retourneraient en Europe en s’embarquant à Tripoli sur les vaisseaux génois ou vénitiens ; qu’au moyen de notre petit trésor je pourrais payer notre passage jusqu’à Gênes ou Venise, et de là, traversant une partie de l’Italie, revenir en Gaule et nous rendre à Laon, en Picardie, où sans doute devait habiter encore Gildas, frère aîné de Bezenecq-le-Riche, comme nous descendant de Joel. J’éprouvais un vif désir de voir Jérusalem, cette ville où, plus de mille ans auparavant, notre aïeule Geneviève avait assisté au supplice du charpentier de Nazareth, ce pauvre artisan, ce doux et grand sage, l’ami des captifs, des pauvres et des affligés, l’ennemi des prêtres hypocrites, des riches et des puissants du jour. Jehanne et Colombaïk montaient tour à tour sur notre âne lorsqu’ils étaient fatigués ; j’éprouvais un grand bonheur à voir, pour la première fois de ma vie, ma femme et mon enfant proprement vêtus et reprendre peu à peu leurs forces, naguère épuisées par tant de fatigues et de privations. Nous suivions l’armée ; en tête marchaient des chevaliers portant la bannière de saint Pierre, le disciple de Jésus ; Pierre, le premier des papes de Rome ; Pierre, ce lâche renégat, qui, par peur pour sa peau, renia son jeune maître, de même que l’Église catholique et romaine renie, outrage chaque jour l’évangélique morale de Jésus ; Pierre, ce misérable apostat qui a prononcé ces mots : Esclaves, soyez soumis en toute crainte à vos maîtres ! paroles exécrables devenues l’une des maximes fondamentales de l’Église catholique, qui, au nom de ce blasphème, et sous la menace du feu éternel, tient depuis six siècles et plus, sous le joug sanglant de la conquête, le peuple des Gaules, si vaillant jadis ! Après la bannière de cet infâme Pierre, dont les prêtres ont naturellement fait un saint, venaient, sous le commandement des seigneurs, leurs hommes d’armes, portant la bannière de chaque seigneurie, où étaient brodées des armoiries ou des mots servant de cri de guerre, tels que : Au Christ victorieux ! Au règne de Jésus ! Ce dernier cri se lisait sur l’étendard du prince de Tarente. Oui, ce pieux catholique, qui faisait rôtir un fils sous les yeux de son père, afin d’offrir aux truands ce repas de cannibale, avait pour cri de guerre : Au règne de Jésus ! Ensuite s’avançait le légat du pape, accompagné du clergé ; les bagages venaient ensuite, ainsi que d’autres troupes de guerriers à cheval et à pied ; enfin la multitude d’hommes, de femmes, d’enfants déguenillés qui suivaient l’armée. Nous cheminions avec ceux-là : désireux de ménager notre petit pécule, je m’employais, quand je le pouvais, soit à soigner les mules ou à conduire les chariots, recevant en échange de ces services quelques deniers et la nourriture. Le trajet de Marhala jusqu’aux environs de Jérusalem fut pénible ; grand nombre de pauvres gens restèrent en route, moururent de soif ou de fatigue, furent la proie des hyènes, des vautours, et leurs os blanchis tracèrent, ainsi que ceux de tant d’autres victimes de cet infernale croisade, la route de Jérusalem. À une demi-journée de marche de cette ville je faillis perdre mon fils ; renversé par un cheval, il eut la jambe brisée en deux endroits. Il souffrait de vives douleurs : il me fallut renoncer à le transporter sur notre âne. Nous étions, ainsi que la multitude, à l’arrière-garde de l’armée ; nos compagnons de voyage continuèrent leur marche ; nous restâmes seuls ; le sol était, en cet endroit, aride, montueux ; les souffrances de mon fils devenaient intolérables. Dans l’espoir d’apercevoir au loin quelque habitation, je montai sur un palmier ; je découvris, à une assez grande distance, au pied d’une colline, et enfouies au milieu d’un bouquet de dattiers, quelques maisons agrestes. Connaissant la douceur naturelle du peuple sarrasin, que la férocité des croisés poussait seule à une résistance désespérée, sachant surtout avec quel religieux respect cette nation exerce les devoirs de l’hospitalité, je me décidai à transporter mon fils, avec l’aide de Jehanne, dans l’une de ces demeures et d’y demander du secours, craignant d’être attaqué par les traînards, les maraudeurs et les truands, qui, venant à quelque distance, nous auraient égorgés pour nous dépouiller de nos vêtements. Les habitants de ce petit village s’étaient, à l’approche de l’armée, enfuis, moins un Arabe et sa femme. Tous deux, accablés de vieillesse, assis au seuil de leur logis, tenant leurs chapelets entre leurs mains, priaient, calmes, recueillis, attendant la mort, persuadés que quelques soldats du Christ viendraient piller et ravager leur maison ; il n’en fut rien ; pour s’arrêter en route, les soldats du Christ avaient trop hâte d’arriver à Jérusalem, la ville des anges et des merveilles, dont ils n’étaient plus qu’à quelques heures de marche, et où ils comptaient faire un riche butin. Le vieux Sarrasin et sa compagne, nous voyant, Jehanne et moi, nous avancer vers eux, portant dans nos bras notre enfant, qui jetait des cris plaintifs, reconnurent qu’ils n’avaient pas à redouter en nous des ennemis ; ils vinrent à notre rencontre avec empressement ; ignorant notre langue, comme nous ignorions la leur, ils échangèrent entre eux quelques mots, en se montrant mon fils d’un air apitoyé ; puis, pendant que sa compagne se dirigeait vers un petit jardin, le vieillard nous fit signe de le suivre dans l’intérieur de sa maison. Elle était, selon la coutume du pays, blanchie à la chaux surmontée d’une terrasse, et n’avait d’autre ouverture qu’une porte étroite ; deux nattes servaient de lit ; après nous avoir fait signe d’étendre mon fils sur l’une d’elles, puis de mettre sa jambe à nu, notre hôte, qui possédait quelques connaissances chirurgicales, examina longtemps et toucha la jambe de Colombaïk, et sortit.
