Les Mystères du peuple/X/2

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Les Mystères du peuple — Tome X
L’AUTEUR AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


L’AUTEUR


AUX ABONNÉS DES MYSTÈRES DU PEUPLE


Chers lecteurs,


Nous abordons l’histoire du seizième siècle, où s’est produit l’un des faits capitaux de nos annales plébéiennes : la grande réforme religieuse qui donna naissance au luthérianisme, au calvinisme, et autres Églises évangéliques, désormais séparées de l’Église catholique, apostolique et romaine ; ces sectes dissidentes forment ce que l’on appelle aujourd’hui : le protestantisme.

Quelques citations empruntées, selon notre coutume, à des documents historiques d’une incontestable autorité, garantiront la scrupuleuse réalité de notre récit et nous mettront à même d’examiner sommairement ces trois points d’une extrême importance :

Des causes de la réforme religieuse au seizième siècle.

Du caractère des guerres religieuses.

Des conséquences morales, civiles et politiques de la réforme.


des causes de la réforme.


Il est un fait hors de toute discussion, un fait acquis au libre domaine de l’histoire : les monstruosités commises par certains papes, entre autres Alexandre VI et Jules II ; les abus, les exactions, les scandales du clergé soulèveront, au commencement du seizième siècle, l’indignation des gens de bien, laïques ou ecclésiastiques ; jamais heure ne fut plus propice à l’avènement de cette réforme, dont les Ariens, les Pélagiens, les Albigeois, les Vaudois, furent, ainsi que vous l’avez vu, d’âge en âge, les courageux précurseurs : la mesure comblée, un pape la fit déborder ; cependant, ce pontife n’était ni un féroce batailleur comme Jules II, ni un exécrable incestueux comme Alexandre VI, qui partageait les horribles faveurs de sa fille, Lucrèce Borgia, avec le cardinal Borgia, frère de cette créature ; non, Léon X, homme d’un caractère aimable, facile, d’un esprit cultivé, sceptique, railleur, de mœurs libertines, se livrait à une prodigalité effrénée, de sorte qu’à bout de ressources, il imagina de battre monnaie en vendant des indulgences à la chrétienté. Nous ne vous citerons pas à ce sujet, chers lecteurs, des écrivains laïques, mais des auteurs ecclésiastiques.

Nous lisons, dans l’Histoire du Luthérianisme, par le père Louis Maimbourg (Paris, 1680, in-4o) :

« La créance des catholiques a toujours esté, que le fils de Dieu a donné à son Église le pouvoir de délier le pécheur pénitent, non-seulement des liens de ses péchés, par le mérite de la passion de Jésus-Christ, qu’on lui applique au sacrement de pénitence ; mais aussi des liens de la peine qu’il devrait subir en ce monde ou en l’autre, afin de satisfaire à la justice divine pour les péchés qu’il commet après le baptême. C’est ce qui s’appelle indulgences ; l’on ne la donne jamais qu’en satisfaisant pleinement à Dieu, par le prix infini des souffrances de son fils qu’on luy offre pour le payement de cette dette. (p. 5.)

» Cet usage, qui a toujours persévéré dans l’Église après les persécutions, se trouve autorisé, non-seulement par les anciens papes, mais aussi par les conciles de, etc., etc. (P. 6.)

» De plus, les pasteurs de l’Église, et surtout les papes, souverains dispensateurs de ce trésor, le peuvent appliquer aux vivants, par la puissance des clefs, et aux morts, par voye de suffrage, pour les délivrer de la peine due à leurs péchés, en tirant, et offrant à Dieu de ce trésor, autant qu’il en faut pour satisfaire à cette dette. (P. 6.)

» Il faut avouer, néanmoins que, comme l’on peut abuser des choses les plus saintes, et le plus saintement établies, il s’est aussi glissé, de tout temps, d’assez grands abus dans la distribution de ces grâces de l’Église, ou de ces indulgences…

» Celuy qui remplissoit alors (1517) depuis environ cinq ans le siège de saint Pierre, estoit Léon X, de la très-illustre maison de Médicis, duquel on peut dire fort véritablement : qu’ayant esté élevé par la faction des jeunes cardinaux à cette dignité suprême de l’Église, à l’âge de trente-sept ans, il y fit éclater toutes les perfections d’un grand prince, sans avoir toutes celles d’un grand pape ; or, comme son inclination naturelle le portoit à tout ce qu’il y avoit de grand et de magnifique, il avoit entrepris d’achever le superbe édifice de la basilique de Saint-Pierre, et de remplir son épargne épuisée par ses dépenses excessives, beaucoup plus dignes d’un puissant monarque de la terre que d’un pontife, il eut recours, à l’exemple du pape Jules II, aux indulgences qu’il fit publier par toute la chrétienté. (P. 9.)

» Il y a des auteurs qui assurent que l’on mit en quelque manière ces indulgences en parti (en ferme), et que, pour avoir promptement de l’argent comptant, on afferma tout ce que l’on en pouvoit tirer à ceux qui en donnoient le plus, et qui ensuite, non-seulement pour se rembourser, mais aussi pour s’enrichir par un commerce si honteux (p 9), faisoient choisir des prédicateurs d’indulgences et des questeurs, qu’ils croyoient les plus propres (étant bien payés) à faire en sorte que le peuple, pour gagner ces pardons, contribuast tout ce que ces avares et sacrilèges partisans en prétendoient tirer. (P. 10.)

» Quelques-uns de ces prédicateurs ne manquèrent pas aussi de leur costé, comme il arrive assez souvent, d’outrer le sujet qu’ils traitoient, et d’exagérer tellement le prix et la valeur des indulgences, qu’ils donnèrent occasion au peuple de croire : qu’on estoit assuré de son salut, et de délivrer les âmes du purgatoire aussitôt qu’on avoit donné l’argent qu’on demandoit pour les lettres qui témoignoient qu’on avoit gagné l’indulgence ; ce qui causa sans doute du scandale. Mais ce qui l’augmenta beaucoup, et qui poussa plus d’une fois exciter de grands troubles parmi le petit peuple, fut qu’on voyoit les commis de ces partisans qui avoient acheté le profit de ces indulgences, faire tous les jours grande chère dans les cabarets, et employer en toutes sortes de débauches une partie de cet argent, que les pauvres disoient leur être cruellement ravi, puisqu’on faisoit, par cette espèce de trafic et de vente des indulgences, une grande diversion des aumônes qu’on leur eust faites. » (P 10-12.)

Nous avons entendu le père Louis Maimbourg ; écoutons maintenant un autre écrivain ecclésiastique, de qui la parole a toujours fait loi dans l’histoire de l’Église.

Nous lisons, dans l’Histoire ecclésiastique de M. l’abbé Fleury, t. XXV, depuis l’an 1508 jusqu’en 1560 : (Paris, 1729, in-4o.)

« Léon X, qui aimait la dépense, ne trouvoit ni dans les revenus de l’État ecclésiastique, ni dans ceux qu’il recevoit des autres provinces chrétiennes, de quoi se satisfaire ; il fut donc obligé d’avoir recours à des voyes extraordinaires ; il accorda à tous ceux qui voudroient contribuer à l’édifice de Saint-Pierre, des indulgences à des conditions si aisées, qu’il auroit fallu n’être guère soigneux de son salut pour ne le pas gagner. (P. 476.) Cependant, afin d’établir quelque ordre dans la levée de l’argent qui devoit en provenir, toute la chrétienté fut divisée en divers départements, et l’on établit dans chacun des collecteurs pour recevoir l’argent ; de plus, on fit choix de certains prédicateurs qui étoient chargés d’instruire le peuple de la vertu des indulgences et des dispositions nécessaires pour les gagner.

