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Les Mystères du peuple/X/3

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Les Mystères du peuple — Tome X
LA BIBLE DE POCHE

— PREMIÈRE PARTIE —


LA BIBLE DE POCHE


ou


LA FAMILLE DE CHRISTIAN L’IMPRIMEUR.

1534-1610.

PREMIÈRE PARTIE

CHAPITRE PREMIER.


Paris au seizième siècle. — La maison de Christian. — Le vol. — Les âmes du purgatoire. — Odelin, Hêna et Hervé. — La vente des indulgences à l’église Saint-Dominique. — Le confessionnal. — L’imprimerie de Robert Estienne. — Le banni. — L’adoration des images. — Le meurtre. — Frère et sœur. — Touquedillon le Franc-Taupin. — Le souper. — Les galanteries et les duels du capitaine don Ignace de Loyola. — Son procédé pour dompter les hommes, les femmes et les chevaux. — Les seigneurs en débauche. — L’évêque colonel. — Marie-la-Catelle, la maîtresse d’école. — Frère saint Ernest martyr. — Les carrières de Montmartre. — Le serment d’Ignace de Loyola et de ses six premiers disciples. — Jean Calvin. — Profession de foi des réformés. — Gaspard de Coligny. — Clément Marot. — Le vicomte Neroweg de Plouernel. — Bernard Palissy. — Ambroise Paré. — Le prince Karl de Gerolstein. — Inceste et parricide. — Les archers du guet. — Le couvent des Augustines. — Le couvent des Augustins. — La taverne du vin Pineau. — Franc-Taupin, Tire-Laine et Mauvais-Garçon. — La courtille de M. Robert Estienne. — Le 21 janvier 1535.

Combien de changements dans Paris, fils de Joel, depuis le temps où notre aïeul Eidiol, le nautonier parisien, habitait cette ville, au neuvième siècle, lors de l’invasion des Northmans ! combien de changements, même depuis l’an 1350, alors que notre aïeul Mahiet-l’Avocat d’armes, tombait blessé aux côtés d’Étienne Marcel, assassiné par Jean Maillart et les royalistes ! La population de la grande cité est aujourd’hui (en 1534) d’environ quatre cent mille âmes ; chaque jour de nouvelles demeures s’élèvent dans les faubourgs en dehors des remparts, dont l’enceinte est devenue insuffisante, quoiqu’ils renferment douze à treize mille maisons. Mais, ainsi que par le passé, Paris est toujours divisé, pour ainsi-dire, en quatre villes, par deux rues qui le coupent en croix ; la rue Saint-Martin, prolongée par la rue Saint-Jacques, le traverse de l’est à l’ouest ; la rue Saint-Honoré, prolongée par la rue Saint-Antoine, le traverse du nord au midi. Aux gens de cour, le quartier du Louvre ; aux gens de guerre, le quartier de la Bastille, de l’Arsenal, rempli d’armes, et du Temple, rempli de poudre ; aux gens d’étude et de lettres, le quartier de l’Université ; aux gens d’église, le quartier Notre-Dame et Saint-Germain, où sont bâtis les couvents des Cordeliers, des Chartreux, des Jacobins, des Augustins, des Dominicains, et tant d’autres moutiers de moines et de nonnes, sans compter les monastères disséminés dans la ville ; les commerçants habitent généralement le centre de Paris, vers la rue Saint-Denis ; les fabricants, le quartier de l’Est, le plus misérable de tous, là se trouvent des logeurs ou, pour un liard chaque nuit, vont coucher les artisans. La majeure partie des maisons bourgeoises et tous les couvents sont maintenant bâtis en pierre, et non plus en bois comme autrefois ; ces modernes constructions, recouvertes de toits d’ardoise ou de plomb, ornées de sculptures, deviennent de jour en jour plus nombreuses. Il en est ainsi des crimes de toute sorte ; leur augmentation est hors de toute mesure. Les meurtriers, les bandits, prennent, la nuit venue, possession des rues ; ils sont au nombre de vingt-cinq ou trente mille organisés en compagnies, Guilleris, Plumets, Rougets, Tire-laine ; ceux-ci dévalisent les bourgeois, auxquels il est interdit de porter des armes ; les Tire-soie, plus audacieux, s’attaquent aux gentilshommes, toujours armés ; les Barbets se déguisent en artisans de diverses professions ou en moines de divers ordres, s’introduisent ainsi dans les maisons pour voler ; c’est encore la compagnie de la Matte ou Fins Maltois, coupeurs de bourse ; les Mauvais-Garçons, les plus redoutables de tous, offrent publiquement, à prix débattu et convenu, leur poignard à qui veut se délivrer d’un ennemi. Paris regorge de filles perdues, de courtisanes de tout étage ; jamais la corruption, dont la royauté, l’Église, la seigneurie donnent de si scandaleux exemples, n’a exercé plus de ravages. Une maladie honteuse, importée d’Amérique par les Espagnols après les conquêtes de Christophe Colomb, empoisonne la vie jusque dans sa source. Paris offre un mélange sans nom de fanatisme, de débauche et de férocité : au-dessus de la porte des lupanars, on voit des images de saints et de saintes dans leurs niches, devant lesquelles, voleurs, meurtriers, courtisanes se découvrent ou s’agenouillent en passant ; les Tire-laine, les Guilleris, et autres brigands, font brûler des cierges à l’autel de la Vierge ou dire des messes pour le bon succès de leurs crimes ; la superstition progresse en raison de la scélératesse. L’on cite des médecins communiant chaque semaine, et qui, d’accord avec d’impatients héritiers, empoisonnent dans des breuvages pharmaceutiques leurs riches malades dont la succession se fait trop attendre ; l’on ne recule plus devant d’effroyables forfaits, surtout depuis que les indulgences papales, vendues à beaux deniers, assurent aux criminels absolution et impunité. Les vertus domestiques, les bonnes mœurs, semblent réfugiées au sein des familles qui ont embrassé la réforme et pratiquent de leur mieux la morale évangélique ; ainsi la famille de Christian l’imprimeur avait trouvé la paix et le bonheur du foyer jusqu’au jour fatal où commence cette légende.

C’était vers le milieu du mois d’août 1534, Christian Lebrenn occupait alors à Paris une modeste demeure située vers le milieu du pont au Change ; presque tous les ponts, bordés de maisons, forment ainsi des rues au-dessous desquelles passe la rivière. Au rez-de-chaussée se trouvait la cuisine, où l’on prenait ses repas ; derrière cette salle, dont la porte et la fenêtre donnaient sur la voie publique, était une pièce où couchaient Hervé, fils aîné de Christian, et son frère Odelin, apprenti armurier chez maître Raimbaud. Mais à l’époque de ce récit, Odelin, absent de Paris, voyageait en Italie avec son patron, celui-ci étant allé à Milan étudier les procédés de fabrication des armuriers milanais, aussi célèbres que ceux de Tolède. Le premier étage de la demeure de Christian se composait de deux chambres ; il occupait l’une avec sa femme Brigitte, et leur fille Hêna occupait l’autre. Enfin, un galetas s’étendait sous les combles de la maison et avait vue sur la rivière.

Ce soir-là, Christian s’entretenait avec sa femme ; il faisait nuit depuis longtemps, les enfants reposaient, une lampe éclairait la chambre des deux époux. On voyait les métiers à broder de Brigitte et d’Hêna près de la fenêtre aux petites vitres en losange enchâssées dans des nervures de plomb ; au fond de cette pièce, assez vaste, le lit de noyer surmonté de son ciel, enveloppé de ses rideaux de serge verte ; plus loin, une petite bibliothèque où sont rangés les livres à l’impression desquels Christian et son père ont concouru dans l’atelier d’imprimerie de maîtres Henri et Robert Estienne, entre autres une Bible de poche reliée en basane noire, à fermeture et à coins de cuivre. En face de cette bibliothèque est un bahut de chêne assez curieusement sculpté ; là Christian renferme les reliques, les légendes de sa famille, et ce qu’il possède de précieux. Au-dessus de ce bahut, une vieille arbalète et une hache de guerre sont accrochées au mur ; car il est utile d’avoir des armes chez soi pour repousser les attaques des bandits, de plus en plus audacieux. Deux coffres à sièges recouverts de cuir et destinés à renfermer les hardes, quelques escabeaux complètent le modeste ameublement de cette chambre. Christian est profondément soucieux ; Brigitte, non moins soucieuse que lui, abandonne son travail de broderesse, qu’elle accomplissait à la clarté de la lampe, se rapproche de son mari ; celui-ci, le regard fixe, le coude sur son genou et le front dans sa main, dit à sa femme :

— Oui, la personne qui a volé cet argent dans le bahut, ici, en cette chambre, et sans briser la serrure de ce meuble, doit hanter familièrement la maison.


— Te l’avouerai-je, Christian, depuis hier que nous nous sommes aperçus de ce larcin, je suis dans des transes continuelles.

— Nul autre que nous et nos enfants n’entre ici.

— Non, à l’exception de nos marchands ou de leurs employés ; mais sachant, entre autres malfaiteurs, les Barbets assez hardis ou rusés pour prendre au besoin l’apparence d’honnêtes commerçants, afin de s’introduire chez nous et d’y tenter quelque mauvais coup, sous prétexte de venir me faire une commande de broderie, jamais ni moi, ni Hêna, nous ne quittons cette chambre lorsque nous y recevons un étranger.

— Je cherche dans mon souvenir quelles personnes de notre intimité ont pu entrer céans, — reprit l’imprimeur avec une pénible anxiété. — Lefèvre, de temps à autre, passe la soirée chez nous ; parfois nous sommes montés ici lui et moi, lorsqu’il m’a demandé de lui lire quelques légendes de notre famille.

— Mon ami, il y a d’abord assez longtemps que nous n’avons vu M. Lefèvre, et de cela tu t’étonnais dernièrement encore ; puis il est impossible de soupçonner ton ami, un homme de mœurs austères, toujours occupé de sciences…

— Dieu me garde de l’accuser ! J’énumérais seulement le très-petit nombre de personnes qui entrent familièrement ici.

— Il y a encore mon frère… C’est, il est vrai, un soldat d’aventure ; il a ses défauts, de grands défauts, mais…

— Ah ! Brigitte ! n’achève pas !… Joséphin a pour toi, pour nos enfants, une affection si tendre, si touchante… Je le crois capable de commettre en pays ennemi de grands excès, ainsi que font les gens de son métier ; mais lui, qui presque chaque jour s’assoit à notre foyer, commettre un larcin chez nous. Jamais je n’ai eu… je n’aurai cette idée !

— Merci de tes paroles, mon ami, oh ! merci…

— Quoi ! tu as pu supposer un moment que je soupçonnais ton frère ?


— Que te dirai-je ? la vie vagabonde qu’il a menée depuis sa jeunesse… ces habitudes de violence, de rapine, reprochées à si juste titre aux Francs-Taupins, aux Pendards, et autres soldats aventuriers, compagnons d’armes de mon frère, pouvaient faire naître des doutes sur lui dans un esprit prévenu, et… mais mon Dieu… Christian… qu’as-tu ? qu’as-tu donc ? — s’écria Brigitte voyant son mari cacher avec accablement sa figure entre ses deux mains pendant un moment, puis se lever brusquement et marcher çà et là en proie à une angoisse profonde — Mon ami, — reprit Brigitte, — quelle pensée soudaine est venue t’affliger ? des larmes roulent dans tes yeux ? ton visage est altéré… Tu ne me réponds pas !

— Le ciel m’en est témoin ! — s’écria l’artisan levant les yeux d’un air navré, — la perte de ces vingt-deux écus d’or, si laborieusement gagnés par nous, m’a vivement affecté : c’était notre ressource pour les mauvais jours, c’était la dot de notre fille ; mais cette perte n’est rien auprès de…

— Achève…

— Non, oh non !… c’est trop affreux !…


— Christian… que veux-tu dire ?

— Laisse-moi ! Laisse-moi !… — Puis, regrettant ce mouvement de brusquerie involontaire, l’artisan prit les mains de Brigitte entre les siennes et lui dit d’une voix douloureusement émue : — Excuse-moi, pauvre chère femme… quand je songe à cela, vois-tu, je n’ai plus la tête à moi ! Lorsque tantôt, à l’imprimerie, cet horrible soupçon s’est présenté à mon esprit, j’ai cru devenir fou ! je l’ai combattu de tout mon pouvoir… mais tout à l’heure en énumérant avec toi les personnes de notre intimité que nous aurions pu accuser de larcin, l’affreux soupçon dont je te parle m’est involontairement revenu à la pensée.

Christian, retombant assis sur son escabeau, frémit et de nouveau cacha sa figure entre ses mains tremblantes. 


— Mon ami, cette pensée que tu fuis, qui t’accable… quelle est-elle ? dis-la-moi ? je t’en conjure…

L’artisan, après un moment de lutte douloureuse avec lui-même, murmura d’une voix affaiblie et comme si ces paroles lui eussent brûlé les lèvres :

— Tu t’es aperçue comme moi, depuis quelque temps… cela remonte à peu près à l’époque du départ d’Odelin pour Milan… tu t’es aperçue comme moi d’un grand changement dans le caractère, dans les habitudes… de…

— De qui ?

— D’Hervé…

— Notre fils !… — s’écria Brigitte avec stupeur ; puis elle ajouta : — Miséricorde… tu le soupçonnerais !

Christian garda un morne silence que Brigitte, éperdue de douleur, n’osa d’abord interrompre, puis elle reprit :

— C’est impossible ! Hervé, élevé par nous dans les mêmes principes que son frère… Hervé, qui jamais ne nous a quittés…

— Brigitte, je te l’ai dit, ce soupçon est si horrible, que, contre lui, j’ai résisté de toutes les forces de mon âme de père… contre lui, je résiste encore ; non plus que toi, je ne veux croire… Je ne croirai pas que notre fils… — Puis, s’interrompant d’une voix étouffée par les sanglots. — Et si cela était pourtant ! ! ! Dieu juste… nous n’aurions pas mérité ce châtiment ! !

— Mon ami ! tu m’épouvantes ! Tu aimes trop Hervé, ton jugement est trop sûr, ton esprit trop pénétrant, pour qu’un pareil doute te soit venu sans motif… Notre fils est à l’imprimerie continuellement près de toi, ainsi qu’Hêna est ici près de moi, tu dois mieux que personne connaître le cœur de cet enfant… — Et après un moment de silence, Brigitte reprit, pleurant à chaudes larmes : — Ah ! je le sens, ce soupçon, rien que ce soupçon, ne fût-il jamais justifié, sera l’amertume de ma vie !

— Aussi, je ne pouvais le confier qu’à toi, qu’à toi seule au monde ! Mais enfin… ce n’est qu’un soupçon ; n’exagérons rien, ne nous laissons pas abattre, approfondissons les faits, rappelons soigneusement nos souvenirs ; peut-être arriverons-nous… que Dieu m’entende !… à reconnaître que ces soupçons ne sont pas fondés. Je te le disais tout à l’heure, de grands changements se sont manifestés dans les habitudes, dans le caractère d’Hervé. Tu les as remarqués comme moi ?

— Oui, depuis quelque temps, lui, jadis si gai, si ouvert, si affectueux, devient glacial et sombre, rêveur et taciturne ; il a pâli, maigri, il s’irrite d’un mot. Peu de temps avant le départ de notre petit Odelin, il avait plusieurs fois, et sans cause, rudoyé ce pauvre enfant, pour qui jusqu’alors il s’était montré plein de tendresse… et souvent, depuis cette époque, j’ai aussi reproché à Hervé ses brusqueries, je dirais presque ses duretés envers sa sœur, qu’il chérissait ; il semble maintenant l’éviter ; sa conduite envers elle est parfois inexplicable. Tiens… hier encore, lorsque toi et lui vous êtes rentrés de l’imprimerie, Hêna, après t’avoir embrassé selon sa coutume, a présenté son front à son frère… il l’a repoussée brutalement. Cette chère fille avait les larmes aux yeux.

— Ce fait m’a échappé ; mais, comme toi, je suis frappé de la froideur croissante d’Hervé pour sa sœur.

— Cependant, mon ami, nous aimons nos enfants d’un amour égal ; Hervé pourrait se trouver blessé si nous montrions quelque préférence pour Hêna ou pour Odelin ; mais nous ne leur témoignons aucune préférence au détriment de leur frère.

— Sans doute ; aussi faut-il, je crois, chercher ailleurs la cause des changements dont nous nous affligeons ; peut-être a-t-il, à notre insu, de mauvaises relations… J’ai été frappé d’un fait : l’amour paternel ne m’aveugle pas, je reconnais à Hervé de grandes aptitudes, sans parler du don d’une éloquence naturelle singulière à son âge, il est devenu excellent latiniste ; aussi est-il parfois chargé d’aller collationner des manuscrits précieux chez quelques érudits, amis de M. Robert Estienne ; notre fils s’occupait ordinairement de cette tâche avec autant d’exactitude que de célérité ; maintenant ses absences de l’atelier se prolongent outre mesure, deviennent fréquentes, enfin il n’accomplit pas ou accomplit mal ces travaux de collation dont il prétexte. M. Robert Estienne s’est plaint à moi amicalement, me disant qu’il fallait paternellement surveiller Hervé, qu’il touchait à sa dix-huitième année, qu’il pouvait nouer de mauvaises relations et nous causer plus tard quelques soucis.

— À ce propos, mon ami, je reprochais, il y a peu de jours, à Hervé l’éloignement qu’il montre pour ses amis d’enfance, bons et braves jeunes gens cependant ! Il fuit leur société, repousse leurs avances cordiales. La seule personne qu’il fréquente intimement et avec qui souvent il sort les jours de fête est fra‑Girard le cordelier, le fils de notre voisin le mercier.

— Je préférerais, pour notre fils, une autre compagnie, non que j’accuse fra‑Girard d’être vicieux comme tant d’autres moines, on le dit de mœurs austères ; mais plus âgé qu’Hervé, il a, je le crains, pris sur lui beaucoup d’influence, et l’a rendu d’une farouche intolérance. Beaucoup d’artisans de l’imprimerie de M. Estienne sont comme lui partisans de la réforme ; les uns ouvertement, malgré le péril ; les autres, tacitement. Notre fils, plus d’une fois, s’est élevé avec une violence inouïe contre les idées nouvelles ; il sait pourtant que toi et moi nous les partageons, en cela qu’elles rompent ouvertement avec l’Église de Rome, car j’ai conservé la croyance druidique de nos pères à l’éternité de la vie, âme et corps…

— Hélas ! mon ami, quelle femme, quelle mère, ne partagerait pas la pensée des réformés, lorsqu’ils repoussent la confession ? N’avons-nous pas été obligés d’engager notre fille à ne plus aller se confesser… Ah ! sans sa chaste ignorance, elle eût été corrompue par les honteuses questions qu’un prêtre osait lui adresser et qu’elle nous rapportait dans la candeur de son âme… Mais pour en revenir à Hervé, si, d’un côté, son intimité avec fra-Girard me semble, ainsi qu’à toi, fâcheuse du point de vue de l’intolérance, l’influence de ce moine, dont on vante l’austérité, a dû éloigner de notre fils jusqu’à la tentation de cet acte odieux… dont nous ne pouvons parler sans verser des larmes de douleur… — ajouta Brigitte en essuyant ses yeux humides ; — car, enfin, mon ami, la piété d’Hervé devient chaque jour plus fervente ; ce malheureux enfant s’impose souvent, tu le sais, malgré nos représentations et au risque de compromettre sa santé, des jeûnes prolongés… N’ai-je pas découvert, aux traces ensanglantées laissées sur sa chemise, qu’à certains jours il porte sur la peau une ceinture intérieurement garnie de pointes de fer ? Ce n’est pas là de l’hypocrisie ! il croyait cacher à tous les yeux les secrètes macérations qu’il s’inflige par pénitence, un hasard m’a fait les découvrir. Je déplore ce fanatisme, mais ce fanatisme peut être aussi une sauvegarde ; l’exagération même des principes religieux d’Hervé doit le prémunir contre les tentations mauvaises… Le ciel soit béni ! tu disais vrai, Christian ; en approfondissant les faits, nous arrivons à reconnaître l’injustice de nos soupçons… Notre fils est innocent, n’est-ce pas ton avis ? Christian !… Christian, tu ne me réponds pas !

L’artisan, morne et pensif, avait écouté sa femme sans l’interrompre ; il reprit d’une voix altérée :

— Non, pauvre et chère femme, non, le fanatisme n’est pas une sauvegarde contre le mal… Hélas ! au contraire de toi, en m’appesantissant sur les faits que tu viens de me rappeler, j’ose à peine te l’avouer, mes doutes, loin de diminuer, augmentent.

— Grand Dieu !

— Je crois notre fils sincère dans ses pratiques dévotieuses, si exagérées qu’elles soient ; mais je crois aussi que l’une des plus terribles conséquences du fanatisme est d’obscurcir, de pervertir chez ceux qu’il domine les plus simples notions du bien et du mal, du juste et de l’injuste.

— Mais le vol, puisqu’il faut articuler ce mot, le vol… comment le fanatisme pourrait-il l’excuser ? 


— Écoute-moi, Brigitte. Il y a quelques jours… et ce souvenir a été l’une des causes qui ont éveillé mes soupçons… il y a quelques jours, à l’atelier, l’un de nos compagnons de travail s’indignait du trafic des indulgences qui, depuis peu de temps, s’exerce à Paris, et disait, à ce propos, qu’en outre de l’immoralité de ce négoce pratiqué au nom du pape, l’argent ainsi extorqué à l’ignorance, à la crédulité populaire, pouvait être considéré comme le fruit d’une fourberie ; sais-tu ce qu’a répondu notre fils ?

— Achève… achève…

— Il s’est écrié : « — Cela est faux ! cela est impie ! l’argent employé à une œuvre pie, fût-il le fruit d’un véritable vol… j’irai plus loin… d’un meurtre… cet argent est épuré, sanctifié, dès qu’il est employé à la plus grande gloire du Seigneur. »

— Hervé a dit cela ?

— Malheureusement, il l’a dit…

Brigitte pâlit et murmura d’une voix étouffée par les sanglots :

— Ah ! maintenant j’ai peur… moi aussi, j’ai peur !…

— Comprends-tu que si notre fils a commis la honteuse action dont nous hésitons à le croire coupable, ce malheureux enfant aura, dans son aveugle fanatisme, cru faire un acte méritoire si le fruit de son larcin a été employé à une œuvre pie ?…

Au moment où Christian prononçait ces mots, il entendit, d’abord au loin et bientôt sur le pont au Change, le bruit retentissant de plusieurs grosses sonnettes et le grincement aigu des crécelles, interrompus çà et là par une psalmodie lugubre, après quoi le fracas des sonnettes et des crécelles redevint assourdissant. L’artisan, non moins surpris que sa femme, se leva, ouvrit la fenêtre, et vit défiler une longue procession ; à sa tête marchait un détachement d’archers du guet portant leur arbalète sur l’épaule gauche, et à leur main droite un gros cierge allumé ; puis venaient des moines dominicains au froc blanc à capuchon noir, agitant les sonnettes et les crécelles ; derrière eux s’avançait un chariot traîné par deux chevaux houssés de caparaçons noirs semés de larmes d’argent. Les quatre faces de ce chariot, très-élevé, formaient une sorte d’immense transparent quadrangulaire et intérieurement éclairé, où étaient représentés, au milieu d’un océan de flammes, des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, plongés jusqu’à mi-corps dans cette fournaise, et élevant avec des contorsions désespérées leurs mains suppliantes vers une image de Dieu, assis sur un trône ; à chacune des faces du transparent, et surmontant ces peintures, l’inscription suivante se lisait écrite en grosses lettres rouges et noires :

priez
pour les âmes du purgatoire
demain
en
l’église du couvent de saint-dominique
L’INDULGENCE
élèvera son trône
priez et donnez
pour les pauvres âmes du purgatoire.

Quatre moines, munis de longs bâtons dorés, terminés par des lanternes de verre, sur lesquelles on voyait aussi peintes des âmes en peine, marchaient de chaque côté du char, suivis par d’autres dominicains portant un grand crucifix argenté. Les moines entonnèrent en chœur d’une voix retentissante ce psaume lugubre de la pénitence :

« De profundis clamavi ad te, Domine ;

» Domine, exaudi vocem meam.

» Fiant aures tuæ intendentes

» In vocem deprecationis meæ ! »

Le bruit des sonnettes et des crécelles succéda de nouveau à ces chants funèbres, pendant que la procession continuait son chemin ; un autre détachement d’archers du guet fermait la marche. Une multitude d’hommes et de femmes déguenillés, à figures cyniques ou patibulaires, presque tous rôdeurs ou rôdeuses de nuit, ou pire encore, accompagnaient ce cortège, se tenant par le bras, dansant, se signant de temps à autre et hurlant :

— Gloire au saint-père !

— Il nous envoie des indulgences !

— Nous en avons besoin !

— Béni soit-il !

Puis ils échangeaient à voix haute des plaisanteries grossières ou obscènes, empreintes cependant d’une foi sauvage aux plus déplorables superstitions. Grand nombre de citadins habitant les maisons bâties sur le pont avaient ouvert leurs fenêtres au passage de la procession ; quelques-uns d’entre eux s’étaient agenouillés pieusement dans l’intérieur de leur logis. Christian, lorsque le bruit se fut éloigné, referma la croisée de sa chambre et, de plus en plus attristé, dit à sa femme :

— Hélas ! cette procession est pour moi d’un désolant à-propos…

— Je ne te comprends pas, mon ami.

— Brigitte, tu as vu sur le transparent porté par le chariot que conduisaient les moines, une peinture représentant les âmes du purgatoire se tordant au milieu des flammes ?

— Oui, je l’ai vue.

— Les moines dominicains délégués par le pape à la vente des indulgences plénières vendent en outre le rachat des âmes en peine.

— On le dit.

— Ainsi, ceux-là qui partagent cette croyance sont persuadés que, moyennant argent, ils arrachent aux flammes du purgatoire, non-seulement ceux de leurs proches ou de leurs amis qu’ils supposent exposés à ce supplice, mais aussi des inconnus. Hervé n’a-t-il pas pu se dire : « Avec l’or dérobé à mon père, je rachèterai vingt âmes… cinquante âmes du purgatoire… »

— N’achève pas, Christian ! — s’écria Brigitte en frémissant. — Mes doutes deviennent presque des certitudes… — Mais, s’interrompant soudain et prêtant l’oreille du côté de l’une des portes de la chambre, elle ajouta tout bas : — Écoute… écoute…

Les deux époux se turent ; au milieu du profond silence de la nuit, ils entendirent le bruit d’une sorte de cinglement redoublé, çà et là coupé de quelques intermittences. Christian, frappé d’une idée subite, fit signe à sa femme de rester immobile, prit la lampe, poussa doucement une porte s’ouvrant sur un escalier de bois façonné en vis, à l’aide duquel on descendait dans la salle basse ; et, s’arrêtant au rebord du palier, l’artisan abrita sous sa main la clarté de la lampe ; il vit Hervé, éveillé sans doute par les tintements des sonnettes de la procession, seulement vêtu de ses chausses et d’une chemise, agenouillé sur le carreau et s’infligeant sur les flancs, sur les épaules, une rude discipline, au moyen d’un martinet composé de plusieurs cordes terminées par des nœuds. Hervé se flagellait avec une si farouche exaltation, qu’il ne s’aperçut pas de la présence de son père sur le palier de l’escalier, quoique la faible clarté de la lampe projetât ses lueurs dans la salle basse. Brigitte avait suivi son mari en marchant aussi légèrement que possible ; il sentit bientôt s’appuyer sur son épaule la main tremblante de sa femme, qui lui dit tout bas à l’oreille d’une voix navrée :

— Ah ! le malheureux enfant !…

— Viens, le moment est peut-être favorable pour obtenir de notre fils un aveu…

— Et s’il avoue… que tout lui soit pardonné ! — répondit l’indulgente mère. — Il aura cédé au fanatisme de la charité, mais non à une honteuse convoitise.

L’artisan, tenant sa lampe à la main, descendit dans la cuisine avec sa femme, sans chercher à dissimuler leur approche ; le bruit de leurs pas, résonnant sur les degrés de bois, attira enfin l’attention d’Hervé. Il tourna soudain la tête du côté de l’escalier, aperçut son père et sa mère, se releva brusquement, et, dans sa surprise, laissa tomber sa discipline sur le carreau. 


Le fils de Christian atteignait sa dix-huitième année ; sa figure, naguère encore ouverte, joyeuse, vermeille, et respirant la franchise, le bonheur, était devenue pâle et sombre ; son regard, d’une mobilité inquiète, fuyait le regard. La présence inattendue de ses parents parut d’abord lui causer une impression pénible, embarrassante ; mais se reprochant sans doute cette fausse honte, il dit résolument, mais sans lever les yeux :

— Je me donnais la discipline… Je croyais être seul…

— Mon fils, — reprit l’artisan, — puisque te voici levé, assieds-toi là… ta mère et moi, nous avons à t’entretenir, nous serons mieux ici que là-haut, où nous pourrions, en causant, réveiller ta sœur.

Le jeune homme, assez étonné, s’assit sur un escabeau ; Christian s’assit à son tour ; Brigitte resta debout près de lui, accoudée sur son épaule et ne quittant pas son fils des yeux.

— Mon ami, — reprit Christian, — je dois d’abord t’assurer que nous n’avons jamais songé à contrarier les pratiques religieuses auxquelles, depuis peu de temps, tu te livres avec la fougueuse ardeur d’un néophyte ; mais puisque l’occasion se présente, je te ferai à ce sujet quelques observations toutes paternelles.

— Je vous écoute, mon père.

— Tu as été élevé par nous, ainsi que ta sœur et ton frère, dans la doctrine évangélique selon ces principes du Christ : « Aimez-vous les uns les autres ; — ne faites à autrui ce que vous ne voudriez pas que l’on vous fît ; — pardonnez les offenses ; — plaignez les méchants ; — secourez les affligés ; — honorez les repentis ; — soyez laborieux et probes. » — Ce peu de mots résument la morale éternelle dont ta mère et moi nous t’avons toujours prêché l’exemple depuis ton enfance ; lorsque tu as eu l’âge de raison, j’ai tâché de te pénétrer de cette croyance de nos pères : que nous sommes immortels âme et corps, et qu’après ce que l’on appelle la mort, moment de transition entre l’existence qui finit et celle qui recommence, nous allons renaître, ou plutôt continuer de vivre, esprit et matière, dans d’autres sphères, nous élevant ainsi successivement, à chacune des phases de notre existence éternelle, vers une perfection infinie comme celle du Créateur.

— Ceci, mon père, n’a aucun rapport avec le dogme catholique.

— Soit, je ne t’impose pas cette croyance ; tout homme est libre de chercher dans ses aspirations religieuses l’idéal des rapports entre le Créateur et la créature ; cette liberté est le plus bel attribut, le plus beau droit de la conscience humaine.

— Il n’existe au monde que la religion catholique, la religion révélée, — reprit Hervé d’une voix tranchante ; — et, sous peine d’hérésie, l’on doit…

— Mon ami, — dit Christian en interrompant son fils, — je ne veux pas engager avec toi une discussion théologique… Je jetais, avant de te parler du présent, un regard sur le passé. Je le déclare à ta louange, ce passé a été selon le désir de notre cœur ; ta mère et moi n’avons eu que des éloges à te donner. Loyal, aimant, laborieux, docile, t’efforçant de plaire à chacun et y réussissant par l’aménité de ton caractère, tel tu t’es toujours montré à nous ; tel tu étais, tel tu es encore, je ne voudrais pas en douter… Je ne te parlerai pas de ton intelligence remarquable, de ta rare aptitude à apprendre ce que l’on t’enseigne, de ta facilité à exprimer ta pensée en termes choisis, souvent éloquents ; ces dons naturels, développés par l’instruction, tu les possèdes toujours, malgré le changement très-notable survenu en toi, et dont ta mère et moi nous nous inquiétons beaucoup, quoique nous t’en parlions aujourd’hui pour la première fois.

— Quel changement, mon père ?

— Depuis quelque temps, tu as perdu ta gaieté, tu sembles te défier de nous, tu deviens de plus en plus concentré, taciturne ; tes absences de l’imprimerie sont souvent prolongées hors de toute mesure ; ton caractère, jadis si avenant, si facile, se montre irritable, aigri, à ce point qu’avant son départ pour Milan, tu rudoyais souvent ton jeune frère Odelin, et que tu t’es montré de plus en plus brusque, dur, envers ta sœur… Pourtant, tu le sais, elle t’aime tendrement.

À ces derniers mots, Hervé tressaillit, sa physionomie, lorsqu’il entendit prononcer le nom de sa sœur, s’assombrit davantage et prit une expression indéfinissable ; il garda un moment le silence ; sa voix acerbe, assurée, lors de ses dernières réponses touchant sa foi religieuse, s’altéra, et il balbutia :

— J’ai parfois, peut-être, des accès de méchante humeur, dont je prie Dieu de me délivrer… Si j’ai… rudoyé… ma sœur… c’est sans mauvaise intention…

— Nous en sommes certains, mon enfant, — reprit Brigitte. — Ton père te cite ce fait comme l’un des symptômes de ce changement que nous observons en toi et dont nous nous alarmons.

— Enfin, — ajouta Christian, — nous te voyons avec regret renoncer à la société de tes amis d’enfance et ne plus prendre part à d’innocents plaisirs, qui sont ceux de ton âge.

L’accent d’Hervé, si mal assuré lorsqu’il avait été question de sa sœur Hêna, redevint âpre et ferme, il répondit :

— Les amis que je fréquentais naguère sont trop mondains ; mes pensées, maintenant, sont autres que les leurs.

— Tu es libre du choix de tes relations, mon ami, pourvu qu’elles soient honorables ; ainsi, tu es lié depuis peu de temps d’une amitié intime avec fra‑Girard le cordelier…

— Dieu l’a envoyé sur mon chemin… c’est un saint !

— Je ne discuterai pas la sainteté de fra‑Girard ; on le dit, et je le crois, de mœurs honnêtes. J’aurais, il est vrai, préféré te voir une autre intimité ; ce moine a quelques années de plus que toi, tu parais avoir en lui une confiance aveugle, je crains que la ferveur de son zèle ne le jette dans l’intolérance et que tu ne partages la farouche exaltation de ses sentiments religieux. Mais, enfin, je ne t’ai jamais reproché ta liaison avec fra‑Girard…

— Quoi que vous m’eussiez dit, mon père, je serais allé du côté de mon salut. 


— Crois-tu donc, mon enfant, que nous soyons opposés à ton salut ? — dit Brigitte avec un accent d’affectueux reproche ! — Ne sais-tu pas combien nous t’aimons ? toutes nos pensées ne sont-elles pas dictées par notre attachement pour toi… par notre désir de te voir heureux ?

— Le bonheur est dans la foi, ma mère ; et du ciel seul nous vient la foi !

— Tu aurais pu répondre autrement aux douces paroles de ta mère, — dit Christian, voyant sa femme attristée par la sèche réponse d’Hervé. — Si la foi vient du ciel, l’amour filial est aussi un sentiment céleste, Dieu veuille qu’il ne soit pas affaibli dans ton cœur… Dieu veuille enfin que l’influence de fra‑Girard ne tende pas, à son insu peut-être et au tien, à pervertir dans ton esprit les simples notions du bien et du mal.

— Je ne vous comprends pas, mon père…

L’artisan jeta un regard expressif sur Brigitte, qui, devinant la secrète pensée de son mari, éprouva une mortelle angoisse.

— Je vais, je l’espère, mon fils, me faire comprendre, — poursuivit Christian. — Te souviens-tu qu’il y a peu de jours, dans notre atelier, quelques-uns de nos compagnons de travail s’indignaient contre le trafic des indulgences ?

— Oui, mon père ; et j’ai flétri comme elles méritaient de l’être ces paroles blasphématoires.

— Tu as, je l’avoue, parlé fort éloquemment…

— Dieu m’inspirait !