— Ah ! Fergan ! — me dit Jehanne agenouillée, — avec quelle sollicitude ce Sarrasin et sa femme regardaient notre enfant ! Nous sommes cependant pour eux des inconnus, des ennemis ! Les croisés, que nous suivons, ravagent leur pays, les massacrent, les font périr dans les supplices ! Et cependant vois avec quelle bonté ces dignes gens nous accueillent.
— C’est qu’aussi les prêtres mahométans, tout en prêchant l’amour sacré du pays, la résistance à l’oppression étrangère, prêchent les saintes lois de l’humanité envers toute créature de Dieu, quelle que soit sa foi ; les prêtres catholiques, au contraire, Jehanne, ordonnent et pratiquent l’extermination de ceux qui ne partagent pas leurs croyances !
Notre hôte revint avec sa femme ; elle portait un vase rempli d’eau, quelques grandes feuilles de palmier fraîchement coupées, ainsi que plusieurs herbes qu’elle venait de broyer entre deux pierres ; le Sarrasin tenait plusieurs baguettes de la longueur de la jambe de Colombaïk et une longue bande d’étoffe, à l’aide de laquelle il assujettit fortement les baguettes autour de la jambe brisée de mon fils, après l’avoir couverte des herbes broyées ; ce bandage posé, la vieille Arabe l’arrosa d’eau fraîche et le recouvrit des feuilles de palmier. Notre enfant se trouva soulagé comme par enchantement. Pleins de reconnaissance, et incapables de l’exprimer dans une langue qui n’était pas la nôtre, nous avons, Jehanne et moi, baisé les mains de notre hôte ; une larme a roulé sur sa barbe blanche, et, d’un air grave, il nous a montré le ciel pour exprimer sans doute — que c’était Dieu qu’il fallait remercier. — Ensuite, il est allé prendre notre âne, resté au dehors, et l’a conduit à l’étable. La vieille Arabe nous apporta du miel, des dattes fraîches, du lait de brebis et une galette de farine d’orge. Jehanne et moi nous étions profondément touchés de cette généreuse hospitalité ; la douleur de notre enfant s’amoindrissait à chaque instant ; le vieillard nous fit comprendre, par un geste significatif, en ouvrant et fermant par trois fois les dix doigts de sa main et nous montrant mon fils étendu sur la natte, qu’il devrait rester pendant trente jours sans se lever, afin sans doute que les os de sa jambe brisée pussent se ressouder et se consolider. Grâce à la solitude où était enfouie cette maison, le temps nécessaire à la guérison de notre enfant s’écoula paisiblement ; ce furent les jours les plus heureux que nous eussions jusqu’alors connus. Le vieil Arabe, après avoir exercé envers nous l’hospitalité sans nous connaître, et au seul nom de l’humanité, s’attacha beaucoup à nous, touché de notre reconnaissance, que nous manifestions de notre mieux, et de la tendre affection qui nous unissait, ma femme et moi ; un jour il me prit par la main, me conduisit sur une hauteur escarpée d’où l’on découvrait au loin l’horizon, qu’il me désigna en me faisant un signe de tête négatif ; puis il me montra, au pied de la colline, cette tranquille demeure où nous vivions depuis près d’un mois ; je compris qu’il m’engageait à rester dans cette retraite ; je le regardais avec surprise : il mit une main sur sa poitrine, ferma les yeux en secouant mélancoliquement la tête, et il me montra la terre, voulant me dire qu’il était très-vieux, qu’il mourrait bientôt, ainsi que sa compagne, et que, si nous le voulions, leur maison, leur jardin et leur petit champ nous appartiendraient…
Ô Joel, notre aïeul ! je n’étais qu’un pauvre serf conduit à la croisade par la nécessité d’échapper, ainsi que ma femme et mon fils, aux vengeances de mon seigneur et aux horreurs du servage ; pourtant, dans ce moment suprême et pour obéir à tes dernières volontés, ô Joel ! j’ai accompli un sacrifice devant lequel eussent reculé peut-être des gens plus heureux que moi ! Je pouvais accepter l’offre du vieillard, finir mes jours libre, heureux, dans cette solitude, entre ma femme et mon fils ; mais j’étais dépositaire d’une partie des légendes et des reliques de notre famille ; je savais que Gildas, frère de Bezenecq-le-Riche, possédait les chroniques de notre race qui remontaient jusqu’à l’invasion de la Gaule par César, et moi je possédais les écrits de nos aïeux : Eidiol, le nautonnier parisien et Yvon-le-Forestier. Peut-être un jour je pourrais joindre à ces chroniques le récit de mes souffrances et de celles des miens durant la terrible oppression féodale, et raconter aussi ce dont nous avons été témoins pendant cette croisade, l’un des crimes les plus monstrueux de l’Église catholique ! Ces récits, ajoutés à l’histoire de notre famille à travers les âges, augmenteraient peut-être l’horreur de nos descendants pour les prêtres de Rome et