» … Ces prédicateurs (les dominicains) furent accusés d’outrer la matière, de trop exagérer le pouvoir des indulgences, et d’énerver entièrement les travaux de la pénitence, en sorte qu’ils estoient soupçonnés de persuader au peuple qu’on estoit assuré de son salut, aussitôt qu’on auroit compté l’argent nécessaire pour gagner l’indulgence. De plus, ces prédicateurs faisoient un trafic honteux de ces sacrés trésors de l’Église ; ils tenoient leurs bureaux dans des cabarets où l’on voyoit que les trésoriers consumoient en débauches une partie de l’argent qu’ils recevoient. » (P, 489.)

Indigné de cet odieux trafic, Luther, le premier, jeta le cri de réforme. Il eut, en Europe, un foudroyant écho ; cependant Léon X maintint et soutint l’orthodoxie de son commerce d’indulgences. Citons encore :

« Léon X publia le neuvième de décembre un décret en faveur des indulgences, et l’adressa au cardinal Caïetan. Il y déclare : que la doctrine de l’Église romaine, maîtresse de toutes les autres, étoit que le souverain pontife, successeur de saint Pierre, et vicaire de Jésus-Christ, avoit le pouvoir de remettre, en vertu des clefs, la coulpe et la peine des péchés : la coulpe par le sacrement de pénitence, et la peine temporelle, due pour les péchés actuels à la justice divine, par le moyen des indulgences ; qu’il les peut accorder pour de justes causes aux fidèles qui sont les membres de Jésus-Christ ; que leur utilité ne s’étendoit pas seulement aux vivants, mais encore aux fidèles décédés sans la grâce de Dieu ; que ces indulgences sont tirées de la surabondance des mérites de Jésus-Christ et des saints, du trésor desquels le pape est le dispensateur, tant par forme d’absolution que par forme de suffrage ; que la créance de ces articles est indispensable ; que quiconque croira ou prêchera le contraire, sera retranché de la communion de l’Église catholique, et excommunié d’une excommunication réservée au souverain pontife. » (P. 554)

Donc, sous le pontificat de Léon X, au commencement du seizième siècle, une nuée de commissaires apostoliques préposés à la vente des indulgences (vous les verrez à l’œuvre, chers lecteurs, vous entendrez leur langage textuel), s’abattirent sur la chrétienté, vendant à beaux deniers comptants l’absolution pleine et entière, non-seulement des fautes, des péchés, des crimes que l’on avait commis, mais de ceux que l’on pouvait commettre. Certaines lettres ou cédules apostoliques (la formule en sera reproduite dans le courant de notre récit) accordaient aux pécheurs, jusqu’à la rémission des cas réservés au Saint-Siège, à savoir : la bestialité, le péché contre nature, l’inceste, le sacrilège et le parricide. De pareilles absolutions vous semblent déjà énormes, chers lecteurs ? Cependant, certains commissaires apostoliques, afin d’affrioler le chaland, en lui démontrant l’omnipotente efficacité des indulgences, dont ils trafiquaient, allaient plus loin : ils imaginaient des crimes inouïs, impossibles, hors la sphère de l’humanité ; ils supposaient, entre autres, un forfait où l’absurde et le sacrilège dépassent les dernières limites du possible. Voici en quels termes s’exprimait à ce sujet le moine dominicain Jean Tezel, commissaire apostolique :

«… Il n’y a aucun péché si grand que l’indulgence ne puisse remettre, et même si quelqu’un, ce qui est impossible sans doute, avait fait violence à la mère de Dieu, qu’il paye, qu’il paye seulement, et cela lui sera lui sera pardonné. C’est plus clair que le jour. »

Voici le texte latin : 


«… Et si quis, per impossible, Dei genitricem, semper Virginem violasset, quod eumdem indulgentiarum vigore absolvere possent, luce clarius est. (J. Tezel, th. 99, 100, 101, ap. Merle d’Aubigné, p. 319, vol. I., Histoire de la Réformation au seizième siècle, Paris, Marc-Ducloux, 1853.)

Votre cœur se soulève, se révolte, chers lecteurs ? Votre raison s’indigne ? se refuse à croire de telles aberrations pontificales ? Nous, gens du dix-neuvième siècle, nous, fils de Voltaire, ainsi que les sacristains nous appellent, à notre glorieuse satisfaction, nous trouvons ces aberrations encore plus stupides, plus insensées qu’elles ne sont horribles. Mais elles vous feront frémir d’épouvante, si, vous reportant par la pensée au seizième siècle, époque où un fanatisme aveugle, féroce, s’accouplait à une corruption effrénée ; époque où les plus grands scélérats communiaient dévotement, payaient des messes pour l’heureux succès des luxures, des brigandages, des meurtres qu’ils méditaient ; vous réfléchissez aux ravages, aux bouleversements inouïs que la vente des indulgences a dû porter, a portés dans l’ordre moral et social. Songez-y donc : dire certain de pouvoir commettre en pleine sécurité de conscience les crimes les plus exorbitants, dès que l’on avait en poche une cédule d’absolution ? Supposez… (et ce qui serait aujourd’hui une supposition injurieuse et folle, nous aimons à le croire, malgré les Maingrat, les Léotade, les Contrafatto, etc., etc. était alors l’état normal des consciences…), supposez un scélérat catholique orthodoxe, armé de l’une de ces effrayantes rédemptions innocentant, quoi qu’on fasse : le passé, le présent, l’avenir ? Où ce monstre s’arrêtera-t-il, puisqu’il se sait, puisqu’il se sent absous de tous les forfaits, par la divine omnipotence du pape, vicaire de Dieu sur la terre ?

Sous l’empire de cette pensée, nous avons tenté, dans notre récit, d’exposer quelques-unes des conséquences de l’exécrable perturbation jetée dans les esprits, dans les mœurs, dans les familles, par la vente des indulgences, l’une des causes décisives de la réforme religieuse au seizième siècle.


du caractère des guerres religieuses au seizième siècle.


L’un des principaux, des plus douloureux caractères des guerres religieuses au seizième siècle, que nous avons aussi tenté de mettre en relief dans notre récit, a été la fréquence de ces divisions intestines, écloses à l’ombre du foyer domestique, de ces haines maudites, qui éclataient entre amis, entre parents, entre frères, entre le fils et le père. Ces sanglants déchirements des familles, à qui les reprocher ? sinon aux rois, aux pontifes, au clergé, au parlement, à tant d’autres intéressés, qui, dans leur superbe, dans la jalousie de leur domination absolue, dans leur cupidité de conserver de fructueux privilèges, se sont impitoyablement refusés à l’accomplissement régulier, pacifique de la réforme religieuse, malgré les humbles prières, malgré les touchants appels à l’équité, malgré la patiente revendication du droit commun portés incessamment au pied du trône par les huguenots pendant un siècle et plus de persécution atroce ; et pourtant pour prévenir les maux irréparables de quatre guerres civiles où a coulé à torrents le plus généreux sang de la France, il suffisait (ainsi que le dira l’un des personnages de notre récit), il suffisait d’un arrêt d’une ligne, le voici :

Chacun est libre d’exercer publiquement son culte en respectant le culte d’autrui.


Cette tolérance, aujourd’hui passée dans nos mœurs, affirmée, consacrée par notre immortelle révolution de 1789-92, était, dira-t-on, incompatible avec les mœurs de ce temps-là ? Erreur… profonde erreur ! Quatre fois, durant le seizième siècle, des édits plus ou moins larges, mais reconnaissant le principe sacré de la liberté de conscience et conquis par l’énergique insurrection des protestants, ont été promulgués aux acclamations des gens de bien, catholiques ou réformés, qui voyaient dans ces actes d’équité le terme de guerres fratricides, mais à peine promulgués, ces édits étaient violés, reniés, annulés par la royauté, instrument de l’Église, et de nouveau, des luttes acharnées plongeaient le pays dans le deuil et le désastre.