— Seul il le sait !… Quoi qu’il en soit, l’un de nos compagnons a hautement assimilé le négoce des indulgences à un larcin… — reprit l’artisan sans pouvoir vaincre complètement son émotion, tandis que Brigitte cherchait en vain le regard de son fils, qui, depuis le commencement de cet entretien, tenait constamment ses yeux baissés. — En entendant émettre cette sévère opinion sur les indulgences, ajouta Christian, — tu t’es écrié, mon fils, que tout argent, provînt-il du vol, devenait saint si on l’employait à des œuvres pies… tu as dit cela ?

— C’est ma conviction.

L’artisan reprit après un moment de silence :

— Mon ami, tu as été sans doute ce soir réveillé comme nous par le bruit de la procession ?

— Oui, mon père… aussi, dans l’espoir de rendre plus efficaces mes prières pour la délivrance des âmes du purgatoire… je me suis macéré…

— Les moines affirment que les âmes en souffrance peuvent être rachetées par l’argent ?

— À la condition, mon père, que cet argent soit consacré à un usage méritoire…

— Hervé, tu trouverais, je suppose, dans la rue, une bourse remplie d’or, te croirais-tu le droit, sans chercher à t’enquérir du possesseur de la bourse, te croirais-tu le droit de consacrer cet or au rachat des âmes du purgatoire ?

— Je n’hésiterais pas…

— Mon enfant, que dis-tu ? — s’écria Brigitte ; — mais ce serait une mauvaise action ! ce serait user de ce qui ne t’appartiendrait pas !…

— Qu’est-ce que l’argent, ma mère, auprès de la délivrance éternelle d’une âme ?

Christian et Brigitte, après cette réponse, échangèrent un regard douloureux ; leurs soupçons se trouvaient presque justifiés. Du moins ils comptaient sur la franchise d’Hervé : persuadé que tout moyen était licite afin d’assurer le salut des âmes en peine, il avouerait sans doute son larcin. L’artisan reprit :

— Mon fils, nous ne t’avons jamais donné l’exemple de la duplicité, en ce moment surtout où nous devons faire appel à ta franchise, nous te parlerons sans détour, et je te dirai ceci : le fruit des laborieuses épargnes de ta mère et des miennes nous a été récemment dérobé, la somme est de vingt-deux écus d’or… 


Hervé resta impassible et muet.


— Ce larcin a été commis hier ou avant-hier, — poursuivit Christian, péniblement surpris, ainsi que sa femme, de l’impassibilité de leur fils ; — cette somme, déposée dans le bahut de notre chambre, n’a pu être soustraite que par quelqu’un très-familier dans la maison…

Hervé, les mains croisées sur ses genoux, les yeux constamment baissés, demeura silencieux, impénétrable.

— Ta mère et moi avons d’abord en vain cherché dans notre esprit qui pouvait avoir commis cet acte coupable, — reprit Christian ; puis il ajouta en accentuant lentement ces dernières paroles : — Il nous est ensuite venu à l’idée que le larcin étant, selon tes convictions, justifiable… justifié s’il était commis en vue d’une œuvre pie… tu aurais pu… dans un moment d’égarement, détourner cette somme afin de la consacrer au rachat des âmes du purgatoire…

Les deux époux attendaient la réponse de leur fils avec angoisse… Christian l’examinait attentivement, il remarqua que, malgré l’apparente impassibilité d’Hervé, une légère rougeur lui montait au visage, et bien que ses yeux fussent toujours baissés, il jeta furtivement sur son père un regard oblique… Ce regard faux et sombre, surpris par Christian, le navra ; il ne douta plus de la culpabilité de son fils, il désespéra même d’un aveu loyal qui pouvait atténuer la gravité d’un acte honteux, et poursuivit d’une voix pénétrée : — Mon fils, je vous ai fait connaître les soupçons douloureux qui pèsent sur notre cœur… qu’avez-vous à répondre ?

— Mon père, — dit Hervé d’une voix brève et ferme, — je n’ai pas touché à votre argent.

— Il ment… — pensa l’artisan désolé, — il ment… mon instinct paternel ne me trompe pas…

— Hervé, — s’écria Brigitte, le visage baigné de pleurs, se jetant aux genoux de son fils et l’enlaçant de ses bras ! — mon enfant, sois franc… nous ne te gronderons pas ! Mon Dieu ! nous croyons à la sincérité de tes nouvelles convictions… elles sont ta seule excuse !… Tu auras cru qu’au moyen de cet argent qui restait enfermé dans un tiroir, tu pouvais arracher de pauvres âmes en peine aux flammes éternelles… le côté charitable d’une pareille superstition peut, doit exalter une jeune tête comme la tienne… Je te le répète, ce serait là ton excuse ; nous l’accepterions, dans l’espoir de te ramener à des idées plus saines sur le bien et sur le mal… Mais à ton point de vue, à toi, loin d’être coupable, ton action a dû te sembler méritoire… pourquoi ne pas l’avouer ? Est-ce la honte qui te retient, pauvre enfant ? Ne crains rien, ce secret restera entre ton père et moi. — Puis, embrassant le jeune homme avec effusion, Brigitte ajouta : — Est-ce que les principes dans lesquels nous t’avons élevé ne nous rassurent pas pour l’avenir, malgré ton aveuglement passager ? est-ce que tu peux jamais devenir un malhonnête homme, toi ? toi qui nous as donné jusqu’ici tant de sujets de contentement ? Allons, un effort, mon Hervé… dis-nous la vérité… tu changeras notre tristesse en joie, parce que tes aveux nous prouveront ta franchise, ta confiance dans notre indulgence et notre tendresse… Mais, quoi, tu ne réponds rien ?… rien… quoi, pas un mot ?… — s’écria la malheureuse femme, voyant son fils rester imperturbable. — Quoi ! nous aurions à nous plaindre, et nous supplions !… tu devrais fondre en larmes, et c’est moi qui pleure !… tu devrais être à nos genoux… je suis aux tiens… et tu restes là comme un marbre glacé !…

— Ma mère, — répéta Hervé d’une voix inflexible, les yeux toujours baissés, — je n’ai pas touché à votre argent.

Brigitte, désespérée de tant d’insensibilité, se releva d’agenouillée qu’elle était, puis, sanglotant, se jeta au cou de son mari en murmurant : — Ah ! nous sommes bien à plaindre !

— Mon fils, — reprit Christian d’une voix sévère, — si vous êtes coupable… et, à mon cruel regret, j’ai tout lieu de le craindre… apprenez ceci : eussiez-vous employé à ce que vous appelez « des œuvres méritoires » l’argent dérobé céans, vous n’auriez pas moins commis un vol, entendez-vous ? un vol dans toute la honteuse acception du mot !… Je ne me trompais pas ! il est donc vrai ! votre ami fra‑Girard a perverti en vous, par d’indignes et fanatiques sophismes, les plus simples notions du juste et de l’injuste !… Ah ! quoi qu’en disent des moines imposteurs ou insensés, la morale humaine et divine réprouvera toujours le larcin, quels que soient ses déguisements ou ses prétextes hypocrites ! Le croire impuni, que dis-je ? méritant !… parce que ses produits sont consacrés à des œuvres charitables, c’est la plus monstrueuse aberration qui ait jamais révolté la conscience de l’honnête homme ! — Puis, soutenant et dirigeant vers l’escalier Brigitte éplorée, Christian, emportant la lampe, ajouta en gravissant les degrés : — Puisse le ciel vous ouvrir les yeux, mon fils, et vous inspirer le repentir !

Hervé, toujours imperturbable, ne parut pas entendre les dernières paroles de son père ; lorsque celui-ci rentrant, ainsi que sa femme, dans la chambre haute, en eut fermé la porte, le jeune homme, resté au milieu des ténèbres, se jetant à genoux sur le carreau, ramassa sa discipline et recommença de se flageller avec une fureur sauvage, étouffant les plaintes que lui arrachait parfois involontairement la douleur, et murmurant seulement de temps à autre, d’une voix haletante, le nom de sa sœur Hêna…


Le lendemain matin de cette soirée, si navrante pour Christian et pour sa femme, presque convaincus de la culpabilité de leur fils, malgré ses dénégations, malgré son impassibilité glaciale, la foule encombrait la paroisse du couvent des Dominicains, foule bizarre, composée de gens de toute condition : voleurs, mendiants, artisans, bourgeois, seigneurs, filles perdues, béguines, bourgeoises, grandes dames, femmes et enfants, jeunes et vieux ; tous attirés par la solennité religieuse de ce jour, se pressaient surtout aux abords du chœur, cette enceinte, fermée par une grille de fer à hauteur d’appui, devant être le théâtre des actes les plus importants de la cérémonie. Parmi les spectateurs placés dans le voisinage du chœur se trouvaient Hervé Lebrenn et son ami fra‑Girard, moine cordelier âgé de vingt-cinq ans environ, d’une figure austère et cadavéreuse ! Ce masque ascétique cachait une fourbe infernale servie par une intelligence supérieure ; le moine couvait, pour ainsi dire, d’un regard fascinateur son jeune compagnon, qui bientôt baissa la tête, croisa ses bras sur sa poitrine, et parut en proie à une préoccupation profonde.

— Hervé, — dit fra‑Girard à voix basse, — te rappelles-tu le jour où, poussé par le désespoir, par l’épouvante, tu es venu me confesser… ce qu’à peine tu osais te confesser à toi-même ?

— Oui, — répondit Hervé, tressaillant, — oui, je me le rappelle.

— Alors, — reprit le cordelier, — alors, je t’ai dit que l’Église catholique, dont tu étais presque séparé depuis ta naissance par une éducation impie, offrait des consolations… mieux que cela, des espérances… mieux encore, d’ineffables certitudes aux plus grands pécheurs, pourvu qu’ils eussent la foi. Peu à peu nos longs et fréquents entretiens ont fait pénétrer la divine lumière dans ton esprit, les écailles sont tombées de tes yeux ; cette foi que je te prêchais a rempli, a débordé ton âme… Le jeûne, les macérations, les prières ardentes ont aplani la voie de ton salut… Voici l’heure de la récompense…

À peine fra‑Girard eut-il prononcé ces mots, que les sons graves de l’orgue remplirent d’une harmonie mélancolique la sombre église, où le jour pénétrait à travers ses étroites vitrines coloriées ; une procession venant de l’intérieur du cloître des Dominicains entra dans l’église, dont elle fit le tour en parcourant ses bas-côtés. Le cortège s’ouvrait par quatre estafiers vêtus de rouge aux livrées du pape, ils promenaient des étendards blasonnés où brillaient les armoiries pontificales ; venaient ensuite des prêtres en surplis entourant un crucifix et chantant les psaumes de la pénitence ; puis d’autres estafiers portant un brancard recouvert de drap d’or au milieu duquel on voyait, placé sur un coussin de velours cramoisi, une boîte de vermeil ; elle contenait la bulle de Léon X en vertu de quoi il commettait l’ordre de Saint-Dominique à la dispense des indulgences. Plusieurs thuriféraires, marchant à reculons devant le brancard, s’arrêtaient de temps à autre pour mouvoir leurs encensoirs d’argent doré, d’où s’exhalaient des flots de vapeur embaumée ; derrière le brancard s’avançait, serrant entre ses bras une grande croix de bois rouge, un prieur dominicain, commissaire apostolique préposé à la vente des indulgences, homme dans la force de l’âge, de haute taille et si corpulent, que son ventre semblait prêt à crever son froc ; une épaisse barbe noire encadrait son visage, fortement coloré ; à sa démarche triomphante, aux regards superbes qu’il jetait autour de lui, l’on devinait dans ce moine le héros de la fête. Il était suivi des pénitenciers et des sous-commissaires apostoliques, tenant à la main des baguettes blanches ; enfin, d’autres estafiers soutenaient, au moyen de poignées de cuir adaptées à ses extrémités, un vaste coffre recouvert de velours cramoisi et fermé de trois serrures dorées ; une fente pareille à celles des troncs des églises était pratiquée dans le couvercle de ce coffre, destiné à recevoir les deniers des acheteurs d’indulgences ou des fidèles qui voulaient rédimer des âmes du purgatoire. Lorsque la procession, au passage de laquelle la foule se prosterna religieusement, eut achevé de circuler autour de l’église, les estafiers porteurs des bannières les disposèrent en trophée au-dessus du maître-autel, devant lequel furent processionnellement apportés le brancard recouvert de drap d’or, la bulle et le grand coffre ; près de ce coffre se plaça le commissaire apostolique tenant à la main sa croix de bois rouge ; les pénitenciers allèrent se ranger devant plusieurs confessionnaux dressés pour la circonstance aux abords du chœur et ornés des armoiries pontificales. La curiosité éveillée par la marche du cortège accompagnée de l’harmonie de l’orgue et du chant des prêtres avait causé une certaine agitation dans l’église ; peu à peu le calme se rétablit, les fidèles agenouillés se relevèrent, et tous les yeux se tournèrent impatiemment vers le chœur. Hervé, l’un des premiers prosterné, se redressa l’un des derniers, en proie à une angoisse profonde ; la sueur baignait son visage devenu livide, il respirait à peine, il attacha un regard presque égaré sur fra‑Girard, et lui dit d’une voix entrecoupée :

— Ah ! si je pouvais croire à tes promesses !… Le moment est venu d’y croire… et je tremble !…

— Homme de peu de foi ! — répondit sévèrement le cordelier en montrant à Hervé le commissaire apostolique qui se préparait à prendre la parole, — écoute… et repens-toi de tes doutes…

Un profond silence se fit ; le marchand d’indulgences retroussa gaillardement les manches de son froc, ainsi que l’eût fait un bateleur de la foire, afin de n’être pas gêné dans les mouvements désordonnés dont il accompagnait son débit, et désignant du geste la croix rouge dressée à côté de lui, il s’écria d’une voix de stentor qui fit trembler les vitraux de l’église :

« — Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit… Amen ! … Vous voyez bien cette croix, mes chers frères, eh bien, cette croix a autant d’efficacité que la croix de Jésus-Christ ! Vous me demanderez pourquoi ? Je vous répondrai que cette croix est pour ainsi dire l’enseigne des indulgences que notre saint-père m’a chargé de dispenser. Mais que sont ces indulgences ? me demanderez-vous encore. Ce qu’elles sont, mes frères ? Elles sont le don le plus précieux, le plus miraculeux, le plus merveilleux, que le Seigneur ait jamais octroyé aux fidèles !… Donc, venez, venez à moi ! je vous donnerai des lettres munies des sceaux de notre saint-père ; et grâce à ces lettres, mes frères, le croiriez-vous ? non-seulement les péchés que vous avez commis vous seront pardonnés, mais vous aurez l’absolution des péchés que vous auriez envie de commettre[1] !… »

— Entends-tu ?… — dit tout bas fra‑Girard à Hervé. — L’on peut acquérir l’absolution des péchés que l’on a commis et de ceux que l’on a l’intention de commettre !

— Il est… des… choses… que peut-être l’on n’oserait absoudre… — balbutia Hervé avec une secrète épouvante. Malheur à moi ! malheur à moi !…

— Écoute, — reprit le cordelier, — écoute jusqu’à la fin.

La foule entassée dans l’église avait accueilli avec un murmure d’indicible allégresse les paroles du dominicain vendeur d’indulgences ; ceux-là surtout dont l’escarcelle était garnie sentaient combien leur salut devenait facile s’ils se précautionnaient à l’avance d’une absolution embrassant le passé, le présent et l’avenir. Le commissaire apostolique remarqua l’effet produit par ses paroles, et reprit d’un ton jovial et familier :

« — Tenez, mes très-chers frères, raisonnons un peu… Vous voulez, je suppose, entreprendre un voyage dans un pays étranger, infesté de voleurs ; aussi, craignant d’être dévalisés en route avant d’arriver à votre destination, vous ne voulez pas vous charger de votre argent. Que faites-vous, alors ? Vous portez, n’est-ce pas, cet argent chez un banquier, à seule fin qu’en lui accordant un léger profit il vous donne une lettre de banque, moyennant quoi la somme que vous avez déposée chez lui vous est payée à l’étranger, au terme de votre voyage… Vous me comprenez bien, chers frères ? »

— Oui, — répondirent plusieurs fidèles, — oui, oui, nous comprenons…

« — Misérables pécheurs ! — reprit le dominicain d’une voix tonnante, changeant soudain d’accent, — misérables pécheurs ! vous me comprenez, dites-vous ? et vous hésiteriez à m’acheter, pour quelques écus, une lettre de salut !… Quoi ! malgré tous les péchés dont vous pourrez vous rendre coupables durant le voyage de la vie, infesté de tentations diaboliques bien autrement dangereuses que les voleurs, cette lettre de salut vous sera payée au paradis en monnaie divine de salut éternel par le Tout-Puissant, sur qui nous, banquiers des âmes, nous avons tiré en votre nom… et vous hésiteriez à assurer à si peu de frais votre part des célestes jouissances des bienheureux ? Non, non, vous n’hésiterez pas, mes frères, à m’acheter mes indulgences ! — ajouta le dominicain en reprenant un air paterne et familier. — Ce n’est pas tout, mes frères ; mes indulgences ne sauvent pas seulement les vivants, elles sauvent les morts ; oui, les morts, fussent-ils aussi endurcis que Lucifer ! Mais comment, me direz-vous, tes indulgences sauvent-elles les morts ? Comment elles les sauvent ? — s’écria le marchand de salut en faisant de nouveau éclater sa voix formidable. — Est-ce que vous n’entendez pas vos parents, vos amis, même des inconnus, mais qu’importe, puisque vous êtes chrétiens ? est-ce que vous n’entendez pas leur effroyable concert de malédictions, de hurlements, de grincements de dents, qui s’élève du fond des abîmes de feu où se tordent dans la fournaise ces pauvres âmes du purgatoire… en attendant que la miséricorde de Dieu ou les bonnes œuvres les délivrent de leur épouvantable supplice ? Est-ce que vous n’entendez pas, misérables pécheurs ! les gémissements lamentables de ces malheureux qui, du fond du gouffre où les flammes les dévorent, vous crient : — Ô cœurs de pierre ! nous endurons un épouvantable supplice, une aumône nous délivrerait… vous pouvez la donner… et vous ne la donnez pas ?… — Vous ne la donnerez pas, mes frères ? Et moi je dis que vous la donnerez, cette aumône, quand vous saurez qu’à l’instant même où votre écu tombera dans le coffre que voici (il le montre), crac… psitt… l’âme s’élance du purgatoire et s’envole dans le ciel, comme une colombe délivrée ! »

L’auditoire du dominicain parut, en majorité, peu soucieux de la délivrance des âmes en peine ; il y avait dans cette croyance superstitieuse, si aveugle qu’elle fût, un certain côté charitable peu accessible aux fidèles attirés par l’unique but de pouvoir, en achetant des indulgences, se livrer en sécurité de conscience à tous les crimes.

Un homme à figure patibulaire, nommé Pichrochole, l’un de ces Mauvais-Garçons qui louent leur poignard homicide à qui le paye, dit tout bas à un Tire-laine, autre bandit de son espèce :

— Aussi vrai que ce franc-taupin dont je te parlais tout à l’heure m’a sauvé la vie à la bataille de Marignan, je ne donnerais pas six blancs pour le rachat des âmes du purgatoire ! Ah ! si j’étais assez riche pour acheter une bonne lettre d’absolution… sangdieu ! comme je la payerais comptant et trébuchant ! Une fois la cédule en poche, on a la main plus ferme à la besogne, l’on ne tremble pas en dépêchant son homme ; l’on sait qu’avec une absolution en règle l’on pourra narguer la fourche de Satan au jour du jugement. Mais, par saint Cadouin ! que me font à moi les âmes du purgatoires ? et à toi, Grippe-Minaud ?

— Confession ! — répondit le tire-laine, — je me soucie des âmes du purgatoire comme d’une bourse vide… Mais dis-moi, Pichrochole, — ajouta Grippe-Minaud, d’un air pensif, — des lettres d’absolution sont trop chères pour des hallepopins de notre sorte… or, si l’on volait au commissaire apostolique une de ces bienheureuses cédules, ce vol ne serait point, je pense, un péché ?

— Pardieu ! puisque l’on est absous de tout par avance !

Pendant ces réflexions échangées entre le mauvais-garçon et le tire-laine, le commissaire apostolique continuait son prêche en ces termes :

« — Mais, me direz-vous, mes frères, tu vantes beaucoup tes indulgences ; il est cependant des crimes si affreux, si abominables, si monstrueux, que tes indulgences ne sauraient les absoudre ?… Non ! non ! non ! mes frères, cent mille fois non ! mes indulgences sont si bonnes, si sûres, si efficaces, si puissantes, qu’elles absolvent tout… absolument tout !… En voulez-vous un exemple ? Supposons que, par impossible, quelqu’un ait fait violence à la sainte mère de Dieu… » 


Un long murmure d’épouvantable espérance accueillit ces paroles du trafiquant d’indulgences ; un horizon sans borne s’ouvrait à des forfaits inouïs… Hervé, entre autres, suspendu aux lèvres du dominicain, éprouvait une sorte de vertige, il se croyait sous l’obsession d’un rêve ; il fut rappelé à la réalité par la voix caverneuse de fra‑Girard, qui lui dit tout bas avec un accent de triomphe :

— Faire violence à la sainte mère de Dieu ! et l’on serait pardonné !… Tu entends ! tu entends !…

Hervé tressaillit de tout son corps, ne répondit rien, cacha son visage entre ses mains ; mais bientôt, chancelant comme un homme ivre, il sentit ses genoux se dérober sous lui, et fut obligé de s’appuyer sur le bras du cordelier, qui le contemplait avec une expression de joie infernale.

Le trafiquant d’indulgences s’était un moment interrompu après son abominable proposition, afin de mieux en assurer l’effet ; il reprit d’une voix de stentor :

« — Vous frémissez, mes frères ! tant mieux, cela prouve que vous comprenez l’horreur du sacrilège que je vous cite pour exemple ! or, tant plus le sacrilège est horrible, tant plus est souveraine la vertu de mes indulgences, puisqu’elles pourraient l’absoudre ! Oui, mes frères, vous auriez voulu faire violence à la mère du Sauveur, toujours vierge, et vous auriez pu accomplir ce sacrilège… qu’en payant… mais en payant largement mes indulgences, vous seriez pardonnés… Cela est plus clair que le jour[2] ! puisque le Seigneur, Notre-Seigneur Dieu, n’est plus Dieu, en cela qu’il a remis tous ses pouvoirs au pape… Mais pourquoi, direz-vous, mes frères, notre saint-père distribue-t-il la grande grâce des indulgences ? Pourquoi ? — reprit le dominicain d’un ton lamentable. — Hélas ! hélas ! hélas ! mes frères ! C’est afin de pouvoir, grâce au produit de la vente des indulgences, réédifier à Rome la basilique de Saint-Pierre et de Saint-Paul, en sorte qu’elle n’ait pas sa pareille au monde : car elle ne doit pas avoir sa pareille, cette basilique qui contient les corps sacrés de ces deux apôtres ! Et pourtant, le croiriez-vous, mes frères ? la cathédrale de Rome est dans un tel état de ruine, que les os saints, sacro-saints de saint Pierre et de saint Paul sont continuellement battus, inondés, souillés, déshonorés par la pluie et par la grêle, et qu’ils tombent en pourriture !… »

Un frémissement de douloureuse indignation courut parmi les fidèles, apprenant ainsi que les reliques des apôtres étaient exposées au vent et à la pluie par suite de la dégradation de la basilique de Rome… alors qu’au contraire il n’existe pas au monde un plus merveilleux monument, où l’on admire les chefs-d’œuvre de Michel-Ange, mort en ce siècle-ci… Aussi le dominicain, voyant le bon succès de sa péroraison, s’écria d’une voix tonnante :

« — Non, mes frères, non, les cendres sacrées des apôtres ne resteront pas plus longtemps dans la boue et dans l’opprobre !… non ! l’indulgence a établi son trône dans l’église de Saint-Dominique. — Puis, désignant le grand coffre et frappant à coups de poing redoublés sur son couvercle, le commissaire apostolique ajouta en mugissant de sa voix de taureau : — Apportez votre argent ! apportez !… apportez !… je vous donne le premier l’exemple de la charité… je consacre cette pièce d’or au rachat des âmes du purgatoire !… »

Et tirant de sa poche un demi-ducat, qu’il fit longtemps briller en le montrant à la foule, le dominicain le jeta dans le coffre par la fente de son couvercle, sur lequel il continua de frapper à grands coups en criant : 


« — Apportez votre argent !… apportez !… apportez !… »

Les premiers rangs de la foule s’ébranlaient afin de répondre à l’appel du trafiquant d’indulgences ; mais contenant du geste ces empressés, il reprit :

« — Un mot encore, mes chers frères ! Vous voyez ces confessionnaux décorés des armes de notre saint-père ? les prêtres qui vont vous y entendre représentent les pénitenciers apostoliques de Rome lors d’un grand jubilé ; ceux qui voudront prendre part aux trois principales indulgences entreront dans ces confessionnaux et feront connaître en conscience au pénitencier de combien d’argent ils peuvent se priver pour obtenir les grâces suivantes :

» La première est la rémission absolue de tous les péchés passés, présents ou futurs.

» La seconde est la participation à toutes les œuvres et mérites de la sainte Église catholique, apostolique et romaine, tels que jeûnes, prières, pèlerinages.

» La troisième… soyez bien attentifs, mes frères, aux derniers les bons ! comme dit le proverbe… cette indulgence-là dépasse tout ce que peuvent espérer les plus fidèles croyants !… »

— Écoute, — dit tout bas fra‑Girard à Hervé, — écoute… et repens-toi d’avoir douté des ressources de la foi…

— Oh ! je ne doute plus, et pourtant j’ose à peine espérer… — murmura d’une voix pantelante le fils de Christian, tandis que le dominicain s’écriait :

« — La troisième grâce, mes frères, vous donne le droit de vous choisir un confesseur qui, toutes les fois que vous craindrez de mourir, sera tenu, en vertu de la lettre d’absolution que vous aurez payée, reçue, et dont vous lui donnerez connaissance, sera tenu, dis-je, de vous accorder l’absolution, non-seulement des péchés que vous aurez commis, mais des plus grands crimes dont la rémission est réservée au siège apostolique, à savoir : la bestialité, le péché contre nature, le parricide et l’inceste… » 


À peine le dominicain eut-il prononcé ce dernier mot, que les traits d’Hervé devinrent effrayants ; ses yeux étincelèrent, et un sourire de damné crispa ses lèvres, lorsque fra‑Girard, se penchant à son oreille, lui dit :

— T’ai-je trompé ?

« — Enfin, mes frères, — ajouta le commissaire apostolique, — la quatrième grâce consiste à délivrer les âmes du purgatoire. Pour cette grâce-là, mes frères, il n’est point nécessaire, comme pour les trois premières, d’avoir la contrition au cœur et de se confesser ; non, non, il suffit seulement de verser votre offrande à la caisse… Ainsi vous arracherez aux supplices les âmes des trépassés ! Ainsi vous concourrez à la sainte œuvre de la reconstitution de la basilique de Saint-Pierre de Rome… Donc, mes frères, — ajouta-t-il en frappant de nouveau avec force sur la caisse, — apportez votre argent ! apportez ! apportez !… »

Après cette dernière exhortation, les grilles du chœur s’ouvrirent, et ceux-là qui, en petit nombre, désiraient charitablement délivrer des âmes en peine commencèrent de défiler devant le coffre, où ils jetaient leur offrande après avoir fait le signe de la croix ; mais les confessionnaux où siégeaient les pénitenciers chargés de délivrer les cédules d’absolution furent aussitôt assiégés surtout par ceux qui désiraient impunément commettre, aux yeux du ciel et de leur conscience, depuis le simple péché véniel jusqu’aux monstruosités dont frémit la nature… Ce fut quelque chose d’épouvantable que cet empressement à la curée de l’impunité !

Dieu juste ! et tes vicaires ordonnent, exploitent ce trafic ! Vois la conscience humaine bouleversée jusque dans ses fondements, perdant jusqu’au discernement du crime et de la vertu ! la morale éternelle pervertie, étouffée par les superstitions sacriléges ! les hommes poussés au vertige, à la folie du mal, par l’assurance de l’impunité, certains de t’avoir, Dieu d’équité, pour complice ! des âmes, jusqu’alors innocentes, ne reculant plus devant l’assouvissement de ces passions exécrables dont la seule pensée est un forfait ! Le pape de Rome n’absout-il pas pour l’éternité, en retour de quelques écus, le parricide et l’inceste ?… et s’il a la foi, l’incestueux, le parricide, se sait, se sent à jamais absous !… Oh ! du moins, à l’honneur du sentiment religieux, don divin, quel que soit son dogme, des prêtres catholiques eux-mêmes, de principes austères, malgré leur intolérance, ont, en ces temps maudits, répudié avec indignation ces idolâtries monstrueuses, inconnues du paganisme antique et du fétichisme le plus sauvage !… Non, non, Christ, ton céleste Évangile a été, est et sera l’éclatante condamnation de ces horreurs commises en ton nom révéré ! Ils le blasphèment, ton nom sacré, ces pénitenciers qui occupent les confessionnaux armoriés du blason pontifical ; ces nouveaux vendeurs du temple osent vendre, à prix d’argent, des lettres de salut !… Hélas ! après quelques mots échangés avec fra‑Girard, l’un des premiers Hervé alla s’agenouiller dans l’ombre de l’un des confessionnaux : il y resta peu de temps ; mais ceux qui se trouvaient près de là entendirent le pénitencier pousser une exclamation de stupeur, puis, après un assez long silence entrecoupé par les sanglots étouffés du pénitent, le tintement de l’or qu’il comptait au prêtre siégeant au fond du confessionnal, annonça la fin de l’entretien absolutoire, et bientôt Hervé sortit du tribunal de la pénitence tenant un parchemin qu’il serrait d’une main convulsive ; puis, fendant la foule compacte, toujours suivi de fra‑Girard, il se retira dans l’une des chapelles latérales à la nef, et, s’agenouillant devant une statue de la Vierge éclairée par la lampe de ce sanctuaire, Hervé lut la lettre d’absolution qu’il venait d’acheter avec l’or volé à son père. Tels étaient les termes de cette lettre :

« Que Notre-Seigneur Jésus-Christ ait pitié de toi (le nom demeurait en blanc et devait être rempli par le possesseur de la lettre), qu’il t’absolve par les mérites de sa très-sainte Passion ! Et moi, en vertu de la puissance apostolique qui m’a été confiée, je t’absous de toutes les censures ecclésiastiques, jugements et peines que tu as pu mériter ; de plus, de tous les excès, péchés et crimes que tu as pu commettre, quelque grands et énormes qu’ils puissent être, et pour quelque cause que ce soit, fussent-ils même réservés à notre saint-père le pape et au siège apostolique (tels que la bestialité, le péché contre nature, le parricide, l’inceste). J’efface toutes les traces d’inhabileté, toutes les notes d’infamie que tu aurais pu t’attirer à cette occasion ; je te remets les peines que tu aurais pu endurer dans le purgatoire ; je te rends de nouveau participant des sacrements de l’Église ; je t’incorpore derechef dans la communion des saints ; je te rétablis dans l’innocence et la pureté dans laquelle tu as été à l’heure de ton baptême, en sorte qu’au moment de ta mort la porte par laquelle on entre dans le lieu des tourments et des peines te sera fermée, et qu’au contraire la porte qui conduit au paradis de la joie te sera ouverte, et si tu ne devais pas bientôt mourir, cette grâce demeurera immuable pour le temps de ta fin dernière.

» Au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit. Amen !

» Frère Jean Tezel, commissaire apostolique, l’a signée de sa propre main[3]. »

Hervé, toujours agenouillé, interrompit souvent la lecture de cette cédule par des exclamations haletantes ; l’absolution dont il était possesseur s’étendait sur le passé, sur le présent, sur l’avenir… cette cédule ne portant aucune date, selon que fra‑Girard l’avait fait observer à l’acheteur, couvrait de son apostolique efficacité tous les péchés, tous les crimes, que le détenteur de l’indulgence pouvait commettre jusqu’à la fin de ses jours. Hervé plaça le parchemin plié, dans un scapulaire suspendu à son cou sous son pourpoint, prosterna son front jusque sur la dalle du sanctuaire et la baisa pieusement… Hélas ! ce malheureux était sincère dans son épouvantable reconnaissance envers le pouvoir divin qui lui accordait cette rémission ; l’esprit égaré par une détestable influence, il se savait, il se croyait absous de tout ce que rêvait son imagination en délire. fra‑Girard contemplait avec une expression de triomphe sinistre Hervé prosterné ; soudain celui-ci se releva en proie à une sorte de vertige, se dirigeant d’un pas chancelant vers la grille de la chapelle. Le cordelier l’arrêta, et lui montrant l’image de la Vierge, vêtue d’une longue robe de drap d’argent brodée de perles et coiffée d’une couronne d’or qui scintillait dans la pénombre du sanctuaire à la clarté du lampadaire :

— Regarde l’image de la mère du Sauveur, et rappelle-toi les paroles du commissaire apostolique… Si l’horrible sacrilège dont il parlait était réalisable, il pourrait être absous par la lettre que tu possèdes !… S’il en est ainsi, et il en est ainsi, que deviennent ces remords, ces terreurs qui t’assiègent depuis trois mois ? depuis le jour où, éperdu de désespoir en lisant au fond de ton cœur une effrayante découverte, tu es venu me confesser tes misères, cédant malgré toi à l’irrésistible instinct qui te disait : « Dans la foi seule tu trouveras ta guérison. » Ton instinct ne te trompait pas ; en ce jour, tu es assuré de ta place au paradis quoi que tu fasses, Hervé… entends-tu ? quoi que tu fasses !

— J’entends… et depuis un moment, ô céleste miracle, dont je rendais grâce à la mère du Sauveur le front dans la poussière !… oui, depuis un moment, depuis que je possède cette cédule sacrée, ma conscience est redevenue sereine, mon esprit paisible, mon cœur est plein d’espoir, car je n’ai plus qu’à vouloir… et je veux !…

Hervé prononça ces mots avec une assurance tranquille ; il ne mentait pas, non, sa conscience était sereine, son esprit paisible, son cœur plein d’espoir, ses traits mêmes semblèrent soudain transfigurés, leur expression farouche et tourmentée fit place à une sorte de béatitude extatique, un léger coloris ranima ses joues, depuis si longtemps pâlies par le jeûne, par les macérations et par de terribles angoisses. Le moine souriait à cette métamorphose ; il prit Hervé par le bras, sortit avec lui de l’église, et, au moment de le quitter, lui dit :

— Tu es entré dans la voie du salut, tu as maintenant une foi éprouvée… hésiteras-tu longtemps encore à te ranger parmi les militants qui prêchent et font triompher cette foi, dont tu as toi-même aujourd’hui reconnu l’efficacité miraculeuse ?

— Ne me parle pas de ceci maintenant… mes pensées sont ailleurs…

— Soit ; mais, Hervé, rappelle-toi toujours ce que je t’ai dit souvent, et ce que ta modestie oublie trop : ton intelligence est grande, ton érudition remarquable, le ciel t’a départi le don précieux d’une éloquence persuasive ; les ordres monastiques, et surtout celui auquel j’appartiens, je l’avoue humblement, se recrutent difficilement de jeunes gens dont l’avenir donne de brillantes espérances… c’est te dire de quel prix serait pour nous ton entrée dans notre ordre, tu pourrais y faire un chemin rapide, éclatant… Mais je me tais, tu m’écoutes à peine ; nous reprendrons cet entretien… Où vas-tu de ce pas ?

— Rejoindre mon père à l’imprimerie de M. Robert Estienne.

— Sois prudent…

— Ne crains rien… J’ai un moyen assuré de rentrer en grâce auprès de ma famille ; ce moyen, je l’emploierai dès aujourd’hui, il le faut…

— Quand te reverrai-je ?

— Après-demain, c’est jour de fête ; nous passerons la journée ensemble.