leurs éternels complices, les rois et seigneurs héritiers de la conquête franque. J’ai donc regardé comme un devoir sacré l’obligation de tout tenter pour retourner en Gaule, afin de me rendre dans la cité de Laon, auprès de notre parent Gildas-le-Tanneur. Ce n’est pas tout : depuis notre arrivée en Syrie, j’avais souvent entendu raconter par de nouveaux arrivants que, poussées à bout par les atrocités féodales, les populations de plusieurs grandes villes, plus éclairées, plus hardies que la pauvre plèbe rustique, commençaient à s’agiter ; un grand nombre de seigneurs croisés, tombant dans le piége tendu par l’Église à leur cupidité, à leur ambition et à leur hébêtement crédule, avaient cédé à vil prix leurs domaines et leurs droits aux évêques et aux abbés. Ceux-ci, plus fourbes et aussi despotes que les seigneurs, mais moins habitués qu’eux à la bataille, n’inspiraient pas autant de terreur par leurs armes ; l’on parlait de l’insurrection de plusieurs grandes cités de la Gaule contre les évêques et les abbés, maîtres de ces villes. Peut-être ces révoltes des bourgeoisies amèneraient-elles les révoltes des serfs des campagnes ; et alors, qui sait si le soulèvement devenant général contre l’Église, les seigneurs et la royauté, il ne luirait pas enfin ce beau jour prédit par Victoria-la-Grande ? où la Gaule redevenue libre foulerait d’un pied vainqueur la couronne des rois et la tiare des papes ? — Oh ! fils de Joel, qu’il soit prochain ou éloigné ce jour de délivrance, — me disais-je, — je regarderais comme un crime de ne pas tout tenter afin de me trouver en Gaule à l’heure de la révolte et de l’affranchissement ! — J’ai donc, après une pénible hésitation, je l’avoue, refusé l’offre du vieil Arabe.
Le 15 juillet de l’année 1099 (je n’oublierai jamais cette date funèbre), vers le milieu du jour, Colombaïk, appuyé sur sa mère et sur moi, essayait ses forces ; pour la première fois, depuis trente-deux jours, il quittait sa couche, nos hôtes suivaient des yeux avec une tendre sollicitude les mouvements de mon fils ; soudain nous entendons le galop d’un cheval descendant rapidement le versant de la colline qui dominait notre demeure. Le vieux Sarrasin échange quelques paroles avec sa femme, ils sortent précipitamment, et au bout de quelques instants rentrent accompagnés d’un autre musulman à barbe grise et couvert de poussière ; ses traits pâles, bouleversés, exprimaient l’épouvante et le désespoir. D’une voix saccadée, haletante, il s’adressait à nos hôtes ; des linges ensanglantés serrés autour de son bras et de sa cuisse témoignaient de deux blessures récentes. Plusieurs fois, dans l’animation de ses paroles, il répéta le nom de Jérusalem, seul mot que j’entendisse de son langage ; à mesure qu’il parlait, l’effroi, l’indignation, l’horreur, se peignaient sur les traits du vieux Sarrasin et de sa femme, bientôt leurs figures vénérables se couvrant de larmes, ils tombèrent agenouillés en gémissant et levant leurs mains vers le ciel. À ce moment, l’étranger qui, dans sa préoccupation, ne nous avait pas aperçus, nous reconnut à nos vêtements pour des chrétiens, poussa un cri de rage et tira son cimeterre ; mais notre hôte, se relevant, courut à lui, et après quelques mots prononcés d’un ton de reproche amical, le Sarrasin parut regretter son emportement, remit son sabre au fourreau, et échangea quelques paroles avec nos hôtes ; ceux-ci semblaient conjurer cet étranger de rester chez eux ; mais il secoua la tête, pressa leurs mains dans les siennes, sortit, s’élança sur son cheval baigné de sueur, invoqua d’un geste la vengeance du ciel, gravit au galop la pente de la colline et disparut à nos yeux. Cet ami de nos hôtes venait de les instruire de la prise de Jérusalem par les croisés ; le récit des massacres, du pillage, des atrocités sans nom dont les soldats du Christ avaient souillé, déshonoré leur victoire, causaient la consternation du vieil Arabe et de sa compagne ; voulant m’assurer de la réalité, je leur dis d’un ton à la fois triste et interrogatif : Jérusalem ? mais au lieu de me répondre, ils s’éloignèrent brusquement de moi comme s’ils m’eussent enveloppé dans l’horreur que leur inspiraient les croisés. J’échangeais un triste regard avec Jehanne lorsque notre hôte, regrettant sans doute son premier mouvement, revint près de nous, se pencha vers mon fils ; recouché par nous sur sa natte, et le baisa au front. Je compris la délicatesse de ce sentiment, j’en fus ému jusqu’aux larmes… ce vieux Sarrasin me croyait l’un des soldats de cette croisade féroce, impie, et il déposait un baiser de pardon, d’oubli, sur le front innocent de notre enfant ; puis le vieillard sortit avec sa femme.