Que le sang versé retombe donc sur ceux-là, papes et rois, qui, pouvant par une équitable tolérance prévenir ces luttes impies, les ont provoquées par une criminelle intolérance !

Ces luttes furent effroyables, mais les mémoires laissés par divers personnages contemporains de ces guerres civiles prouvent surabondamment, qu’après avoir poussé les huguenots à la résistance armée, par cinquante années d’impitoyable oppression subie avec l’héroïque résignation du martyre, les catholiques déployèrent dans la répression des révoltes une férocité qui passe toute créance, et si terribles que furent ensuite les légitimes représailles des réformés, jamais… jamais, elles n’approchèrent de la furie sauvage de leurs adversaires.

Quelques citations empruntées aux écrivains du temps de la réforme, catholiques ou protestants, rendront évidente la réalité de notre assertion.

Les Vaudois, descendants des Albigeois, ces précurseurs de la réforme, dont vous avez lu l’histoire dans nos récits, chers lecteurs, pratiquaient la doctrine évangélique primitive ; François Ier ordonna d’étouffer cette hérésie dans le sang des hérétiques ; voici comment s’exprime à ce sujet un témoin oculaire des faits :

«… La première colonne de troupes dirigée contre les Vaudois, et commandée par d’Oppède, marchait sur Lourmarin ; la seconde, commandée par le capitaine Poulain, marchait sur Cabrière, d’Aigues ; la troisième, sous les ordres du capitaine Vaujuine, se dirigeait vers Mérindol ; d’Oppède, sur son passage, mit le feu aux villages de Laroque, de Ville-Laure et de Trézémines, abandonnés par les Vaudois, fuyant épouvantés ; Lourmarin fut aussi incendié…

»… Le 18 avril 1545, les troupes réunies de d’Oppède, des capitaines Poulain et Vaujuine, paraissent devant Mérindol ; les habitants s’étaient sauvés, moins un jeune homme malade, nommé Maurice Blanc, et quelques femmes dont les enfants n’étaient pas en âge de subir les fatigues d’une fuite à travers les bois et les montagnes ; les soldats de la foi attachèrent Maurice Blanc à un olivier, se firent une cible de son corps, et déchargèrent sur lui leurs arquebuses. Les femmes, réfugiées dans l’église voisine du château, furent dépouillées de leurs vêtements, les soldats les forcèrent de se tenir par la main comme pour une danse, et à coups de pique, leur firent faire le tour du château de Mérindol ; après cela, comme elles étaient toutes sanglantes des coups de pique, les soldats les précipitèrent du haut des rochers où le château est bâti ; puis le village de Mérindol fut livré aux flammes. Quelques fugitives capturées par les soldats catholiques, furent prises, violées et vendues à des gens qui trafiquaient de ces captives avec les corsaires tunisiens. Un homme, nommé Jean Voisin, fut obligé d’aller jusqu’à Marseille, racheter sa fille ; une jeune mère qui, après le sac de Mérindol, se sauvait à travers les blés, tenant son enfant dans ses bras, fut atteinte et violée par les soldats catholiques, sans qu’elle cessât de serrer son nourrisson contre sa poitrine. Au milieu d’atrocités sans nombre, l’armée parvint, le 19 avril, à Cabrières, ville fortifiée sur les terres que le pape possède en France ; les Vaudois, qui s’y étaient réfugiés, se défendent pendant tout un jour ; le baron d’Oppède leur envoie un parlementaire, leur promettant la vie sauve s’ils se rendent ; ils envoient les principaux de la ville, au nombre de dix-huit, vers d’Oppède ; il leur fait lier les mains, et les fait passer devant ses troupes, qui les accablent d’outrages : un de ces Vaudois, vieillard à tête chauve, effleure en passant le sieur de Pourrières, gendre de d’Oppède ; il tire son coutelas et frappe le vieillard qui tombe. — Tuez tous les autres, — s’écrie d’Oppède. — Cela est fait : — les soldats font une boucherie de nos dix-huit Vaudois. Le sire de Pourrières et le sire de Fauléon, non encore satisfaits, mutilaient les cadavres. — Puis la ville est forcée, les femmes s’étaient réfugiées dans l’église ; elles sont dépouillées de leurs vêtements ; les unes jetées du haut du clocher dans les rues, les autres violées. J’ai vu des femmes enceintes éventrées, laisser sortir de leurs flancs ouverts, leur fruit sanglant ; je pense avoir vu occire dans cette église (ajoute l’avocat Guérin, témoin des faits) quatre ou cinq cents pauvres âmes de femmes et d’enfants ; les prisonniers épargnés furent vendus aux recruteurs des galères royales. Le vice-légat du pape, qui accompagnait d’Oppède, apprenant que vingt-cinq on trente femmes avaient cherché un refuge dans une grotte voisine de la ville, y fit marcher les troupes, et arrivé devant l’ouverture de cette caverne, il ordonne des décharges d’arquebuse dans son intérieur ; personne n’en sort ; alors il fait allumer un grand feu à l’entrée de cet antre, et les malheureuses femmes sont étouffées par la fumée.

»… Il y eut dans cette expédition de d’Oppède, sept cent soixante-trois maisons de brûlées, quatre-vingt-neuf étables, et trente et une granges incendiées ; le nombre des morts n’est pas moindre de trois mille.

» Le mardi 22 d’avril, d’Oppède se présente devant la ville de la Coste ; les soldats catholiques forcent les portes, pillent, violent, massacrent et incendient ; il se trouvait une petite garenne derrière le château : les soldats catholiques y entraînent les femmes qu’ils venaient de faire prisonnières et assouvissent sur elles leur lubricité ; les mères cherchaient à défendre leurs filles de ces brutalités ; l’une d’elles, voyant l’impuissance de ses efforts, se perça le sein d’un couteau et le tendit à sa fille qui l’imita ; d’autres s’étranglèrent en se pendant aux arbres avec leurs ceintures ; d’autres expirèrent de faim dans les bois où elles s’étaient réfugiées ; les hommes qui échappèrent au massacre furent vendus aux recruteurs des galères du roi, et les femmes aux gens qui trafiquaient de leurs captives avec les corsaires barbaresques… »

(Les témoins du Seigneur et de la justice humaine. — Histoire de la Persécution des Vaudois en 1545. — Marc-Ducloux, Paris, 1849, p. 16 à 40.)

En outre de ces massacres généraux, l’on brûlait journellement grand nombre d’hérétiques dans toutes les villes de France ; le consistoire de chaque église réformée, ou quelque notable du pays enregistrait pieusement les noms des martyrs évangéliques ; nous citerons au hasard une des pages de ce martyrologe, il ne compte pas moins de cent cinquante feuillets, aussi remplis que le suivant :

» 1550. Brûlés à Paris, entre autres, Léonard Galimard, né à Vendôme, et Florent Venot, de Sedan. — Étienne Péloquin, — à Orléans, sur la place du Martroy. — Anne Audebert, veuve de Pierre Genet. — Claude Thierry, natif de Chartres. — Macé-Moreau, colporteur, brûlé à Troyes. — Gabriel Béraudin, — et Jean Godeau, brûlés à Chambéry.

» 1551. Brûlés à Lyon : Claude Monnier. — À Nîmes : Maurice Sassenat. — À Paris : Thomas de Saint-Paul. — À Toulouse : Jean Loery et son jeune frère âgé de 15 ans.