— Donc, à après-demain.

— Girard, — reprit Hervé d’une voix légèrement altérée, après un moment de réflexion, — je ne sais ce qui peut, d’ici à peu de jours, arriver… puis-je, en tout cas, compter sur un refuge auprès de toi ?

— À quelque heure du jour ou de la nuit que ce soit, tu peux sonner à la petite porte du couvent où s’adressent les fidèles qui viennent demander notre assistance pour les agonisants… tu me feras appeler par le frère portier, tu seras introduit, tu trouveras chez nous un asile inviolable.

— Je te remercie de ta promesse et j’y compte… Adieu…

— Adieu et à bientôt, — répondit le cordelier, suivant du regard Hervé, qui s’éloignait rapidement. — Quoi qu’il arrive, — ajouta fra‑Girard, — il est à nous… de telles acquisitions sont précieuses en ces temps de lutte implacable contre l’hérésie…


À l’époque où se passe ce récit, l’on remarquait vers le milieu de la rue Saint-Jean-de-Beauvais, une grande maison neuve, d’un style simple, gracieux, importé d’Italie depuis le commencement du siècle ; sur une enseigne dorée, ornée des armes symboliques de l’Université de Paris et suspendue au-dessus de la porte, on lisait : Robert Estienne, Imprimeur. De gros barreaux de fer mettaient les fenêtres du rez-de-chaussée à l’abri des audacieuses tentatives des bandits, dont la ville est impunément infestée, précautions défensives complétées par une armature de gros clous de fer à têtes saillantes renforçant encore la solidité de la porte massive, surmontée d’une imposte à demi cintrée où étaient sculptés les attributs des sciences et des arts, élégante ornementation due au ciseau de l’un des meilleurs élèves du Primaticio, célèbre artiste italien appelé en France par le roi François Ier. Cette demeure appartenait à maître Robert Estienne, célèbre imprimeur, digne successeur de son père dans cette savante industrie, et l’un des hommes les plus érudits de ce siècle-ci. Profondément versé dans la science du latin, du grec et de l’hébreu, maître Robert Estienne a élevé l’imprimerie à un rare degré de perfection ; passionnément épris de son art, il apporte un tel soin aux œuvres sorties de ses presses, que non-seulement il corrige lui-même les épreuves des livres grecs, latins ou hébreux imprimés par lui, mais en outre il affiche ces épreuves à sa porte pendant un certain laps de temps, promettant une récompense à ceux qui lui signaleraient quelque incorrection. Parmi les plus beaux ouvrages publiés par maître Robert Estienne, l’on remarque une Bible et un Nouveau Testament traduits en français, objets de l’admiration des savants et de l’appréhension de la Sorbonne et du clergé, aussi inquiets que courroucés de voir se populariser, par l’imprimerie, la connaissance textuelle des livres saints, qui condamnent absolument une foule d’abus, d’idolâtries, d’exactions, introduits depuis des siècles dans le culte catholique par l’Église de Rome. Robert Estienne avait épousé depuis quelques années Perrine Bade, jeune et belle personne, fille d’un savant imprimeur et très-versée elle-même dans la connaissance du latin. La maison de Robert Estienne offrait le noble exemple de ces familles bourgeoises dont les mœurs pures, les mâles vertus domestiques, contrastent avec la corruption presque générale de ce temps-ci. Accusé d’être partisan de la réforme et ayant déchaîné contre lui la Sorbonne et le parlement, surtout attachés par les honteux liens d’intérêt personnel à la cause catholique, Robert Estienne eût été déjà traîné au bûcher comme hérétique, sans la puissante protection de la princesse Marguerite de Valois, sœur de François Ier, femme lettrée, d’un esprit hardi, d’un généreux caractère, et qui favorisait la réforme ; le roi lui-même, aimant les arts et les lettres, beaucoup plus par orgueilleuse imitation des princes d’Italie que par élévation d’esprit, protégeait Robert Estienne, voyant en lui un homme illustre dont la gloire rejaillirait sur le prince son Mécène ! Le rare savoir, le talent, et surtout les biens considérables qu’il devait à son patrimoine et à ses travaux, avaient suscité au célèbre imprimeur des ennemis nombreux, acharnés ; ses confrères, jaloux de l’inimitable perfection de ses œuvres ; les membres de la Sorbonne, du parlement, ou les courtisans, auxquels le roi et son âme damnée, le cardinal chancelier Duprat, distribuaient les biens confisqués aux hérétiques, avaient mainte fois espéré de s’enrichir des dépouilles de Robert Estienne. Mais ses adversaires, grâce à l’influence de la princesse Marguerite, étaient jusqu’alors demeurés impuissants contre lui ; cependant, sachant combien la faveur royale est capricieuse et précaire, il s’attendait à tout avec la sérénité du sage et la conscience de l’homme de bien, soutenu dans sa lutte contre les méchants par l’affection et les courageux sentiments de sa jeune femme.

Les ateliers d’imprimerie de maître Robert Estienne occupaient le rez-de-chaussée de sa maison ; ses artisans, soigneusement choisis par lui, presque tous fils d’ouvriers employés par son père, méritaient sa confiance. Plusieurs fois ils avaient dû repousser par les armes des bandits fanatiques soulevés à la voix des moines, qui signalaient l’imprimerie comme une officine d’inventions diaboliques bonne à démolir et à brûler ; le populaire, ignorant et crédule, se rua sur la maison de Robert Estienne, et sans le courage de ses défenseurs, elle eût été mise à sac. D’ailleurs, chaque patron est maintenant obligé de se créer une sorte de garde personnelle composée de ses ouvriers ; le fameux orfèvre Benvenuto Cellini, appelé de Florence par François Ier, redoute tellement la jalousie des artistes français et italiens, qu’il ne sort jamais qu’accompagné de plusieurs de ses élèves armés jusqu’aux dents. Naguère encore, il a subi un véritable siège dans le petit château de Nesle, dont le roi l’a gratifié ; les arquebusades ont duré deux jours, force est restée à Benvenuto et à la garnison de sa demeure ; François Ier a beaucoup ri de l’aventure. Tel est l’ordre qui règne dans la cité, telle est la sécurité dont jouissent les citoyens en nos tristes temps !

L’imprimerie de Robert Estienne ressemblait autant à un arsenal qu’à une imprimerie ; des piques, des arbalètes, des épées, étaient placées près des presses, des casiers ou des tables de marbre. Christian, quoique la nuit fût venue, restait ce soir-là dans l’atelier, il y attendait maître Robert Estienne, d’après l’invitation de ce dernier. Les traits de l’artisan, si soucieux la veille lors de son entretien avec son fils, s’étaient éclaircis : Hervé, de retour de l’église de Saint-Dominique longtemps après l’heure où l’on se mettait d’habitude au travail dans la maison de M. Estienne, et voyant son père surpris et mécontent de cette nouvelle absence, lui avait hypocritement dit :

— De grâce, ne me jugez pas sur les apparences ; soyez-en certain, mon père, je redeviendrai digne de vous… vous me pardonnerez un moment de funeste égarement. Je commence à reconnaître le danger de l’influence que je subissais aveuglément.

Puis Hervé s’empressa de regagner le temps perdu en se livrant activement au labeur. Bientôt l’entretien des ouvriers de l’imprimerie revenant par hasard sur la vente des indulgences, qu’ils flétrissaient avec une nouvelle énergie, Hervé, loin de prendre avec emportement, ainsi qu’il l’avait fait naguère, la défense de ce trafic, resta muet et parut confus ; Christian augura bien du silence et de l’embarras de son fils.

— Notre entretien d’hier a sans doute porté ses fruits, — se disait l’artisan ; — ce malheureux enfant aura ouvert les yeux à la lumière, il aura reconnu l’abîme où le fanatisme le poussait. Patience, les principes dans lesquels je l’ai élevé reprendront le dessus, j’ai maintenant lieu de l’espérer.

Vers la fin de la journée, averti que maître Robert Estienne voulait l’entretenir et le priait de suspendre son départ, Christian songeant qu’en ne rentrant pas chez lui avant la nuit, selon sa coutume, il risquait d’inquiéter Brigitte, chargea son fils de l’instruire de la cause d’un retard dont elle aurait pu s’alarmer ; puis, demeuré seul dans l’atelier, il continua, à la lueur d’une lampe, de mettre en page un livre latin ; il fut interrompu dans cette occupation par l’un de ses amis, nommé Justin, pressier de l’imprimerie. Quelques labeurs urgents l’avaient retenu dans une pièce voisine ; surpris de trouver encore Christian à l’ouvrage, il lui dit :

— Je ne comptais pas te rencontrer encore ici. 


— M. Estienne m’a fait prier de l’attendre après la journée ; il désire me parler.

— Le hasard me sert à point, je voulais aller chez toi ce soir te proposer de nous rendre demain à Montmartre afin de visiter l’endroit en question… plus j’y songe, plus je suis convaincu que nous ne pourrons choisir une localité mieux appropriée à nos desseins.

— Je suis porté à te croire, d’après les détails que tu m’as donnés à ce sujet… Mais es-tu bien certain que cet endroit nous offre toutes les garanties de secret et de sécurité désirables ?

— Pour nous édifier complètement à ce sujet, je désirerais examiner de nouveau ces lieux avec toi ; car il y a longtemps que je les ai parcourus… Veux-tu que nous allions les visiter demain soir ?

— Oui, car il serait temps, plus que temps, de nous mettre à l’œuvre… cette œuvre, c’est notre armée, Justin ! c’est notre seul moyen de combattre nos ennemis tout-puissants ! De jour en jour ils deviennent plus menaçants… ils ont pour eux la force, le nombre, le pouvoir, l’audace, leurs juges, leurs soudards, leurs prêtres, leurs bourreaux, les traditions séculaires, le fanatisme féroce d’un peuple égaré, perverti par les moines… Nous, qu’avons-nous ? Ceci… ajouta Christian, désignant du geste à son ami une presse à imprimer dressée au milieu de l’atelier, — cet instrument, ce levier d’une force irrésistible… c’est la pensée… c’est l’idée ! Courage, ami ! espérons, humbles soldats de la pensée ! l’imprimerie changera la face, du monde… et nos tyrans mitrés, casqués ou couronnés auront vécu !

— À cet avenir lointain ou prochain j’ai foi, ainsi que toi, Christian ! La pensée, insaisissable comme la lumière, et lumière aussi, pénètre, pénétrera partout ! les ténèbres de l’ignorance se dissiperont, et la liberté rayonnera pour tous !… À l’œuvre, Christian ; notre local choisi, nous exécutons nos projets. Je serai chez toi demain soir ; la lune se lève tard, sa lumière nous guidera, et… — Mais, s’interrompant, Justin ajouta : — Voici notre patron… je te laisse… À demain.

— À demain, — répondit Christian, tandis que son ami sortait par une porte de l’atelier s’ouvrant sur une ruelle déserte.

Maître Robert Estienne, alors âgé d’environ trente ans, était de taille moyenne et d’une physionomie ferme, douce et grave à la fois ; son regard brillait d’intelligence ; quelques rides précoces sillonnaient son large front déjà dégarni de cheveux vers les tempes par la contention de l’étude. Il portait un pourpoint et des chausses bouffantes de taffetas noir ; une fraise blanche plissée encadrait son visage, terminé par une barbe légère taillée en pointe.

— Christian, — dit Robert Estienne, — j’ai à vous demander un service… un grand service.

— Parlez, monsieur Estienne ; je vous suis aussi dévoué que mon père l’était à votre père. Et s’il plaît à Dieu, — ajouta l’artisan en étouffant un soupir, — il en sera ainsi de mon fils envers votre fils.

— Ces longues relations de famille à famille nous honorent tous deux, Christian ; aussi je n’hésite pas à vous demander un service, un grand service… Voici de quoi il est question : Ma maison, vous le savez, est le point de mire de mes ennemis, et sans parler de l’espèce d’assaut qu’elle a dû soutenir contre de malheureux fanatiques soulevés par les moines, ma demeure est incessamment épiée. Les persécutions redoublent contre ceux que l’on soupçonne d’être partisans de la réforme depuis que des placards imprimés, violemment hostiles à l’Église de Rome, ont été affichés de nuit dans Paris. Jean Morin, lieutenant criminel, digne instrument du cardinal chancelier Duprat, et servi par les délations de ce misérable espion connu sous le nom du Gaînier, fait trembler Paris devant l’inquisition de sa police ; il a dernièrement encore rendu un arrêt en vertu duquel les sergents du guet ont, à toute heure de jour et de nuit, le droit de visiter de la cave au grenier le domicile de ceux que l’on accuse d’hérésie. Je suis de ceux-là… et malgré la protection de la princesse Marguerite, il se peut que, d’un moment à l’autre, mon logis soit envahi…

— Cela est malheureusement vrai, monsieur, vos ennemis sont acharnés.

— Eh bien, Christian, un homme que j’aime à l’égal d’un frère, un proscrit !… m’a demandé asile, il est ici, caché, depuis hier soir, à chaque instant je tremble que l’on vienne fouiller ma maison et qu’ainsi le refuge de mon ami soit découvert… Il y va de sa vie…

— Grand Dieu ! Ah ! je comprends vos angoisses…

— En cette extrémité, je me suis résolu de m’adresser à vous… j’ai pensé que, votre heureuse obscurité vous épargnant l’espionnage dont je suis poursuivi, vous pourriez peut-être, pendant deux ou trois jours, donner l’hospitalité à mon ami et l’emmener chez vous ce soir même.

— J’y consens de grand cœur !

— Je n’oublierai jamais le service que vous me rendez, — dit maître Robert Estienne en serrant cordialement la main de l’artisan ; — je ne devais pas douter de votre générosité.

— Seulement, monsieur, je dois vous en prévenir, l’asile est aussi humble qu’il est sûr !…

— Ce proscrit est habitué depuis plusieurs mois à secrètement voyager de ville en ville ; plus d’une fois il a passé des nuits au fond des bois, ou des jours dans les ténèbres des caves ; tout refuge lui est bon, pourvu qu’il soit assuré.

— En ce cas, voici ce que je vous propose. Je demeure, vous le savez, sur le pont au Change ; il existe sous le toit de ma maison un galetas, l’on peut à peine s’y tenir debout, mais il est suffisamment aéré par une petite fenêtre s’ouvrant sur la rivière. Demain matin, après l’heure à laquelle nous partons, mon fils et moi, pour nous rendre ici, ma femme, car il me faudra lui confier notre secret ; mais je réponds d’elle comme de moi-même…


— Je le sais, Christian, vous devez avoir toute confiance dans Brigitte.

— Donc, demain matin, ma femme, après mon départ, éloignera ma fille en la chargeant d’une commission au dehors, et transportera dans le galetas un matelas, des draps, ce qui sera nécessaire enfin pour rendre ce refuge un peu habitable ; mais durant cette nuit-ci, notre hôte devra se résigner à coucher sur le plancher…

— Peu importe… Et comment l’introduire ce soir chez vous à l’insu de votre famille ?… Je connais vos habitudes domestiques : votre femme et vos enfants vous attendent maintenant pour souper dans la salle basse, dont la porte ouvre sur le pont ; ils vous verront entrer avec un étranger… Puis, j’y pense, le frère de votre femme, cet ancien Franc-Taupin, ne vient-il pas presque chaque jour partager vos repas ?…

— Il est vrai ; aussi jamais je ne le mettrai dans notre confidence, quoique ses défauts… et ils sont nombreux chez ce pauvre soldat d’aventure !… soient rachetés à mes yeux par son dévouement, par son adoration pour sa sœur et ses enfants.

— En ce cas, ce soir, comment faire ?

— J’amènerai ce proscrit comme un ancien ami que j’aurai invité à partager notre souper ; mon fils et ma fille, selon leur coutume, regagneront leur chambre à la fin du repas, nous resterons seuls à table, mon hôte, moi, ma femme et son frère, le Franc-taupin, s’il est venu ce soir à la maison. En ce cas, je le prierai, afin de terminer joyeusement la soirée, d’aller chercher un pot de vin herbé ; ce breuvage se vend dans une taverne du quai aux Orfèvres, à quelque distance de chez moi ; je profiterai de l’absence du Franc-taupin pour mettre en deux mots ma femme dans la confidence ; mon hôte montera au galetas, et lors du retour de mon beau-frère, je lui dirai que notre convive, craignant de trop s’attarder, nous a quittés. Vous le voyez, tout peut s’accommoder ainsi avec secret et sécurité.

— Je le reconnais… Maintenant, Christian, si par impossible, si malgré toutes vos intelligentes précautions, ce proscrit était surpris dans votre maison par la police du lieutenant criminel, vous ne l’ignorez pas, et je dois insister là dessus, vous risqueriez la prison… pis peut-être… car en ces temps il y a peu à compter sur la justice des hommes…

— Monsieur Estienne, me croyez-vous accessible à la crainte ?

— Non, je sais votre dévouement pour moi ! Cependant, croyez-le, si la surveillance exercée sur ma maison ne me mettait pas presque dans l’impossibilité d’offrir un refuge assuré à l’ami bien cher que je vous confie, je ne vous exposerais pas à des dangers que je serais jaloux de braver moi-même. J’avais d’abord songé à lui donner asile dans ma courtille de Saint-Ouen ; cette maison des champs est solitaire et assez éloignée du village ; mais, pour plusieurs raisons dont il ne m’est pas encore permis de vous instruire, il faut que mon ami demeure caché au centre de Paris. Enfin, je vous le répète, Christian, si, contre toute probabilité, vous deviez être inquiété, s’il devait vous arriver dommage au sujet du service que vous m’aurez rendu, votre femme, vos enfants, trouveraient dans ma famille une famille…

— Monsieur Estienne, je n’oublierai de ma vie que mon père, indignement calomnié par le successeur de l’imprimeur Jean Saurin, mourait de faim et de désespoir, lui et sa famille, sans la généreuse assistance de votre père ! Cette dette de reconnaissance envers vous et les vôtres, quoi que je fasse, je ne l’acquitterai jamais…

— Mon père a agi en homme de bien, rien de plus ; mais si vous tenez absolument à vous croire notre obligé, votre noble action sera pour nous une preuve de plus de votre reconnaissance, digne Christian ; mais je ne vous ai pas tout dit…

— Comment cela ?

— Obéissant à un sentiment de délicate réserve, vous ne m’avez pas demandé en faveur de qui je sollicitais de vous ce refuge… 


— Ce proscrit est digne de votre amitié, monsieur Estienne, ai-je besoin d’en savoir davantage ?

— Sans vous livrer un secret qui n’est pas le mien, il m’est cependant permis de vous apprendre que ce proscrit est le plus courageux des apôtres de la réforme. Je dois donc uniquement à votre attachement le service que vous me rendez, puisque, en accordant un asile à mon ami, vous ignoriez être en communion d’idées. Votre acte généreux vous est dicté par votre affection pour moi et pour les miens ; à mon tour aussi, je contracte une dette de gratitude envers vous et les vôtres. À ce sujet, Christian, — ajouta maître Robert d’un accent pénétré, — laissez-moi vous exprimer toute ma pensée sur votre fils. Depuis quelque temps nous nous sommes souvent entretenus du chagrin qu’il vous causait ; je le regrette doublement, car j’attendais beaucoup d’Hervé. Il montrait même en dehors de la pratique de notre art, où il commence à exceller, des aptitudes variées ; son savoir précoce, sa rare intelligence, le don naturel d’une éloquence chaleureuse, le rangeaient, à mes yeux, parmi ce petit nombre d’hommes destinés à briller dans quelque carrière qu’ils embrassent ; enfin, ce qui primait, selon moi, chez Hervé, ces avantages de l’esprit, c’était la bonté, la droiture de son cœur ; mais ses habitudes sont devenues irrégulières ; son caractère affectueux, ouvert, expansif, semble transformé. Je me suis jusqu’ici toujours gardé de lui témoigner l’affliction que je ressentais de sa conduite ; cependant il a conservé pour moi, je le crois, de l’attachement, du respect ; m’autorisez-vous à avoir avec lui une conversation sérieuse, paternelle ? peut-être aurait-elle un résultat salutaire ?

— Je vous remercie, monsieur Estienne, de cette offre ; mais j’ai lieu à espérer que mon fils, dès aujourd’hui, est revenu à des pensées meilleures, qu’un soudain et heureux changement s’est opéré en lui… car… Christian ne put achever ; il fut interrompu par l’arrivée de madame Estienne, belle jeune femme d’une figure douce et grave, qui entra précipitamment dans l’atelier et dit à son mari d’une voix émue en lui remettant une lettre ouverte :

— Lisez, mon ami ; vous reconnaîtrez qu’il n’y a pas un moment à perdre… — Et se retournant vers Christian : — Pouvons-nous compter sur vous ?

— En tout et pour tout, madame !

— Plus de doute ! — s’écria maître Robert Estienne, après avoir lu la lettre. — Cette nuit, peut-être, notre maison sera visitée… on est sur les traces de notre ami !

— Je cours vite le chercher, — reprit madame Estienne. — Christian et lui sortiront par la ruelle, la maison doit être surveillée du côté de la rue Saint-Jean-de-Beauvais.

— Monsieur, — dit l’artisan à son patron, — j’irai, par surcroît de précaution, jusqu’au bout de la ruelle, afin de reconnaître si le passage est libre.

— Allez, mon ami, vous nous retrouverez dans la petite cour.

Cette petite cour, Christian la traversa en sortant de l’atelier ; puis il poussa les verrous d’une porte donnant sur une ruelle déserte et la parcourut dans toute sa longueur sans y rencontrer personne, la nuit, presque transparente, permettant de voir assez loin devant soi. Ainsi assuré que ce passage offrait toute sécurité, Christian revint à la porte de la cour où se tenait maître Robert Estienne, serrant dans ses mains celles d’un homme de taille moyenne, simplement vêtu de noir, et de qui les traits furent à peine entrevus par l’artisan. Celui-ci dit à son patron :

— Monsieur, la ruelle est déserte ; nous pouvons sortir sans être aperçus de personne.

— Adieu, mon ami ! — dit d’une voix émue maître Robert Estienne au proscrit. — Fiez-vous à votre guide, comme vous vous fieriez à moi même… Que le ciel protège votre précieuse vie !…

— Adieu ! adieu !… — répondit l’inconnu, non moins ému que l’imprimeur ; et il suivit Christian. Tous deux, après avoir quitté la ruelle et cheminé sans encombre dans la direction du pont au Change, arrivèrent à un guichet sous lequel ils devaient passer afin de traverser la Cour-Dieu ; leur marche fut arrêtée par une foule compacte rassemblée aux abords du guichet, garni d’un tourniquet destiné à empêcher les chevaux et les voitures d’entrer dans cette enceinte entourée de maisons appelée la Cour-Dieu.

— Pourquoi donc cet attroupement ? — demanda Christian à un homme de carrure athlétique, portant une chemise aux manches retroussées, un tablier sanglant et un long couteau à son côté.

— Saint Jacques ! — répondit le boucher avec un accent de pieuse satisfaction, — les révérends pères cordeliers de la Cour-Dieu ont eu là une bonne idée.

— Comment ? — reprit Christian, — quelle idée ?

— Ces braves moines ont établi sur la place, à la porte de leur couvent, une chapelle ardente, au pied d’une belle statue de la sainte Vierge, et deux moines quêteurs se tiennent à côté de la statue.

— À quoi bon cette chapelle et ces moines quêteurs ?

— Saint Jacques ! — et le boucher se signa, — grâce à cette chapelle on reconnaît ces chiens de luthériens lorsqu’ils passent.

— Par quel moyen les reconnaît-on ?

— S’ils passent devant la chapelle sans s’agenouiller aux pieds de la sainte Vierge et sans mettre une pièce de monnaie dans la bourse des moines quêteurs, c’est une preuve que ces ensabbattés sont hérétiques… alors, on court dessus, on les assomme, on les écharpe ! Tenez, entendez-vous ? entendez-vous…

En effet, à ce moment, des cris perçants à demi étouffés par des rumeurs courroucées s’élevaient de l’intérieur de la place de la Cour-Dieu, où l’on ne pouvait pénétrer que par le guichet ; son tourniquet ne livrant passage qu’à une personne à la fois, ses abords s’encombraient de moment en moment d’une foule avide de jouir du triste spectacle offert par l’épreuve des luthériens. Les cris de la victime ayant cessé, les clameurs s’apaisèrent, le boucher reprit :

— Le parpaillot ne crie plus… il a son compte… que le feu de Saint-Antoine arde ces musards qui avancent si lentement sous le guichet ! je n’aurai pas vu assommer ce maudit !

— Mon ami, — dit le mystérieux compagnon de Christian au boucher, — ce sont donc de bien grands scélérats, ces luthériens ? Je vous adresse cette question en ma qualité d’étranger…

Vingt voix s’empressèrent charitablement de répondre à l’inconnu, alors tellement engagé, ainsi que Christian, au milieu de la foule toujours grossissant, qu’ils durent se résigner à attendre leur tour pour traverser le guichet.

— Pauvre homme ! d’où sortez-vous donc ? — disait l’un, s’adressant à l’inconnu. — Quoi ! vous demandez si les luthériens sont des scélérats ?

Et chacun de citer à l’envi les scélératesses des réformés :

— Ils lisent la Bible en français !

— Ils ne se confessent point !

— Ils ne chantent pas la messe.

— Ils ne croient ni au pape, ni aux saints, ni aux reliques !

— Ni au sang de notre Sauveur !… ni à la goutte de lait de sa sainte mère !… ni à la miraculeuse dent de saint Loup !

— Et par quoi remplacent-ils la sainte messe… ces forcenés ? Par des sabbats, par des orgies abominables !

— Oui, oui, c’est la vérité…

— J’ai connu, moi qui vous parle, le fils d’un tailleur qui s’est laissé une fois prendre à la glu de ces suppôts du démon… Voici ce qu’il a vu… il me l’a raconté le lendemain[4].

— Écoutons… écoutons.

— Les luthériens se sont rassemblés la nuit… à minuit, dans une vaste cave, hommes, filles et femmes pour célébrer leur lutherie. Un riche bourgeois, demeurant dans la même rue que le tailleur, assistait à ce sabbat avec ses deux jeunes filles. Quand tous ces parpaillots ont été rassemblés, leur prêtre a revêtu une simarre de peau de bouc, avec une coiffure hérissée de cornes de taureau, puis il a apporté un petit enfant vivant ; il l’a étendu sur une table éclairée par deux gros cierges de cire, et pendant que ces hérétiques chantaient leurs psaumes en français, entremêlés d’invocations magiques, leur prêtre a égorgé l’enfant !…

— Les assassins ! les monstres ! les démons !

— Ce prêtre de Lucifer a ensuite recueilli le sang de l’enfant dans un vase et en a aspergé l’assemblée !… La lutherie était célébrée.

— Saint Jacques ! et l’on ne les saignera pas tous jusqu’au dernier, ces fils de Satan ! — s’écria le boucher en portant la main à son couteau, tandis que le proscrit, échangeant un regard expressif avec Christian, disait à ceux qui l’entouraient :

— De telles monstruosités sont-elles donc possibles ?

— Si c’est possible ? Frère Saint-Laurent-sur-le-gril, révérend carme, mon confesseur, m’a dit, parlant à moi, Marotte, qu’il n’y avait pas une assemblée de ces hérétiques où l’on n’égorgeât un ou deux enfants au moins !

— Jésus Dieu ! tout le monde sait cela, — poursuivit le narrateur, — le fils du tailleur, dont je parle, assistait à ce sabbat ; il a tout vu de ses yeux : or, après que les luthériens ont eu reçu, en guise de baptême, l’aspersion du sang de l’enfant égorgé, leur prêtre leur a dit : « — Maintenant quittez vos habits et priez Dieu à notre mode. Vivent l’enfer et la lutherie. » — En disant ces mots il a éteint les deux cierges, et parpaillots, parpaillotes, aussi peu vêtus qu’Adam et Ève, hommes, femmes, jeunes filles, tout pêle-mêle dans les ténèbres… Enfin… vous comprenez…

— Quelle horreur ! !

— Miséricorde ! que le Seigneur Dieu nous protège…

— Confession ! ! de telles infamies annoncent la fin du monde !

— Frère Saint-Laurent-sur-le-gril, révérend carme, mon confesseur, m’a dit, parlant à moi, Marotte, que toutes leurs lutheries se terminaient ainsi. Il était si indigné, ce bon père, qu’il m’a donné sur ces sabbats des détails… ah ! mais des détails qui me rendaient le visage rouge et chaud comme braise.

— Pour achever mon récit, — reprit le narrateur, — j’ajouterai que, le fils du tailleur, craignant d’être massacré par les hérétiques s’il ne les imitait point, a dû faire comme les autres, et au moment où l’on éteignait les cierges, comme il se trouvait justement dans la mêlée, près de l’une des filles du riche bourgeois, alors, ma foi, en bon drille, il a…

Ce récit, résumant les stupides et atroces calomnies répandues par les moines contre les réformés, fut interrompu par de nouvelles clameurs poussées dans l’intérieur de la Cour-Dieu. Christian et l’inconnu, écoutant avec un secret dégoût et une muette indignation tant d’ignominies mensongères colportées par un peuple ignorant et crédule, avaient suivi le mouvement de la foule ; ils se trouvaient sous la voûte du guichet, d’où ils purent embrasser d’un coup d’œil ce qui se passait sur la place. Une sorte de reposoir, garni de cierges allumés, se dressait sous la voûte de la porte du couvent des cordeliers ; une statue de la Vierge, de grandeur naturelle, sculptée en bois, magnifiquement vêtue d’une robe de brocart d’or, le visage peint comme un portrait, dominait le reposoir. Plusieurs cordeliers, parmi lesquels Christian reconnut fra‑Girard, stationnaient aux abords de la chapelle ardente ; deux d’entre eux, tenant à la main de larges bourses de velours, étaient postés de chaque côté de la statue ; un groupe nombreux d’hommes et de femmes déguenillés, d’une figure cynique, repoussante ou féroce, armés de bâtons, et groupés non loin de la porte du couvent, attendaient le moment de s’élancer, au signal des moines, sur les malheureux suspectés d’hérésie ; chaque passant, sortant du guichet, traversait forcément la place à peu de distance de la statue de la Vierge : s’il s’agenouillait devant elle et jetait son aumône dans la bourse des quêteurs, aucun danger ne le menaçait ; mais s’il n’accomplissait pas cet acte de dévotion, la bande féroce, déchaînée par les moines, courait sus au luthérien, le rouait de coups, et souvent il demeurait assommé sur la place. Toutes les personnes qui précédèrent Christian et l’inconnu allèrent, soit par piété, soit par crainte, se mettre à genoux au pied de l’image de la Vierge, après quoi chacun en se relevant déposait son offrande dans la bourse tendue par les deux cordeliers. Un homme jeune encore, frêle et de petite stature, derrière qui se trouvait Christian, dit à demi-voix en se préparant à faire jouer le tourniquet, afin de sortir du guichet :

— Je suis catholique, mais, sang-Dieu ! j’aime mieux être écharpé que de subir une si indigne oppression !

— Vous auriez tort… — lui dit tout bas Christian, — cette indignité me révolte ainsi que vous ; mais que faire contre la force ?

— Protester au péril de sa vie ! car de pareils excès déshonorent la religion, — répondit cet honnête homme à Christian. Et sortant du guichet d’un pas ferme, il traversa la place sans tourner la tête du côté du reposoir, mais a peine l’eut-il dépassé, que les gens déguenillés, groupés auprès des moines, s’élançant à la poursuite de ce malheureux, l’atteignirent et l’enveloppèrent en hurlant : — Hérétique ! luthérien ! — Il outrage l’image de la mère du Sauveur ! — À genoux ! — Le parpaillot ! à genoux !

Pendant que ces fanatiques entouraient leur victime, Christian dit à son compagnon :

— Profitons du tumulte pour échapper à ces bêtes féroces ; malheureusement il est inutile d’essayer de soustraire à leur fureur insensée cet homme de cœur qu’ils assaillent. Hélas ! c’est fait de lui, je le crains…

Christian et l’inconnu sortirent à leur tour du guichet et traversèrent la place, se dirigeant en hâte vers son autre issue, sans s’arrêter devant le reposoir ; les moines, les remarquant, s’écrièrent, mais trop tard :

— Voilà deux autres hérétiques ! ils se sauvent afin de ne pas s’agenouiller devant la sainte Vierge ! arrêtez-les ! arrêtez-les !

La voix des cordeliers ne parvint pas aux oreilles de la bande d’énergumènes acharnés à leur proie ; ils poussaient des hurlements sauvages en assommant, non pas un hérétique, mais un catholique, coupable de se refuser à une adoration imposée brutalement, et qu’il eût accomplie de son plein gré. Ce malheureux, après s’être courageusement défendu à coups de canne, sa seule arme, mais accablé par le nombre, gisait livide, sanglant, presque inanimé, sur le pavé, où une horrible mégère le traînait par les cheveux, tandis que d’autres forcenés lui lançaient des coups de pied à la figure.

— Miséricorde !… — criait-il d’une voix éteinte ; — Jésus ! mon Dieu !… ayez pitié de moi !…

Ce furent ses dernières paroles ; bientôt il ne cria plus… Le boucher avec qui Christian avait échangé quelques mots accourut se joindre aux bourreaux ; après s’être pieusement agenouillé devant la statue de la Vierge, il tira son couteau, le brandit et s’écria :

— Saint Jacques ! laissez-moi saigner le luthérien, cela me vaudra bien une indulgence… et puis c’est mon état de saigner les animaux !…

Des éclats de rire féroces accueillirent la sanglante raillerie du boucher, on lui fit place auprès du cadavre ; il s’accroupit sur ce corps pantelant, scia le cou avec son couteau, détacha la tête du tronc, la saisit par sa chevelure, et montrant cet épouvantable trophée à la foule, il s’écria avec une exaltation farouche :

— Ce chien d’hérétique ne voulait pas s’incliner devant la mère du Sauveur… il mettra devant elle le front sur le pavé !

Ainsi dit, ainsi fait. Le boucher, suivi de la bande forcenée, court vers le reposoir, tenant de ses mains rouges et fumantes de sang la tête cadavéreuse ; il s’agenouille et la dépose, le front contre terre, au pied de la statue de Marie, à l’acclamation sauvage des autres assassins, pieusement agenouillés comme lui.

— Ah ! monsieur, c’est affreux ! — murmura Christian d’une voix palpitante en sortant de la Cour-Dieu avec son compagnon. — C’est au nom de la douce mère du Christ que ces horreurs se commettent !… Oh ! les misérables ! aussi stupides que féroces ! !

— Ignorance, misère et fanatisme ! voilà leur terrible excuse… N’accusons pas ces malheureux ; ils sont ce que les moines les font ! — répondit l’inconnu à Christian avec un sourire d’une amertume navrante.

Et tous deux cheminèrent en hâte vers la demeure de l’artisan.