— Jérusalem est tombée au pouvoir des croisés, — ai-je dit à Jehanne ; — en quelques heures je puis me rendre dans cette ville, j’y veux aller, il n’y a rien à craindre pour moi, attends-moi ici, demain à l’aube je serai de retour.
La douce Jehanne, quoique inquiète de mon départ, ne tenta pas de me retenir ; après l’avoir embrassée, je lui confiai notre petit trésor, la ceinture contenant nos parchemins et nos reliques de famille et je partis pour Jérusalem. À peine arrivé sur la route qui passait à une assez grande distance de notre retraite, je rencontrai une troupe de pèlerins ; ils se hâtaient de se rendre dans la ville sainte, dont nous aperçûmes au loin, après quatre heures de marche, les dômes, les tours, les minarets et les remparts. Cette vaste cité formait un carré long d’une lieue d’étendue ; cette enceinte, dominée au couchant par la haute montagne de Sion, contenait les quatre collines rocheuses sur lesquelles Jérusalem est bâtie en amphithéâtre. À l’orient la colline de Moriah, où s’élevait la mosquée d’Omar, bâtie sur l’emplacement de l’antique temple de Salomon ; du midi à l’orient s’étendait la colline d’Acra ; au nord celle de Bezetha ; et à l’occident le Golgotha, ce Mont-Calvaire où avait été mis en croix le jeune homme de Nazareth sous les yeux de notre aïeule Geneviève. Au sommet du Calvaire s’élevait l’église de la Résurrection, bâtie sur les lieux mêmes du supplice de Jésus, église splendide jusqu’alors religieusement respectée, ainsi que ses trésors, par les Sarrasins, malgré la guerre atroce des croisés. Dans cette église se trouvait le sépulcre du Christ, prétexte absurde de cette effroyable guerre. Tel était l’aspect lointain de Jérusalem ; à mesure que j’en approchais, je voyais plus distinctement au delà de l’enceinte des murailles ses amphithéâtres de maisons blanches, carrées, surmontées de terrasses et, çà et là, se découpant sur l’azur foncé du ciel, les dômes de ses mosquées, les tours des basiliques chrétiennes et quelques verts bouquets de palmiers. Aux environs de la ville l’on n’apercevait pas un arbre ; le sol rougeâtre, pierreux, tourmenté, renvoyait la chaleur torride du soleil, qui allait bientôt disparaître à l’horizon. Aux abords du camp, dont les tentes se dressaient à peu de distance des murailles, je vis un grand nombre de croisés morts ou mourants des blessures reçues lors d’une sortie des assiégés ; les survivants poussaient des gémissements lamentables, appelant du secours, mais en vain ; tous les hommes, non-seulement valides, mais ceux-là même à qui leurs blessures permettaient de marcher, s’étaient, après la prise de Jérusalem, précipités dans la ville, afin de prendre part au pillage. Le camp abandonné ne contenait que des morts, des mourants, des chevaux et des bêtes de somme ; à mesure que je m’approchais de la ville, dont les portes avaient été enfoncées après le siége, j’entendais un bruit confus formidable ; effrayant mélange de cris d’épouvante et de rage, de supplications désespérées, çà et là dominés par ces clameurs frénétiques : — Dieu le veut ! Dieu le veut ! — Après avoir chancelé, trébuché sur des milliers de cadavres amoncelés aux abords de la porte de Bezetha, j’arrivai à l’entrée d’une longue rue aboutissant à une vaste place au milieu de laquelle s’élevait la merveilleuse mosquée d’Omar, bâtie sur l’emplacement de l’ancien temple de Salomon.