» 1552. Brûlés à Bourg en Bresse : Hugues Gravier, du pays du Maine. — À Saumur : René Poyet.

» 1553. Brûlés à Lyon : Martial Alba, marchand ; Pierre, écrivain gascon. — Bernard Séguin. — Pierre Navières. — Charles Faure. — Denis Péloquin (frère du supplicié d’Orléans). — Mahiet Vimonet. — Louis de Massac et son cousin, gentilshommes du Bourbonnais. — Étienne Crava, menuisier. — Même année, brûlés à Paris : Nicolas Naïl, porteur de livres. — Antoine Magne. — Étienne Leroy, notaire, et son clerc. — Pierre Dinecheau. — Même année, brûlés à Rouen : Guillaume Neel, moine augustin, ayant embrassé la religion évangélique. — À Dijon : Simon Laloë. — À Toulouse : Piche Serre.

» 1554. Brûlés à Montpellier : Guillaume, natif d’Alençon, porteur de livres. — Pierre de Lavau. — Jean Cochin, etc., etc. » (Chroniques ecclésiastiques de Théodore de Bèze, Vol. I, p. 173.)

Or, nous vous le répétons, cette énumération nominale des victimes remplit près de cent cinquante pages… Jugez du nombre des suppliciés ! ! !

Nous venons de vous citer, chers lecteurs, des écrivains protestants, et malgré le caractère d’irrécusable autorité de leurs récits, vous pourriez les soupçonner d’exagération ou de partialité ? Citons maintenant un écrivain catholique : le maréchal Blaise de Montluc, envoyé en Guyenne, afin d’y exterminer l’hérésie et de combattre les huguenots forcés de prendre les armes pour défendre leur religion, leur foyer, leurs biens, leur famille, leur vie ; nous lisons dans les Mémoires de Montluc (Collection de Petitot, un vol. gr. in-8o.) :

« — Et me délibérai (dit le maréchal) d’user de toutes les cruautés que je pourrais envers ces méchantes gens ; je recouvrai secrètement deux bourreaux, lesquels on appela depuis mes laquais, pour ce qu’ils étaient souvent avec moi. » (P. 216.)

Un habitant de Lectoure, nommé Verdier, avait tenu des propos mal sonnants pour la royauté, en présence de ses amis et d’un diacre réformé ; le maréchal de Montluc les fait saisir tous trois, on les lui amène :

« — J’avais (dit Montluc) les deux bourreaux derrière moi, bien équipés de leurs armes, et surtout d’un coutelas bien tranchant ; de rage, je sautai au cou de ce Verdier, et lui dis : O méchant paillard, as-tu bien osé souiller ta méchante langue contre la majesté de ton roi ? — Ah ! monsieur, — me répondit-il, — à tout pécheur miséricorde. — Alors la rage me prit plus que devant, et lui dis : — Misérable, veux-tu que j’aie miséricorde de toi, et tu n’as pas respecté le roi. — Et le poussant rudement à terre, je dis au bourreau : Frappe, vilain ! — Ma parole et son coup furent aussi tôt l’un que l’autre… Je fis pendre les deux autres à un orme voisin ; quant au diacre, pour ce qu’il n’avait que dix-huit ans, je ne le voulus faire mourir, afin qu’il portât la nouvelle de l’exécution aux siens ; mais bien lui fis-je bailler tant de coups qu’il en est mort huit ou dix jours après… Et voilà la première exécution que je fis en ce pays-là, sans sentence, ni écriture, car en ces choses, j’ai ouï dire qu’il fallait commencer par l’exécution. » (P. 216-217.)

» … M. de Sanctorens m’amena, le mardi, le capitaine Morallet avec six autres huguenots, que des gentilshommes avaient pris ; je les fis pendre tous les sept sans tant languir, ce qui jeta parmi les autres une grande frayeur, et ils se disaient : Comment ! il nous fait mourir sans aucun procès. » (P. 218.)

En effet, vous le voyez, chers lecteurs, il est impossible d’expédier plus lestement les gens. Le maréchal de Montluc, en sa qualité d’homme de guerre, regardait la procédure comme une déplaisante superfluité. — Frappe, vilain, disait-il à son bourreau : l’homme tombait… C’était bref, net et concluant.

« … Après avoir en un jour pendu ou mis sur la roue trente à quarante de ces huguenots, — dit plus loin M. de Montluc, — nous allâmes à Cahors, où les juges réformés faisaient le procès à un catholique, M. de Viole. (Ce catholique avait commis un méfait, on le détenait en prison, afin d’instruire régulièrement son procès. Montluc arrive, se présente au tribunal et, s’adressant aux jurés, il leur défend en ces termes de continuer le procès :)

« Le premier qui ouvre la bouche, je le tue, s’il ne me rend raison de ce que je viens demander. — L’un des juges voulant repartir : — Tu déclareras devant moi ce que je demande (l’innocence de l’accusé), ou je te pendrai de mes mains, car j’en ai pendu une vingtaine de plus gens de bien que toi. — Sur quoi, je tirai à demi mon épée. Je les eusse bien empêché de rendre sentence, ni arrêt, s’ils m’eussent osé désobéir. » (P. 220-221.)

Il va de soi que l’accusé catholique fut mis en liberté. Voici maintenant quelques faits et gestes de guerre de M. de Montluc. Il avait battu une compagnie de huguenots. Nous citons :

« … Ces gens se jetaient dans les taillis et dans les fossés, le ventre à terre ; mes bandouillers les cherchaient par le bois et les tiraient comme quand on tire au gibier ; nous étions si peu, que nous ne pouvions tuer tout, car de prisonniers on n’en parlait pas en ce temps-là. (P. 232.) Nous logeâmes une nuit à Sauveterre, où je pris quinze ou seize huguenots, lesquels je fis tous pendre, sans dépenser papier ni encre, et sans les vouloir écouter, car ces gens-là parlent d’or. » (P. 233.)

Montluc assiège la place forte de Montségur. Les huguenots résistent ; puis, écrasés par le nombre, ils tâchent de fuir. Nous citons toujours :

« … Alors, je pris quatre-vingts ou cent soldats, et m’en allai autour des murailles, autant sautait par dessus, cela était tué. La tuerie dura jusques à dix heures ou plus, parce que on cherchait les huguenots dans les maisons où on les tuait ; on n’en fit prisonniers que quinze à vingt, lesquels je fis pendre, et entre autres, tous les consuls de la ville, avec leur chaperon sur le cou. Le capitaine qui commandait là se nommait le capitaine Héraud, brave soldat s’il y en avait en Guyenne ; il avait été de ma compagnie ; beaucoup des miens le voulaient sauver pour sa vaillance ; mais je dis que, s’il réchappait, il nous ferait tête à chaque village ; et que je connaissais bien sa valeur… Voilà pourquoi je le fis pendre. Il pensait toujours être sauvé, pour ce qu’il était vaillant ; mais cela le fit plutôt mourir… » (P. 257-238.)

Et plus loin, nous lisons encore :

« … J’envoyai ma compagnie à Terraube, pour faire tuer tous ceux qui étaient là, et lui baillai le bourreau pour faire pendre le chef de ces huguenots, et après qu’ils furent tous tués (au nombre de deux cent trente) on les jeta dans un puits fort profond, et il s’en remplit tout, de sorte qu’on les pouvait toucher avec la main, ce fut une très-belle tuerie de très-mauvais garçons ; mes soldats m’amenèrent les deux Begotte et deux autres de bonne maison, lesquels je fis pendre à un noyer à la vue de la ville, et sans l’honneur que je portais à la mémoire de feu M. Daussun, ses neveux, que l’on m’a amenés aussi, eussent été pendus comme les autres ; ils en furent à deux doigts près, car j’ordonnai de les dépêcher ; mais je ne sais comment je changeai d’avis. » (P. 217.)