« — Ne crains rien, j’ai un moyen certain de rentrer en grâce auprès de ma famille, » — avait dit Hervé à fra‑Girard en sortant de l’église de Saint-Dominique, où il s’était procuré la lettre d’indulgence qui l’absolvait par avance de tous les forfaits. Hervé fut, hélas ! fidèle à sa promesse. Depuis longtemps de retour au logis paternel, et poursuivant son œuvre d’infernale hypocrisie, il était parvenu à éveiller dans l’âme de sa mère les mêmes espérances que dans l’âme de Christian ; aussi, entendant Hervé la supplier d’une voix émue de suspendre son jugement sur lui au sujet du larcin dont on le soupçonnait, avouer qu’il reconnaissait trop tardivement les funestes effets d’une dangereuse influence, et voyant enfin son fils répondre avec une effusion inattendue à l’affectueux accueil de sa sœur, Brigitte se dit, comme Christian : — Espérons, Hervé revient à des sentiments meilleurs ; le pénible entretien d’hier soir a porté ses fruits, nos remontrances ont eu sur lui une action salutaire, les principes qu’il a reçus de nous reprennent leur empire… Espérons, espérons !…

Et l’heureuse mère, le cœur aussi allègre qu’il était contristé la veille, s’occupait des préparatifs du repas du soir. Hêna, non moins joyeuse que Brigitte du retour de tendresse d’Hervé, rayonnait de bonheur, et le bonheur l’embellissait encore. Atteignant à peine sa dix-septième année, d’une taille svelte et accomplie, elle portait ses épais cheveux blonds cendrés tressés en deux nattes qui encadraient son rose et frais visage et se rejoignaient à la naissance de son cou ; la suavité de ses traits, d’une angélique beauté, eût inspiré le divin Raphaël Sanzio. Blanche comme un lis, elle en avait le pudique éclat ; la candeur, la bonté, se lisaient dans l’azur de ses yeux. Souvent ils s’arrêtaient avec ravissement, sur ce méchant frère tant chéri dont la pauvre enfant s’était crue désaimée. Assise près de lui, occupée d’un travail de couture, elle se sentait, comme autrefois, remplie d’une douce confiance envers Hervé, et celui-ci semblait redevenu affectueux et riant comme autrefois ; tous deux, par un tacite accord, écartant toute allusion à un passé pénible, s’entretenaient aussi familièrement que si leur fraternelle intimité n’eût jamais subi la moindre atteinte. Hervé, malgré son empire sur lui-même, et sa dissimulation profonde, sentait le besoin de parler pour parler, cherchant à s’étourdir par le son des paroles, afin d’échapper à l’obsession de sa pensée secrète, et choisissant au hasard le sujet de l’entretien. Le frère et la sœur continuaient ainsi leur conversation, tandis que Brigitte était montée momentanément à l’étage supérieur :

— Hervé, — disait la jeune fille à son frère en réfléchissant, — quel âge semblait-il avoir, ce moine ?

— Que sais-je ?… vingt-cinq ans peut-être.

— Sa figure était à la fois belle, triste et douce, n’est-ce pas ? Sa barbe est un peu plus claire que ses cheveux châtains ; ses yeux sont noirs, et il est très-pâle ?

Hêna, en causant ainsi avec son frère, continuait de coudre ; elle ne put remarquer l’expression de surprise et de sombre inquiétude qui se trahit soudain sur les traits d’Hervé. Cependant, il dit à sa sœur en souriant :

— Voilà un signalement complet… il faut regarder bien attentivement les gens pour conserver d’eux un souvenir si présent. Puis, qui te porte à croire que le moine dont il est question soit ce beau moine à barbe châtain-clair dont tu viens de me tracer un portrait si flatteur ?

— Ne m’as-tu pas dit, cher frère, que tu as été tantôt témoin d’une action touchante dont un jeune moine était l’auteur ?

— Sans doute.

— Eh bien ! sur-le-champ, l’idée m’est venue qu’il s’agissait peut-être du religieux dont je te parle…

— Et quel est-il ? où l’as-tu vu ? d’où le connais-tu ? — demanda d’une voix brève Hervé à sa sœur avec une sorte de jalouse angoisse à peine contenue. La naïve enfant, se méprenant sur le sentiment qui dictait les questions de son frère, lui répondit gaiement :

— Oh ! oh ! seigneur Hervé, vous êtes bien curieux ; achevez d’abord votre histoire, ensuite je vous répondrai.

Hervé, affectant aussi de prendre un ton plaisant, reprit en jetant sur sa sœur un regard profond et pénétrant :

— Oh ! oh ! demoiselle Hêna, vous me reprochez ma curiosité… pourtant la vôtre, ce me semble, égale la mienne… Il n’importe, soyez satisfaite… Donc, ce matin, je passais devant le porche de l’église Saint-Merry ; je vois un attroupement, je demande quelle en est la cause ; l’on me répond qu’un enfant de six mois à peine avait été déposé pendant la nuit sous le portail de la paroisse.

— Pauvre petite créature !

— En ce moment, un jeune moine fend la foule, prend l’enfant dans ses bras, et les larmes aux yeux, les traits empreints de la pitié la plus touchante, il réchauffe de son haleine les mains de ce pauvre abandonné, l’enveloppe soigneusement dans l’une des longues manches de son froc, et il s’enfuit aussi joyeusement que s’il eût emporté un trésor ; la foule l’applaudit, et j’entends dire autour de moi que ce moine, de l’ordre des Augustins, se nomme frère Saint-Ernest Martyr.

— Comment, Martyr ?… lui, si charitable ?…

— Tu ignores, ma sœur, qu’en entrant en religion, les moines renoncent à leurs noms de famille et prennent des noms de saints, tels que : frère Saint-Pierre-ès-liens, Saint-Sébastien-percé-de-flèches, Saint-Laurent-sur-le-gril

— Oh ! les tristes noms !… ils donnent le frisson !…

— Enfin, — reprit Hervé, qui ne cessait d’attacher son regard profond et inquisiteur sur Hêna, — frère Saint-Ernest-Martyr s’éloigne précipitamment avec son précieux fardeau, et quelqu’un dit : « — Pour certain, ce bon moine va porter ce pauvre petit chez Marie-la-Catelle… »

— Nous y voilà ! — s’écrie ingénument Hêna ; — j’en étais sûre, c’est mon moine !…

— Comment, ton moine ? — demanda en souriant Brigitte, qui descendait de l’étage supérieur et dont le cœur s’épanouissait en voyant son fils et sa fille s’entretenir cordialement ainsi qu’autrefois. — De quel moine parles-tu d’un ton si possessif, chère Hêna ?

— Mère, te rappelles-tu le jour où nous sommes allées à l’école de la Catelle ?

— Sans doute… Digne jeune veuve, que cette bonne Marie-la-Catelle. L’école qu’elle a fondée pour l’instruction des enfants pauvres est une œuvre de touchante charité, qui doit aussi beaucoup à Jean Dubourg, drapier de la rue Saint-Denis, et à un riche bourgeois, M. Laforge ; ils viennent généreusement en aide à la Catelle, et sa sœur Marthe, épouse de Poille, l’architecte-maçon, partage avec elle les soins maternels qu’elle donne aussi à quelques orphelins recueillis dans sa maison, qu’on appelle à juste titre « la maison du bon Dieu… »

— Lorsque nous sommes allées chez la Catelle, — poursuivit Hêna, — te souviens-tu, mère, que c’était l’heure de l’école ?

— Oui… un moine augustin faisait la leçon aux enfants groupés autour de lui, les uns assis à ses pieds, les autres sur ses genoux, l’écoutant à plaisir, ces chers petits…

— Et moi aussi, mère, je l’écoutais comme eux avec plaisir ; il leur expliquait cette parabole : « Méchants sont ceux-là qui vivent du lait de la brebis, se vêtissent de sa toison, et laissent la pauvre bête sans pâture… » Il disait, à ce propos, des choses empreintes d’une si douce et si tendre charité, que les larmes me venaient aux yeux.

— Je partageais, Hervé, l’émotion de ta sœur, — reprit Brigitte, s’adressant à son fils, qui, silencieux et absorbé dans ses noires pensées, ne prenait plus part à l’entretien. — Tu ne peux t’imaginer avec quelle bonté charmante ce jeune moine instruisait ces enfants, mesurant ses paroles à la portée de leur intelligence, afin de les pénétrer de la simple et pure morale évangélique. Marie-la-Catelle nous assurait qu’il valait autant par la science que par la vertu.

— Eh bien, mère, lorsque tout à l’heure je disais à Hervé : « C’est mon moine, » j’entendais par là qu’il était celui dont il me racontait une action charitable en m’apprenant son nom… triste nom : Saint-Ernest-Martyr !

Deux coups frappés au dehors de la porte de la maison interrompirent cet entretien.

— Enfin ! — dit Brigitte à Hervé, — voici sans doute ton père ; les rues sont peu sûres pendant la nuit, et j’aime mieux qu’il soit ici que dehors. Nous ne verrons pas sans doute mon frère ce soir ; car l’heure habituelle du souper est depuis longtemps passée, — ajouta Brigitte en allant au devant de son mari, à qui Hervé venait d’ouvrir la porte de la maison. Christian entra en compagnie de l’inconnu, homme jeune encore, d’une figure fortement accentuée, surtout remarquable par son expression de fermeté réfléchie ; ses yeux noirs, pleins d’intelligence et de feu, très-rapprochés du nez, donnaient à son pâle et austère visage un caractère singulier. Brigitte, à l’aspect de cet hôte inattendu, fit un mouvement de surprise.

— Chère femme, — lui dit Christian, — je t’amène à souper M. Jean… l’un de mes anciens amis, je l’ai rencontré ce soir après une longue séparation.

— Qu’il soit le bienvenu chez nous, — répondit Brigitte, tandis que ses deux enfants observaient l’étranger avec curiosité. Hêna, selon sa coutume, embrassa tendrement son père ; mais Hervé, attachant sur lui un regard timide et repentant, semblait hésiter à suivre l’exemple de sa sœur. L’artisan tendit les bras à son fils, lui jeta un coup d’œil expressif, et lui dit à l’oreille en le serrant contre lui : — Je n’ai pas oublié tes bonnes paroles de tantôt ! — Puis, s’adressant à son hôte, Christian ajouta : — Voilà ma famille… ma fille est broderesse comme sa mère ; mon fils aîné est, ainsi que moi, artisan d’imprimerie chez M. Robert Estienne ; mon second fils, apprenti armurier, voyage en Italie… Grâce à Dieu, nos enfants méritent d’être aimés comme nous les aimons, ma digne femme et moi !…

— Que la bénédiction du ciel continue de s’étendre sur votre famille !… — répondit M. Jean d’une voix affectueuse et grave, pendant qu’Hêna et son frère apportaient sur la table les mets préparés pour le modeste souper.

— Brigitte, — dit Christian, — et ton frère ?

— Je m’étonnais tout à l’heure de son absence, mon ami ; elle m’inquiéterait, si je ne comptais sur la bravoure de mon frère, sur sa grande épée, enfin sur son apparence peu attrayante pour les voleurs de nuit, — ajouta Brigitte en souriant. — Tire-laine ou guilleris n’auraient guère souci à attaquer un franc-taupin… Mettons-nous à table sans lui ; il saura bien, s’il vient souper avec nous, regagner le temps perdu…

Les convives prirent place autour de la table, M. Jean dit à Brigitte, auprès de qui il est assis :

— Il règne dans cette demeure, madame, tant d’ordre, tant d’exquise propreté, que l’on doit en féliciter la ménagère de la maison.

— L’accomplissement des soins domestiques est un plaisir, monsieur ; l’ordre et la propreté, c’est notre luxe, à nous autres pauvres gens.

Sancta simplicitas ! — dit l’étranger ; puis il reprit en souriant : — C’est une vieille et bonne devise ; en d’autres termes, sainte simplicité… Vous m’excuserez, madame, d’avoir parlé latin…

— À propos de latin, — reprit l’artisan, s’adressant à sa femme, — Lefèvre n’est pas non plus venu aujourd’hui ?…

— Non, mon ami, et comme toi je m’étonne de la rareté de ses visites ; autrefois, il se passait peu de jours sans qu’il vînt nous voir.

— Lefèvre est un très-savant latiniste, — dit Christian, s’adressant à M. Jean ; — c’est l’un de mes plus anciens amis ; il professe à l’Université. C’est un rude et tenace montagnard de la Savoie ; mais sous son âpre écorce bat un cœur excellent…

Christian fut interrompu par cette cantilène, chantée au dehors de la maison d’une voix assez forte pour qu’on l’entendît à travers la porte :

« Un franc-taupin, un arc de frêne avait,
» Tout vermoulu, à corde renouée,
» Sa flèche était de papier empennée,
» Ferrée au bout d’un ergot de chapon,
» Derideron, vignette sur vignon ! derideron ! ! »

— C’est mon bon oncle ; sa chanson favorite nous l’annonce ! — dit gaiement Hêna en se levant pour aller ouvrir la porte du logis au franc-taupin.


Joséphin, frère de Brigitte, surnommé Touquedillon-le-Franc-Taupin, entra bientôt dans la salle basse. Soldat d’aventure depuis l’âge de quinze ans, il avait quitté en vagabond la maison paternelle pour s’enrôler plus tard parmi les francs-taupins, sorte de milice irrégulière chargée, lors du siège des villes, de creuser les tranchées destinées à couvrir les approches des assaillants. L’on appelait ces soldats mercenaires francs-taupins, parce que, ainsi que les francs archers, ils étaient affranchis de l’impôt de la taille, et que leur travail souterrain ressemblait beaucoup à celui de la taupe ; mais sortis de leurs tranchées, les francs-taupins se montraient, disait-on, peu vaillants ; leur poltronnerie, à tort ou à raison, devint proverbiale, témoin la chanson favorite du frère de Brigitte. Celui-ci n’était cependant pas poltron, tant s’en faut ; car après avoir fouillé la terre lors de deux ou trois sièges, révolté d’appartenir à un corps d’une si couarde renommée, il s’enrôla dans une autre milice irrégulière, les Aventuriers ou Pendards, dont un écrivain de ce temps-ci a tracé ce portrait, malheureusement véridique :

« Quels gens vagabonds, flagitieux, meurtriers, que ces Pendards ! renieurs de Dieu ! loups ravisseurs ! violeurs de femmes ! dévoreurs de peuple ! chassant le bonhomme de sa maison, buvant dans son pot et couchant dans son lit ! Habillés à la pendarde de chemises à longues manches montrant leur poitrine velue, de chausses bigarrées laissant voir la chair ; les jambes nues et portant leurs bas à la ceinture, de crainte de les user. Faisant trembler la volaille au poulailler, le lard au garde-manger. Riards, frisques, hardis, goguelus ; toujours bien fendus de gueule, et n’aimant rien tant que de rigouler ensemble le vin larronné ! »

Touquedillon-le-Franc-Taupin, malgré son intrépidité à la guerre (il conservait ce surnom emprunté à son premier métier), sans ressembler de tous points à ce portrait du Pendard, en conservait force traits ; mais il adorait, il vénérait sa sœur, et dès qu’il s’asseyait à son foyer, il semblait métamorphosé. Rien dans ses paroles, dans sa conduite, ne rappelait l’audacieux aventurier ; timide, affectueux, sentant combien ses propos de taverne ou de pires lieux eussent été méséants en présence des enfants de Brigitte, qu’il chérissait à l’égal de leur mère, il se possédait toujours et ne leur faisait jamais entendre que le langage d’un homme de bien. Il témoignait à Christian autant d’attachement que de respect, et se fût, comme on dit, jeté au feu pour la famille. Alors âgé d’environ trente ans, maigre, osseux, il avait près de six pieds de hauteur ; déjà couturé de blessures, devenu borgne à la guerre, il portait un large emplâtre noir sur l’œil gauche. Ses cheveux bouclés, sa barbe taillée en pointe, sa moustache retroussée, son nez bourgeonné par l’abus du vin ; et sa bouche lippue, fendue de l’une à l’autre oreille, découvrait des dents de requin lorsqu’en vrai riard il se livrait aux accès de son imperturbable bonne humeur. Dès qu’il entra dans la salle basse, le franc-taupin déposa dans un coin sa vieille épée rouillée, embrassa sa sœur, ses deux enfants, tendit cordialement sa main à Christian, s’inclina respectueusement devant l’inconnu, et il s’assit timidement à sa place accoutumée. Christian vint en aide à l’embarras de son beau-frère et lui dit amicalement :

— Votre absence nous eût inquiétés, Joséphin, si nous n’avions su que vous êtes de ceux-là qui, l’épée au côté, défient tout… et tous.

— Ah ! beau-frère, la meilleure épée du monde ne nous défend pas de la surprise, celle que je viens d’éprouver m’a terrassé… Or, comme j’ai la surprise très-salée, je meurs de soif ; souffrez que je boive un coup… — Le coup bu, le franc-taupin ajouta d’un air effaré : — Ventre saint Quenet ! qu’ai-je vu là ?… Je suis certain de ne m’être pas trompé, il ne me reste qu’un œil, mais il est bon !…

— Quoi ?… qu’avez-vous vu, Joséphin ?

— J’ai rencontré tout à l’heure, à la tombée de la nuit, ici, à Paris, le capitaine don Ignace de Loyola, gentilhomme espagnol…

À ces mots, l’inconnu tressaillit, tandis que Christian disait au franc-taupin :

— Quel est donc ce capitaine dont la rencontre vous a causé tant d’étonnement ?

— Vous l’avez connu ? — reprit vivement M. Jean avec un accent de vif intérêt, — vous avez connu don Ignace de Loyola ?

— Pardieu ! j’ai été son page…

— Ainsi, Loyola a été capitaine ? — dit M. Jean, prêtant une attention croissante aux paroles du franc-taupin. — Vous avez quelques notions sur sa vie, sur son caractère, sur ses habitudes ?

— Ventre saint Quenet ! je ne l’ai pas quitté pendant trois mois ! 


— Et ses mœurs ?

— Oh ! oh ! nôtre hôte, je ne saurais vous répondre là-dessus en présence de ma sœur et de ses enfants ; c’est un récit par trop à la pendarde…

— Ami Christian, — dit M. Jean, — vous êtes surpris de ma curiosité au sujet de ce capitaine espagnol ? Plus tard, vous comprendrez que les renseignements dont il s’agit vous intéressent aussi pour certaines raisons.

— Hêna, Hervé, — reprit l’artisan — le souper touche à sa fin, mes enfants ; il est tard, vous pouvez vous retirer.

— J’ai une broderie à terminer, — dit Brigitte ; — je vais travailler là-haut avec Hêna ; je descendrai ensuite desservir le souper. Tu m’appelleras, Christian, si tu as besoin de quelque chose.

Hervé embrassa son père avec un redoublement de tendresse affectée, se retira dans la chambrette où il couchait ; Brigitte et sa fille, montèrent à l’étage supérieur. L’inconnu et Christian restèrent seuls, avec le franc-taupin ; celui-ci reprit en riant :

— Ma sœur et ses enfants sont partis, ma langue se délie. Dites-moi, beau-frère ? avez-vous ouï parler du lévrier du fabliau ? Les plus belles lices soupiraient pour lui, il restait insensible à leurs tendres hognements ; on lui mit un froc de moine, et aussitôt il devint amoureux comme un forcené ! Eh bien ! le capitaine Loyola était non moins forcené pour l’amour que ce lévrier-là, sans avoir jamais eu besoin de revêtir un froc, et… Mais j’oubliais… Savez-vous avec qui, ce soir, j’ai rencontré don Ignace ?

— Non.

— Avec votre ami Lefèvre…

Christian resta muet d’étonnement ; puis, s’adressant à M. Jean :

— Mon étonnement est grand, je l’avoue, Lefèvre, dont je vous ai déjà entretenu, est un homme austère, absorbé par la science et par l’étude… Quels rapports peut-il avoir avec ce gentilhomme débauché ?…

— Si vous êtes surpris, beau-frère, je ne le suis pas moins que vous ! — reprit le franc-taupin. — Le capitaine Loyola, que j’ai vu, il y a quatorze ou quinze ans, le plus beau, le plus frisque, le plus galant des cavaliers, couvert de velours, de soie et de dentelles, est aujourd’hui aussi dépenaillé qu’un tire-guenille, qu’un claque-dents ; aussi je n’aurais jamais cherché mon fringant capitaine sous la souquenille noire d’un halepopin, sans Lefèvre qui, m’arrêtant près des piliers des halles, où je passais, m’a demandé de vos nouvelles, beau-frère ; alors, en examinant de plus près son crasseux compagnon, qu’ai-je reconnu ?… Don Ignace !

— Ses rapports avec Lefèvre me surprennent tellement, Joséphin, que je suis autant que notre hôte impatient et curieux de vous entendre.

— Donc, c’était en 1521, pendant le siège de Pampelune, — reprit l’aventurier ; — j’avais quinze ans, et, récemment enrôlé parmi les francs-taupins, je creusais avec eux une tranchée aux abords de la place, fouillant la terre en vraies taupes. Les Espagnols font une sortie pour détruire nos ouvrages ; aux premières arquebusades, mes compagnons se jettent à plat ventre, le nez dans leur trou ; leur couardise me révolte, je m’arme de ma pioche, je me jette dans la mêlée, piochant à tour de bras sur les Espagnols. Un coup de masse d’arme m’assomme à demi, je tombe ; en revenant à moi, je me trouve sur le champ de bataille, parmi plusieurs des nôtres prisonniers comme je l’étais. Une compagnie d’arquebusiers espagnols nous entourait ; son capitaine, la visière de son casque relevée, monté sur un cheval maurisque noir comme l’ébène, houssé de velours rouge brodé d’argent, essuyait sa longue épée sanglante sur la crinière de sa bête. Ce capitaine était don Loyola ; moustache noire relevée à la castillane, mouche au menton, teint olivâtre, l’air intrépide, mine hautaine et guerrière, voilà son portrait. Il m’avait vu piochant de mon mieux ses soldats, et prit à gré ma pioche et ma jeunesse ; il se mit à rire, me disant en français : « — Veux-tu être mon page ? Ta figure éveillée annonce un coquin intelligent ; je te donnerai une livrée rouge et argent, un ducat chaque mois, et tu feras chère lie dans mon hôtel… » — Ah ! beau-frère ! faire chère lie, moi dont l’estomac était toujours creux comme la tonne de saint Benoît et ouvert comme la gibecière d’un avocat ! Endosser une belle livrée rouge et argent, alors que mes chausses m’annonçaient depuis si longtemps de quel côté soufflait la bise ! Embourser chaque mois un ducat, moi qui n’avais encore maraudé de toute la campagne qu’une écuelle de bois qui me servait de chapeau ! Je jette ma pioche par dessus ma tête en signe de joie, je réponds à don Ignace que je le suivrais chez le grand diable d’enfer, et je rentre dans Pampelune avec mon nouveau maître.

— Ceci me semble étrange, — reprit Christian. — Quels services pouvait rendre à don Ignace un page ignorant la langue du pays ?

— Diavol ! beau-frère, c’est justement pour cela qu’il me prenait à son service.

— Parce que vous ne compreniez pas le langage espagnol ?

— Certes ! Oh ! le madré compère que don Ignace ! À peine arrivé chez lui, un vieux majordome, le seul de ses gens qui parlât français, me fait équiper à neuf des pieds à la tête ; chausses bouffantes de velours rouge, pourpoint de satin blanc, court mantel galonné d’argent, fraise et toque à l’espagnole : vous me voyez d’ici, beau-frère, attifé en vrai page de cour. J’avais mes deux yeux alors, vrais lumignons de malice ! et le museau fûté d’un renardeau ! Ainsi vêtu battant neuf, le majordome me présente au capitaine Loyola. « — Sais-tu pourquoi, — me dit-il, — je te prends pour page, toi, Français ? C’est parce que, ne sachant pas un mot d’espagnol, tu seras forcément discret avec les gens de ma maison et du dehors… »

— Ceci n’est pas malhabile, — dit Christian. — Don Ignace avait, j’imagine, des secrets amoureux à garder ?

— Ventre saint Quenet ! je lui ai connu jusqu’à trois maîtresses à la fois : une gentille marchande, une fière marquise, et une endiablée gitana, la plus belle fille de Bohème qui ait jamais fait bourdonner un tambour de basque. Mais le capitaine Loyola, vrai franc-taupin d’amour, galantisait à tranchées couvertes ; il cherchait le mystère… « Ce qui est ignoré n’existe pas, » me disait souvent le vieux majordome, écho de son maître.

— Ce qui est ignoré n’existe pas… — répéta M. Jean d’un air pensif. — Oui, à en juger par ces paroles, ce doit bien être là l’homme que l’on m’a dépeint…

— Tenez, beau-frère, — reprit Joséphin, — écoutez le récit de la première soirée où j’ai servi de page à don Ignace ; vous connaîtrez ce paillard ! Une trêve de quinze jours fut convenue entre Français et Espagnols à la suite de la sortie où l’on m’avait fait prisonnier ; le capitaine Loyola, en homme avisé, voulut mettre la trêve à profit pour ses amours. Vers minuit il me mande près de lui. Diavol ! s’il était martial sous son armure de bataille, qu’il était fringant sous son habit de cour ! Pourpoint tailladé en velours vert brodé d’or, chausses bouffantes de satin blanc, souliers à barbes d’écrevisse, toque à plumes, chaînes d’or et de pierreries pendant à son cou !… que dirai-je ? il rayonnait, resplendissait ! et, de plus, flairait comme baume ! un vrai rat musqué ! Il me donne à porter une échelle de soie et une guitare, prend son poignard, son épée, s’enveloppe d’un manteau de taffetas couleur de muraille, s’encape jusqu’aux yeux ; le vieux majordome nous ouvre une porte dérobée, nous quittons la maison, et après la traversée de quelques rues étroites, nous arrivons à une petite place déserte. Mon maître se glisse sous un balcon fermé de jalousies, me demande sa guitare, et le capitaine Loyola de roucouler sa romance ; au gazouillement de ce rossignol moustachu, l’une des jalousies du balcon se soulève, il en tombe un bouquet de fleurs de grenadiers ; don Ignace le ramasse, prend un billet caché dans les fleurs, et me donne le bouquet à garder, ainsi que sa guitare. Je croyais notre soirée finie ; ventre saint-Quenet ! elle commençait ! don Ignace se mettait en paillardise par cette guitarade, de même qu’on se met en soif en mangeant une couenne de lard à la moutarde ! À propos de soif, beau-frère, humons ce pot ; l’appétit vient en mangeant, mais la soif s’en va en buvant… Qui boit sans soif boit pour la soif à venir… soif est le fait des bêtes, buverie est le fait de l’homme… Par saint Pansart et saint Goguelu ! mouillons, mouillons le dedans ! notre langue ne séchera que trop tôt !… Bienheureux Mardi-Gras, patron des pots et des andouilles, je…

— Joséphin, — dit Christian en souriant et versant à boire au franc-taupin, qu’il interrompit au milieu de ses dictons et invocations bachiques ; — je vous sais érudit en propos de buverie, mais notre hôte et moi, nous sommes curieux de la fin de votre récit.

— Tête Dieu ! aussi vrai que seule l’ombre d’une abbaye de carmes suffit à guérir les femmes de la stérilité, je ne noierai pas la fin de l’aventure de don Ignace au fond de ce pot ! Le voilà, par ma foi, vide !

Et le franc-taupin, essuyant du revers de sa main sa moustache humide de vin, continua :

— Donc, le capitaine Loyola, après sa guitarade, poursuit sa course nocturne dans les rues de Pampelune ; nous arrivons en face d’un logis de grande apparence, mon maître s’arrête sous un balcon situé assez loin de la porte d’entrée, me donne sa guitare, sa longue épée, ne garde pour arme que son poignard, se débarrasse de son manteau et me dit : « — Tu tiendras l’extrémité de l’échelle pendant que j’escaladerai le balcon ; puis tu te mettras au guet, non loin de la porte de cette maison. Si quelqu’un entre céans, accours vite sous cette fenêtre et frappe deux fois dans tes mains, j’entendrai ton signal. » — Ceci convenu, don Ignace frappe, lui, trois fois dans ses mains ; aussitôt je vois, à travers l’ombre de la nuit, une forme blanche se pencher sur l’appui de la balustrade et nous lancer un cordon ; mon maître y attache son échelle, la forme blanche la remonte, l’assujettit au balcon, je la tiens ferme par son dernier échelon ; et le capitaine Loyola de grimper à la paillardise, leste, chafriolant comme un matou courant les gouttières ; moi, non moins piteux que le chien du tournebroche manivellant le rôti que du coin de l’œil il guigne sans en prendre sa part, je m’embusque près de la porte. Diavol ! au bout de peu d’instants, qu’est-ce que j’aperçois ? Plusieurs seigneurs éclairés par des laquais tenant des flambeaux et débouchant dans la rue. L’un d’eux vient droit à la porte où je guettais et entre dans le logis où chafriolait mon maître ; obéissant à ma consigne, mais oubliant que la lueur des flambeaux me trahissait, je cours vers le balcon, je frappe deux coups dans ma main… Ventre saint Quenet ! j’avais été vu… Deux laquais me saisissent au moment où le capitaine Loyola, averti par mon signal, enjambait la balustrade pour redescendre dans la rue ; mais il est reconnu à la clarté des torches. « — C’est lui !… le voilà !… » crient d’un ton menaçant les seigneurs groupés dans la rue. Ainsi découvert, don Ignace se laisse bravement glisser le long de son échelle, touche terre et appelle : « — Holà ! page, mon épée !… — Don Ignace de Loyola, je suis don Alonzo, frère de dona Carmen, — dit l’un des cavaliers. — Je suis prêt à vous rendre raison ! » répond fièrement le capitaine. — Mais, ventre saint Quenet ! il en allait des duels de don Ignace comme de ses amours : avant la fin de l’un, un autre commençait… Soudain apparaît au balcon l’homme que j’avais vu entrer dans la maison ; bref, le mari de la belle, don Hercule de Lugar ; il tenait une épée sanglante à la main. Il se penche vers la rue et s’écrie : « — Amis, justice est faite de la femme !… il reste à faire justice de son complice… Retenez-le… je descends… »

— Malheureuse femme ! — dit Christian. — Cette mort dont il était cause a dû terrifier ce débauché ?

— Lui ? diavol ! lui, terrifié de si peu ? Jugez-en… Au moment où il apprend la mort de son infante, il reçoit son épée des mains de don Alonzo, qui me l’avait enlevée ; don Ignace la pique sur le bout de sa semelle, et sans sourciller fait ployer la lame, pour s’assurer de sa trempe. Voilà comme il était terrifié de la mort de sa maîtresse… Le mari, don Hercule, sort de sa maison, s’approche de mon maître et lui dit : « — Don Ignace de Loyola, je t’ai reçu en ami à mon foyer, tu as suborné ma femme, tu es un félon indigne de toute chevalerie ! » — À cela, beau-frère, savez-vous ce que répond le capitaine Loyola ? Si vous le devinez, je veux crever de male-soif ; ou plutôt, non, foin de ces funèbres pronostics ! je veux boire, boire jusqu’à ce que mes semelles suintent le vin !…

— Achevez, Joséphin, achevez…

« — Don Hercule, — répond superbement le capitaine Loyola, — en subornant Carmen, ce n’est pas ta femme que j’ai subornée… c’est une femme comme une autre !… Tu m’outrages en m’accusant de félonie ; tu vas payer cher cette insulte… Défends ta vie ! »

— Entendez-vous ? Peut-on imaginer plus odieuse subtilité ? — dit Christian à M. Jean. — Quelle hypocrite distinction ! Ce débauché a séduit cette infortunée ; mais ce n’est pas l’épouse de son ami qu’il a séduite… c’est la femme, en tant que femme !… Dieu juste ! subtiliser ainsi… au moment où le cadavre de la victime palpite encore !…


— C’est bien là l’homme que l’on m’a dépeint, — reprit l’inconnu d’un air pensif. — Tout ce que j’apprends est une révélation.

— L’issue du duel ne pouvait être douteuse, — poursuivit le franc-taupin : — le capitaine Loyola passait pour le plus adroit spadassin des Espagnes, il méritait sa renommée. Don Hercule tombe frappé à mort, Alonzo veut venger sa sœur et son beau-frère ; mais ce jeune homme est désarmé d’un tour de main par don Ignace, qui, l’épée haute, lui dit : « — Ta vie m’appartient ; tu m’as outragé en partageant les injurieux soupçons de don Hercule, qui m’accusait d’avoir trahi l’amitié en subornant son épouse… Va en paix, jeune homme, repens-toi de tes mauvaises pensées… je te pardonne !… » — Après quoi, le capitaine Loyola est allé finir sa nuit chez sa gitanilla ; je les entendais (toujours comme le chien du tournebroche) rire, chanter, chafrioler en rigoulant les flacons de vin d’Espagne ; puis nous sommes rentrés à la maison au point du jour. Maintenant, beau-frère Christian, que dites-vous du galant ? Jugez, d’après cette soirée, du nombre de belles que le capitaine Loyola a loyolisées !…

— Ah ! l’infernale hypocrisie de cet homme rend plus horribles encore ses débauches et ses meurtres de spadassin !

M. Jean, absorbé par une pensée secrète, dit au franc-taupin, après un moment de silence :

— Vous avez suivi Loyola à la guerre ?… La compagnie de ce capitaine était-elle bien disciplinée ?

— Ses soldats ? ventre saint Quenet ! Imaginez, non des hommes, mais des statues de fer que d’un geste, d’un clin d’œil, don Ignace mouvait ou pétrifiait à son gré ; rompus, brisés à son commandement ainsi que des machines, il disait : — « Allez… » — ils allaient, non pas seulement pour faits de guerre, mais pour toutes choses !… Voire ! ils n’étaient plus eux ; mais lui, diavol ! Le capitaine Loyola domptait hommes et femmes comme les chevaux… mêmes moyens, mêmes succès…

— Quels moyens ? Expliquez-vous, Joséphin…

— Imaginez qu’un jour on lui amène un sauvage étalon de Cordoue, un enragé, un démon, deux écuyers pouvaient à peine le maintenir à l’aide de longes attachées à son caveçon ; don Ignace fait conduire dans une petite cour fermée de tous côtés ce farouche animal, reste seul avec lui. Je me tenais en dehors, derrière la porte de la cour ; d’abord j’entends l’étalon hennir de fureur, puis de douleur, puis je n’entends plus rien. Au bout de deux heures, le capitaine Loyola sortait de la cour monté sur ce cheval, blanc d’écume, encore frissonnant de crainte ; mais aussi docile que la mule d’un curé…

— Voilà qui est étrange ! — reprit Christian. — Cet homme avait-il donc un charme magique pour dompter les chevaux ?


— Oui, beau-frère. Son talisman se composait d’un frein à la fois si terrible et si habilement façonné, que si les chevaux obéissaient passivement à sa main, ils ne ressentaient aucune douleur ; mais au moindre écart, le capitaine Loyola faisait jouer certaine bascule d’acier adaptée au mors et armée de pointes, aussitôt l’animal hennissait de douleur et, immobile, s’écrasait sur ses jarrets, après quoi don Ignace, le flattant de la main, lui donnait quelque dariole !… Ventre saint Quenet ! frein de fer et darioles, c’est avec quoi le capitaine Loyola loyolisait homme, femmes et chevaux !

— Et malgré son joug inflexible, — reprit M. Jean, — ses soldats l’aimaient-ils ?

— S’ils l’aimaient ? diavol ! Oubliez-vous donc les darioles ?

— Que voulez-vous dire, Joséphin ?

— Boudins, andouilles, chapons, oies grasses, outres gonflées de val-de-peñas, gaies ribaudes, gogailles sur ripailles à la caserne !… en pays ennemi, franc pillage, libre viol, tout à feu, à sang, à sac ! et vive la berelidondaine ! Voilà les darioles du capitaine Loyola ! Il en gratifiait, s’il le fallait, ses soldats, aux dépens de son escarcelle en seigneur magnifique, mais ses soldats réfléchir, penser, ruminer, ratiociner, vouloir ? jamais !… mais demander pourquoi ceci et cela jamais ! — « Tue ! » — dit le capitaine, voire ! il dit : « Tue… » tuons… — Mais c’est ton ami, ton frère, ton père, ta sœur, ta mère ? — Voire ! il a dit « Tue… » tuons… tuons… darioles… darioles ! sinon le frein… le frein !… Et il joue et rudement ! coups de bâton, estrapades, essorillements, suspendaison par les membres et autres trinqueballements du diable !… « — Ce cher maître, me disait souvent le vieux majordome, — ce cher maître, il se fait tout à tous, pourvu qu’un chacun lui délaisse entièrement, absolument, son petit vouloir ; le chatouillement de ce cher don Ignace est l’omnipotence. Posséder une femme, dompter un cheval rétif, manœuvrer ses hommes de fer comme on plie un roseau, voilà sa joie ! Il s’éjouit à absorber les âmes ! quant aux corps, il les choie, les caresse, les encoqueluchonne, les goberge, les empâte, les engraisse, pourvu qu’ils marchent à son contentement… Et il en est ainsi : qui a l’âme a le corps !… »

Christian hésitait à croire le récit du franc-taupin ; il ne pouvait admettre la réalité de ce monstrueux portrait. M. Jean semblait moins surpris, mais plus alarmé ; il dit à Joséphin, qui, ayant voulu de nouveau se verser à boire, soupirait en voyant les pots vides :

— Mais par quel concours de circonstances extraordinaires Ignace de Loyola, tel que vous nous le dépeignez, tel qu’il était, je le crois, a-t-il pu se métamorphoser à ce point, de venir ici, à Paris, s’asseoir sur les bancs du collège Montaigu, parmi les plus jeunes écoliers, des enfants de dix ans ?