Mes souvenirs ne me trompent pas, non, voilà ce que j’ai vu. Oh ! à ces souvenirs, fils de Joel, j’éprouve une sorte de vertige, il me semble que, penché au-dessus d’un fleuve de sang rouge et fumant encore, entraînant dans son cours des milliers de cadavres mutilés, de têtes, de membres épars, ma vue se trouble et ma raison s’égare… Lisez, fils de Joel, lisez ; voilà ce que j’ai vu :
La rue où je pénétrais appartenait au quartier neuf, le plus riche de la ville ; de hautes maisons et plusieurs palais de marbre surmontés de terrasses à balustres s’élevaient de chaque côté de cette large voie pavée de dalles. Une multitude furieuse, soldats, hommes, femmes, enfants, tous appartenant à la croisade, fourmillait dans cette longue rue en poussant des cris féroces ; soudain je vois s’élancer de la porte de la troisième ou quatrième maison à ma droite une belle jeune femme sarrasine, pâle d’épouvante, les cheveux épars, ses riches vêtements presque en lambeaux. Elle tenait entre ses bras deux enfants de deux à trois ans ; derrière elle sortit, marchant à reculons et tâchant de la défendre, un vieillard déjà blessé ; le sang inondait son visage, sa longue barbe blanche ; et il luttait encore contre deux croisés, l’un portant sur son épaule gauche une charge de vêtements précieux, attaquait de sa main droite le vieillard à coups d’épée, il la lui plongea enfin dans la poitrine et le tua aux pieds de la jeune mère. Aussitôt l’autre croisé, qui, dédaignant sans doute un lourd butin, avait passé à son cou plusieurs chaînes d’or et de pierreries pillées dans cette maison, saisit la jeune femme par le cou, la renversa sur un monceau de cadavres, et cet infâme assouvit sur elle sa brutalité ! L’autre soldat du Christ, tenant toujours sur son épaule la charge de vêtements précieux, appuyant sa main droite sur le pommeau de son épée fichée en terre, écrasait sous ses talons ferrés la tête des deux enfants, échappés des bras de leur mère. Soudain accourut une de ces femmes qui suivaient l’armée, une vieille hideuse et farouche ; à la main elle tenait un mauvais couteau déjà rouge de sang. Un garçonnet de l’âge de Colombaïk accompagnait cette mégère, elle dit au fervent catholique qui s’acharnait à broyer sous ses pieds les deux enfants expirants : — À chacun son tour : abandonne-moi ces avortons du diable, mon fillot va les achever ! — Puis, mettant son couteau dans la main de l’enfant, elle ajouta : — Coupe la tête, ouvre le ventre à ces petits chiens d’infidèles, leurs mécréants de parents ont outragé le saint tombeau de Notre-Seigneur ! — L’enfant obéit à la mégère avec une férocité naïve, et criant : — Victoire à la croix ! gloire au bon Jésus ! — il égorgea, il éventra ces deux petites créatures. À quelques pas de là, leur mère mourait en proie aux horribles violences des deux croisés ; l’un s’écria : — Maintenant, voyons si elle n’a pas de besans d’or et pierreries cachés dans les entrailles !… — Plus loin, une bande de truands et de ribaudes, ivres de vin et de carnage, faisaient le siége d’un palais dont s’étaient emparés les gens d’Héracle, seigneur de Polignac ; en signe de possession, ils avaient, selon la coutume, arboré la bannière armoriée de leur seigneur sur la terrasse de cette splendide demeure. Truands et ribaudes, après avoir lancé une grêle de pierres aux guerriers du seigneur de Polignac, se ruaient sur eux à coups de bâton, de pique, ou de coutelas ; au milieu de cette sanglante mêlée, les truands hurlaient : — À mort ! à sac ! cette maison et ses richesses sont à nous aussi bien qu’aux seigneurs ! est-ce que pour nous aussi bien que pour eux le Christ n’est pas mort et ressuscité ? À sac ! tue ! tue ! — Exterminez cette truanderie ! — criaient les hommes d’armes en se défendant à coups de lance et d’épée ; — à mort ces chacals qui veulent dévorer la proie du lion ! — À mesure que j’avançais dans cette rue (et toutes les rues de Jérusalem offraient en ce moment de pareils spectacles), j’étais à chaque pas témoin de scènes épouvantables ; jamais, jamais je n’oublierai un soldat d’une taille gigantesque, il portait enfilés au bout de sa lance trois petits enfants âgés de cinq ou six mois au plus, et arrachés à la mamelle de leurs mères ; ce bon catholique chantait, en agitant sa lance et son effroyable trophée : — Gloire au Sauveur du monde ! — Soudain je fus refoulé, puis bientôt enserré dans un cercle d’hommes armés rangés dans une sorte d’ordre aux abords de l’un des plus beaux palais de la rue ; des citronniers et des lauriers-roses, plantés dans des caisses, mais à demi brisés et renversés, ornaient encore les balustrades moresques de la terrasse. Cet attroupement, au milieu duquel se trouvaient quelques femmes, laissant un assez grand espace vide entre lui et les murailles du palais, poussait des clameurs d’impatience farouche ; soudain un moine, les manches de son froc brun retroussées jusqu’au coude et les mains ensanglantées, se pencha en dehors de la balustrade de la terrasse : c’était Pierre-l’Ermite, le compagnon de Gauthier-sans-Avoir ; ce Coucou-Piètre, dont les yeux caves étincelaient d’un fanatisme farouche, criait à la foule d’une voix enrouée : — Mes frères en Christ, êtes-vous prêts ?
— Nous le sommes, saint homme, et depuis longtemps nous attendons ! — répondirent plusieurs de ces bandits ; — nous perdons ici notre temps, on pille ailleurs, saint père en Dieu !