« … Après la prise de Mont-de-Marsan, M. de Savignac, le capitaine Fabien et quelques autres, vinrent me dire que les huguenots du château voulaient se rendre et capituler avec moi ; je voyais que M. de Savignac et le capitaine Fabien voulaient fort sauver Favas (il commandait les huguenots qui voulaient capituler), parce qu’il était bon soldat. Je leur dis qu’ils allassent capituler comme bon leur semblerait, et que je signerais leur capitulation, quoique j’eusse bonne envie de faire là une tuerie ; aussi, lorsqu’ils se furent départis de moi, j’envoyai après eux un gentilhomme pour aller dire à quelques capitaines et à leurs soldats, que pendant qu’on parlementerait, ils tuassent tout… et comme mon gentilhomme eut parlé à ces capitaines, leurs soldats coururent chercher quelques échelles, les dressèrent au coin de la basse-cour à main gauche, près des galeries, et pendant que les autres parlementaient à la porte, ils tuèrent tout ce qui se trouvait là-dedans, sauf le capitaine Favas qui parlementait, et qui fut sauvé par M. de Savignac et le capitaine Fabien, qui, voyant le massacre, l’attirèrent à eux, ce qui fut bon pour lui, car il aurait eu le sort des autres huguenots. » (P. 215-226.)

Au siège de Navarreins, la ville est emportée d’assaut, le maréchal de Montluc avait été blessé à l’attaque :

« … Madaillan, mon lieutenant, vient me dire : — Monsieur, réjouissez-vous, prenez courage, la ville est à nous, voilà les soldats qui tuent tout ; soyez assuré que votre blessure sera vengée. — Alors je lui dis : — Je loue Dieu de ce que je vois notre victoire avant de mourir ; à présent je ne me soucie pas de la mort, retournez-vous-en, et gardez qu’il n’en échappe aucun qu’il ne soit tué… L’on voulut sauver le ministre de ces huguenots et leur capitaine nommé Ladon… pour les faire pendre devant mon logis ; mais nos soldats les ôtèrent à ceux qui les amenaient et les mirent en mille pièces. Ils en firent ensuite sauter cinquante ou soixante du haut de la grande tour dans le fossé, où ils se noyèrent. La plupart des femmes furent tuées, car elles avaient fait de grands maux, en se défendant avec des pierres. » (P. 240-241.)

Une dernière citation, chers lecteurs ; votre cœur, comme le nôtre, se soulève de dégoût et d’horreur, devant ces pages écrites de la main d’un soldat-bourreau ; elles sentent le charnier. Ceci se passait au siège de la Pêne… Écoutez :

« La porte du château tombée, nous entrâmes tous de furie, et nous ne trouvâmes dans la basse cour que femmes et filles ; tout en était rempli jusqu’aux étables ; nous faisions descendre ces femmes par les degrés de pierre, et à mesure, nos Espagnols, qui étaient dedans la grande basse-cour au-dessous du degré, tuaient ces femmes, disant que c’étaient des luthériens déguisés, parce que l’un des soldats en voulant se jouer avec l’une d’elles, avait trouvé que c’était un diacre imberbe. » (P. 263-254.)

Consolons-nous, chers lecteurs, de ces monstruosités si complaisamment racontées par un capitaine catholique, en ouvrant les mémoires d’un soldat protestant, le loyal et vaillant Lanoüe, le digne ami de l’amiral Gaspard de Coligny, et comme lui, l’une des plus pures, des plus nobles figures du seizième siècle. Lanoüe, réduit à combattre pour défendre sa foi, sa vie et ses coreligionnaires menacés, ressent profondément cette douloureuse émotion que tout homme de cœur éprouve en songeant aux terribles maux de la guerre civile, fût-elle provoquée, légitimée par les scélératesses des gouvernants. Montluc, général catholique, a sans cesse sous sa plume ces mots affreux de tuerie, de viol, de pendaison, de bourreaux, de massacre. Jamais l’on ne découvre en lui le moindre retour à des pensées, sinon miséricordieuses, du moins humaines ; jamais il ne lui vient à l’esprit, non pas même de déplorer ses impitoyables cruautés commises sous ce prétexte d’une si exécrable banalité : la raison d’État ! le salut de la religion ! mais seulement de regretter que ces férocités nécessaires… (ces gens-là confessaient les nécessités du crime) atteignissent ses concitoyens, ses frères, en un mot « des Français !… » Non ! Écoutez au contraire ces patriotiques et augustes paroles de Lanoüe servant d’introduction au récit de la bataille de Dreux, et d’après ce récit de deux des généraux les plus considérables des armées catholiques et protestantes, dont ils résumaient pour ainsi dire l’esprit et les sentiments, jugez de l’infâme cruauté des uns, de la générosité des autres.

« … Chacun de nous, avant la bataille (dit Lanoüe), se tenait ferme, repensant en soi-même que les hommes qu’on allait combattre n’étaient ni Espagnols, ni Anglais, ni Italiens, mais français, et des plus braves, entre lesquels on reconnaissait d’anciens compagnons, des parents, des amis, et que dans une heure, il faudrait se tuer les uns les autres, ce qui donnait quelque horreur du fait, sans néanmoins diminuer le courage… » (Mémoires de François Lanoüe, p. 605-607.)

Puis, dans les mêmes pages, Lanoüe raconte comment le duc de Guise, général de l’armée catholique, se montra ce jour-là plein de courtoisie envers son prisonnier, le prince de Condé, courtoisie expliquée d’ailleurs par cela : que, sachant son père prisonnier de l’armée protestante, le maréchal de Damville, à qui le prince de Condé s’était rendu, n’eût pas souffert qu’il fût maltraité par le duc de Guise, de peur que l’on n’exerçât des représailles contre son père, à lui Damville.

« … On pourra dire (continue Lanoüe) que M. le maréchal de Damville n’eût pas permis que l’on fît tort à M. le prince de Condé qui s’était rendu à lui, toutefois, il m’a semblé que de si beaux actes ne devaient être ensevelis en oubliance, afin que ceux qui font profession des armes s’étudient de les imiter, et s’éloignent des cruautés et choses indignes, où tant se laissent aller en ces guerres civiles, pour ne savoir ou vouloir donner un frein à leurs haines : À l’ennemi qui résiste, faut se montrer superbe, et après qu’il est vaincu, il est très-honnête d’user d’humanité… Mon intention est ici de louer de beaux actes de vertu quand je les rencontre en mon chemin, et quand je la verrai reluire en quelque personne que ce soit… là… je l’honorerai. » (P. 606-607.)

Dites, chers lecteurs, n’est ce pas là un admirable langage ? n’y sent-on pas palpiter le cœur de l’homme de bien, du grand citoyen, du généreux soldat de la liberté de conscience ? Noble langage, il sera l’éternelle honte, l’éternel opprobre de Montluc, soudard féroce qui se baigne à plaisir dans le sang français, parce qu’un maître lui dit : tue !

Imaginez, chers lecteurs, d’après ces citations empruntées aux écrivains catholiques et réformés ; imaginez l’épouvantable deuil où fut plongée la France pendant un demi-siècle de guerres religieuses. À ce sujet, un fait signalé dans le cours de nos récits au point de vue des réformes politiques poursuivies d’âge en âge par le peuple et la bourgeoisie, se reproduit au seizième siècle, à propos de la révolution religieuse ; mais constatons-le sans surprise, car l’influence du clergé se traduisait alors par une ignorance et un fanatisme presque universels, l’élite de toutes les classes de la nation, classes seigneuriales, bourgeoises ou plébéiennes, prit seule part au mouvement de la réforme.