— Quoi ! — dit Christian stupéfait, — Ignace de Loyola ?…

— Il allait à ce collège, — reprit M. Jean ; — et un jour, il s’est résigné à recevoir publiquement le fouet, en châtiment d’un manque de mémoire. Tant d’humilité chez un tel homme a quelque chose d’inexplicable ou d’effrayant.

— Ignace de Loyola ! ce débauché ! ce spadassin ! ce superbe orgueilleux !… — s’écria Christian. — Qu’entends-je ?… est-ce bien possible ?…

— Ventre saint Quenet ! beau-frère, — reprit à son tour le franc-taupin, — l’on me dirait que les moines de Cîteaux ont laissé leurs tonnes vides après la vendange, que cela me semblerait moins énorme que ceci : Le capitaine Loyola mettre bas ses chausses et recevoir le fouet… Diavol ! à moi !… — s’écria le franc-taupin en égouttant inutilement un pot ; — j’étrangle de surprise !…

— Mais il ne faut pas étrangler de soif, brave Joséphin, — reprit Christian, souriant à demi et échangeant un regard d’intelligence avec M. Jean. — Ces pots sont vides ; il faudra que tout à l’heure, votre récit achevé, et afin de fêter notre hôte, vous alliez chercher dans certaine taverne que vous connaissez un pot de bon vin vieux d’Argenteuil. 


— Saint Pansard ! ayez pitié de ma panse ! C’est ma foi vrai, beau-frère, les pots sont vides ! J’en devine la raison… Autrefois, je buvais tout… maintenant, je ne laisse rien… Un pot de vin, avez-vous dit ? Amen ! — reprit le franc-taupin, se levant. — Nous porterons à notre hôte un rouge bord ! rasade à la cardinale ! Et de ce pas, je vais…

— Non, de grâce ! terminez d’abord votre récit ; il m’intéresse plus que vous ne sauriez le croire ! — dit vivement M. Jean. — Mais, encore une fois, à quelle cause, vous qui avez si bien connu Loyola, attribuez-vous son incroyable métamorphose ?

— Que la caquesangue m’étouffe ! que la fièvre quartaine me serre si j’en sais rien ! Tantôt, j’écarquillais mon œil à me rendre louche, si je n’étais borgne, en contemplant don Ignace ; le revoyant si dépenaillé, si hâve, si punais, appuyé sur sa béquille, je n’ai pas eu le courage de me rappeler à lui… ventre saint Quenet ! je me sentais vergogneux d’avoir été page de ce crasseux béquillard !

— Comment ? Vous le disiez si beau gentilhomme, si adroit spadassin… et il était boiteux ?

— Il est resté boiteux depuis deux blessures reçues au siège de Pampelune !… Diavol ! tous les pères, tous les frères, tous les maris, dont le capitaine Loyola a loyolisé les femmes, les filles ou les sœurs, auraient été vengés de reste si, comme moi, ils l’avaient vu se tordre, ainsi qu’un possédé, en hurlant comme cent loups à la suite de ses blessures.

— Quoi, Joséphin, un homme si intrépide se montrer à ce point faible devant la douleur ?

— Devant la douleur, non ! puisque, à cause de ses blessures, il a enduré volontairement des tortures auprès de quoi la souffrance de ses plaies étaient des chatouillements…

— Mais ces tortures, pourquoi les a-t-il endurées ?

— Voici. La trêve des Espagnols et des Français dura quelques jours ; à son terme, le capitaine Loyola monte à cheval et commande une sortie à la tête de sa compagnie, il fait rage et reçoit dans la mêlée deux arquebusades : l’une lui casse la jambe droite au-dessous du genou, l’autre lui casse la cuisse gauche. On rapporte mon galant à sa maison, nous le couchons dans son lit. Savez-vous, beau-frère, les premiers mots de don Ignace ? Les voici : « Mort et passion ! je resterai peut-être difforme pour la vie !… » Et, le croiriez-vous ? le capitaine Loyola a pleuré comme une femme !

— Cet homme inflexible ? 


— Oui, il a pleuré ! non de douleur, ventre saint Quenet ! mais de rage ! Jugez donc ? quelle déconvenue pour lui, si beau, si frisqué cavalier ! Allez donc, béquillard, rôder sous les balcons et roucouler votre romance ! courez donc en clopinant après les belles señoras ! jetez-vous donc à leurs pieds, au risque de ne pouvoir vous relever qu’en criant : « Aie… la cuisse ! aie… la jambe ! » Enfin, allez donc boitaillant, espadonner contre frères et maris jaloux !

— Un homme de ce caractère, — dit Christian, — à ce point affolé de ses avantages physiques ?… C’est incompréhensible !…

— Non, non, — reprit M. Jean, pensif. — Oh ! l’âme humaine, quel abîme !… Je crois maintenant comprendre… — Mais, s’interrompant, il dit au franc-taupin : — Ainsi, don Ignace était surtout dominé par la crainte de demeurer difforme toute sa vie ?

— C’était son seul souci. Mais, voire ! j’ai souci d’un pot vide, mon souci devient-il un robinet vineux ? Non ! de même la jambe du capitaine Loyola, après sa guérison, resta, comme il le craignait, plus courte que l’autre. « — Ah ! chiens ! ah ! juifs ! ah ! païens de chirurgiens ! — hurla don Ignace à cette découverte ; — qu’on m’amène ces ânes en robe ! ces fraters de Belzébuth ! je veux les couper en quartiers !… » — Les pauvres hères, mandés en hâte, accourent tout tremblants, flairent, tournent, retournent, reflairent la jambe de don Ignace, après quoi ces grabeleurs de chair chrétienne affirment pouvoir rendre le capitaine Loyola aussi ingambe que devant. « — À vous cent ducats d’or si vous tenez votre promesse ! — s’écrie-t-il, se voyant déjà chevauchant, bouffant, piaffant, rigoulant, paradant, et surtout loyolisant ! — Oui, noble seigneur, cette boiterie disparaîtra, — répondent les rebouteurs, — … il nous faut, premièrement, casser votre jambe là où elle a été déjà cassée… secondement, seigneur, il nous faut proprement disséquer la chair qui recouvre la portion d’os qui saille au-dessous de votre genou… tiercement, scier dextrement ledit os… moyennant quoi, le daim des bois sera moins agile que votre excellence… — Cassez ! recassez ! disséquez ! sciez ! par la mort-Dieu ! — s’écrie le capitaine Loyola ; — mais que je marche droit !… » Ainsi dit, ainsi fait…

— Il a consenti ?

— À cœur joie… et sur l’heure !

— Mais ces opérations devaient lui causer d’atroces douleurs ?

— Ventre saint Quenet ! lorsque l’on a scié l’os, le grincement de dents du capitaine Loyola couvrait le grincement des dents de scie !…

— Et la guérison ?

— Parfaite… Néanmoins, il restait la cuisse gauche non encore débandée ; mais les fraters juraient sur leurs lancettes que ce membre serait autant, sinon plus sain qu’avant sa cassure… Au bout de six semaines, le capitaine Loyola se lève pour essayer de marcher, il marche… gloire aux rebouteurs ! Il ne boitait plus, il est vrai, de la jambe droite… mais, diavol ! sa cuisse gauche s’était raccourcie de deux pouces, en vertu du ratatinement d’un tendon blessé… Voilà mon galant clopin-clopant !

— Quelle dut être la fureur de don Ignace !

— Tigres hurlants, lions rugissants, auraient été agnelets bêlants auprès du capitaine Loyola en sa forcennerie. « Cher et doux maître, — lui dit son vieux majordome, — que les saints vous assistent… Pourquoi désespérer ? Les fraters ont merveilleusement guéri votre jambe droite ; pourquoi ne guériraient-ils pareillement 
 votre cuisse gauche ? » — Le noyé se raccroche à un fétu. « — Holà ! page, cours chez les fraters ! — me crie le capitaine ; — ramène-les sur l’heure. — Seigneur, voici les chirurgiens. — J’ai souffert mort et passion pour la guérison de ma jambe droite ; je souffrirai autant et plus pour la guérison de ma cuisse gauche. Pouvez-vous la guérir ? » — dit don Ignace aux rebouteurs. Et les voilà tâtant, pressant, pétrissant, manipulant la cuisse bistournée du patient en hochant la tête et matagrobolisant entre leurs dents : « — Seigneur, nous pouvons, item, vous délivrer de cette boiterie ; … il nous faut, premièrement, vous assujettir sur le dos, immobile pendant deux mois, au moyen d’une ceinture d’acier fixée au bois de votre lit… secondement, l’on passera une écharpe sous vos bras, laquelle écharpe sera solidement assujettie au dossier de votre couche… tiercement, l’on suspendra, au moyen d’un anneau, un poids de cinquante livres à votre jambe gauche, à seule fin que ledit poids distende constamment votre cuisse, puisque vous serez maintenu immobile dans votre lit moyennant l’écharpe et la ceinture d’acier. Or, à l’aide de ces machines, avant deux mois votre cuisse aura récupéré sa longueur, et le cerf des forêts sera moins alerte que votre excellence… — Faites ! — dit Loyola ; — tiraillez, distendez, écartelez-moi s’il le faut, sang-Dieu ! mais que je marche droit !… »

— C’était affreux ! — reprit Christian ; — c’était le supplice du chevalet… prolongé au-delà des limites de la souffrance possible !…

— Ventre saint Quenet ! quoi d’impossible à un galant résolu de ne point béquiller ?… Don Ignace a subi cette torture pendant deux mois ; le vieux majordome et moi, nous veillions notre maître. Il poussait parfois des cris… ah ! quels cris ! on les entendait de la rue. Enfin, lorsque, brisé par la douleur, il fermait les yeux pour sommeiller, presque aussitôt la souffrance le réveillait en sursaut ; alors, ce n’était plus des cris, mais des hurlements de damné !… Au bout de deux mois d’insomnie, de supplice, n’ayant plus que la peau sur les os, mais jusqu’alors, du moins, soutenu par l’espoir de sa guérison, le capitaine Loyola, d’après le conseil des fraters, quitte son lit de torture, se lève, marche… Diavol ! non-seulement sa cuisse n’était point rallongée ; mais son genou, tenu si longtemps immobile, restait ossifié… Le capitaine Loyola ne souffla mot, devint livide comme un cadavre, tomba sans connaissance ; on le crut trépassé. Le lendemain, le majordome m’a signifié que notre maître n’avait plus besoin de page, m’a remis quelque argent ; j’ai quitté l’Espagne, je suis revenu en France avec d’autres prisonniers… Tantôt seulement, depuis quinze ou seize ans, j’ai rencontré sous les piliers des halles don Ignace de Loyola, en compagnie de votre ami Lefèvre. Voilà, beau-frère, mon récit… Jarnigoy ! il est salé ! Aussi, ventre saint Quenet ! la langue me pèle ! mon gosier arde ! il prend feu ! à l’aide ! au vin ! au vin !… le vin se change en eau pour éteindre l’incendie !… Je cours chercher ce fameux nectar d’Argenteuil ! — ajouta le franc-taupin en se levant ; — je reviens tôt, et alors, trinquedrille… trinquedraille avec notre hôte ! à plein pot, grand’goùle ! la mienne est un entonnoir !

Et Joséphin sortit en chantant son refrain favori :

« Un franc-taupin, un arc de frêne avait
» Tout vermoulu, la corde renouée ;
» Sa flèche était de papier empennée,
» Ferrée au bout d’un ergot de chapon !
» Derideron, vignette sur vignon ! »

À peine le franc-taupin fut-il sorti, que l’inconnu dit à Christian :

— Le récit de votre beau-frère est une révélation pour moi ; la vie passée d’Ignace de Loyola m’explique sa vie présente…

— Mais cet homme, quel est-il ? D’où vient l’intérêt, la curiosité, l’inquiétude qu’il semble vous inspirer ?

Christian parlait ainsi lorsque sa femme descendit ; à sa vue, il se rappela qu’il était urgent de conduire l’inconnu au galetas avant le retour de Joséphin.

— Brigitte, dit l’artisan, — Hêna est-elle couchée ? 


— Oui, mon ami.

— M. Robert Estienne m’a confié un secret et demandé un service, ma chère Brigitte. Il s’agit de cacher ici, pendant un jour ou deux M. Jean, notre hôte de ce soir ; le galetas m’a semblé offrir une retraite sûre. J’ai momentanément éloigné ton frère ; accompagne notre hôte là haut, je reste ici pour attendre Joséphin.

Brigitte reprit la lampe qu’elle venait de déposer sur la table, et dit à l’inconnu en se préparant à monter l’escalier :

— Venez, monsieur ; notre secret restera entre Christian et moi ; vous pouvez compter sur notre discrétion.

— Je n’en doute pas, madame, — répondit M. Jean ; de ma vie je n’oublierai votre généreuse hospitalité. — Puis, s’adressant à l’artisan : — Pourrez-vous plus tard, lorsque votre beau-frère se sera retiré, venir me rejoindre ? je désirerais m’entretenir avec vous pendant quelques instants.

— J’irai vous trouver, monsieur, aussitôt après le départ de Joséphin, — répondit Christian à l’inconnu, qui suivit Brigitte à l’étage supérieur.

Tous deux venaient de disparaître, lorsque soudain des clameurs, des éclats de rire, auxquels se joignaient par intervalle les cris suppliants d’une femme, se firent entendre sur le pont. Quoique habitué à ces tapages nocturnes, car à la nuit les guilleris, les mauvais-garçons, les tire-laine et autres bandits, infestaient les rues, que souvent troublait aussi le vacarme des jeunes seigneurs en débauche, le premier mouvement de l’artisan fut d’aller au secours de celle dont les cris devenaient de plus en plus plaintifs ; mais réfléchissant que les honnêtes femmes ne s’aventuraient guère à une pareille heure hors de chez elles, craignant surtout, en intervenant dans cette rixe, de provoquer l’envahissement de sa demeure et de compromettre ainsi la sécurité de son hôte, il entrouvrit le volet de la fenêtre de la salle basse, et voilà ce qu’il vit à la lueur de plusieurs flambeaux portés par des pages habillés de riches livrées. Trois seigneurs avinés,
 sortant sans doute de quelque orgie, entouraient une femme, dont Christian ne put distinguer la figure ; ces ivrognes voulaient l’entraîner avec eux ; elle résistait à leurs efforts, enlaçant de ses bras le pilier d’une grande croix dressée au milieu du pont, et s’écriait d’une voix suppliante :

— Laissez-moi… au nom du ciel ! laissez-moi !…

— Que le feu de saint Antoine m’arde si tu ne viens pas avec nous, paillarde ! — reprit un des seigneurs en saisissant la femme par le milieu du corps. — Une coureuse de nuit… faire tant de façons !…

— Vous vous méprenez, messieurs, — répondit la pauvre créature, haletante de cette lutte. — Je regagnais mon logis… je suis une honnête veuve.

— Honnête et veuve ! — s’écria un autre de ces débauchés, — tête-Dieu ! quelle aubaine ! nous allons te remarier au plus tôt… Viens avec nous, viens, ribaude !…

Et de nouveau les seigneurs voulurent arracher leur victime du pied de la croix où elle se cramponnait avec terreur, appelant à son aide. À ces cris, un jeune moine passant près de là accourt et, témoin de cette scène odieuse, s’élance vers les agresseurs, leur disant d’une voix émue :

— Ah ! mes frères… mes frères… violenter une femme au pied de la croix !…

— De quoi te mêles-tu, frocard ? rat de couvent ! — s’écria l’un des assaillants en s’avançant vers le moine d’un air menaçant. — Sais-tu à qui tu parles ? sais-tu que je peux, non-seulement t’assommer… mais t’excommunier, bélître ?

— M’excommunier !

— Certes ! Je suis le marquis de Fleurange, colonel du régiment de Normandie et, par surcroît, évêque de Coutances. Donc, passe ton chemin vite et tôt, croqueur de messes !… sinon, usant de mon pouvoir spirituel et temporel, je t’excommunie et, de plus, je te rosse !…

— Frère Saint-Ernest-Martyr ! au secours ! c’est moi ! Marie-la-Catelle… — s’écria la jeune veuve, reconnaissant le moine à la lueur des flambeaux ; — par pitié, ne m’abandonnez pas !

— Ah ! mes frères ! — s’écria le moine indigné en courant vers Marie, — celle que vous outragez est une sainte ! elle recueille les enfants abandonnés ; elle les instruit, elle est bénie de tous… Ne la violentez pas davantage.

— Si elle est sainte, je suis évêque… et de sainte à évêque, il n’y a que la main ! — répondit en éclatant de rire le marquis de Fleurange. — Elle aime, dis-tu, les enfants ; qu’elle s’ébaudisse, tête-Dieu ! car nous voulons…

— Vous me tuerez avant de parvenir jusqu’à elle ! — s’écria le moine en repoussant vigoureusement le marquis. Celui-ci, alourdi par l’ivresse, trébucha, sacrant et blasphémant, tandis que frère Saint-Ernest-Martyr, se précipitant au devant de la jeune veuve, toujours cramponnée à la croix, lui fit un rempart de son corps, croisa les bras sur sa poitrine, et, défiant du regard les seigneurs, leur dit : — Avancez !…

— Insolent frocard ! tu oses nous menacer, porter la main sur moi ! — s’écria, furieux, le colonel-évêque, quelque peu raffermi sur ses jambes ; et, tirant de son baudrier son épée au fourreau, il la prit à deux mains et frappa si violemment de sa pesante poignée le moine au front, que celui-ci, étourdi du coup, chancela, essaya en vain de s’appuyer à la croix, et tomba aux pieds de Marie-la-Catelle en poussant un gémissement plaintif.

Christian, malgré la prudence que lui commandait la sûreté de son hôte, ne put rester plus longtemps témoin impassible de ces brutalités ; il éprouvait pour la jeune veuve, dont il connaissait les vertus, un respectueux attachement, et craignait de voir exposé à un redoublement de mauvais traitements le moine qui venait de tenter si généreusement de secourir la victime de ces ivrognes. Christian poussa le volet de sa fenêtre, s’arma d’un gros bâton ferré, quitta sa maison avec précaution, referma sans bruit la porte derrière lui, afin que l’on ne soupçonnât pas d’où il sortait ; et, avisant à leurs croisées plusieurs de ses voisins attirés par le bruit, il leur cria :

— Aux bâtons, mes amis ! aux bâtons !… Souffrirez-vous que l’on outrage des femmes sous vos yeux ? que l’on assomme des gens sans défense ?…

Et il se dirigea résolument vers les trois seigneurs et leurs pages. À ce moment, le franc-taupin, de retour, apportait le pot de vin d’Argenteuil qu’il était allé quérir ; mais reconnaissant l’artisan à la lueur des flambeaux et l’entendant appeler ses voisins aux bâtons, il déposa le flacon de vin au seuil de la maison et tira sa longue épée, s’écriant :

— Ventre saint Quenet ! beau-frère, me voici ! Ma fine lame n’a pas pris l’air depuis longtemps ; elle frétille d’aise dans ma main, la mignonne !

Quelques voisins de Christian sortirent comme lui de leurs demeures, armés les uns de bâtons, les autres de piques. Les trois seigneurs firent d’abord brave contenance, se serrèrent côte à côte et, dégaînèrent ; mais leurs pages, autant par crainte d’être assommés dans la bagarre que par malice, éteignirent tout à coup leurs flambeaux en criant :

— Messeigneurs ! voici une ronde d’archers du guet ; ils débouchent sur le pont… Alerte ! alerte !…

Les pages, après ce mensonge, se sauvent à toutes jambes, laissant leurs maîtres et leurs adversaires dans une obscurité profonde. Peu soucieux des archers du guet, qui n’osaient jamais réprimer les désordres de la seigneurie, mais songeant qu’il fallait tenir tête à huit ou dix hommes déterminés, les trois seigneurs, profitant des ténèbres, s’esquivèrent sur les pas de leurs pages, tandis que les voisins de Christian demandaient une lanterne, afin de pouvoir relever le blessé ; l’artisan court chez lui, allume et rapporte un fallot. À sa clarté, il voit le moine étendu au pied de la croix et baigné dans son sang, coulant à flots de sa blessure ; Marie-la-Catelle, agenouillée près de lui, le visage baigné de larmes, étanchait la plaie de son mieux ; Frère Saint-Ernest-Martyr fut, à l’aide du franc taupin et des voisins, transporté chez Christian ; il offrit aussi un asile à la jeune veuve, presque défaillante de frayeur. Brigitte, chargée par son mari de guider leur hôte jusqu’au galetas, dont l’unique fenêtre s’ouvrait sur la rivière, n’avait rien pu savoir des événements précédents ; mais, de retour dans la salle basse, grandes furent sa surprise et son alarme à la vue de la Catelle, pâle, les vêtements en désordre et appuyée sur une table, contemplant avec pitié le jeune moine, qui commençait à reprendre ses esprits, grâce aux soins de l’artisan et du franc-taupin.

— Grand Dieu ! Marie, que vous est-il arrivé ? — dit Brigitte, s’approchant en hâte de la veuve. — Vous êtes toute tremblante !

— Retenue chez une amie plus tard que je ne l’aurais désiré, sa servante m’accompagnait, nous traversions le pont, lorsque des seigneurs en débauche nous ont adressé des paroles outrageantes ; la pauvre servante, effrayée, s’est enfuie, m’a laissée seule. Ces hommes voulaient m’entraîner avec eux ; frère Saint-Ernest-Martyr passait par hasard, il a tenté de me secourir… il a reçu au milieu du front un coup de pommeau d’épée… il est tombé sanglant à mes pieds… Heureusement, votre mari et quelques voisins sont venus à notre secours.

— Chère sœur, donne-moi de l’eau fraîche et du linge, — dit à Brigitte le franc-taupin ; souvent blessé lui-même à la guerre, il possédait quelques notions du pansement des plaies. — Tu apporteras aussi de l’huile.

— Je vais chercher du linge là-haut ; je ramènerai ma fille, elle nous aidera, — dit Brigitte en remontant.

Marie-la-Catelle, un peu remise de son émotion, se rapprocha du moine avec un redoublement d’intérêt ; le franc-taupin, regardant autour de lui, dit à Christian : 


— Et votre hôte, où, donc est-il ? Aurait-il joué des talons à l’heure du danger ?

— Non, non, Joséphin ; peu de temps avant le tumulte de la rue, notre hôte a quitté la maison, craignant de trop s’attarder.

— Que ne m’attendait-il ? Je l’aurais reconduit chez lui après avoir vidé notre pot d’Argenteuil. Mais, j’y songe, — reprit le franc-taupin en laissant Christian soutenir seul le religieux, — je vais faire boire quelques gorgées de vin au blessé ; diavol ! le vin a cela de miraculeux, qu’il est aussi secourable aux mal portants qu’aux bien portants. — Et prenant le pot, il ajouta en l’approchant de ses lèvres : — Essayons d’abord le breuvage avant de l’administrer… C’est le devoir de tout prudent pharmacope !…

Pendant que le franc taupin essayait longuement ce breuvage, Brigitte redescendit avec sa fille ; elle s’était vêtue à la hâte ; son frère, réveillé par le bruit, s’habilla aussi et sortit de sa chambre… Il allait demander à son père la cause de l’agitation qui régnait dans la maison ; mais il se tut en apercevant et reconnaissant celui qu’Hêna appelait ingénument : son moine… Un éclair brilla dans le regard d’Hervé, ses traits prirent pendant un instant une expression féroce ; puis, dominant ces ressentiments, il observa dès lors avec une attention persévérante sa sœur et le religieux, à qui le franc-taupin venait de faire boire quelques gorgées de vin. Rappelé à lui par ce breuvage réconfortant, frère Saint-Ernest-Martyr ouvrit les yeux ; il vit à peu de distance de lui, comme une apparition céleste, l’angélique figure d’Hêna, qui, le regard humide de commisération, offrait d’une main tremblante à son oncle les linges, dont il se servait afin d’achever, le pansement du blessé, soutenu par Christian et par son fils ; aussi, lorsque, reprenant tout à fait ses esprits, rassemblant, ses souvenirs, le jeune moine eut conscience des soins empressés dont l’entourait la famille qui l’avait recueilli, des pleurs d’attendrissement et de reconnaissance inondèrent son visage, dont les traits pâlis par la perte de son sang, rappelaient la beauté touchante que les peintres prêtent à l’image du Christ. Leur expression d’ineffable gratitude leur donnait en ce moment un charme si doux, qu’Hervé tressaillit d’une rage secrète ; elle fut sur le point d’éclater lorsqu’il surprit les regards de sa sœur et du moine se rencontrant à leur insu, et qu’il les vit tous deux rougir, baisser les yeux avec un embarras croissant. Ces remarques échappèrent aux autres membres de la famille. Frère Saint-Ernest-Martyr se tourna vers Christian, lui dit d’une voix affaiblie :

— C’est sans doute à vous, monsieur, que je dois la vie ?… Et je vous suis inconnu… Fasse le ciel que je puisse un jour vous prouver la reconnaissance dont je suis pénétré !…

— Mon frère, — répondit l’artisan, — en vous secourant, quoique inconnu, j’aurais accompli mon devoir de chrétien ; mais souvent notre amie Marie-la-Catelle nous a parlé de vous avec l’estime qui vous est due… Ma femme a assisté aux enseignements que vous donnez aux enfants ; elle a gardé le meilleur souvenir de la morale évangélique que vous leur prêchez.


— Ah ! l’on ne saurait jamais assez louer ce bon frère  ! — ajouta Marie-la Catelle ; — ce que l’on sait de lui n’est rien auprès de tant d’actions généreuses qu’il pratique en secret.

— Ma sœur… ma sœur… — dit le religieux, rougissant de modestie et interrompant la veuve, — n’exaltez pas ainsi mes faibles mérites, j’aime passionnément les enfants ; les instruire est pour moi un véritable bonheur… leur affection me récompense au delà du peu que je fais pour eux.

— Allons, mon frère, je me tais, — répondit Marie-la-Catelle ; — je ne dirai pas le bien que je pense de vous, étant en cela l’écho de ceux dont vous êtes connu ; je ne dirai pas que, tout à l’heure, au risque de votre vie, vous avez couru à ma défense ; je ne dirai pas qu’avant-hier encore un homme entraîné par le courant de la rivière, près de l’île Notre-Dame, allait périr, lorsque…

— Ma chère sœur, — reprit frère Saint-Ernest-Martyr avec un mélancolique sourire en interrompant de nouveau la veuve, dont les louanges mettaient Hervé au supplice, — votre manière de ne pas dire les choses est trop transparente… De grâce, jetons un voile sur les actes dont vous parlez… tout autre les eût accomplis comme moi. — Puis, fuyant le regard d’Hêna, qu’involontairement il venait de rencontrer encore, le jeune moine se leva péniblement de son escabeau et dit à Christian : — Adieu, monsieur ; je ne suis qu’un pauvre religieux de l’ordre de Saint-Augustin, je ne peux rien, sinon conserver une gratitude éternelle de votre bon secours… Croyez-le bien, votre souvenir et celui de votre compatissante famille me seront toujours présents…

— Quoi, mon frère, — reprit l’artisan, — votre blessure à peine pansée, vous voulez quitter cette maison ? Reposez-vous encore ; vous êtes trop affaibli pour continuer votre route…

— Il est tard ; je me sens en état de retourner à mon couvent. J’étais allé, avec la permission du supérieur, porter quelques consolations à un bon vieux prêtre de Notre-Dame grièvement malade… La nuit s’avance, souffrez que je me retire… il me semble que le grand air me fera du bien. — Et, s’inclinant respectueusement devant Hêna et sa mère en rougissant, il dit à Marie-la-Catelle : — C’est demain jour d’école, chère sœur ; j’espère pouvoir aller, ainsi que de coutume, donner la leçon aux enfants…

— Dieu veuille que vous puissiez tenir votre promesse, mon frère ! — répondit la jeune veuve. — Mais je suis moins vaillante que vous ; je n’oserais retourner de nuit chez moi, et je prierai Brigitte de me donner asile cette nuit.

— Croyez-vous que je vous aurais laissée partir, chère Marie ? — répondit la femme de Christian. — Vous partagerez le lit d’Hêna…

Le franc-taupin, après le pansement de la blessure du moine, était resté silencieux, partageant l’intérêt que tous les membres de la famille (moins Hervé, hélas !…) éprouvaient pour frère Saint-Ernest-Martyr ; sa modestie, son courage, la douceur de sa figure, le bien que chacun disait de lui émurent Joséphin, susceptible de sentiments généreux malgré sa vie d’aventures ; aussi, voyant le religieux, après de nouveaux remerciements adressés à Christian, se diriger vers la porte, le franc-taupin prit son épée, son chapeau, et dit :

— Mon révérend, vous ne vous en irez pas seul ; je vous accompagne jusqu’aux Augustins. Le propre des horions reçus en plein crâne (et voire ! mon bonnet sait si j’en ai reçu…) est souvent de causer plus tard des étourdissements… donc, vous pouvez être surpris en route par un étourdissement… donc, je vous offre mon bras… donc l’accepterez…

— Merci, Joséphin, — dit affectueusement Brigitte, — merci de ta secourable pensée, mon ami !

— Je vous suis obligé de votre offre, — répondit le moine au franc-taupin ; — mais je ne souffrirai pas que vous vous donniez la peine de me reconduire ; ma robe me protégera suffisamment contre les rôdeurs de nuit.

— Votre robe ! Si je ne savais quel digne homme est dedans, je la laisserais s’en aller toute seule ; ventre saint Quenet ! je n’aime guère les moines (j’entends les moines moinant, moinaudant…) ; car vu que le singe ne garde pas la maison comme le chien, ne tire pas la charrette comme le bœuf, ne porte pas le faix comme le cheval…

— Joséphin, — dit vivement Brigitte, craignant que la comparaison à laquelle se livrait le franc-taupin ne blessât le jeune religieux, — tu oublies que…

Mais Joséphin, sans écouter sa sœur, continua imperturbable :

— Or, semblablement au singe inutile, un moine (j’entends toujours un moine moinaudant, et vous n’êtes point de ceux-là, mon révérend), un moine ne laboure comme le paysan, ne défend la contrée comme le soldat, ne guérit les malades comme le médecin, ventre saint Quenet ! Ces frocards assourdissent le voisinage, à force de trinqueballer leurs cloches, pour ce que messe bien sonnée est à demi dite ; ils marmottent leurs patenôtres pour gagner leurs soupes grasses et non pour sauver leurs âmes…

— Joséphin, mon cher frère…

— Mais vous, mon révérend, vous qui travaillez dans la science, vous qui défendez les opprimés, vous qui réconfortez les affligés, vous qui sacrifiez votre cœur pour autrui, vous qui subvenez aux souffreteux, vous qui endoctrinez les petits enfants comme le bon docteur évangélique… vous n’êtes point de ces croqueurs de patenôtres, de ces grands avaleurs de messes, quoique vous portiez leur robe. Aussi, les mauvais-garçons, tireurs de laine et autres confrères in partibus des moines moinaudant, pourraient, flairant sous votre froc un honnête homme, vous mettre à mal par unique haine du bien… Donc, vous prendrez mon bras, diavol ! sinon, je vous accompagne malgré vous…

La famille de Christian, d’abord alarmée de l’étrangeté des premières paroles du franc-taupin, mais bientôt rassurée, loin de l’interrompre, se plut à l’écouter louanger à sa mode le jeune religieux ; Hêna, surtout, par son sourire ingénu et charmé, semblait applaudir son oncle, tandis qu’Hervé, contenant à peine sa sombre impatience, jetait un regard oblique et chargé de haine sur frère Saint-Ernest-Martyr. Celui-ci répondit au franc-taupin :

— Mon cher frère, si la plupart des moines sont malheureusement tels que vous les dépeignez, plaignez-les, pardonnez-les ; s’ils sont autres que vous le croyez, s’ils sont méritants, faites chrétiennement des vœux pour qu’ils persévèrent dans la bonne voie. Vous m’offrez votre bas, je l’accepte… si je le refusais, vous penseriez peut-être que je conserve quelque ressentiment de votre malicieuse satire.

— Du ressentiment ! vous, mon révérend ! autant parler de la férocité de l’agneau… Bonsoir, chère sœur, bonsoir mes enfants, — ajouta le franc-taupin, embrassant tendrement tout à tour Brigitte, Hêna et Hervé. — Il manque à mes embrassades que mon petit Odelin ; mais, ventre saint Quenet ! je ne ferai pas comme le monnayeur de ma compagnie, qui embourse la paye des absents, et lorsque ce gentil apprenti armurier sera de retour, je lui payerai l’arriéré de mes embrassades !

— Cher enfant ! — dit Brigitte attendrie, songeant à son fils, — puisse-t-il nous revenir bientôt !

— Comme à toi, son absence me pèse, — ajouta Christian ; — depuis si longtemps sa place reste vide à notre foyer !

— Vous verrez qu’il va nous arriver grandi, mais grandi à ne pas le reconnaître… — reprit Hêna. — Quelle fête pour nous que son retour ! quel bonheur de lui faire oublier les fatigues du voyage ! quelle joie de l’entendre nous raconter son beau voyage de Milan !

Hervé seul n’eut pas une parole pour l’absence de son frère !

Le jeune moine prit congé de l’artisan, lui disant :

— Que le ciel continue de bénir votre hospitalière et heureuse famille, sanctuaire des vertus domestiques, bien rares aujourd’hui !

— Diavol ! mon révérend, vous parlez d’or ! — dit le franc-taupin en offrant l’appui de son bras au jeune moine. — Quand j’entre dans cette pauvre et chère maison, il me semble que je laisse à la porte le grand diable d’enfer, qui trop souvent me donne le branle ; et quand je sors d’ici, je crois quitter le paradis ! Voire ! peut-être m’attend-il dehors, le malin au pied fourchu ; mais ce soir, me voyant en votre compagnie, mon révérend, il n’osera me happer !…

Ce disant, le franc-taupin sortit avec le moine ; Brigitte conduisit la Catelle dans la chambre d’Hêna, et Christian monta au galetas, afin d’aller s’entretenir avec M. Jean.

Hervé, resté seul dans la salle basse, murmurait d’un air sombre :

— Oh ! ce moine… ce moine… — Puis, réfléchissant : — Quelle idée !… oui, oui… elle détournera jusqu’à l’ombre d’un soupçon… et ce soir même…

Il n’acheva pas et prêta l’oreille du côté de l’escalier par où Marie-
la-Catelle, Brigitte, Hêna et son père étaient remontés à l’étage supérieur quelques moments auparavant.


Christian, après avoir gravi avec précaution l’échelle de meunier qui conduisait au galetas, y trouva l’inconnu assis sur le rebord de l’étroite fenêtre ouverte sur la rivière, la lune, alors en son décours, se levait au milieu d’un ciel diamanté d’étoiles et jetait sa pâle clarté sur l’austère visage de l’étranger. Distrait de ses pensées, il se retourna vers Christian :

— Il me semble avoir entendu quelques rumeurs du côté du pont, que s’est-il donc passé ?

— Des seigneurs en débauche ont voulu violenter une femme ; nous sommes allés à son aide quelques-uns de nos voisins, mon beau-frère et moi… Grâce à Dieu ! elle est sauve ; cette digne veuve, nommée Marie-la-Catelle, est…

— Quoi ! — dit vivement M. Jean en interrompant l’artisan, — c’est d’elle qu’il s’agit ?