— Voici venir votre part du butin, mes frères en Christ ; la vapeur du sang des infidèles monte vers le Seigneur comme un encens de myrrhe et de baume ! Que pas un des mécréants que nous allons vous jeter n’échappe à l’extermination ; plus vous les ferez souffrir, plus ce sacrifice expiatoire sera doux au Tout-Puissant !
Pierre-l’Ermite disparut, et presque aussitôt je vis le buste d’un Sarrasin, vêtu d’un cafetan pourpre brodé d’or, apparaître au-dessus de la balustrade ; quoique ce malheureux fût garrotté, ses brusques soubresauts prouvaient qu’il se raidissait de toutes ses forces contre ceux qui voulaient le jeter dans la rue. Mais au bout d’un instant, la moitié de son corps parut en dehors, les reins cambrés sur la balustrade ; un moment il se raidit de nouveau, puis il tomba dans l’espace tout droit et la tête en bas : la terrasse s’élevait au moins de trente pieds au-dessus du sol. Une clameur joyeuse accueillit la chute de ce malheureux ; je crois encore entendre le bruit sourd de son corps lorsqu’il tomba, et le bruit sec que rendit son crâne en rebondissant brisé sur les dalles de la rue. Il survécut quelques instants, essaya de se retourner sur le côté en poussant des hurlements affreux ; mais bientôt percé de coups d’épée, broyé à coups de bâton et de pierre, il ne resta de lui que des débris informes au milieu d’une mare de sang. — Père en Dieu, c’est fait ! — crièrent ces fervents catholiques ; — dépêchons… à un autre !
La hideuse figure de Pierre-l’Ermite reparut au-dessus de la balustrade ; il avança la tête en dehors, contempla les restes du Sarrasin et s’écria : — Bien travaillé, mes fils en Christ ; continuez, le Seigneur Dieu sera content ! — À peine le moine eut-il disparu que deux adolescents de quinze à seize ans, les deux frères sans doute, garrottés face à face, furent précipités du haut en bas de la terrasse ; la violence de la chute fit rompre le lien qui les attachait l’un à l’autre. Le plus grand fut tué sur le coup, l’autre eut les deux cuisses fracassées ; mais pendant un moment il se traîna sur les mains en poussant des cris affreux, essayant de se rapprocher du corps de son frère. Les croisés se ruèrent sur ces nouvelles victimes ; des femmes, des monstres, leur arrachèrent les entrailles, exercèrent sur ces cadavres des mutilations infâmes et, lançant en l’air ces lambeaux sanglants, elles criaient : — Gloire au Rédempteur du monde ! exterminons les infidèles ! Dieu le veut ! — Vingt fois Pierre-l’Ermite parut à la terrasse, et vingt fois, fils de Joel, vingt fois des corps furent lancés du haut de la balustrade et mis en lambeaux par cette multitude ivre de meurtre ; parmi les victimes, j’ai compté cinq toutes jeunes filles et deux autres jouvenceaux de dix à douze ans. Tous les habitants de Jérusalem faits prisonniers ou ayant même racheté leur vie, hommes, femmes, enfants, tous furent ainsi massacrés, oui, tous, au nombre de plus de soixante et dix mille créatures de Dieu[4] ! L’extermination dura deux jours et trois nuits, en vertu de cet ordre du seigneur Tancrède, un des héros catholiques de la croisade : « — Il nous paraît nécessaire de livrer sans délai au glaive les prisonniers et ceux qui se sont rachetés.[5] » — On massacrait les dernières victimes jetées à la foule par Pierre-l’Ermite, lorsqu’une autre bande de croisés accourant de l’extrémité de la rue et se dirigeant vers la grande place, passa en criant : — Les gens de Tancrède pillent la mosquée d’Omar… À sac ! à sac !
— Et nous restons ici à nous amuser aux cadavres ! — crièrent les massacreurs. — Coucou-Piètre avait ses raisons pour nous occuper ici, — dit une autre voix ; — il est ami du chapelain de Tancrède, et ses hommes pillent la mosquée d’Omar. Courons à la mosquée ! À sac ! à sac !