Ainsi les huguenots, malgré les mesures atroces dont ils sont victimes, adressent d’abord humblement au pouvoir royal requêtes et suppliques afin d’obtenir l’autorisation d’exercer paisiblement leur culte ; Église et Royauté restent sourdes, impitoyables ; enfin, poussés à bout par le massacre de Vassy, en 1562 (la persécution avait été toujours croissant depuis le commencement du siècle), les réformés font appel à l’insurrection, prennent les armes, et par l’insurrection, par les armes, conquièrent ce qu’ils n’avaient pu jusqu’alors obtenir par les prières, par la revendication du droit commun ; le premier édit de tolérance est rendu le 19 mars 1562. Sans doute, ainsi que vous l’avez déjà vu à l’endroit des réformes politiques, cet édit est bientôt annulé, les réformés reprennent les armes ; un second édit de tolérance est promulgué le 23 mars 1568. — L’édit est de nouveau foulé aux pieds par l’Église et la royauté ; nouvelle insurrection des huguenots ; en 1570, un arrêt plus large que les précédents consacre la liberté de conscience, la foi des traités entre catholiques et protestants est encore violée en août 1572, par l’épouvantable massacre de la Saint-Barthélemy. Cette effrayante hécatombe semble devoir anéantir le protestantisme dans le sang, mais il se redresse plus vivace que jamais, court une quatrième fois aux armes, et en 1573 il a conquis complètement la liberté de conscience, sanctionnée plusieurs années après par l’édit de Nantes, dû à la politique d’Henri IV ; pour ce fait, il tombe sous le poignard orthodoxe d’un fanatique séide des jésuites, et plus tard, à la honte de l’humanité, un autre jésuite, confesseur de ce lâche et exécrable despote nommé Louis XIV, lui impose la révocation de l’édit de Nantes, et de nouveau, les horreurs de la guerre civile sont déchaînées sur la France.

Vous le voyez, chers lecteurs, les réformes religieuses, ainsi que les réformes civiles et politiques, ont toujours été forcément, fatalement conquises par la révolte, par l’insurrection ! Pourquoi faut-il qu’en vertu d’une loi terrible et mystérieuse, l’humanité soit condamnée à ne conquérir le progrès, la liberté, que lentement, laborieusement, pas à pas, siècle à siècle, au prix de luttes acharnées, de sacrifices inouïs et de torrents de sang ? Ce sang, répétons-le, doit retomber sur l’Église et la Royauté ; elles pouvaient, au seizième siècle, épargner à l’humanité des maux incalculables, en accordant volontairement, en exécutant loyalement, dès le début de la réforme, ces édits imposés plus tard au trône et à l’autel par l’insurrection des protestants. — L’on entrait dès lors de primesaut dans l’exercice de la liberté de conscience, enfin affirmée par notre grande révolution de 1789-92. — Conquête désormais impérissable, si nous savons défendre ce débris d’un précieux héritage, teint du sang de nos pères.


des conséquences de la réforme.


Les conséquences politiques de la réforme furent considérables ; elle fit puissamment progresser l’œuvre d’affranchissement poursuivie depuis tant de siècles par le peuple et la bourgeoisie. Vous l’avez déjà remarqué, chers lecteurs, dans le courant de nos récits, les hommes aspirent d’autant plus vivement à la liberté, à l’indépendance, qu’ils sont plus instruits et plus radicalement dissidents de l’Église de Rome ; ainsi, lors de la guerre des Albigeois, les grandes cités du Languedoc, industrieuses, opulentes, éclairées, régies démocratiquement par leurs municipalités, en véritables républiques fédérées sous la suzeraineté du roi de France, se séparent complètement de la communion catholique. Ainsi encore, au seizième siècle, les Genevois embrassant la réforme avec ardeur, à la voix de Calvin, secouant le joug des princes de Savoie et de leur évêque, se rapprochent de la libre confédération des cantons suisses. Ce profond attachement au gouvernement démocratique et municipal, si vivace en Gaule malgré l’absorption des franchises des communes, par le despotisme centralisateur de la royauté, se montra plus ardent que par le passé, lors des luttes de la réforme religieuse ; l’implacable iniquité des rois envers les protestants, les cruautés inouïes dont ils étaient victimes, les poussèrent à bout ; ils soumirent le pouvoir royal à l’analyse de leur doctrine émancipatrice, le libre examen, de même qu’ils y avaient soumis l’autorité pontificale. — Les conclusions furent identiques, jugez-en, chers lecteurs. Nous lisons dans le Franco-Gallia (France et Gaule), publié en 1573, par François Hotman, réfugié à Genève, après le massacre de la Saint-Barthélemy :

«… La domination royale, lorsqu’elle n’est pas enchaînée, a un penchant naturel et une tendance propre à la tyrannie (p. 8.) C’est pour cela que l’hérédité est mauvaise, et que le peuple a toujours le droit de choisir un chef à son gré. (P. 47 et suiv.)

» Il ne convient pas à des hommes libres, à des hommes que Dieu a doués d’intelligence, de subir le bon vouloir et le bon plaisir. L’humanité ne se laisse pas conduire comme un troupeau de brutes (P. 80.) Aussi, un peuple peut-il toujours déposer son roi et en créer un autre, quand bon lui semble. Ce droit repose dans l’ensemble de la nation et doit être exercé par une assemblée solennelle, le noble comme l’homme du peuple doivent prendre part à ce vote. » (P. 113-119.) (Ex. off. Jac. Stœrii, in.8°.)

Enfin, dans un ouvrage publié très-récemment, dont nous admirons l’immense érudition, le style sévère et élevé, les vues parfois profondes, mais dont nous ne partageons pas les tendances (De la démocratie chez les prédicateurs de la Ligue, par Charles Labitte, Paris, 1851), nous lisons ce résumé du livre intitulé : Vindicia contra tyrannos (de la vengeance contre les tyrans), dû à la plume d’un autre calviniste français, Hubert Languey, aussi réfugié à Genève, après le carnage de la Saint-Barthélemy.

« Demande. — Peut-on résister à un prince qui opprime et ruine l’État ? Et jusqu’où cette résistance peut-elle s’étendre ?

» Réponse. — La royauté est à la fois l’œuvre de Dieu et l’œuvre du peuple. C’est Dieu qui institue les monarques, qui donne les royaumes, qui choisit les rois ; mais c’est le peuple qui constitue les monarques, qui les fait entrer en possession de ces royaumes et qui approuve ce choix par ses suffrages. (P. 104.) Personne ne naît ou se fait roi ; on est donc roi seulement par la sanction populaire. Si l’hérédité s’est établie dans quelques pays, c’est pure tolérance, l’élection n’en reste pas moins un droit inaliénable. Il n’est pas de prescription pour les nations, la souveraineté permanente, continue du peuple, est donc légitime. (P. 112-162.) Le roi doit consulter la représentation nationale, dans ses différentes hiérarchies (P. 120.), sur les questions de paix, de guerre, sur les traités, sur la répartition des impôts et des dépenses même urgentes. (P. 133-136.) Il n’est pas permis aux monarques d’attenter aux franchises des municipalités et des provinces, c’est le devoir des chambres (cameræ ordinariæ) de faire respecter la vieille formule : que trop donné soit redemandé. (P. 165.)

» D. — Comment doit s’exercer la résistance contre les mauvais rois ?

» R. — Il y a deux cas de tyrannie bien distincts : dans le premier, c’est un monarque légalement élu et reconnu, qui tombe dans la tyrannie ; alors il ne peut être frappé que par le glaive des États-généraux, et non par le glaive des particuliers. (P. 295.) Dans le second cas, c’est un usurpateur dont rien n’a sanctionné l’avènement, et alors chacun a sur lui le droit de mort, parce qu’il n’y a pas eu de contrat. » (P. 206.)