— Vous la connaissez ?

— De renom seulement… Ne s’est-elle pas associée à Jean Dubourg, drapier, rue Saint-Denis, à Étienne Laforge, riche bourgeois de Tournai, et à l’architecte-maçon Poille, afin de recueillir les orphelins abandonnés ?

— Oui, monsieur ; et, de plus, elle tient une école pour les enfants pauvres, elle les élève dans la pratique de la morale évangélique.

— Ah ! je le sais, cette jeune veuve, par sa charité, par la pureté de ses principes et son dévouement à l’enfance, mérite l’affection, la reconnaissance de tous les gens de bien…

— La tâche qu’elle s’est imposée est remplie de dangers… Les moines et les religieuses de son quartier la soupçonnent (et ces soupçons sont fondés) de partager les idées, les espérances des réformés ; déjà une fois on l’a emprisonnée au Châtelet, son école a été fermée ; mais, grâce à l’intervention de l’une de ses parentes, attachée au service de la princesse Marguerite, qui protège la réforme, Marie a été mise en liberté, son école rouverte. Cependant, les persécutions redoublant maintenant contre les hérétiques, je crains de nouveaux périls pour notre amie, dont la foi est inébranlable.

— Oui, la persécution redouble, — reprit M. Jean d’un air pensif ; et après un moment de silence, il ajouta : — Monsieur Christian Lebrenn, je peux, je le sais, m’ouvrir à vous en toute sincérité. Je suis étranger à Paris, vous connaissez cette ville ; est-il possible de trouver sans ses murs, ou hors de ses remparts, un endroit où l’on puisse réunir une centaine de personnes en secret et en sécurité ?

L’artisan réfléchit et répondit :

— Il serait difficile et dangereux de réunir dans l’intérieur de Paris un tel nombre de personnes. Le Gaînier, chef des espions du lieutenant criminel, déploie une infatigable activité pour découvrir et dénoncer toutes les réunions qu’il suspecte, ses agents sont partout répandus ; une assemblée si considérable éveillerait sans doute leur attention. Mais hors Paris, l’on n’aurait pas à craindre la même surveillance ; et peut-être pourrai-je vous indiquer un lieu sûr.

— Quel est-il ?

— Monsieur, avant de poursuivre cet entretien, je dois vous faire un aveu. Nous avons le projet, l’un de mes amis et moi, d’écrire et d’imprimer quelques feuilles volantes destinées à propager le mouvement de la réforme ; ces placards, répandus dans Paris ou affichés de nuit sur les murs, donneraient, nous l’espérons, quelque élan à l’opinion publique…

— Ce projet est excellent. Comptez-vous y donner suite ?

— Oui, monsieur. Un seul obstacle nous arrêtait jusqu’ici : trouver un endroit sûr, écarté, où nous pourrions établir, sans risquer d’être surpris, notre petite imprimerie ; mon ami a, je crois, découvert une localité convenable pour nos desseins, elle le serait peut-être aussi pour les vôtres.

— Cette maison se trouve donc hors des murs de Paris ?

— Ce n’est pas une maison ; mais une carrière abandonnée située à Montmartre… Mon ami est né dans ce faubourg, sa mère l’habite encore, il connaît tous les recoins de cette colline de pierre ; il a pensé que la grotte vaste et profonde visitée par lui nous offrirait les garanties de solitude et de sûreté que nous cherchons. S’il en est ainsi, la réunion dont vous me parlez pourrait se tenir à Montmartre.

— Quand cela ?

— Je dois aller demain soir avec mon ami prendre connaissance des lieux ; cet examen fait, vous fixeriez le jour de votre assemblée.

— En supposant que demain soir, lors de votre excursion à Montmartre, vous reconnaissiez qu’en effet cette carrière est convenable pour notre assemblée, comment donnerait-on aux personnes convoquées les indications suffisantes à les guider à ce rendez-vous ?

— Ce serait, je crois, facile après l’inspection attentive des localités ; je pourrais demain vous fournir ces renseignements.

— Monsieur Christian, où trouver un homme assez digne de confiance pour qu’on le charge de porter quelques lettres de convocation à certaines personnes qui, à leur tour, convoqueraient leurs amis à cette réunion ?

— Je porterai moi-même ces lettres si vous le désirez, monsieur… je comprends toute la gravité d’une pareille mission…

— Au nom de la cause que nous servons tous, monsieur Christian, je vous remercie de votre généreux concours, — reprit l’inconnu avec effusion. — Ah ! les temps sont menaçants… notre entretien de ce soir avec votre beau-frère a été pour moi presque une révélation sur cet homme étrange, effrayant, dont je connaissais vaguement les ténébreuses années…

— Ignace de Loyola ?… Mais quels sont donc ses desseins ?

— De demi-ouvertures faites par lui à quelqu’un digne de toute créance, et qu’il espérait capter, m’ont été rapportées… Alors, j’ai entrevu le but infernal poursuivi par Ignace de Loyola, et…

La voix de Brigitte, à demi montée sur l’échelle du galetas et appelant son mari avec précaution, interrompit l’inconnu ; Christian prêta l’oreille, et sa femme lui dit :

— Tiens vite, j’ai entendu Hervé sortir de sa chambre, je crois qu’il se dispose à monter chez nous ; notre porte est d’ailleurs fermée en dedans.

L’artisan fit signe à son hôte qu’il n’avait rien à craindre, et descendit en hâte l’échelle aboutissant à un cabinet obscur dont la seule issue communiquait à la chambre des deux époux.


Christian venait de fermer soigneusement la serrure du placard conduisant à l’escalier du galetas lorsque Hervé frappa doucement à l’autre porte de la chambre, Brigitte alla ouvrir et dit à son fils :

— Que veux-tu, mon enfant ?

— De grâce, vous et mon père, accordez-moi un moment d’entretien.

— Soit… — reprit l’artisan. — Mais descendons ; notre pauvre Marie-la-Catelle partage le lit de ta sœur, elle a grandement besoin de repos, notre conversation pourrait troubler son sommeil.

Le père, la mère, et le fils se rendirent dans la salle basse où avait eu lieu le pénible entretien de la veille ; à peine y furent-ils tous trois réunis qu’Hervé se jeta aux pieds de ses parents, prit leurs mains, les baisa en fondant en larmes et murmurant d’une voix étouffée :

— Pardon… pardon !…

— Béni soit Dieu ! nous ne nous étions pas trompés, — pensèrent Christian et Brigitte, en échangeant un regard de satisfaction profonde ; — ce malheureux enfant est touché de repentir…

— Mon fils, — dit l’artisan, — relève-toi.

— Non… pas avant que vous et ma mère m’ayez pardonné mon action infâme… — Et, sanglotant, il ajouta : — C’est moi… c’est moi qui ai volé les écus d’or !… 


— Hervé, — reprit Christian, ému de ces remords (hélas ! il les croyait sincères), — hier, à cette même place, ta mère et moi, nous t’avons dit : « — Si, dans un moment d’égarement, tu as commis ce larcin, avoue-le… il te sera pardonné… »

— C’est avec bonheur que nous tenons notre promesse, — ajouta Brigitte ; — nous pardonnons à ton repentir… Relève-toi, mon enfant !

— Ah ! jamais plus qu’en ce moment je n’ai eu conscience de l’indignité de ma conduite !… Mon Dieu ! tant d’indulgence de votre part, et de la mienne tant de bassesse ! — dit Hervé en se relevant, mais paraissant accablé de remords.

— Je ne te le cache pas, mon ami, — reprit Christian, dans sa paternelle mansuétude, — je m’attendais presque à cet aveu de ta faute ; certains heureux symptômes, aujourd’hui remarqués par ta mère et par moi, nous faisaient espérer ton retour au bien, aux principes d’honnêteté dans lesquels nous t’avons élevé…

— Ne le disais-je pas hier ? — reprit Brigitte. — Est-ce que notre fils peut jamais devenir indigne de notre tendresse, indigne des exemples qu’il a reçus de nous, comme son frère, comme sa sœur ? Non, non, il nous reviendra, il réprouvera ses erreurs… Vois-tu, cher… cher enfant, — ajouta-t-elle en l’embrassant avec effusion, — vois-tu que je te connaissais mieux que tu ne te connais toi-même ?…

L’effroyable hypocrite se jeta au cou de sa mère, répondit à ses caresses avec un feint attendrissement, et dit d’un ton pénétré :

— Bon père ! bonne mère ! l’aveu de ma honteuse action m’a mérité votre pardon… peut-être un jour me rendrez-vous votre estime. Sachez du moins la cause d’un repentir dont la soudaineté doit vous surprendre…

— Douce surprise, grâce à Dieu !… Parle, parle, cher enfant.

— Vous ne vous trompiez pas, mon père… Oui, égaré, perverti par les conseils de fra‑Girard, j’ai dérobé votre argent afin de le consacrer à des œuvres que je croyais méritoires…



— Ah ! je le dis avec orgueil pour nous et pour toi ! — s’écria Brigitte, — jamais, en t’accusant, nous ne t’avons cru un moment capable de t’être laissé entraîner à cet acte coupable par un sentiment d’ignoble cupidité !

— Merci ! oh ! merci, ma bonne mère, de me rendre du moins cette justice, ou plutôt de la rendre à l’éducation que je vous dois ! Non, le fruit de mon honteux larcin n’a pas été dissipé en prodigalités… Ces écus d’or, je les ai versés dans la caisse du commissaire apostolique des indulgences, afin d’obtenir la rédemption des âmes du purgatoire.

— Je te crois, mon fils ; car, ainsi que ta mère et moi nous te le disions hier, le côté charitable, généreux de cette idolâtrie, si profitable à l’avidité de l’Église de Rome, devait séduire ton cœur… Mais comment as-tu reconnu la fourbe de ce trafic monacal ?

— Ce matin, après avoir déposé mon offrande dans la caisse des indulgences ouverte en l’église de Saint-Dominique, j’ai entendu prêcher le commissaire apostolique… Ah ! mon père, tout ce qui était resté en moi de sentiments honorables s’est alors révolté, la lumière s’est faite soudain à mes yeux, j’ai mesuré la profondeur de l’abîme où m’entraînait un fanatisme aveugle. Savez-vous ce que ce moine, parlant au nom du Christ, parlant au nom du Tout-Puissant, a osé dire à la foule assemblée dans l’église ?

— Achève… achève !…

« — La vertu de mes indulgences est si efficace ; » — s’est écrié ce moine, — « si grandement efficace, que si, par impossible, quelqu’un avait violenté la mère du Sauveur, ce crime sans nom lui serait remis par la grâce de mes indulgences… Donc, achetez-les, mes frères ! apportez, apportez votre argent !… »

Christian et sa femme écoutaient leur fils dans une silencieuse épouvante ; les exécrables et sacrilèges paroles qu’il leur rapportait, en leur causant un frisson d’horreur, leur expliquaient le repentir, les remords d’Hervé.


— Ah ! maintenant, je comprends tout, mon enfant ! — s’écria Christian. — Cette monstruosité sacrilège a été pour toi une révélation ! oui, soudain tes yeux se sont ouverts, tu as reculé d’effroi sur la pente fatale où la superstition te poussait !…

— Oui, mon père, cette monstruosité fut pour moi une révélation ; le voile s’est déchiré, j’ai vu clair ; il me fallait être dupe ou complice de ces abominables fourberies ; le dégoût, l’indignation, m’ont rappelé à moi-même… Je crus m’éveiller d’un songe pénible en me rappelant que, pendant plusieurs mois, j’avais subi l’empire de fra‑Girard… j’ai maudit sa détestable obsession, qui m’éloignait d’une famille chérie, vénérée… j’ai maudit les odieux sophismes qui, pervertissant dans mon esprit, ainsi que vous le disiez si justement, mon père, les plus simples notions du bien et du mal, m’ont amené à commettre un vol… action doublement infâme, car la confiante sécurité du foyer paternel la favorisait ! Oh ! ma mère, à mesure que je reprenais ainsi conscience, possession de mon âme, écrasé de honte, déchiré de remords, je le sentais, je n’avais plus qu’un moyen de salut… le repentir ! qu’un espoir… votre pardon ! qu’un refuge… votre tendresse !…

Christian et Brigitte ne pouvaient soupçonner la sincérité de leur fils ; ils crurent à son repentir, ils crurent au retour de sa tendresse, ils crurent à l’horreur que lui inspirait le passé… Ils remercièrent Dieu de leur avoir rendu un fils ; et, en s’endormant, leur dernière pensée fut pour Hervé !


Le lendemain du jour où le proscrit, ami de Robert Estienne, avait trouvé asile dans la maison de Christian, celui-ci, la nuit venue, se rendit à Montmartre avec Justin, son compagnon, afin d’aller visiter la carrière abandonnée où ils comptaient établir leur imprimerie secrète ; cet endroit désert devait aussi servir prochainement de lieu de réunion aux chefs des réformés de Paris. La lune se leva brillante lorsque les deux artisans arrivèrent aux environs de l’abbaye de Montmartre. Ils prirent, à gauche de l’église, un chemin conduisant à un mamelon surmonté d’une croix ; puis ils descendirent un sentier rapide, rocailleux, à l’extrémité duquel se trouvait l’ouverture de la carrière.

— Il me semble, si mes souvenirs d’enfance ne me trompent pas, — dit Justin à Christian, — qu’autrefois cette carrière avait deux issues : l’une par laquelle nous allons entrer ; la seconde, sorte de couloir souterrain, doit aboutir, vers l’autre flanc de la colline, à une profonde excavation d’où l’on peut sortir par une rampe très-rapide. Je me rappelle même qu’une partie de ce couloir offrait les traces d’une maçonnerie très-ancienne.

— C’était sans doute l’un de ces refuges creusés, il y a des siècles, par les habitants du faubourg de Montmartre lors des invasions des pirates northmands.

— Il se peut. Mais, comme il faut tout prévoir, cette carrière serait pour nos amis les réformés un lieu de réunion d’autant plus sûr, qu’en cas d’alerte, il suffirait d’un homme de guet posté à quelque distance de chacune des issues pour donner l’alarme ; l’on pourrait fuir par un côté ou par un autre. Les agents du lieutenant criminel ont cent yeux et autant d’oreilles ; l’on ne saurait prendre trop de précautions.

— Si tes souvenirs sont fidèles, cette double issue serait en effet précieuse, et le lieu de réunion autant sauvegardé que possible contre toute surprise.

— Nous allons facilement nous assurer de la disposition des lieux, — dit Justin. Et fouillant à son escarcelle, il y prit un briquet, tandis que Christian tirait de sa poche un bout de cierge dont il s’était muni. L’ouverture irrégulière de la grotte s’arrondissait sous une saillie de roche calcaire recouverte de quelques pouces de terre où croissaient des ronces et des genêts sauvages ; un sentier abrupte conduisait à cette espèce de plate-forme, située au-dessus de l’entrée de la carrière où pénétrèrent les deux artisans. Ils n’allumèrent pas d’abord leur cierge, de peur que le vent ne l’éteignît ; mais au bout de quelques pas faits à tâtons dans l’obscurité, l’étincelle jaillit de la pierre du briquet, et bientôt la faible lumière du cierge jeta ses lueurs dans l’intérieur de la caverne, très-spacieuse quoique sa voussure fût assez basse. Un gros bloc de pierre de cinq à six pieds de hauteur sur huit à dix d’épaisseur, détaché sans doute depuis longues années des parois de ce lieu souterrain, en occupait le fond.

— Maintenant, je me le rappelle parfaitement, — dit Justin, — l’ouverture du couloir dont je t’ai parlé doit se trouver derrière cette pierre massive ; viens…

Ce disant, Justin s’engagea, suivi de son compagnon, dans un étroit intervalle laissé entre la muraille naturelle de la carrière et le bloc ; soudain ils entendirent le bruit des pas et des voix de plusieurs personnes se rapprochant de plus en plus de l’entrée de la grotte. Le premier mouvement de Justin, aussi surpris qu’alarmé, fut d’éteindre son cierge ; puis, il dit tout bas à Christian, tapi, comme lui, derrière le bloc de pierre :

— Ne bougeons pas… si l’on vient ici, l’on ne pourra nous découvrir…

Les deux artisans restèrent immobiles dans leur cachette, se demandant avec autant d’étonnement que d’angoisse qui pouvait se rendre à cette heure avancée en cet endroit désert.

Telle fut la scène nocturne, fils de Joel, à laquelle Christian et son ami assistèrent, invisibles et muets.

Les personnages qui pénétraient dans la carrière s’étaient aussi munis de luminaire ; l’un d’eux alluma un gros flambeau de cire dont la clarté rougeâtre illumina les traits des nouveaux venus, au nombre de sept. Celui d’entre eux qui entra le dernier, lorsque la torche fut allumée, jeta çà et là, autour de lui, des regards annonçant que ces lieux lui étaient familiers ; il marchait difficilement, boitait très-bas, s’appuyant d’une main sur une canne façonnée en béquille ; il semblait dans la maturité de l’âge. Des vêtements noirs, usés, sordides, dessinaient sa taille robuste et élevée ; une fraise à l’espagnole, d’un blanc douteux, encadrait son visage osseux et olivâtre, terminé par une barbe pointue. Son regard dominateur, son front impérieux, son port de tête altier, donnaient à sa physionomie, puissamment caractérisée, une expression d’inflexibilité absolue…

Cet homme se nommait Ignace de Loyola.

Ses six compagnons (n’oubliez jamais leurs noms, fils de Joel) s’appelaient Jacques Lainez, Espagnol ; Alphonse Salmeron, Inigo de Bobadilla et Rodriguez d’Azevedo, Portugais ; François Xavier, gentilhomme français ; et enfin Pierre Lefèvre, natif des montagnes de la Savoie, pendant dix ans ami intime de Christian Lebrenn.

François Xavier tenait le flambeau de cire allumé ; Lefèvre portait sur son épaule un paquet volumineux. Les six disciples de Loyola, immobiles, muets, attachaient leurs yeux sur lui, non pour essayer de deviner la pensée de leur maître, ils n’auraient pas eu cette audace… mais pour tâcher de prévenir sa volonté, quelle qu’elle pût être. Loyola, contemplant de nouveau l’intérieur de la grotte, dit d’une voix solennelle :

— Salut, retraite profonde, où ainsi qu’autrefois, dans la caverne de Manrès, j’ai souvent médité, mûri mes desseins !… — Puis, prenant un bloc de pierre pour siège, croisant ses mains sur la poignée de sa béquille, appuyant son menton sur ses mains, il provoqua son regard noir et profond sur ses six disciples restés debout, les yeux baissés, impassibles comme des statues, se recueillit un moment et reprit : — Mes fils, ce soir, je vous ai dit : « Venez… » Vous êtes venus, ignorant où je vous conduisais… Pourquoi m’avez-vous suivis ? Réponds, Xavier. Entendre l’un de mes disciples, c’est les entendre tous… l’entendre aujourd’hui, c’est entendre ceux qui lui succéderont d’âge en âge…

— Maître, vous nous avez dit : « Venez ! » Nous sommes venus…

— Sans vous demander où je vous conduisais ? Réponds… Lefèvre… 


— Maître, nous vous avons suivi sans réflexion… sans examen.

— Pourquoi sans réflexion, sans examen ? Réponds, Lainez…

— Les membres du corps obéissent à la volonté qui les dirige ; ils n’interrogent pas cette volonté : ils obéissent.

— Xavier, — reprit Loyola, — place ton flambeau dans un interstice de ce roc. Lefèvre, dépose ce paquet à tes pieds ; il contient tes habits sacerdotaux et ce qui est nécessaire pour célébrer le saint sacrifice de la messe ?

— Oui, maître, selon vos ordres.

François Xavier assujettit le flambeau entre deux pierres ; Lefèvre dépose son paquet près de lui ; les autres disciples restent debout, les yeux baissés. Loyola, toujours assis et le menton appuyé sur la poignée de sa béquille, reprend :

— François Xavier, lorsque je t’ai rencontré sur les bancs de l’Université, quel était ton caractère ?

— Maître, s’il m’en souvient, j’apportais à l’étude et aux choses de la vie une fougue extrême…

— Et toi ? — dit Loyola, — et toi, Inigo de Bobadilla ?

— Maître, le moindre obstacle me rebutait ; mon âme manquait d’énergie…

— Et toi, Jean Lainez ?

— Maître, j’avais une confiance excessive en moi-même…

— Et toi, Rodriguez d’Azevedo ?

— Maître, mon cœur débordait de tendresse ; une action touchante, une parole affectueuse, le serrement de main d’un ami, rendaient mes yeux humides de larmes…

— Et toi, Alphonse Salmeron ?

— Maître, l’orgueil me dominait ; je me sentais aussi fier de ma force physique que de mon intelligence…

— Et toi, Jean Lefèvre ?

— Maître, ma ténacité montagnarde ne tenait compte des obstacles que pour les vaincre… 


— Oui, tels vous étiez ! — reprit Loyola. — Et qu’êtes-vous maintenant ? Réponds, Jean Lefèvre… entendre l’un de vous, c’est entendre les autres.

— Maître, nous ne sommes plus-nous-mêmes… ton âme à absorbé la nôtre… Nous sommes les instruments passifs de ta volonté ; nous sommes le corps, tu es l’esprit ; nous sommes les bâtons, tu es la main ; et sans ton souffle, qui nous anime, nous ne sommes que des cadavres.

— Comment êtes-vous parvenus à ce complet anéantissement de vous-mêmes ? Comment s’est opérée cette absorption de vos personnalités dans la mienne ?

— Maître, l’étude et la pratique de tes Exercices spirituels ont opéré ce miracle.

Loyola paraît satisfait, il garde un moment le silence, le menton toujours appuyé sur ses deux mains croisées sur la poignée de sa béquille ; il reprend :

— Oui, vous étiez ceci ; vous êtes devenus cela… Et moi, qu’étais-je ? et que suis-je devenu ? Je vais vous le dire : J’étais un fier gentilhomme de Biscaye, beau cavalier, vaillant capitaine, hardi séducteur, heureux spadassin ; la main de Dieu me frappe à la guerre, me rend difforme. Grand désespoir ! Renoncer aux femmes, aux duels, aux chevaux, à la bataille, au commandement de mes soldats, rompus, brisés, façonnés par la discipline militaire (la seule efficace) ! Cloué sur un lit de tortures, acceptées dans l’espoir de guérir ma difformité, la grâce m’a touché ! Je me sentais encore plein de force, de puissance, possédé d’un invincible besoin de domination ; l’Esprit-Saint m’a dit : « Dévoue-toi au triomphe de l’Église catholique ; ta domination s’étendra en raison de ta foi. » Alors, je me suis demandé quels services je pouvais rendre à l’Église catholique ; j’ai regardé autour de moi, qu’ai-je vu ?… L’esprit de liberté, cette pestilentielle émanation de l’humanité déchue, partout en lutte contre l’autorité, cette émanation sacrée de la Divinité ; je me suis promis de soumettre l’esprit de liberté au frein inflexible de l’autorité, de même que j’ai soumis au frein des chevaux indomptés. Le but entrevu, quels moyens de l’atteindre ? Je les ai cherchés ; j’ai voulu expérimenter sur moi-même jusqu’à quel point l’on peut, soutenu par la foi dans l’idée que l’on poursuit, dépouiller le vieil homme. Riche de mon patrimoine, j’ai mendié mon pain ; fier gentilhomme, je me suis exposé aux outrages ; adroit spadassin, j’ai subi des insultes ; somptueux dans mes vêtements, soigneux de ma personne, j’ai vécu couvert de haillons et de crasse ; ignorant, illettré, je me suis assis à trente ans au milieu d’enfants sur les bancs du collège Montaigu, et pour une faute d’inadvertance, j’ai reçu le fouet ; quelques-uns de mes desseins, pénétrés par des prêtres orthodoxes, m’ont valu leur persécution, ils m’ont frappé d’ostracisme, j’ai tout supporté sans murmure… Certain dès lors que je pouvais demander à mes disciples les sacrifices que je m’imposais à moi-même, je vous ai faits tels qu’il faut que vous soyez… Vous l’avez dit, vous êtes les membres, je suis l’esprit ; vous êtes les instruments, je suis la volonté. Le moment d’agir est venu, l’œuvre nous appelle… Cette œuvre, quelle est-elle ?

— Maître, cette œuvre est d’assurer le règne de l’autorité sur le monde.

— Quelle autorité ?

— Maître, il n’y en a qu’une ; celle de Dieu, visiblement incarnée dans son vicaire, le pape, qui est à Rome.

— Entendez-vous par là : autorité spirituelle ou temporelle ?

— Maître, qui a pouvoir sur l’âme doit avoir pouvoir sur le corps ; qui dicte la loi divine doit dicter la loi humaine.

— Que doit être le pape ?

— Pontife et empereur du monde catholique.

— Qui gouvernera, sous lui, les nations ?

— Le clergé.

— La domination temporelle du monde doit donc aussi appartenir à l’Église ?


— Toute autorité émane de Dieu ; ses ministres sont de droit divin investis de toute autorité.

— Telle est donc l’œuvre à accomplir ?

— Oui, maître.

— Existe-t-il des obstacles à son établissement ?

— Il en existe d’énormes.

— Quels sont-ils ?

— Les rois, d’abord.

— Ensuite ? — reprend Loyola, — ensuite ?

— L’indocilité des bourgeoisies.

— Ensuite ?

— La nouvelle hérésie connue sous le nom de réforme.

— Ensuite ?

— L’imprimerie, ce fléau qui étend chaque jour ses ravages.

— Ensuite ?

— Les mœurs trop ouvertement scandaleuses de la majorité des ecclésiastiques.

— Enfin ?

— Souvent l’ineptie, la faiblesse ou les débordements de la papauté elle-même.

— Tels sont donc les obstacles qui s’opposent au gouvernement absolu du monde catholique par son Église ?

— Oui, maître.

— Est-il possible de triompher de ces obstacles ?

— Nous le pouvons par vous, maître, si votre esprit parle par notre bouche, si votre volonté dicte nos actes.

— À tout seigneur tout honneur… commençons par les rois. Que sont-ils au regard des papes ?

— Leurs rivaux.

— Que doivent-ils être ?

— Leurs premiers sujets. 


— Ne vaudrait-il pas mieux, pour la plus grande gloire et, sécurité de l’Église catholique que la royauté fût abolie ?

— Cela serait préférable.

— Comment subordonner absolument les, rois aux papes ? ou, mieux encore, comment détruire la royauté ?

— En soulevant contre elle ses sujets.

— Par quels procédés ?

— En déchaînant, les passions d’une populace ignorante ; en exploitant le vieil esprit communier des bourgeoisies ; en exaltant les jalouses rancunes des grands seigneurs, jadis pairs des rois aux temps de la féodalité.

— N’est-il pas un dernier moyen de se défaire des royautés ?

— Il en est un.

— Lequel ?

— Le poignard.

— Entendez-vous par là qu’un membre de l’Église doit et peut poignarder un roi ?

« — Maître, il n’appartient pas aux moines de tuer ouvertement… ou par embûche les rois. On doit d’abord avertir paternellement ceux-ci, puis, les excommunier, les déclarer déchus de l’autorité royale ; après quoi, l’exécution appartient à d’autres[5]. »

— Et qui déclare les rois déchus de l’autorité royale, et les met ainsi au ban de l’humanité ?

« — La voix publique, une assemblée de théologiens, ou l’avis d’hommes sensés[6]. »

— J’admets l’autorité royale renversée, par le meurtre ou autrement… le pouvoir ne tombera-t-il pas, soit aux mains des grands, soit aux mains des bourgeoisies, soit aux mains du populaire ?

— Oui, pour un jour… Mais si le pouvoir tombe aux mains du populaire, l’on retourne contre lui les grands et la bourgeoisie… si le pouvoir tombe aux mains de la bourgeoisie, l’on retourne contre elle le populaire et les grands… si, enfin, le pouvoir tombe aux mains des grands, l’on retourne contre eux bourgeoisie et populaire.

— À la suite de ces secousses, de ces guerres civiles, que doit-il arriver ?

— Tous les pouvoirs ainsi annihilés, détruits les uns par les autres, l’Église catholique restera seule debout, impérissable, et dominera ces ruines.

— Vous avez parlé d’agir sur le populaire, sur la bourgeoisie, sur les grands, afin de se servir de ces différentes classes pour renverser le pouvoir royal, et de les déchaîner ensuite les unes contre les autres ; quel moyen d’action aurez-vous sur elles ?

— Le plus puissant de tous… la direction de leur conscience par la confession.

— Comment parviendrez-vous à diriger leur conscience ?

— En établissant des maximes de morale si douces, si flexibles, si commodes, si complaisantes aux passions, aux vices, aux péchés, que le plus grand nombre des hommes et des femmes nous choisiront pour confesseurs, nous livreront la direction de leur âme… Or, diriger, posséder les âmes des créatures, c’est s’assurer l’empire du monde.

— Voyons l’application de cette doctrine, — reprend Loyola. — Je suis moine, vous êtes, je suppose, — ajoute-t-il, s’adressant tour à tour à chacun de ses disciples, — vous êtes mon confesseur, je vous dis : Mon père, il est défendu, sous peine d’excommunication, de quitter, ne fût-ce que pour un instant, l’habit de notre ordre ; je m’accuse de m’être vêtu en laïque ?

« — Mon fils (répondrai-je), — dit l’un des disciples d’Ignace, — distinguons : si vous avez quitté momentanément l’habit religieux, afin de ne pas le souiller par une action honteuse, telle que d’aller filouter ou hanter une maison de débauche, vous avez obéi à un honorable sentiment de vergogne, et vous ne méritez pas l’excommunication[7]. »

— Je suis bénéficier, — reprend Loyola, — je paye une pension viagère à un quidam, je désire sa mort, afin d’être libéré envers lui ; ou bien, héritier d’un père opulent, je suis impatient de voir arriver le terme de sa vie… Je m’accuse à vous de ces sentiments ?

« — Mon fils (répondrai-je), un bénéficier peut, sans péché, désirer la mort de ceux qui ont pension sur son bénéfice, en cela que ce n’est point la mort de ses créanciers qu’il souhaite, mais l’extinction de sa dette. Mon fils (répondrai-je à l’autre pénitent), vous commettriez un crime abominable en désirant par pure méchanceté la mort de votre père ; mais vous ne péchez nullement en la désirant, non dans une pensée parricide, mais uniquement dans l’impatience de jouir de son héritage[8]. »

— Je suis valet, je viens à vous m’accuser d’être l’entremetteur des amours de mon maître et, de plus, de l’avoir larronné ?

« — Mon fils (répondrai-je), porter les lettres ou les présents à la concubine de votre maître, l’aider même à s’introduire chez elle en tenant l’échelle où il monte, sont choses permises ou indifférentes, puisque, en votre qualité de serviteur, ce n’est point à votre volonté que vous obéissez, mais à celle d’autrui[9]. Quant aux larcins que vous avez commis, il est évident que si, par nécessité, vous avez été forcé d’accepter des gages trop minimes, vous êtes en droit de récupérer autrement un salaire légitime[10]. »

— Je suis spadassin ; je m’accuse au tribunal de la pénitence de m’être battu en duel ?

« — Mon fils (répondrai-je), si en vous battant vous avez cédé, non point à une pensée homicide, mais au besoin légitime de venger votre honneur, vous n’avez pas péché[11]. »

— Je suis lâche ; je me suis défait de mon ennemi par un meurtre en guet-apens. Je viens vous faire cet aveu, à vous, mon confesseur ?

« — Mon fils (répondrai-je), si vous avez commis le meurtre, non pour le meurtre en lui-même, mais pour échapper aux dangers que votre ennemi pouvait vous susciter, vous n’avez point péché ; il est, en ce cas, licite de tuer son ennemi en cachette sans courir les chances d’un duel[12]. »

— Je suis juge ; je m’accuse d’avoir, moyennant un présent reçu de l’une des parties, rendu un arrêt en sa faveur ?

« — Où est le mal, mon fils (répondrai-je) ? Vous avez, en considération de ce présent, rendu un arrêt favorable au donateur ; ne pouviez-vous, par votre seul bon plaisir, favoriser tout autre[13] ? »

— Je suis usurier ; je m’accuse d’avoir retiré un gros pécule de mon argent ?

« — Mon fils (répondrai-je), voici dorénavant comment il vous faut conduire en pareille matière : Quelqu’un vous demande un prêt, vous répondez : — Je n’ai point d’argent à prêter ; mais j’en ai à placer à profit honnête. Si donc vous me garantissez le remboursement de mon capital, et de plus un bénéfice certain, je vous confierai la somme pour que vous la fassiez valoir ; mais je ne vous la prêterai point[14]. Du reste, mon fils, vous n’avez pas péché si l’intérêt que vous avez reçu de votre argent a été simplement à vos yeux un marque de gratitude de l’emprunteur, et non une condition de prêt[15]. »

— Je suis banqueroutier ; je m’accuse d’avoir soustrait à la connaissance de mes créanciers une grosse somme d’argent ?

« — Mon fils (répondrai-je), le péché est grave si vous avez détenu cette somme par basse cupidité ; mais si vous avez uniquement voulu vous assurer, à vous et à votre famille, une existence honorable, soyez absous[16]. »

— Je suis femme ; je m’accuse d’avoir été adultère, et d’avoir ainsi obtenu des richesses considérables de mon galant. Puis-je jouir de ces biens en sécurité de conscience ?

« — Ma fille (répondrai-je), les biens acquis par l’adultère ont, il est vrai, une source illégitime ; mais, néanmoins, leur possession est légitime, puisque aucune loi ne contrarie cette possession. Donc, jouissez en paix de vos biens, ma fille[17]. »

— J’ai volé une somme considérable, je m’en accuse ?

« — Mon fils (répondrai-je), il est criminel de voler, à moins cependant que l’on n’y soit contraint par une extrême nécessité, moins encore, par des motifs graves[18]. »

— Je suis riche, mais peu ou point aumônier ; je m’en accuse ?

« — Mon fils (répondrai-je), la charité envers son prochain est un devoir chrétien ; cependant, si le superflu vous est nécessité, vous ne péchez point en ne vous dépouillant pas de ce qui est à vos yeux le nécessaire[19]. »

— Je convoitais un héritage ; je m’accuse d’avoir empoisonné celui de qui je devais hériter. Puis-je conserver ces biens ?

« — Mon fils (répondrai-je), la possession des biens acquis par voies honteuses, même par le meurtre, est légitime, en tant que possession ; vous pouvez donc les conserver[20]. »

— L’on m’a déféré le serment ; ma conscience me défend le parjure, et mon intérêt me l’ordonne. Vous êtes mon confesseur, je vous consulte en cette occasion ?

« — Vous pouvez, mon fils, concilier votre intérêt et votre conscience ; voici comme : On vous demandera, je suppose : — Affirmez-vous par serment n’avoir point commis tel acte ? — vous répondez tout haut : — Je jure devant Dieu et devant les hommes que je n’ai pas commis cet acte… (et vous ajoutez mentalement) ce jour-là… — ou bien encore on vous dit : — Jurez-vous de ne jamais faire telle chose ? — vous répondez : Je le jure… (et vous ajoutez mentalement) à moins que je ne change de volonté[21]. »

— Je suis femme et non mariée ; j’ai cédé à un séducteur ; je redoute la colère et les reproches de ma famille ?

« — Ma fille (répondrai-je), rassurez-vous ; une personne de votre âge peut librement disposer de son corps et d’elle-même ; vous n’avez pas péché[22]. »

— Je suis une joueuse forcenée ; je m’accuse d’avoir dérobé à mon mari quelques sommes que j’ai perdues au jeu ?

« — Ma fille (répondrai-je), tout étant commun ou devant l’être entre époux, vous n’avez nullement péché en puisant à la bourse commune[23]. »

— Je suis femme ; j’aime passionnément la parure, et je m’en accuse ?

« — Ma fille (répondrai-je), si vous vous parez sans mauvaise intention et seulement afin de satisfaire à votre goût naturel pour la parure, vous ne péchez point[24]. »

— Je m’accuse d’avoir suborné la femme de mon meilleur ami ?