Le torrent de la foule m’emporte, j’arrive sur une place immense pavée de cadavres sarrasins ; car après l’assaut, combattant avec acharnement de rue en rue, ils s’étaient ralliés devant la mosquée, où s’était livré un sanglant et dernier combat. Là, ces héros furent tous tués en défendant le temple, refuge des femmes, des enfants, des vieillards, trop faibles pour combattre, et qui espéraient en la miséricorde et la pitié des vainqueurs. La pitié des croisés, fanatisés par les prêtres catholiques ! ah ! mieux vaudrait implorer la pitié du tigre affamé ! Jugez de l’immensité de ce carnage, jusqu’alors inouï dans l’histoire des carnages. Oui, fils de Joel, jugez de ce massacre par le sang qui a coulé. Voici ce que j’ai vu :
On descend dans la mosquée d’Omar par plusieurs marches de marbre, le sol de cette mosquée se trouve ainsi de trois pieds environ plus bas que le niveau de la place. Le croirez-vous ? les croisés avaient tant, tant et tant égorgé… il avait coulé tant, tant et tant de sang dans ce temple de plus de mille pieds de circonférence, que, baignant les premières marches de l’escalier, ce sang commençait à déborder sur la place… Oui, l’intérieur de la mosquée d’Omar n’offrait à ma vue qu’une immense nappe d’un sang rouge et fumant encore. Sa vapeur s’élevait comme un léger brouillard au-dessus d’une innombrable quantité de cadavres, ici complétement noyés, ailleurs à demi submergés dans ce lac rouge où flottaient çà et là des têtes, des membres séparés du tronc à coups de hache… Oui, j’ai vu, entendez-vous, fils de Joel, j’ai vu ceux-là qui devant moi descendirent dans la mosquée d’Omar, pour prendre part au pillage de ses immenses richesses, dont l’or étincelant se reflétait dans ce lac rouge… j’ai vu ces pillards marcher et clapoter dans le sang jusqu’au ventre… la chaude senteur du carnage, l’aspect de cette épouvantable boucherie me donna le vertige, mon cœur se souleva, mes forces défaillirent ; en vain je voulus me retenir à l’une des colonnes de porphyre du parvis de la mosquée, je tombai sans connaissance, les jambes baignées dans ce sang…
Combien de temps suis-je ainsi resté privé de sentiment ? je l’ignore ; lorsque je revins à moi la nuit était profonde ; bientôt mes yeux sont frappés de l’éclat d’un grand nombre de torches, j’entends des chants religieux répétés en chœur par des milliers de voix, et au milieu de deux rangs de soldats marchant lentement et portant des flambeaux, je vois une longue procession passer devant le temple ; elle se dirigeait vers la rue montueuse du Golgotha, aboutissant à l’église de la Résurrection, où se trouvait le sépulcre de Jésus-Christ. À la tête de la procession s’avançaient triomphalement, en chantant les louanges du Tout-Puissant, le légat du pape, Pierre-l’Ermite et le clergé ; puis (ceux-là se traînant humblement sur leurs genoux) les chefs de la croisade, et parmi eux vêtu de son sac, Wilhem IX, duc d’Aquitaine, se frappant la poitrine ; venaient ensuite les gens d’armes des seigneurs et une multitude de soldats, d’hommes, de femmes, d’enfants, de pèlerins, répétant tous en chœur le : Laudate Creator. Cette foule se traînant ainsi agenouillée était si nombreuse, qu’au moment où les prélats et les chefs de la croisade qui ouvraient le cortège atteignaient le parvis de l’église de la Résurrection, les derniers rangs de la procession se pressaient encore au milieu de la place de la mosquée. D’autres croisés, moins fervents catholiques, et je me joignis à ceux-là, marchaient en dehors des deux files de soldats porteurs de torches. Lorsque j’approchais des portes de l’église du Saint-Sépulcre, intérieurement éclairée, j’entendis des éclats de rire et des hurlements avinés ; le roi des truands et sa bande, en compagnie des ribaudes, tous ivres de vin et de carnage, s’étaient emparés du saint lieu, dont ils commençaient à piller les riches ornements ; au fond du sanctuaire je vis Perrette, la reine des ribaudes, échevelée comme une bacchante, montée sur le tombeau du Christ, éclairé par sept lampes d’or, que Nargue-Gibet et quelques-uns de ses sujets s’empressaient de décrocher ; la compagne du roi des truands tenait d’une main un vase sacré rempli de vin de Chypre, et cette forcenée criait : — Gloire à Jésus, nous avons délivré son saint sépulcre ! victoire à la croix ! — Gloire à Jésus, victoire à la croix ! — répétèrent en chœur les truands et les ribaudes. — Tous nos péchés nous sont remis, victoire à la croix !
La prise de Jérusalem, le massacre de plus de soixante dix mille sarrasins : telle fut, fils de Joel, la fin de cette première croisade prêchée en Europe par l’Église catholique, sous le prétexte menteur de conquérir le prétendu sépulcre de Jésus, de Jésus, ce divin sage, l’ami des souffrants et des opprimés, des pauvres captifs et des petits enfants ; l’ennemi des hypocrites, des puissants du monde et des gens de violence et d’épée. Plus de onze siècles auparavant, mon aïeule Geneviève avait, en ces mêmes lieux, entendu le pauvre charpentier de Nazareth dire à ses disciples : — Aimez-vous les uns les autres. — Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. — Laissez venir à moi les petits enfants. — Si votre prochain a péché contre vous, reprenez-le, et pardonnez-lui. — Jésus a dit cela, et moi j’ai vu, au nom de Jésus, les prêtres catholiques prêcher et pratiquer le massacre des vieillards, des femmes et des petits enfants ! J’ai vu, à la voix des prêtres catholiques, des populations innombrables entraînées du fond de la Gaule au fond de la Syrie presque entièrement anéanties par la fatigue et la misère, ou exterminées par les peuples que soulevaient les horribles excès de ces multitudes. J’ai vu les croisés survivants à tant de périls devenir de plus en plus féroces, se nourrir parfois de chair humaine, et ne laisser après eux que la dévastation, la rapine, l’incendie, le viol et le carnage. J’ai vu le lendemain de la prise de Jérusalem les disputes les plus violentes entre les chefs de la croisade, tous jaloux de se faire élire roi de Jérusalem, et le légat du pape, qui prétendait à la domination de la ville sainte comme Avocat du souverain pontife. J’ai vu, dans leur ignoble cupidité, les plus grands seigneurs tirer l’épée l’un contre l’autre pour le partage des immenses richesses renfermées dans la ville et dans la mosquée d’Omar, richesses si incroyables que Tancrède eut pour sa part cinq grands chariots remplis d’ornements d’or massif. Enfin, dérision amère, j’ai vu, dans cette ville où le pauvre artisan de Nazareth prêchait et pratiquait la pauvreté, l’humilité, le mépris des orgueilleux et des superbes, j’ai vu un comte de Sidon, un baron de Galilée et un marquis de Nazareth ! Oh ! Jésus le Nazaréen, pauvre artisan : un marquis de Nazareth ! ! !