Une dernière citation : nous lisons dans un recueil publié sous le titre de Mémoires de l’Estat de France sous Charles IX, t. III, p. 66 et suiv. :

« Les représentants de la nation sont auteurs de princes ; les ayant faits, ils peuvent les défaire ; c’est donc le devoir des peuples de mettre les rois sous la loi. »

Ainsi, au seizième siècle, de hardis publicistes, poursuivant l’œuvre d’Étienne Marcel et de ses prédécesseurs ou successeurs aux assemblées nationales, proclamaient, affirmaient l’omnipotente, imprescriptible et permanente souveraineté du peuple, niaient la légitimité de l’hérédité dynastique, déclaraient les assemblées nationales virtuellement investies du droit de faire, de défaire les rois et, le cas échéant, de les juger, de les condamner, de les frapper du glaive des États généraux ; légitimant ainsi d’avance le solennel jugement de Louis XVI, par la Convention nationale.

Ces écrits furent-ils seulement l’expression des théories individuelles, en dehors du domaine de l’application, de la pratique ? Nullement ! le parti protestant, après le massacre de la Saint-Barthélemy, tenta de constituer les diverses provinces de la France en une vaste fédération républicaine. Citons encore :

«… Les réformés se réunirent le jour même de la Saint-Barthélemy, comme pour évoquer les ombres sanglantes des martyrs huguenots ; toutes leurs résolutions furent inspirées par ce lugubre anniversaire. Le projet de constituer le parti réformé en fédération républicaine, déjà proposé et commenté à la fin de l’année précédente, fut adopté et mis à exécution : le Languedoc et la Haute-Guyenne furent divisés en deux grands gouvernements ou généralités, avec Nîmes et Montauban pour chefs-lieux. Saint-Romain, qui, d’archevêque d’Aix, s’était fait capitaine huguenot, et le vicomte de Paulin, furent chargés du commandement général, avec le concours des États composés des notables des deux provinces ; chaque diocèse devait avoir, en outre, ses États particuliers ressortissants aux États de la généralité ; les États de chaque généralité devaient se réunir tous les trois mois ; les États des généralités réunis tous les six mois. L’union civile de l’église réformée s’étendrait à tout le royaume au fur et à mesure du progrès de la réforme. » (La Popelinière, t. II, ° 185, 186, 192.)

C’était, vous le voyez, chers lecteurs, préluder en 1573 à l’établissement des États-Unis de Hollande, fondés pendant le siècle suivant ; des États-Unis d’Amérique, et de la république française, inaugurée au dix-huitième siècle.

L’une des conséquences de la réforme fut donc de donner en France une nouvelle impulsion à l’esprit démocratique ; tout concourait d’ailleurs au développement des idées d’égalité, de liberté, de fraternité ; une communauté de croyance, de malheurs, de périls rapprocha les éléments sociaux les plus divers ; laboureurs, artisans, lettrés, grands seigneurs, bourgeois, gens de loisir, marchèrent tous égaux et frères, sous la bannière de la liberté de conscience ; une fusion vraiment républicaine s’opéra, au nom de l’égalité, de la fraternité évangélique, entre ces différentes classes, pendant si longtemps divisées par le privilège et séculairement hostiles l’une à l’autre. Enfin, la Ligue et ses fureurs soulevées par le clergé ultramontain, et dirigées contre le trône, par l’un de ces revirements familiers au machiavélisme théocratique, qui, selon les nécessités de sa politique du moment, tantôt s’allie aux rois pour asservir les peuples, tantôt les déchaîne contre les rois, la Ligue porta un coup irréparable à la royauté. Le meurtre de Henri III et de Henri IV tombant sous le poignard de séides fanatisés par les jésuites, et glorifiés par eux et par une notable partie de l’Église, détruisit, même aux yeux des masses ignorantes, le prestige quasi-divin de l’autorité royale.

Les réformateurs religieux au seizième siècle, obéissant à la loi mystérieuse du progrès, ont donc, chers lecteurs, les uns à leur insu, les autres sciemment, continué l’œuvre d’affranchissement politique, poursuivi au prix d’efforts inouïs à travers les siècles, depuis les premières insurrections des Bagaudes, des Vagres, des Communes, jusqu’aux révolutions successives dont Étienne Marcel, et plus tard les Maillotins, les Cabochiens ont été les héros ; ceux-ci et les républicains protestants de La Rochelle, de la Guyenne, de la Bourgogne au seizième siècle, ainsi que les républicains de la Hollande au dix-septième siècle, sont, répétons-le, les vaillants précurseurs des républicains américains et français du dix-huitième siècle ; aussi, lorsque bientôt nous arriverons aux fastes de notre révolution de 1789-92, elle vous apparaîtra, chers lecteurs, non point comme un événement inattendu, anormal, isolé mais comme un événement prévu, naturel, relié à la chaîne des temps ; cette révolution ne sera pour vous que la conséquence logique, le dénouement victorieux, inévitable, infaillible, de tant de luttes, renouvelées d’âge en âge par nos pères de race gauloise, asservie, contre les descendants ou les représentants de la conquête franque ; aussi vous ne vous étonnerez pas, chers lecteurs, en entendant l’un des membres de la Convention nationale, répudiant le nom de France, imposé à la nation par les Francs, pendant une oppression de quinze siècles, revendiquer pour la mère patrie son antique et glorieux nom de république des Gaules, et le coq gaulois pour enseigne de ses drapeaux, l’effroi des royautés !

Et surtout, chers lecteurs, pas de défaillance, ne vous arrêtez pas à la surface des choses, ne cédez pas à une injuste désespérance, ne dites pas : Quoi ! l’humanité est-elle donc éternellement condamnée à osciller stationnaire entre l’action qui conquiert les libertés et la réaction qui les détruit ? Non, non, il n’en va pas ainsi ; levez les yeux plus haut, vous verrez les oscillations mêmes produire la marche lente et irrésistible du progrès humain. Le balancier d’une pendule semble aussi stationnaire malgré son perpétuel va et vient. Il semble être, pour ainsi dire, le symbole de l’immobilité dans la mobilité ; mais regardez le cadran… l’aiguille décrit sa courbe et signale la marche irrésistible du temps qu’aucune puissance humaine ou divine ne saurait faire rétrograder.


Nous croyons, chers lecteurs, vous avoir exposé d’une manière sommaire, mais probante, — les causes de la réforme ; — le caractère de ses guerres religieuses ; — ses conséquences sociales et politiques. — Un dernier mot sur un fait capital qui se rattache aussi à la réforme, à savoir : la fondation de la Société de Jésus, par Ignace de Loyola

En effet, rapprochement étrange ! au moment même où l’essor de l’imprimerie allait changer la face du monde, au moment où la réforme religieuse donnait une impulsion nouvelle à l’esprit d’examen et d’indépendance, une société s’organisait au nom et pour le triomphe du despotisme théocratique le plus absolu qui ait jamais courbé, abruti, déshonoré les hommes sous son joug de fer… audacieux, effrayant défi jeté à ce siècle rénovateur ! Il nous a paru nécessaire de mettre en scène, en chair et en os, dans le récit que vous allez lire, l’organisateur et l’organisation de la compagnie de Jésus, et afin que vous soyez, chers lecteurs, complètement édifiés à ce sujet, nous extrayons d’un ouvrage d’une irrécusable autorité (au point de vue catholique) ce passage de la biographie de saint Ignace de Loyola.