« — Mon fils (répondrai-je), distinguons : si vous avez, par traîtrise, suborné cette femme précisément parce qu’elle était l’épouse de votre ami, vous avez péché ; mais si vous l’avez subornée ainsi que vous eussiez fait de toute autre, vous n’avez en rien outragé l’amitié[25]. »

— Voilà qui est bien, — reprend Loyola, — mais vous absolvez tout ce que la morale humaine et les Pères de l’Église condamnent ?

— Maître, vous l’avez dit : les absous ne réclameront point.

— Quel est le motif de la complaisance de vos doctrines ?

— À cette heure, il règne parmi les hommes une incurable corruption ; la rigueur les éloignerait de nous, notre tolérance pour leurs vices doit nous livrer, corps et âme, nos pénitents à la plus grande gloire de Dieu.


— Comment cela, à la plus grande gloire de Dieu ?

— Maître, cette génération pourrie, en nous abandonnant la direction de son âme, nous donnera plus tard l’éducation exclusive de ses enfants ; nous élèverons ces générations selon qu’il convient, en les prenant de la tombe au berceau, en les façonnant, les pétrissant de telle sorte que, leurs appétits satisfaits, et à jamais délivrées des tentations de ces trois infernales rebelles : Raison, Dignité, Liberté, ces générations, bénissant leur douce, grasse et sensuelle servitude, soient à nous ce que nous sommes à toi, ô maître ! des corps sans âmes, des cadavres !

— Parmi les obstacles que notre œuvre rencontre ou peut rencontrer, vous avez cité la papauté ?

— Oui, maître, parce que l’élection du sacré collège peut appeler au trône pontifical des papes faibles, stupides ou scélérats.

— Quel remède à cela ?

— Constituer en dehors de la papauté, du collège des cardinaux, de l’épiscopat, du clergé régulier, des ordres religieux, une compagnie dont les membres ne pourront jamais être élus papes, ni accepter aucune dignité de la hiérarchie catholique, si élevée ou si humble que soit cette dignité, de sorte que cette compagnie conserve toujours pleine et entière son action pour ou contre l’Église établie, pour ou contre son chef.

— Quelle sera l’organisation de cette compagnie ?

— Un général élu par ses membres la dirigera souverainement.

— Quel engagement prendront ces membres envers lui ?

— Celui d’une obéissance muette, aveugle, servile.

— Que seront-ils dans ses mains ?

— Ce que nous sommes entre les tiennes, ô maître ! des instruments aussi dociles que le bâton dans la main d’un vieillard.

— Quel sera le théâtre de l’œuvre de la compagnie ?

— Le monde.

— Comment se le partagera-t-elle ? 


— En provinces… province de France, d’Espagne, d’Allemagne, d’Angleterre, des Indes, d’Asie et autres, sous le gouvernement d’un provincial choisi par le général de l’ordre.

— La compagnie organisée, quel nom prendra-t-elle ? 


— Celui de la Compagnie de Jésus.

— Comment la compagnie de Jésus deviendra-t-elle le contre-poids de la papauté, et, au besoin, dominera-t-elle la papauté, si elle dévoyait de la route qu’elle doit suivre pour assurer à l’Église catholique le gouvernement absolu des nations ?

— Indépendante de l’Église établie, dont elle n’attend ni ne veut rien, ni pourpre, ni crosse, ni bénéfices, la compagnie de Jésus, grâce à la commodité, à la tolérance de ses doctrines, conquerra bientôt le domaine et l’empire des consciences ; elle confessera les laquais et les rois (en tant qu’il y aura des rois), le moine mendiant et le cardinal, la courtisane et la princesse. Le concert de cette immense clientèle agissant comme un seul homme, sous l’influence de la compagnie de Jésus, inspirée par son général, doit assurer à celui-ci une telle puissance, qu’à un moment donné il dictera des ordres à la papauté, la menaçant de déchaîner contre elle toutes les consciences, et conséquemment les bras dont il dispose.

— En outre de l’action sur les consciences, la compagnie de Jésus n’aura-t-elle point d’autres leviers secondaires ?

— Oui, maître, et des plus efficaces. Quiconque, laïque ou ecclésiastique, pauvre ou riche, femme ou homme, grand ou petit, abandonnera aveuglément son âme à la direction de la compagnie de Jésus, sera toujours et partout, et contre qui, et contre quoi que ce soit, soutenu, protégé, favorisé, défendu, innocenté par la compagnie et ses adhérents ; le pénitent d’un jésuite verra s’ouvrir à ses yeux l’horizon des plus hautes espérances : le chemin des honneurs, des richesses, s’aplanira devant lui ; un manteau tutélaire couvrira ses fautes, ses égarements, ses crimes ; ses ennemis deviendront ceux de la compagnie, elle les poursuivra, les traquera, les atteindra, les frappera, quels qu’ils soient, où qu’ils soient, et par tous les moyens possibles, de sorte que le pénitent d’un jésuite pourra prétendre à tout et ce sera quelque chose d’effrayant d’encourir ses ressentiments !…

— Ainsi, vous avez foi dans le triomphant accomplissement de notre œuvre ?

— Une foi absolue.

— Cette foi, qui vous l’a donnée ?

— Toi, maître, toi, Ignace de Loyola, de qui le souffle nous inspire.

— L’œuvre est immense : dominer le monde !… et nous ne sommes que sept !…

— Maître, tu nous commandes, nous sommes légion !

— Sept… seulement sept, mes fils… sans autre force que notre foi à notre œuvre ?

— Maître, la foi soulève des montagnes… Commande, nous soulèverons des montagnes.

— Oh ! mes vaillants disciples ! — s’écria Ignace de Loyola en se dressant sur sa béquille, — quelle joie pour moi de vous voir ainsi pénétrés de ma substance, nourris de la moelle de mes doctrines !… Debout ! debout ! le moment est venu d’agir… voilà pourquoi je vous ai, ce soir, réunis ici, à Montmartre, où si souvent je suis venu méditer dans cet antre, cette seconde caverne de Manrès où, en Espagne, après de longues réflexions, j’ai entrevu la profondeur, l’immensité de mon œuvre… Oui, pour vous y associer à cette œuvre, j’ai brisé, dompté, absorbé vos personnalités ; oui, j’ai fait de vous des instruments aussi dociles qu’un bâton dans la main d’un vieillard ; oui, j’ai pris vos âmes ; oui, vous n’êtes maintenant entre mes mains que des cadavres ! Oh ! mes chers cadavres ! mes bâtons ! mes serviles ! glorifiez votre servitude… elle vous donne l’empire du monde !…

Les disciples de Loyola l’écoutaient dans un religieux silence ; il resta un moment abîmé dans la contemplation de son épouvantable orgueil, rêvant la domination universelle, puis il reprit : 


— Il faut nous préparer par le saint sacrifice de la messe au dernier acte de cette grande journée… il faut recevoir le saint corps de Jésus, nous, son intrépide milice ! nous, les Jésuites !… — Puis, s’adressant à Lefèvre : — Tu as apporté ce qu’il faut pour dire la messe ; cette pierre, — et il montra du geste le bloc derrière lequel se cachaient Christian et Justin, — cette pierre nous servira d’autel.

Lefèvre ouvre le paquet dont il s’était chargé, il en retire un surplis, une chasuble, un évangile, une étole, un calice, une boîte d’hosties, et deux petits flacons de vin et d’eau ; il se revêt des habits sacerdotaux, tandis que l’un des disciples prend la torche de cire, s’agenouille et éclaire l’autel improvisé, sur lequel les autres jésuites disposent les objets nécessaires à la célébration du sacrifice divin. Il s’accomplit devant Loyola et ses disciples ; la voix de Lefèvre, officiant et psalmodiant, trouble seule le silence de cette solitude, vaguement éclairée par les reflets rougeâtres du flambeau de cire. Le moment de la communion venu, les sept fondateurs de la compagnie de Jésus reçoivent avec onction l’Eucharistie ; l’office terminé, Loyola se redresse d’un air inspiré et dit à ses disciples :

— Et maintenant, venez, venez…

Il sort en boitant, suivi de ses acolytes, laissant sur le bloc de pierre les objets du culte.

Christian et Justin, à peine les jésuites éloignés, abandonnent avec précaution leur cachette, épouvantés du secret qu’ils viennent de surprendre, Christian pouvant à peine croire que Lefèvre, l’un de ses plus anciens amis et dont les idées inclinaient jadis à la réforme, soit devenu l’un des plus ardents sectaires de Loyola.

— Les voilà dehors, — dit tout bas Justin à son compagnon ; — je n’ai pas une goutte de sang dans les veines… fuyons !

— Quelle imprudence ! nous pouvons rencontrer ces fanatiques… Ils vont sans doute revenir ici ; attendons leur départ.

— Non, non, je ne reste pas un instant de plus ici ; j’ai peur de ces hommes !…


— En ce cas, tentons de fuir par l’autre issue qui, m’as-tu dit, aboutit derrière cette pierre.

— J’ignore si ce couloir n’est pas maintenant obstrué… il serait périlleux de nous y engager sans lumière, et elle nous trahirait…

Justin, de plus en plus effrayé, se dirige rapidement vers l’entrée de la carrière, Christian le suit, ne voulant pas l’abandonner ; mais au moment de sortir de ce lieu souterrain, ils entendent au-dessus de leur tête un bruit de voix. La lune, alors levée, jetait sa clarté sur l’unique sentier qui conduisait au carrefour de l’abbaye.

— Nous ne pouvons sortir d’ici sans être vus, — dit tout bas Justin avec angoisse ; — ces hommes sont réunis sur la plate-forme qui domine l’ouverture de la carrière.

— Écoute, — dit Christian, cédant à un sentiment d’invincible curiosité, — écoute, ils parlent…

Les deux artisans demeurent immobiles et muets ; la voix sonore d’Ignace de Loyola arrive à leurs oreilles comme si elle descendait du ciel.

— Le jurez-vous ? — disait le fondateur de la compagnie de Jésus, — le jurez-vous du nom du Dieu vivant ?

— Au nom du Dieu vivant, — reprirent les jésuites en chœur, — nous le jurons !…

— Mes fils, — reprit avec solennité la voix de Loyola, — d’ici vous voyez les quatre points cardinaux de ce monde dont je vous partage l’empire, vaillants soldats de la compagnie de Jésus ; là-bas, au nord, la Moscovie, l’Allemagne, l’Angleterre… À toi l’Allemagne, la Moscovie, l’Angleterre, Jean Lainez

— Maître, que ta volonté soit faite !

— Là-bas, à l’orient, c’est la Turquie, l’Asie, la Terre-Sainte… À toi la Turquie, l’Asie, la Terre-Sainte, Rodriguez d’Azevedo

— Maître, que ta volonté soit faite !

— Là-bas, à l’occident, la nouvelle Amérique et ses Indes… À toi la nouvelle Amérique et ses Indes, Alphonse Salmeron… 


— Maître, que ta volonté soit faite !

— Là-bas, au midi, l’Afrique, l’Italie, l’Espagne, le Portugal… À toi l’Afrique, l’Italie, l’Espagne, le Portugal, Inigo de Bobadilla

— Maître, que ta volonté soit faite !

— Enfin, ici, à nos pieds, Paris, capitale de la France, qui à elle seule est un monde… À toi Paris, à toi la France, Jean Lefèvre

— Maître, que ta volonté soit faite !

— Dès demain, ceignez vos reins, partez, le bâton à la main, seuls, inconnus ; et à l’œuvre, soldats de Jésus ! à l’œuvre, jésuites ! le royaume de la terre est à nous !… Dès demain, je pars pour Rome offrir ou imposer au pape notre invincible appui !

La voix de Loyola se tut ; Christian et Justin, entendant les sectaires descendre de la plate-forme, se hâtèrent de regagner leur cachette, masquée par le bloc de pierre sur lequel se trouvaient encore les objets dont s’était servi Lefèvre pour la célébration de la messe. Il rentra bientôt avec ses compagnons, se dévêtit de ses habits sacerdotaux et s’approcha de l’autel improvisé afin d’enlever les vases sacrés ; ce faisant, il heurta le calice, qui roula et tomba derrière le bloc où se blottissaient les deux artisans ; ils se crurent perdus. Jean Lefèvre contourna le bloc afin d’aller chercher le calice, tombé non loin de Christian ; celui-ci vit le jésuite s’approcher, se baisser, ramasser le vase sacré, sans paraître apercevoir, dans la demi-obscurité, son ancien ami, qu’il touchait presque, et rejoindre, impassible, les autres disciples de Loyola.

— Lefèvre nous a vus ! — pensa Christian ; — il est impossible qu’il ne nous ait pas vus… J’ai rencontré son regard clair et froid… cependant, pas un mot, pas un geste n’a trahi sur son visage la surprise et l’inquiétude où doit le plonger notre présence ici, nous, maintenant maîtres du secret de leur compagnie. Est-ce par un dernier ressouvenir de notre ancienne amitié qu’il a feint de ne pas m’apercevoir ?

Pendant que Christian se livrait à ces réflexions, Lefèvre, toujours imperturbable, replaça dans son sac les objets dont il s’était servi pour la célébration du service divin, sortit de la carrière avec ses compagnons et alla dire quelques mots à l’oreille de Loyola ; celui-ci tressaillit légèrement, se recueillit et répondit aussi tout bas à Lefèvre, qui baissa la tête en signe d’acquiescement ; puis le fondateur de la compagnie de Jésus et ses disciples regagnèrent Paris.


Christian, de retour chez lui vers le milieu de la nuit, s’empressa d’instruire son hôte des faits survenus à Montmartre ; M. Jean conclut de cette découverte qu’il fallait se hâter de rassembler les chefs des réformés dans la carrière abandonnée, où l’on ne devait pas craindre de voir revenir les membres de la société de Jésus, Loyola devant partir immédiatement pour Rome, tandis que ses disciples se dirigeraient vers les contrées lointaines à eux dévolues. Enfin, si Lefèvre, selon que Christian persistait avec raison à le croire, s’était aperçu de la présence des deux artisans au conciliabule des jésuites, cette raison surtout les empêcherait de retourner à Montmartre. M. Jean résolut donc de convoquer en ce lieu, pour le lendemain à dix heures du soir, les chefs des réformés de Paris, indiquant dans sa lettre les moyens d’arriver au lieu de réunion ; Justin irait s’assurer que la seconde issue était praticable. Brigitte et son mari convinrent que, peu de temps avant le coucher du soleil, elle sortirait avec sa fille, afin qu’à la nuit l’inconnu pût quitter la maison à l’insu d’Hêna ; Christian, de son côté, prétextant d’une invitation à souper chez quelque ami, engagerait son fils, après leur journée de travail, à l’accompagner pendant assez longtemps, et ne le renverrait rejoindre sa mère et sa sœur qu’après le départ présumé de M. Jean. Il en fut ainsi ; lorsque Brigitte et Hêna rentrèrent au logis, après une courte promenade sur les bords de la Seine, le proscrit avait abandonné son refuge hospitalier pour se rendre près de la porte Montmartre, où Christian devait l’attendre afin de le conduire au lieu du rendez-vous. La femme et la fille de l’artisan travaillaient devant leur métier de broderesse à la lueur d’une lampe, Brigitte songeant avec bonheur au touchant repentir dont Hervé s’était montré pénétré la veille, tandis que Hêna, rêveuse, laissait parfois son aiguille inactive ; son regard fixe se portait alors sans la voir sur sa broderie commencée ; alors aussi son sein virginal se soulevait oppressé sous sa gorgerette, et, profondément absorbée, la jeune fille restait étrangère à ce qui se passait autour d’elle. Neuf heures sonnèrent à l’horloge lointaine de la tour de Saint-Jacques-la-Boucherie.

— Neuf heures, — se dit Brigitte. — Christian m’a prévenue qu’il emmènerait Hervé avec lui afin que l’étranger eût quitté la maison avant le retour de notre fils ; il ne peut maintenant tarder à rentrer. Oh ! avec quelle joie je l’embrasserai ce soir !… de quel poids ses aveux ont ce matin allégé mon cœur !… cher, cher enfant, le voici pour toujours revenu à nous ! Ah ! je n’ai jamais mieux senti le prix de sa tendresse que depuis que j’en ai douté !… — Puis, s’adressant à Hêna sans quitter sa broderie du regard : — Béni soit Dieu ! chère fille, tu n’auras plus désormais à te plaindre de la froideur ou de la rudesse d’Hervé… non, non ! et lorsque notre petit Odelin sera de retour d’Italie, nous vivrons tous unis, heureux comme par le passé. Aussi, j’attends avec une double impatience l’arrivée de maître Raimbaud l’armurier, qui nous le ramènera, notre gentil Odelin. — Mais Brigitte, ne recevant aucune réponse de sa fille, leva les yeux vers elle et lui dit : — Hêna, Hêna, à quoi penses-tu donc ?

— Plaît-il, mère ? Pardon… je…

— Voilà déjà plusieurs fois, chère fille, que je t’adresse la parole, tu sembles ne pas m’entendre ?

— C’est vrai ; je m’étonne moi-même d’être si distraite.

— De cette distraction quelle est donc la cause, mon enfant ?

Hêna garda un moment le silence, sourit naïvement et répondit :

— Après tout, si singulier que cela soit, pourquoi, mère, ne te le dirais-je pas ?… Ce serait la première fois de ma vie que j’aurais un secret pour toi…

— Oh ! je connais ta franchise… Eh bien, quelle est la cause de tes distractions ?

— Quelle en est la cause ? Le croirais-tu ? c’est… frère Saint-Ernest-Martyr…

Brigitte interrompit brusquement sa broderie, contempla sa fille avec une telle surprise, qu’Hêna la remarqua et reprit avec un candide et nouveau sourire :

— Cela t’étonne, n’est-ce pas, mère ? Et moi donc !… Ah ! je suis encore bien plus étonnée que toi, va !

Hêna prononça ces mots avec une si adorable ingénuité, son beau regard, limpide et pur comme son âme, s’attacha sur celui de sa mère avec tant de confiance et de sérénité, que Brigitte, à la fois inquiète et rassurée, inquiète de cette révélation étrange, rassurée par l’innocente sécurité d’Hêna, lui dit après un moment de silence :

— En effet, chère fille, je suis surprise de ce que tu m’apprends ; tu n’avais vu, ce me semble, frère Saint-Ernest-Martyr que deux ou trois fois chez notre amie Marie-la-Catelle avant qu’il fût transporté chez nous à la suite de ce malheureux événement arrivé l’autre soir sur le pont ?

— Certainement, mère ; et voilà justement ce qu’il y a d’extraordinaire… Comment se fait-il, je te le demande un peu, qu’après l’avoir rencontré seulement deux ou trois fois, je pense, depuis avant-hier, presque constamment à frère Saint-Ernest-Martyr ? Et ce n’est pas tout…

— Quoi donc encore ?

— Est-ce que cette nuit je n’ai pas rêvé de lui !

— Rêvé de lui ! — dit vivement Brigitte, — tu as rêvé de lui ?

Hêna, pour toute réponse, et loin de le fuir, cherchant le regard maternel, fit par deux fois un signe de tête affirmatif, en ouvrant bien grands ses beaux yeux bleus, où se lisait l’étonnement naïf et charmant que lui causaient ses propres sentiments ; Brigitte, attendrie, mais secrètement alarmée, ne sut que répondre à sa fille, qui reprit :

— Mon Dieu ! oui, mère, j’ai rêvé de lui ; je le voyais recueillir à la porte d’une église un pauvre petit enfant grelottant de froid, le prendre dans ses bras, le réchauffer de son haleine, le contempler d’un air si apitoyé, si tendre, que les larmes me gagnaient. Enfin, que te dirai-je ? cela m’a tellement émue, que je me suis éveillée en sursaut… et je pleurais réellement !

— Ce rêve est singulier, chère fille…

— Singulier ?… Oh ! non, ce rêve, je me l’explique, à la rigueur. Avant-hier, Hervé m’a raconté un trait charitable de frère Saint-Ernest-Martyr ; le soir même, nous voyons ce pauvre moine transporté ici le visage ensanglanté ; j’aurai eu l’esprit frappé, j’aurai rêvé de lui, cela se conçoit… mais ce que je ne conçois pas, c’est qu’éveillée… bien éveillée, je rêve encore à lui… Y comprends-tu quelque chose, toi, mère ? Tiens, en ce moment même, en fermant les yeux, — et Hêna, souriant, les ferma, — je le vois comme s’il était là, avec sa figure si douce lorsqu’il regarde les petits enfants…

— Mais enfin, chère fille, lorsque tu penses à frère Saint-Ernest-Martyr, de quelle nature sont tes pensées ?

— De quelle nature ?

— Qui, chère enfant ?

Hêna se recueillit un instant et répondit :

— Comment t’expliquer cela, mère ? Lorsque je pense à lui, je me dis : Combien il est bon, généreux, vaillant, frère Saint-Ernest-Martyr ! Avant-hier, il brave les épées pour défendre Marie-la-Catelle ; un autre jour, au pont Notre-Dame, il se jette à l’eau pour sauver un malheureux qui se noyait ; il recueille des petits enfants abandonnés ou bien il les instruit avec tant d’affection, de sollicitude, qu’un tendre père ne leur témoignerait pas plus d’intérêt…

— En y réfléchissant, chère fille, il n’y a dans tout ceci rien que de fort naturel. Ce bon frère est un homme de bien ; tu songes à ses bonnes actions ; c’est tout simple…

— Mais non, bonne mère, mais non, ce n’est pas si simple que tu le dis !

— Explique-toi ?

— Voyons, mère, est-ce que tu n’es pas ce qu’il y a de meilleur au monde, toi ? est-ce que mon père n’est pas autant homme de bien que frère Saint-Ernest-Martyr ? est-ce que, de plus, vous n’êtes pas mes parents chéris, vénérés ? Cependant… et voilà ce qui me confond, comment se fait-il que, depuis avant-hier, je pense beaucoup plus souvent à lui qu’à vous ?… — Puis, avec un accent d’adorable ingénuité, la jeune fille ajouta : — Quand je te le dis, mère, c’est extraordinaire ! incompréhensible !…

Plusieurs coups heurtés précipitamment à la porte de la maison interrompirent cet entretien ; Brigitte dit à sa fille : — ouvre la fenêtre et vois qui frappe ; c’est sans doute ton frère.

— Oui, mère, c’est lui, — répondit Hêna entrouvrant la fenêtre. Et elle descendit dans la salle basse.

— Mon Dieu ! — pensait Brigitte avec angoisse, — comment interpréter les confidences d’Hêna ? Son âme est incapable de dissimulation ; elle m’a dit toute la vérité, sans se rendre compte du vague sentiment qu’elle éprouve pour ce jeune moine… Ciel ! si ma fille !… Ah ! combien j’ai hâte d’instruire Christian de cette étrange découverte !

Le bruit des pas d’Hervé, qui gravissait en hâte les degrés de l’escalier, attira l’attention de Brigitte. Elle vit soudain entrer son fils, suivi de sa sœur ; il s’écria d’un air effaré en mettant le pied dans la chambre :

— Ah ! ma mère !… — et il l’embrassa tendrement, — ah ! ma mère, quelle triste nouvelle !

— Cher enfant, qu’y a-t-il ? Tu m’effrayes !...

— Cette pauvre Marie-la-Catelle…



— Que lui est-il arrivé ?

— Ce soir, en sortant avec moi de l’imprimerie, mon père m’a engagé à l’accompagner pendant une partie de sa route ; il se rendait chez un ami avec lequel il soupe ce soir.

— Je sais cela… mais Marie-la-Catelle ?…

« — La maison de la Catelle est sur notre passage, — m’a dit mon père ; — nous irons savoir si elle ne se ressent pas de sa pénible émotion d’avant-hier soir. »

— Hier matin, après l’avoir reconduite chez elle avec ta sœur, — reprit Brigitte, — nous avons laissé Marie calme et rassurée ; elle est courageuse… Mais que s’est-il donc passé depuis ?

— Malgré son caractère ferme, son empire sur elle-même, elle a subi le contre-coup de l’odieuse scène de l’autre soir ; et cette nuit, Marie-la-Catelle a été saisie d’un accès de fièvre chaude. On l’a saignée deux fois aujourd’hui ; tout à l’heure, nous l’avons trouvée dans un état désespéré.

— Grand Dieu !

— Pauvre Marie ! — dit Hêna en joignant les mains avec une expression navrée, tandis que ses yeux se remplissaient de larmes ; — quel malheur !

— La fatalité a voulu que sa belle-sœur fût partie hier pour Meaux avec son mari, — ajouta Hervé ; — la Catelle, presque mourante, est abandonnée en ce moment aux soins d’une servante…

— Hêna, vite, ma mante ! — dit Brigitte en se levant brusquement ; — ah ! je ne laisserai pas cette excellente amie livrée à des mains mercenaires !…

— Chère et excellente mère, tu préviens les désirs de mon père… — reprit Hervé, tandis que sa sœur s’empressait de chercher dans un coffre la mante de Brigitte. — Mon père m’a dit : « Va promptement avertir ta mère de ce malheur, je sais combien elle est affectionnée à notre amie, elle voudra la veiller cette nuit. »

— Certes, et j’y cours ! — répondit Brigitte en s’enveloppant dans sa mante, ne doutant, ne pouvant douter de la réalité de l’affligeante et trop vraisemblable nouvelle que lui apportait son fils.

— Mère, — dit Hêna, surprise, — tu ne m’emmènes donc pas avec toi ?

— Y songes-tu, mon enfant ? à cette heure de la nuit ?…

— C’est à moi, sœur, d’accompagner notre mère, — reprit Hervé. Puis l’infernal hypocrite ajouta avec un accent de tendresse contenue en offrant à Brigitte son front à baiser : — N’est-ce pas le plus doux de mes devoirs de veiller sur toi, bonne mère ? 


— Ah ! — dit Brigitte tout bas d’une voix émue en baisant son fils au front, — je te reconnais, mon Hervé d’autrefois !… Elle faisait ainsi allusion aux pénibles événements des derniers jours et déjà pardonnés, grâce à l’apparent repentir d’Hervé. Puis elle reprit tout haut : — Une femme de mon âge ne risque rien dans les rues, mon enfant, et je ne veux pas laisser ta sœur seule ici.

— Je ne suis pas peureuse, — répondit Hêna. — Je verrouillerai la porte en dedans ; je serai ainsi beaucoup plus rassurée qu’en te sachant à cette heure dans les rues sans protection. Mon Dieu ! mère, rappelle-toi donc ce qui est arrivé avant-hier à la Catelle… Permets qu’Hervé t’accompagne.

— Mère, — ajouta Hervé, — tu entends cette chère sœur ; je me joins à elle pour te supplier de…

— Mes enfants, nous perdons un temps précieux… Hélas ! n’oublions pas que notre amie est à cette heure, presque expirante, abandonnée aux soins d’une servante… Adieu ! adieu !…

— Quel malheur que justement notre oncle soit allé aujourd’hui à Saint-Denis ! — reprit Hervé en soupirant ; mais, semblant frappé d’une idée subite : — Mère, pourquoi Hêna et moi ne t’accompagnerions-nous pas ?

— Oh ! gentil frère, tu mérites d’être embrassé vingt fois pour cette pensée-là ! — dit la jeune fille sautant au cou d’Hervé, puis l’embrassant tendrement. — C’est convenu, mère, nous partons tous trois ? 


— Impossible de laisser la maison seule, mes enfants ; qui ouvrirait à votre père lorsqu’il rentrera ? Puis, maître Simon ne nous a-t-il pas, hier, envoyé ce petit sac de perles pour broder la robe de velours de madame la duchesse d’Étampes ? Ces perles ont une valeur considérable ; je serais dans une inquiétude mortelle en songeant que ces objets précieux restent sans gardien, tandis que te sachant là, mon Hervé, je ne craindrai rien, — ajouta Brigitte avec un regard de confiance affectueuse qui semblait dire à son fils : « — Tu es redevenu homme de bien, tu as, dans ton égarement, commis un larcin, je te confie un trésor. »

Hervé devina la secrète pensée de Brigitte, et, portant à ses lèvres la main de sa mère, il lui dit :

— Ta confiance en moi sera justifiée.

— Cependant, ce soir, un peu avant la nuit, nous avons quitté la maison pour aller nous promener au bord de la rivière, — reprit Hêna, — que risquerions-nous davantage maintenant en sortant tous trois ?

— Chère fille, tantôt il faisait encore jour, les boutiques de nos voisins étaient ouvertes, les malfaiteurs n’auraient rien osé tenter en un pareil moment ; tandis que, à cette heure, toutes les boutiques étant fermées, les rues, presque désertes, appartiennent aux larrons…

— Mais dans ces rues, tu vas t’exposer, mère !

— Je n’ai rien sur moi qui puisse tenter la cupidité des voleurs… Adieu ! adieu, mes enfants ! — ajouta Brigitte en embrassant tour à tour Hêna et son frère. — Ah ! je tremble en pensant que notre pauvre amie… Encore adieu !… Demain matin, chère fille, ton frère ou ton père te conduira chez la Catelle, où tu me trouveras… nous reviendrons ici ensemble… Hervé, éclaire-moi…

Brigitte descendit rapidement l’escalier précédée de son fils, qui portait la lampe ; à peine sa mère fut-elle sortie de la maison qu’Hervé remonta lentement dans la chambre haute, se disant :

— Il faut à ma mère une heure pour aller chez la Catelle, autant pour revenir ; mon père ne doit pas être de retour avant minuit… j’ai deux heures à moi…

Et pressant sur son cœur d’une main convulsive le scapulaire contenant la lettre d’absolution, Hervé rentra dans la chambre où Hêna se trouvait seule.


Hervé, de retour dans la chambre haute, vit, du seuil de la porte, sa sœur agenouillée ; surpris, il s’avança et lui dit :

— Hêna, que fais-tu ?

— J’ai prié Dieu qu’il veille sur notre mère et qu’il rende la santé à notre pauvre amie, — répondit la jeune fille en se relevant ; puis, essuyant ses yeux pleins de larmes, elle ajouta en soupirant : — Malgré moi, j’ai le cœur attristé ! Pourvu qu’il n’arrive aucun malheur à notre mère… — Ce disant, la jeune fille s’assit devant son métier de broderesse ; son frère prit place à côté d’elle sur un escabeau qu’il approcha, et après quelques moments de silence :

— Hêna, te rappelles-tu qu’il y a environ trois mois j’ai soudain changé de manière d’être avec toi ?

La jeune fille, assez surprise du commencement de cet entretien, répondit en s’occupant de sa broderie :

— Pourquoi me rappeler ces mauvais jours, mon frère ? Grâce au ciel, ils sont passés, ils ne reviendront plus…

— Te rappelles-tu, — poursuivit Hervé sans tenir compte de l’observation de sa sœur, — te rappelles-tu que, loin d’aller au-devant de tes caresses, je les repoussais ?

— Je ne veux pas me souvenir de cela, Hervé ; je ne m’en souviens plus maintenant…

— Hêna… j’avais fait alors dans mon cœur une étrange découverte…

— Quelle découverte ?

— Je t’aimais !…

La jeune fille laissa tomber son aiguille, se retourna vivement vers son frère et, attachant sur lui ses yeux étonnés, le regarda un moment en silence, puis reprit en souriant avec un accent de tendre reproche :

— Comment, tu as été si longtemps à découvrir que tu m’aimais ? et cette découverte a été pour toi… étrange ?

— Oui, — répondit Hervé ne relevant pas la naïve méprise de sa sœur, — oui, cette découverte a été tardive… oui, elle m’a paru étrange… Contre ce sentiment irrésistible, longtemps j’ai lutté, mes nuits se passaient sans sommeil…

— Tu ne dormais plus parce que tu m’aimais ?

— Parce que je t’aimais…

— Allons, Hervé, c’est mal de plaisanter sur ce pénible sujet… Oublies-tu notre chagrin à tous lorsque nous t’avons vu devenir soudain si sombre, si taciturne, nous témoigner presque de l’éloignement ? Notre pauvre petit Odelin, qui à cette époque est parti pour Milan avec maître Raimbaud, s’attristait moins peut-être de la pensée de nous quitter que de ta froideur envers nous tous…

— Que veux-tu, Hêna ? les remords ne me laissaient ni paix ni trêve…

— Les remords ?… — répétait la jeune fille interdite. — Quels remords ?…

— Ces déchirements de mon âme, un vague instinct d’espoir, m’ont poussé aux pieds d’un saint homme ; il m’a écouté en confession ; il m’a fait entrevoir les ressources inépuisables de la foi dès que l’on avait la foi… Je l’ai eue… je l’ai… Mes remords se sont évanouis, le calme est rentré dans mon cœur ; et maintenant, Hêna, je t’aime sans remords, sans lutte, je t’aime avec sécurité…

— Oh ! s’il en est ainsi, je continue ma broderie, — dit la jeune fille ; et se retournant vers son métier, elle se remit au travail, ajoutant d’un ton doucement enjoué : — Dès que le seigneur Hervé m’aime sans remords et avec sécurité, tout est dit ; il est vrai que je ne comprends absolument rien, mais rien, à ces grands mots de lutte, de déchirements à propos du retour de l’affection du seigneur Hervé pour une sœur qui l’aime autant qu’elle en est aimée !… — Puis, s’attristant et regardant son frère : — Tiens, mon ami, je regrette mes railleries, car enfin tu as souffert pendant longtemps, ta pauvre figure devenait méconnaissable, tu semblais accablé par un chagrin secret… l’on ne peut nier cela… De ce chagrin, quelle était la cause ? Nous l’ignorons encore…

— La cause était mon amour pour toi, Hêna !

— Encore ?… Allons, Hervé, je ne suis qu’une pauvre fille bien ignorante auprès de toi, qui sais le grec et le latin ; j’admire ton savoir, je le respecte ; mais lorsque tu me dis que la cause de ton secret chagrin était ton attachement pour moi, je…

— J’ai dit amour, Hêna…

— Amour, attachement, tendresse, n’est-ce pas la même chose ?

— Non… oh ! non !

— Comment, non ?

— Écoute-moi… Tu me parlais avant-hier de frère Saint-Ernest-Martyr ?

— Justement, tout à l’heure encore, je m’entretenais de lui avec notre mère… — Et s’interrompant : — Mon Dieu ! chère bonne mère ! quand je songe qu’à cette heure elle est dans les rues, sans personne qui puisse la protéger !… La demeure de la Catelle est si éloignée d’ici…

— Rassure-toi, notre mère ne court aucun danger.

— Que le ciel t’entende, Hervé !

— Il m’entendra… Mais revenons au frère Saint-Ernest-Martyr, dont tu parlais tout à l’heure encore à notre mère… Dis-moi, ce moine, l’aimes-tu de la même manière que tu m’aimes ?

— Est ce que cela se peut comparer ? J’ai passé ma vie près de toi, tu es mon frère… et je n’ai pas vu plus de cinq à six fois ce jeune moine…

— Tu l’aimes… je le sais… ne mens pas !


— Mon Dieu ! de quel air tu me dis cela, Hervé… tu parais fâché. Qu’as-tu donc ?

— Réponds… Tu aimes ce moine ?

— Certainement, de même que l’on aime ce qui est juste et bien… parce que je connais les belles et bonnes actions de frère Saint-Ernest-Martyr… Et toi-même, avant-hier encore, tu m’as raconté de lui un trait si touchant, que…

— Tu veux ruser avec moi.

— Je ne comprends pas ce reproche, Hervé…

— Tu penses continuellement à ce moine ?

— Continuellement, non… mais ce soir je disais à notre mère que je m’étonnais de penser à lui si souvent…

— Ainsi, tu l’avoues ?…

— Pourquoi te cacherais-je ma pensée, puisque je l’ai confiée à notre mère ?

— Hêna, suppose que nos parents songent à te marier, que ce jeune moine, au lieu d’être religieux, soit libre, puisse enfin devenir ton mari, et qu’il t’aimât… l’épouserais-tu ?

— Quelle folle supposition !