Mais, hélas ! ainsi que je l’ai entendu dire à Yéromino, légat du pape, lorsque, caché dans le réduit secret des cachots souterrains du donjon de Plouernel, j’écoutais l’entretien du moine et de l’évêque de Nantes, le but secret de la première croisade était pour l’Église de déverser au loin le trop plein de populaire et de le vouer à l’extermination ; l’Église voulait encore amoindrir la puissance des seigneurs en s’enrichissant de leurs biens vendus pour subvenir aux frais de leur croisade ; l’Église enfin voulait habituer les peuples et les rois au massacre des hérétiques et à marcher contre eux au premier ordre du pape. L’Église a atteint son but, j’en atteste les faits dont j’ai été témoin et qui se sont reproduits ailleurs : la troupe dont je faisais partie en quittant la Gaule était de plus de soixante mille pauvres gens, trois mille à peine ont survécu ; Neroweg VI, comte de Plouernel, l’ennemi mortel de l’évêque de Nantes, est mort dans les déserts de la Syrie, après avoir vendu à vil prix à l’Église une partie de ses domaines. Le monde catholique regardera désormais comme œuvre pie et méritoire les plus monstrueuses cruautés à l’égard des mécréants et des hérétiques. L’Église catholique s’est enivrée de sang pendant cette croisade, cette effroyable ivresse durera des siècles, peut-être ; tremblez, peuples ! tremblez, fils de Joël !
Deux jours après la prise de Jérusalem, Fergan ayant fait prix avec le maître d’un vaisseau génois, dont le bâtiment se trouvait ancré à Tripoli, port éloigné de plusieurs jours de marche de la ville sainte, s’embarqua pour Gênes avec Jehanne-la-Bossue et Colombaïk ; débarqués en Italie après une longue traversée, le serf et sa famille se dirigèrent vers les frontières de la Gaule, arrivèrent en Picardie, puis enfin dans la cité de Laon, où ils trouvèrent Gildas-le-Tanneur, frère aîné de Bezenecq-le-Riche. Gildas accueillit Fergan et sa famille comme de bien-aimés parents.
Moi, Fergan, cejourd’hui, le dixième jour du mois d’octobre de l’année 1100, quelques mois après notre arrivée chez notre parent Gildas, moi, Fergan, j’ai achevé d’écrire ici, dans la cité de Laon, ce récit de nos souffrances durant notre servage et la croisade.
Ce récit, je te le lègue à toi, mon fils Colombaïk, afin que tu le lègues à ta descendance.
Hier, notre bon parent Gildas m’a dit :
« — Ma fille Martine est de quatre ans plus jeune que ton fils Colombaïk, un jour il me serait doux de réunir par un mariage les derniers descendants des deux branches de notre famille ; si tu veux, ton fils me succédera dans mon métier de tanneur, où j’ai gagné quelque bien. Quant à toi, j’ai acheté hier une carrière considérable ; si tu le veux, tu l’exploiteras comme maître carrier, et après ma mort elle t’appartiendra. »
Jehanne et moi, nous avons été profondément touchés de la paternelle bonté de Gildas-le-Tanneur ; c’est à peine si nous commençons à nous habituer à notre bonheur, tant il contraste avec notre vie passée, si remplie de douleurs, de périls, d’aventures. S’il nous arrive quelque événement important, je l’écrirai à la suite de ce récit.
- ↑ Textuel. Prise de Jérusalem, par Baudry, archevêque de Dôle, page 25.
- ↑ Textuel. Guillaume, archevêque de Tyr, Hist. des Crois., liv. I, ch. VII, p. 286. Ap. Mich.
- ↑ Textuel. Guillaume, archevêque de Tyr, Hist. des Crois., liv. I, ch. VII, p. 286. Ap. Mich.
- ↑ Prise de Jérusalem, par Albert, chanoine d’Aix, p. 69.
- ↑ Prise de Jérusalem, par Albert, chanoine d’Aix, p. 69.