Les vies des saints composées sur ce qui nous est resté de plus authentique et de plus assuré dans leur histoire, avec l’histoire de leur culte, selon qu’il est établi dans l’Église catholique, Paris, chez Jean de Nully, rue Saint-Jacques, à l’image de Saint Pierre. — Rue du Pilastre. M.D.C.C.X.V. avec approbation et privilège du roi. (VOL. II., p. 430 À 454.)


« Ignace, fils de Bertrand d’Ognez et de Martine Saëz, naquit l’an 1491, au château de Loyola, en Biscaye. Il fut le dernier de onze enfants venus du même mariage. Son père, seigneur d’Ognez et de Loyola, tenait l’un des premiers rangs parmi la noblesse de Guipuscoa, et sa mère était de l’illustre maison des seigneurs de Balde… Ignace fut envoyé par son père à la cour d’Espagne, où il fut page du roi Ferdinand V… Puis, à l’exemple de ses frères, il embrassa la profession des armes, secondé dans cette résolution par le duc de Najara, son proche parent… Il passa par tous les degrés de la milice et donna des preuves de sa valeur, au siège de Najara même… Il avait la réputation d’être honnête homme, quoiqu’il vécût dans tous les dérèglements que pouvaient causer en lui la meschante éducation qu’il avait reçue de ses parents et les mauvaises habitudes qu’il avait contractées à la cour, et qui se fortifiaient tous les jours avec son âge, parmi la licence des armes, mais tout mondain et tout débauché qu’il était, il gardait de la bienséance jusque dans ses désordres… Il n’aimait point le scandale, et bien qu’il fût délicat sur le point d’honneur, et que sa fierté naturelle le portât à tirer raison de la moindre injure, il pardonnait tout dès que l’on se soumettait… Il ne manquait point d’habileté dans les affaires… Cependant, la vanité occupait tout son esprit, la galanterie et les exercices militaires partageaient sa vie, il ne suivait, dans toutes ses actions, que le penchant d’une nature corrompue et de fausses maximes du monde… En 1521, défendant le château de la ville de Pampelune, contre les Français qui l’attaquaient, il fut blessé d’un éclat de pierre à la jambe gauche, et d’un boulet de canon à la jambe droite, qui fut cassée… La jambe cassée ne fut pas si bien guérie qu’il n’y restât une difformité résultant d’un os qui avançait au-dessous du genou, ce qui l’empêchait d’être proprement chaussé ; la vanité qui le faisait aimer les bonnes grâces, le porta à faire couper cet os ; l’opération fut extrêmement douloureuse ; mais ce ne fut pas encore le dernier des tourments que voulut souffrir Ignace, afin de n’avoir rien de disgracieux dans sa personne ; une de ses cuisses s’étant retirée depuis sa blessure, lui faisait craindre de rester boiteux ; pour y remédier, il se mit comme à la torture pendant plusieurs jours, en se faisant violemment tirer la jambe avec une machine de fer… mais il resta toujours boiteux depuis. Comme il était obligé de garder la chambre, on lui apporta, pour se distraire, la vie des saints, etc. etc.

» … Depuis son arrivée à Paris, Ignace travailla de son côté à arrêter le cours que les nouvelles hérésies prenaient en France. Sa principale occupation était de dresser les plans de son grand dessein et de se former des disciples…

» Ignace se retirait souvent dans l’une des carrières de Montmartre, qui lui représentait sa caverne de Manrez, et là, il vaquait à la contemplation des choses divines…

» Le jour de l’Assomption de l’an 1531, Ignace, Lefèvre, François Xavier et quatre Espagnols, Lainez, Salmero, Bobadilla et Rodriguez, se rendirent à Montmartre, où, après une messe dite par Lefèvre depuis peu revêtu de la prêtrise, ils lurent tous les sept à haute voix, le serment d’aller se jeter aux pieds du pape, pour lui offrir leurs services, et aller sous ses ordres partout où il voudrait les envoyer, etc., etc. »

Il nous a semblé, chers lecteurs, que la lecture attentive et réfléchie de ces extraits de la biographie de saint Ignace (se rapportent à une époque où il ne songeait guère à devenir un saint), nous donnait parfaitement la clef du caractère singulier imprimé à la société de Jésus par son fondateur.

Ainsi, nous lisons :

« Ignace de Loyola avait la réputation d’être honnête homme, quoiqu’il vécût dans tous les dérèglements, etc., etc. »

Or, la première condition de la doctrine des jésuites n’est-elle pas en effet d’avoir la réputation d’honnête homme, quoique, etc.

« Tout mondain et tout débauché qu’il était, Ignace de Loyola gardait de la bienséance jusque dans ses désordres. »

Or, la doctrine si complaisante, si flexible des jésuites, ne recommande-t-elle pas surtout la bienséance, le secret dans le désordre, moyennant quoi, les révérends ne refusent jamais l’absolution ?

« I. de Loyola, n’aimait pas le scandale, et bien que délicat sur le point d’honneur, et que sa fierté naturelle le portât à tirer raison de la moindre injure, il pardonnait tout dès que l’on se soumettait. »


Or, la soumission absolue, passive, servile des disciples au maître qui doit disposer d’eux perindè ac cadaver (ni plus ni moins que s’ils étaient des cadavres), n’est-elle pas la base fondamentale de la Compagnie de Jésus ?

« Enfin : I. de Loyola ne manquait pas d’habileté dans les affaires. »

Or, l’habileté de ses disciples en affaires est, nous le croyons, devenue suffisamment proverbiale.

Nous n’insisterons pas davantage sur ces rapprochements, chers lecteurs ; notre récit démontrera, nous l’espérons, par suite de quel revirement, ou plutôt par suite de quel développement logique de son individualité propre, Ignace de Loyola, hypocrite, débauché, hardi capitaine, impérieux spadassin, et habile homme d’affaires, imprima, malgré sa conversion (dont nous ne pouvons ni nous ne voulons discuter ici la sincérité), imprima, disons-nous, le caractère indélébile de sa personnalité à la compagnie qu’il a fondée !

L’on a beaucoup discuté la puissance de la société de Jésus au dix-neuvième siècle ; les uns la croient toujours très-redoutable, les autres nient son influence. Voici ce que nous lisons dans un journal belge fort sérieux, fort bien informé, lui laissant, d’ailleurs, la responsabilité de la citation suivante : le dernier général des jésuites, le B. P. Roothan se serait exprimé ainsi à la conférence de Chieri :

« … Vraiment, notre siècle, est étrangement délicat ! S’imagine-t-il donc que la flamme des bûchers soit totalement éteinte ? qu’il n’en soit pas resté le plus petit tison pour en allumer une seule torche ? Les insensés ! En nous appelant jésuites, ils croient nous couvrir d’opprobre… mais ces jésuites leur réservent la censure, un bâillon et du feu… et un jour, ils seront les maîtres de leurs maîtres ! »

Soit, mon révérend, qui vivra verra…


Permettez-moi, chers lecteurs, en terminant cette lettre, de vous recommander la lecture d’un livre qui complétera les données sommaires que je viens de vous exposer sur la réforme au seizième siècle, afin de vous faciliter l’intelligence du récit qui va suivre ; ce livre, d’un style excellent, d’une rare érudition, d’une haute raison, et respirant une foi ardente et patriotique à l’irrésistible progrès de l’humanité, est l’Histoire des Réformateurs au seizième siècle, par Victor Chauffour[1], mon ex-collègue à l’Assemblée nationale, et l’un de mes plus chers compagnons d’exil.

Savoie, Annecy, 29 janvier 1854.


Eugène Süe................................


  1. Paris, Hingray, libraire éditeur, rue des Marais-Saint-Germain, n° 20, 1853.