— Enfin, admets-la. S’il n’était pas moine, s’il t’aimait, si nos parents consentaient à ce mariage, tu épouserais cet homme avec joie ?…

— Cher frère, tu me fais là des questions…

— Avoue-le… tu l’épouserais ? — répéta Hervé d’une voix sourde, attachant sur sa sœur un regard jaloux et féroce qu’elle ne put remarquer, car la broderie dont elle s’occupait l’aidait à cacher l’embarras où la jetait le singulier interrogatoire qu’elle subissait ; mais sa loyauté naturelle reprenant le dessus, Hêna, rougissant, répondit sans lever les yeux sur son frère :

— Pourquoi n’épouserais-je pas avec joie un homme de bien, si nos parents consentaient à ce mariage ?

— Il est donc vrai ! tu aimes ce moine ! oui, tu l’aimes d’amour ! 
 Son souvenir t’obsède malgré toi… c’est de l’amour… Le trouble, l’affliction, qu’avant hier tu ressentais lorsqu’on l’a transporté ici blessé, les larmes que j’ai surprises dans tes yeux… c’était de l’amour !

— Tiens, Hervé, je ne sais pourquoi tes paroles me troublent, m’inquiètent, me serrent le cœur, me donnent envie de pleurer… Il n’en était pas ainsi lorsque ce soir je m’entretenais de frère Saint-Ernest-Martyr avec ma mère… Puis, ta figure est sombre, presque irritée…

— C’est que, vois-tu… ce moine, je le hais à la mort !

— Lui ! mon Dieu !… Que t’a-t-il fait ?

— Ce qu’il m’a fait ?… — reprit Hervé, effrayant. — Tu l’aimes !

— Mon frère ! — s’écria Hêna en quittant son métier pour se jeter au cou d’Hervé, qu’elle enlaça de ses bras, — d’où vient ta colère ?…

Hervé, éperdu, serrait sa sœur dans une étreinte passionnée, couvrait de baisers son front et ses cheveux, tandis qu’Hêna, répondant innocemment à ces caresses, disait avec une douce émotion :

— Bon frère, tu n’es plus fâché ?… Si tu savais combien j’étais alarmée de te voir une figure si méchante…

Soudain l’on frappa fortement à la porte de la maison ; le frère et la sœur entendirent la voix sonore et joyeuse du franc-taupin chantant son refrain favori :

« Un franc-taupin, un arc de frêne avait
» Tout vermoulu, à corde renouée ;
» Dérideron, vignolle sur vignon ! »

Hervé tressaillit de fureur ; puis, réfléchissant, il courut à la, croisée de la chambre, l’ouvrit, et se penchant au dehors :

— Mon oncle, c’est vous ?

— Oui… Je reviens de Saint-Denis ; je n’ai pas voulu rentrer sans vous donner le bonsoir à tous.

— Ah ! cher oncle, un grand malheur est arrivé ! La Catelle est mourante ; elle a fait appeler ma mère qui est partie aussitôt. Je n’ai pu l’accompagner, obligé de rester ici auprès d’Hêna en l’absence de mon père. Nous sommes bien inquiets en songeant que notre mère sera forcée de revenir ici seule au milieu de la nuit…

— Seule ! Et moi donc, ventre saint Quenet ! à quoi suis-je bon, sinon à veiller sur ma sœur ! — reprit Joséphin. — Je cours de ce pas chez la Catelle ; je ramènerai votre mère… Soyez sans inquiétude, chers enfants ; bonsoir… À mon retour, je vous embrasserai si vous n’êtes pas couchés.

Le franc-taupin s’éloigna en toute hâte ; Hervé ferma la fenêtre et se rapprocha d’Hêna, qui lui dit :

— Pourquoi as-tu engagé notre oncle à aller ce soir chercher ma mère ? Elle doit rester toute la nuit auprès de la Catelle… Tu ne me réponds pas… voilà ta figure redevenue sombre… Mon Dieu ! qu’as-tu ?… Mon frère, mon frère, ne me regarde pas ainsi… je suis toute tremblante…

— Hêna, je t’aime… je t’aime d’amour !…

— Je… ne sais pas ce… que… tu veux dire… mais tu me fais peur…

— L’amour que tu ressens pour ce moine, que j’abhorre… je le ressens pour toi !

— Hervé… ton esprit s’égare… tu ne songes pas à tes paroles…

— Il faut que tu sois à moi !…

— Grand Dieu ! est-ce que je deviens folle aussi ?… est-ce que c’est vrai… ce que je vois… ce que j’entends…

— Hêna !…

— Ne m’approche pas !…

— Es-tu belle !… es-tu belle !…

— Grâce… Hervé… mon frère… tu n’as donc plus ta raison ?… Reconnais-moi donc, c’est moi… Hêna… ta sœur… moi qui suis là devant toi… à tes genoux…

— Viens…

— Au secours !… ma mère !… mon père !…


— Ta mère est loin… ton père aussi… nous sommes seuls, dans l’ombre… et je suis absous !…

Ce monstre, voulant ensevelir son forfait au milieu des ténèbres, renverse la lampe d’un coup de poing, s’élance sur Hêna, la saisit entre ses bras ; elle lui échappe, gagne la porte qui communique sur l’escalier conduisant à la salle basse, le descend en quelques bonds. Hervé se précipite à sa poursuite, l’atteint au moment où elle vient de franchir les derniers degrés ; la malheureuse enfant appelle à l’aide ! mais son frère, la contenant d’une main, tâche de l’autre d’étouffer ses cris, de crainte qu’ils soient entendus des voisins. Tout à coup la porte d’entrée de la maison s’ouvre, laisse pénétrer la clarté de la lune dans la salle basse, l’éclaire, et Brigitte paraît au seuil du logis ; frappée d’épouvante, elle aperçoit sa fille se débattant aux bras de son frère et murmurant d’une voix affaiblie : — Au secours !… au secours !… — Le misérable, furieux de voir sa victime sur le point de lui échapper, étourdi par le vertige du crime, ne reconnaît pas d’abord Brigitte, repousse Hêna derrière lui, saisit au foyer un lourd fourgon de fer ; il va s’en servir comme d’une massue, ne reculant pas devant le meurtre pour se délivrer d’un témoin importun… Déjà l’arme terrible est levée, lorsque l’incestueux distingue à la clarté de la lune les traits de sa mère, qu’il allait frapper.

— Sauve-toi, mère ! il va te tuer… il est fou… j’allais succomber à ses violences !… — murmure Hêna, tombée à genoux défaillante de terreur ; et, incapable de se relever, elle s’efforce de se traîner vers Brigitte, qui, frissonnant d’horreur à l’aspect de son fils, s’écrie :

— Infâme ! Voilà donc pourquoi tu m’as éloignée d’ici par un mensonge ! Dieu a voulu qu’à moitié chemin j’aie rencontré le beau-frère de la Catelle…

— Sortez ! — crie Hervé en proie à un délire féroce ; et relevant le fourgon de fer qu’il avait abaissé dans le premier moment de sa surprise, il menace de nouveau Brigitte, — sortez !

— Malheureux !…


— Oh !… sortez !

— Parricide ! lever ce fer sur moi… ta mère !…

— Tous mes crimes sont absous !… Inceste… parricide… tout est absous !… Sortez, ou je vous tue !…

À peine ces épouvantables paroles sont-elles prononcées, que le bruit de pas nombreux et hâtés parvient dans la salle basse à travers la porte laissée ouverte par Brigitte ; presque aussitôt une troupe d’archets du guet, commandés par un sergent d’armes et guidés par un homme vêtu d’un frac noir, à capuchon rabattu, s’arrêtent et se groupent devant la demeure de Christian Lebrenn. Le franc-taupin les a rencontrés à peu de distance du pont au Change ; quelques mots échangés entre les soldats l’ont mis sur la voie de leur mission. Inquiet et rebroussant chemin, il les a suivi de loin. Le sergent du guet entre au moment où Hervé venait de menacer la vie de sa mère…

— Christian Lebrenn demeure ici ? — dit le soldat. — Où est-il ?

Brigitte, bouleversée, ne peut répondre ; Hêna trouve la force de se relever, de courir vers Brigitte et de se jeter dans ses bras. Hervé laisse tomber à ses pieds le fer dont il s’est armé, reste immobile, farouche, les bras croisés sur sa poitrine. L’homme au visage masqué par la cagoule de son froc (hélas ! cet homme était Jean Lefèvre, l’un des disciples de Loyola) dit quelques mots à l’oreille du sergent du guet ; celui-ci s’adressant de nouveau à Brigitte d’une voix rude :

— Répondez… C’est ici la demeure de Christian Lebrenn, artisan d’imprimerie ?

— Oui, — réponds Brigitte, oubliant un moment les horreurs dont elle frémit encore ; et très-alarmée de la visite de ces soldats, elle reprend : — Mon mari est absent.

— Vous êtes la femme de Christian Lebrenn ? — reprend le soldat ; puis indiquant tour à tour du geste Hêna et Hervé : — Ce jeune homme et cette jeune fille sont vos enfants ?

— Oui.

— Par ordre de M. Jean Morin, lieutenant criminel, je suis chargé d’arrêter Christian Lebrenn, imprimeur, sa femme, son fils et sa fille, accusés d’hérésie.

— Mon mari n’est pas ici ! — s’écrie Brigitte, songeant d’abord au salut de Christian, quoique frappée de stupeur et de crainte par cette menace d’arrestation. Soudain, à quelques pas derrière les archers, qu’il dépassait de toute la tête, grâce à l’élévation de sa taille, le franc-taupin apparaît aux yeux de Brigitte. D’un geste, il lui fait signe de garder le silence, car elle allait l’appeler à son aide dans cette pénible circonstance ; puis il disparaît.

— Vous prétendez que votre mari n’est pas ici ? — reprend le sergent. — Vous mentez ! vous voulez le cacher… Nous allons fouiller la maison… — Et, s’adressant à ses hommes : — attachez les mains de ce jeune homme, de cette jeune fille et de cette femme, et surveillez-les.

Jean Lefèvre, le visage complètement caché par la cagoule de son froc, ne pouvait être reconnu de Brigitte ; il savait les êtres de cette maison, au foyer de laquelle il s’était si souvent assis en ami !… Il fait signe au sergent de le suivre, et prenant un fallot des mains de l’un des archers, il gravait les degrés de l’escalier, entre dans la chambre des deux époux, et indiquant du geste le bahut où Christian plaçait ce qu’il avait de plus précieux, il lui dit :

— Les papiers en question doivent se trouver là, dans un coffret de bois noir.

La clef était restée dans la serrure du meuble, dont le sergent ouvre les deux battants ; il aperçoit et prend sur l’une des tablettes un assez grand coffret.

— C’est cela même, — dit Jean Lefèvre. — donnez-moi cette cassette ; je la remettrai moi-même à M. le lieutenant criminel.

— Ce Christian est caché quelque part, — reprit le sergent en regardant sous le lit et derrière les rideaux ; — il doit être ici.

— C’est presque certain, — dit Jean Lefèvre. — Il sort très-rarement le soir ; l’on devait d’autant mieux espérer le trouver ici à cette heure, qu’il a passé une partie de la dernière nuit dehors…

— Pourquoi n’est-on pas allé l’arrêter dans la journée à l’imprimerie de M. Estienne ? — ajouta le sergent en continuant ses recherches, — on ne l’aurait pas manqué.

— À cela, je répondrai d’abord, mon ami, que malheureusement, vu l’absence de M. le lieutenant criminel, mandé depuis le matin chez monseigneur le cardinal Duprat, notre ordre d’arrestation n’a pu être délivré que très-tard dans l’après-dînée ; puis, vous le savez aussi bien que moi, les artisans de M. Estienne sont infectés d’hérésie, ils ont des armes, ils auraient tenté de résister violemment à l’arrestation de leur camarade. Force fût restée, sans doute aux archers ; mais pendant cette lutte, Christian pouvait fuir, tandis qu’il y avait mille chances de le surprendre chez lui sans défiance au milieu de la nuit.

— Et pourtant, jusqu’ici il nous échappe ! — reprit le sergent après de nouvelles investigations ; et remarquant la porte de la chambre d’Hêna, il fouille aussi cette pièce sans plus de résultat, et dit : — Rien non plus de ce côté.

— Alors, visitons le galetas ! Donnez-moi la lanterne et venez. S’il n’est pas là-haut, il nous faut renoncer pour cette fois à notre capture… Heureusement, nous avons la femme, les enfants… et ceci… — ajouta le jésuite en montrant le coffret qu’il tenait sous son bras ; — nous retrouverons toujours bien Christian.

Ce disant, Jean Lefèvre ouvre la porte du placard communiquant au renfoncement où aboutissait l’échelle de meunier, la gravit, suivi du sergent, arrive dans le grenier qui avait servi de refuge à l’inconnu, aperçoit un matelas, quelques restes de pain et de fruit, et sur un escabeau un encrier, des plumes, enfin, épars sur le plancher, des fragments de papier déchirés.

— Quelqu’un s’est caché ici et y a séjourné ! — dit vivement le sergent ; — ce matelas, ces vivres, annoncent la présence d’un étranger. — Puis, courant vers la petite fenêtre donnant sur la rivière : — Peut-être Christian s’est échappé par là ?

Pendant que l’archer se livrait à de nouvelles recherches, fouillant en vain les coins et les recoins du galetas, Jean Lefèvre ramassait soigneusement les fragments de papier écrit disséminés sur le plancher, les rassemblait, et agenouillé près de l’escabeau, où il venait de placer la lanterne, les examinait attentivement ; soudain il tressaille et s’écrie :

— Quel soupçon ! la présence de Christian hier à Montmartre… Oh ! quelle découverte !… Mais pour en profiter, il n’y aurait pas un moment à perdre… — Et se relevant, il dit au sergent, qui achevait ses perquisitions infructueuses : — Il y a tout lieu de penser que Christian Lebrenn n’est pas ici ; je crois soupçonner la cause de son absence… Il faudra cependant, avant de quitter cette maison, visiter la chambre où couchaient ses deux fils ; elle est située derrière la salle basse. Hâtons-nous, votre expédition n’est pas terminée ; il vous faudra sans doute sortir de Paris cette nuit.

— Sortir de Paris, mon révérend ?

— Oui, peut-être ; mais il faut que j’avise auparavant M. le lieutenant criminel. Oh ! quelle découverte ! quelle découverte !… pouvoir écraser d’un coup la nichée de vipères !…

Jean Lefèvre et le sergent redescendent dans la salle basse ; et après quelques mots dits à l’oreille du soldat, le jésuite sort de la maison, emportant le coffret où sont renfermées les légendes et les reliques de la famille Lebrenn.

La chambre occupée par Hervé est fouillée aussi vainement que les autres pièces de la maison. Durant ces recherches, Brigitte s’est efforcée de calmer la frayeur de sa fille ; Hervé, morne et sombre, les mains liées de cordes comme sa mère et sa sœur, est resté étranger à ce qui se passait autour de lui. Le sergent du guet, renonçant à la capture de Christian, signifie à Brigitte de le suivre avec ses enfants. Elle le supplie d’avoir compassion de sa fille, qui, à la suite de tant
 d’émotions diverses, pouvait à peine se soutenir ; le sergent répond durement que si la jeune hérétique ne peut marcher, on la traînera. Puis il dit à ses archers :

— Que trois d’entre vous restent dans cette maison ; lorsque Christian frappera pour rentrer chez lui, vous ouvrirez la porte, et vous vous assurerez facilement de sa personne.

Brigitte ne peut retenir un douloureux gémissement en entendant donner cet ordre : Christian devait, pensait-t-elle, tomber fatalement dans ce piège revenant sans défiance à son foyer. Les trois archers s’enferment dans la salle basse ; les autres, sous la conduite de leur chef, sortent de la maison, et, emmenant Brigitte et ses deux enfants, se remettent en marchent.

— Par pitié, — dit la malheureuse mère au sergent, — déliez mes mains, que je puisse donner à ma fille l’appui de mon bras ; elle est si défaillante, qu’il lui sera impossible de nous suivre…

— C’est inutile, — reprit le sergent, — au bout du pont vous serez séparées ; vous n’allez pas dans la même prison que votre fille.

— Grand Dieu ! où l’emmenez-vous donc ?

— Au couvent des Augustines… Vous irez, vous, au Châtelet… Marchons…

Hervé, jusqu’alors concentré dans sa muette et farouche impassibilité, dit vivement au sergent :

— Si l’on doit me conduire dans un couvent, je demande à aller aux Cordeliers.

— M. le lieutenant criminel décidera, — répondit le sergent. — Marchons…

Les archers, un instant stationnaires, continuent leur chemin. Hélas ! comment peindre la douleur, le désespoir d’Hêna et de sa mère en apprenant qu’elles n’auront pas même la consolation de subir ensemble leur dernière infortune ? Cependant, un éclair d’espérance luit dans l’âme de Brigitte : elle avait échangé ses dernières paroles avec le sergent non loin de la croix dressée au milieu du pont, et près de laquelle les archers passaient en ce moment ; la femme de Christian voit le franc-taupin agenouillé au pied de cette croix se frappant la poitrine à grands coups de poing et criant comme un énergumène :

— Seigneur ! Seigneur ! ton œil a tout vu… ton oreille a tout entendu… rien n’est caché pour toi… aie pitié de moi, misérable pécheur que je suis !… grâce à toi, je serai sauvé… j’en ai l’espoir ! !

— Voilà un bon catholique ; il ne saurait manquer de faire son salut, — dit le sergent du guet en se signant devant la croix et remarquant le franc-taupin à genoux, qui continuait à se frapper la poitrine avec furie, tandis que les archers s’éloignèrent en emmenant leurs prisonniers.

— Soyez béni, mon Dieu ! — se disait Brigitte, devinant la secrète pensée de Joséphin, — mon frère a tout vu, tout entendu ; il restera aux abords de la maison, il espère sauver Christian du danger qui le menace, il lui apprendra que ma fille est conduite au couvent des Augustines et moi à la prison du Châtelet.

Tel était en effet le dessein du franc-taupin. Lorsque les archers eurent disparu, il se rapprocha de la maison de Christian, la contemplant avec une profonde tristesse à la brillante clarté de la lune. Par hasard son regard s’arrêta sur un scapulaire tombé au seuil de la porte ; il le reconnut pour l’avoir vu sur la poitrine d’Hervé lorsqu’il allait parfois le soir lui dire adieu et l’embrasser dans son lit. Les cordons de ce scapulaire, contenant la lettre d’absolution, s’étant rompus durant la lutte violente d’Hêna contre son frère, le sachet, détaché du cou d’Hervé, avait coulé entre sa chemise et son pourpoint ; puis glissé à terre lorsque la famille captive quittait sa demeure. Le franc-taupin ramassa en soupirant cette relique, elle appartenait à un neveu qu’il chérissait et dont il ignorait les crimes ; il se promit de la conserver comme un souvenir et resta aux aguets sur le pont, guettant le retour de Christian afin de l’avertir du danger qui l’attendait chez lui et de l’arrestation de sa femme et de ses enfants.


Pendant que tant de douloureux événements se passaient dans sa maison, Christian, accompagné de son hôte mystérieux, gravissait les premières pentes de la colline de Montmartre en suivant le chemin qui conduit à l’abbaye.


— Monsieur Lebrenn, — dit M. Jean, depuis quelques moments silencieux, — je croirais faire acte d’ingratitude et de défiance en vous cachant plus longtemps mon nom ; peut-être est-il déjà parvenu jusqu’à vous… Je suis Jean Calvin.

— Vous, monsieur ? — reprit Christian avec un accent de surprise et de profonde déférence. — Ah ! je m’honorerai toujours d’avoir donné asile au chef de la réforme en France, à celui qui propage les idées nouvelles au péril de sa vie…

— Il n’y a pas d’apostolat sans martyrs ; notre cause les compte déjà par milliers… Peut-être augmenterai-je bientôt leur nombre, ma vie est entre les mains du Seigneur !

— Nos ennemis sont puissants.

— Savez-vous, si je ne me trompe, quels seront les plus acharnés d’entre eux ?…

— Achevez, monsieur…

— Ce seront les jésuites, de qui vous avez hier surpris le secret. Leurs desseins n’étaient cependant pas si absolument cachés que je ne fusse déjà vaguement instruit des efforts tentés par leur chef pour grouper autour de lui des hommes actifs, dévoués, résolus ; de là, le vif intérêt que m’inspirait le récit de votre parent, autrefois page de Loyola, en ce temps-là capitaine. Cette révélation et la vôtre m’ont donné la clef du caractère du fondateur de la compagnie de Jésus, de son implacable besoin de domination et des moyens dont il se sert pour assouvir son ambition et la faire partager, la léguer à ses sectaires. La discipline militaire, qui rend le soldat l’instrument passif de son chef, appliquée à la domination des âmes, qu’elle rend non moins passives, non moins serviles ; cet infernal projet d’attirer à soi, de diriger, d’assujettir toutes les consciences, grâce à la complicité sacrilége d’une doctrine innocentant, encourageant les plus détestables passions de l’humanité, tels sont les procédés de cet homme effrayant. Il l’a dit avec une profonde connaissance de la corruption de nos tristes temps, où la superstition semble augmenter en raison de la scélératesse : — « Toutes les voies s’aplaniront devant les pénitents d’un jésuite ; un manteau tutélaire couvrira leurs crimes ; ce sera quelque chose de redoutable d’encourir leurs ressentiments ! »

— Ah ! je vous l’avoue, monsieur, j’ai frémi en entendant cet homme distribuer l’empire du monde à ses disciples au nom de cette doctrine impie… Elle doit, il faut l’avouer avec douleur, donner aux jésuites une action formidable tant que l’homme ne sera pas régénéré ; mais, grâce à Dieu, la réforme compte aussi des disciples dévoués !

— Oui ; et quoique encore en petit nombre, ils appartiennent à des rangs divers ; tout ce qui pense, tout ce qui porte en soi le sentiment de la dignité humaine et de la liberté de conscience, l’horreur des abus, des scandales, des forfaits, depuis si longtemps commis au nom d’un Dieu de justice et de paix, tous les esprits droits, purs, généreux, sont avec nous ; la réunion de ce soir vous le prouvera, je l’espère. Savants, poètes, commerçants, artisans éclairés comme vous, monsieur Lebrenn ; riches bourgeois, gens d’épée, viendront confesser la vérité évangélique.

— Hélas ! monsieur, c’est une terrible extrémité que la guerre civile… cependant viendra peut-être le jour où les gens d’épée seront nécessaires à la défense de la réforme !

— Ah ! puisse ce jour néfaste n’arriver jamais ! Mon avis est que l’on doit pousser jusqu’aux dernières limites la patience, la résignation, le respect des lois et de l’autorité royale ; mais s’il fallait tirer l’épée, non pour imposer par la violence l’Église évangélique, grand Dieu ! je répudierais cet attentat de toutes les forces de ma conviction ; mais s’il fallait défendre notre vie, celle de nos frères, contre une sanglante persécution, les défenseurs ne manqueraient pas à notre cause. Parmi ceux-là, nous compterions, je pense, un jeune homme à peine aujourd’hui sorti de l’adolescence et chez qui tout annonce, dit-on, un grand capitaine ; vous le verrez ce soir, je l’espère, à notre réunion.

— Quel est son nom ?

Gaspard de Coligny.

— Ce nom ne m’est pas inconnu…

— Son père a brillamment combattu dans les dernières guerres d’Italie et d’Allemagne ; il est mort laissant ses fils encore enfants. Madame de Coligny, pieuse et vaillante femme, les a élevés dans la foi évangélique. J’ai trouvé, il y a un an, refuge chez elle, dans son château de Châtillon-sur-Loing en Bourgogne ; là, j’ai connu son fils aîné, Gaspard. La précoce maturité de l’esprit de ce jeune homme, sa mâle douceur, ses vertus, son dévouement à notre cause, ont éveillé en moi les plus heureuses espérances, et…

— Monsieur, — dit Christian à voix basse en interrompant Jean Calvin, — nous sommes, je le crois, suivis ; je remarque depuis quelque temps, à peu de distance derrière nous, trois personnes qui semblent régler leurs pas sur les nôtres.

— Arrêtons-nous, laissons-les passer ; nous verrons s’ils s’obstinent à nous suivre. Peut-être aussi sont-ce des nôtres qui, comme nous, se rendent au lieu de l’assemblée.

Christian et Jean Calvin s’arrêtèrent ; bientôt ils furent dépassés par trois hommes vêtus de couleur sombre, portant tous trois l’épée ; l’un d’eux, à la faveur de la clarté de la lune, qui venait de se lever à l’horizon, parut examiner attentivement Jean Calvin en passant près de lui ; puis, après avoir encore marché pendant quelques instants avec ses amis, il les quitta, revint sur ses pas, et s’approchant de Christian et de son compagnon, dit en portant la main à sa toque :

— Monsieur Calvin, je suis heureux de vous rencontrer.

— Monsieur de Coligny ! — reprit le réformateur avec un accent de joie, — vous êtes venu… mon espoir n’a pas été déçu ! 


— Il ne pouvait l’être, monsieur ; je devais me rendre à l’appel de celui dont je partage les doctrines et qui mérite à tant de titres l’estime et l’affection de ma mère.

— Les deux personnes dont vous êtes accompagné, monsieur de Coligny, sont des nôtres ?

— Oui, monsieur ; l’un est français, l’autre étranger, tous deux voués à notre cause. J’ai cru pouvoir les amener à notre réunion ; je réponds d’eux comme de moi-même. Me permettrez-vous, monsieur Calvin, de vous les présenter ? L’un est un prince d’Allemagne, Karl de Gerolstein, cousin du prince des Deux-Ponts, et comme lui l’un des plus valeureux partisans de Luther ; mon autre ami, fils puîné de M. le comte Neroweg de Plouernel, l’un des plus grands seigneurs de Bretagne et d’Auvergne, est pour la réforme aussi zélé que l’est son frère aîné pour le maintien de l’Église de Rome.

— Tristes divisions du foyer domestique ! — dit Jean Calvin en soupirant. — Espérons que la lumière évangélique éclairera, pénétrera tous les cœurs de la grande famille du Christ !

— Puisse cette ère de paix et de concorde venir bientôt, monsieur Calvin, — répondit Gaspard de Coligny ; — l’avénement de cet heureux jour est vivement désiré par mon ami Gaston, vicomte de Plouernel, capitaine au régiment de Bretagne. Il a, de tout son pouvoir, propagé la réforme dans sa province ; et pour vous le peindre d’un trait, j’ajouterai que souvent, ma mère m’a dit que je ne pouvais choisir un ami plus sage, plus méritant que Gaston de Plouernel…

— Le jugement d’une mère, et d’une mère telle que madame de Coligny, ne saurait s’égarer dans le choix des amis de son fils, — répondit Jean Calvin. — Notre cause est celle de tous les gens de bien. Je désire témoigner à vos amis ma reconnaissance du concours qu’ils nous apportent.

Gaspard de Coligny alla rejoindre ses amis afin de les prévenir du désir de Jean Calvin.

Christian, au nom du vicomte Neroweg de Plouernel, tressaillit de surprise ; le hasard le rapprochait de l’un des descendants des Neroweg, cette race de seigneurs francs avec qui les fils de Joel-le-Gaulois s’étaient tant de fois rencontrés, pour leur malheur, à travers les âges. Il ressentait une sorte de répulsion instinctive à l’égard du vicomte de Plouernel, et jeta sur lui un regard inquiet et sombre lorsque, accompagné de M. de Coligny et du prince Karl de Gerolstein, il s’avança vers Jean Calvin. Pendant que celui-ci échangeait quelques paroles avec les nouveaux venus, Christian examinait curieusement le descendant des Neroweg. Ses traits offraient le caractère typique de sa race : cheveux d’un blond vif, nez aquilin, yeux ronds et perçants ; mais l’artisan fut frappé de l’expression de franchise et de bonté qui rendait attrayante la physionomie de ce jeune homme, âgé de quelques années de plus que Gaspard de Coligny.

— Messieurs, — dit Jean Calvin, dont la voix vint interrompre les réflexions de Christian, — messieurs, je suis heureux de vous présenter à mon tour l’un des nôtres, M. Lebrenn, digne et savant auxiliaire des travaux d’imprimerie de notre ami Robert Estienne. M. Lebrenn a généreusement risqué de grands périls pour m’offrir l’hospitalité ; enfin, c’est à lui que nous devons la découverte de la localité où nous pourrons, cette nuit, nous réunir secrètement et sans danger.

— Monsieur, — reprit Gaspard de Coligny, s’adressant à Christian d’un ton pénétré, — mes amis et moi, nous partageons la reconnaissance de M. Jean Calvin.

— Et de plus, monsieur Lebrenn, — ajouta Neroweg, vicomte de Plouernel, — j’aime à rencontrer ici l’un des coopérateurs de l’illustre Robert Estienne… Nous autres gens de guerre, nous n’avons à mettre au service de la sainte cause de la liberté de croyance que notre épée, s’il faut la tirer un jour ; mais vous et les compagnons de vos travaux, monsieur Lebrenn, vous possédez un merveilleux talisman : l’imprimerie !… Gloire à cette découverte ! la lumière succède aux ténèbres ! déjà l’Écriture sacrée, au nom de laquelle l’Église de Rome imposait aux peuples ignorants ou crédules tant d’idolâtries séculaires, l’Écriture sacrée n’est plus un mystère… elle doit à l’imprimerie une seconde révélation ; grâce aux féconds résultats de l’imprimerie, la fraternité évangélique régnera un jour sur la terre !

— Vos paroles sont profondément justes, monsieur de Plouernel ; oui, la découverte de l’imprimerie est marquée du doigt de Dieu, — dit Jean Calvin. — Mais la nuit s’avance, nos amis nous attendent sans doute, allons les rejoindre. — Et ayant à ses côtés Gaspard de Coligny et le vicomte de Plouernel, Jean Calvin continua de gravir la pente sinueuse de la colline de Montmartre.

Christian, dans l’extrême surprise où le jetaient les affables paroles du descendant des Neroweg, ne trouva tout d’abord, à son grand regret, un seul mot à lui répondre ; il suivit silencieusement Jean Calvin, ne remarquant pas que le prince Karl de Gerolstein l’observait depuis quelques moments avec une attention croissante. Ce seigneur, dans la vigueur de l’âge, d’une figure mâle et ouverte chemina quelques pas aux côtés de l’artisan, puis lui dit :

— Croyez-le, monsieur, si je n’ai pas tout à l’heure payé, comme mes amis, un juste éloge à la courageuse hospitalité accordée par vous à Jean Calvin, je n’apprécie pas moins la générosité de votre conduite… Votre nom m’a frappé ; il a éveillé en moi de nombreux souvenirs…

— Mon nom… prince ?

— De grâce, épargnez-moi cette appellation princière ; Christ l’a dit : « Tous les hommes sont égaux devant Dieu !… » Vous vous appelez Lebrenn ?

— Oui, monsieur.

— Le berceau de votre famille est la Bretagne armoricaine ?

— Oui, monsieur.

— Avant la conquête de la Gaule par Jules César, votre famille habitait près des pierres sacrées de Karnak ?…

Christian regarda Karl de Gerolstein, sans dissimuler sa stupeur de rencontrer un étranger singulièrement instruit de ces particularités de famille remontant à tant de siècles ; le prince poursuivit :

— Vers le milieu du huitième siècle, l’un de vos aïeux, nommé Ewrag, fils de Vortigern, l’un des plus intrépides défenseurs de l’indépendance de la Bretagne, et petit-fils d’Amael, qui connut Charlemagne, quitta sa terre natale ?

— Oui, après la grande insurrection armoricaine. Les Bretons avaient fait appel dans cette révolte aux pirates northmans établis à l’embouchure de la Loire ; Ewrag s’embarqua pour le Nord avec ces gens de mer.

— Il laissait en Gaule deux de ses frères ?

— Rosneven et Gomer…

— Cet Ewrag, désormais établi au Danemark, eut un petit-fils nommé Gaelo ; il fut, en l’année 912, l’un des chefs de pirates qui vinrent assiéger Paris sous le commandement du vieux Rolf, plus tard duc de Northmandie ?

— Encore une fois, monsieur, comment savez-vous ?…

Karl de Gerolstein sourit et reprit :

— Gaelo fut reconnu comme l’un des membres de votre famille par Eidiol, en ces temps-là doyen des nautoniers parisiens ?

— En effet, Gaelo fut amené blessé dans la maison de mon aïeul Eidiol ; l’on aperçut en pansant la blessure du pirate northman ces deux mots : Brenn-Karnak, tracés sur son bras en caractères ineffaçables, usage souvent adopté en ces temps désastreux où la violence et l’esclavage séparaient fréquemment les familles dès le berceau. Grâce à ces signes indélébiles, elles pouvaient du moins espérer de reconnaître et retrouver leurs enfants au milieu de tant de bouleversements.

— Gaelo, après avoir épousé la belle Sygne, l’une des Vierges-aux-Boucliers, faisant partie de l’expédition du vieux Rolf, repartit pour le Nord ?


— Oui ; et depuis des siècles, nous avons toujours ignoré le sort de cette branche de notre famille. Mais, monsieur, je vous le répète, il m’est impossible de comprendre comment vous, prince allemand, vous possédez une connaissance si exacte des annales de ma famille roturière et de race gauloise ?

— Votre surprise cessera lorsque…

Karl de Gerolstein fut interrompu par Jean Calvin, qui, se retournant vers Christian, lui dit :

— Nous voici au sommet de la montée ; quel chemin prenons-nous ?

— Je vais marcher le premier et vous l’indiquer, — répondit Christian. Et il hâta le pas, tandis que le prince de Gerolstein lui disait :

— Il m’est impossible d’avoir avec vous un entretien suivi, dont je suis, pour mille raisons, très-désireux. Où demeurez-vous ?

— Sur le pont au Change, en face et à droite de la croix, en venant du côté du Louvre.

— Je me rendrai chez vous demain soir ; je choisis cette heure, monsieur Lebrenn, afin de ne pas vous distraire de vos travaux. — Et, tendant la main à l’artisan, le prince Karl de Gerolstein ajouta : — Donnez-moi la main, Christian Lebrenn ; nous sommes du même sang… Mon fils, encore adolescent, sait que le berceau de notre race est la vieille Gaule armoricaine ; le hasard des siècles et des conquêtes a rendu notre maison souveraine, mais nous sommes d’origine plébéienne…

Le prince, après avoir cordialement serré la main de Christian, ébahi, alla rejoindre Jean Calvin et ses amis. Justin, placé en vedette à l’entrée du sentier rocailleux conduisant à la carrière, s’avança vers son compagnon d’atelier, lui disant :

— Je commençais à m’alarmer. Toutes les personnes convoquées au rendez-vous sont depuis longtemps arrivées ; j’en ai compté soixante-deux… Je reste ici de guet ; maître Robert Estienne a prié l’un de ses amis d’aller veiller vers l’escarpement de l’excavation où aboutit l’issue souterraine de la carrière… Tu sais, ce couloir pratiqué derrière la grosse pierre à l’abri de laquelle nous étions cachés l’autre nuit pendant l’entretien d’Ignace de Loyola et de ses disciples ? J’ai visité ce matin cette voie ; elle est praticable.

— Ainsi, en cas d’alarme, tu accourrais avertir l’assemblée ?

— Oui ; et de son côté, l’ami de maître Robert Estienne donnerait aussi l’éveil si besoin était. Or, il est presque impossible que la carrière soit envahie par ses deux issues à la fois ; l’une d’elles restera toujours libre.

— Espérons-le… Et si la réunion se passe tranquillement, ami Justin, je reviendrai par ce sentier-ci ; nous rentrerons ensemble dans Paris.

— C’est convenu ; je t’attendrai.

Bientôt Christian, Jean Calvin et ses amis, pénétrèrent dans la carrière ; là se trouvaient réunis les principaux partisans de la réforme à Paris : avocats, gens de lettres, riches commerçants, artistes, savants illustres, seigneurs, gens de cour et d’épée. Ainsi, sans compter Gaspard de Coligny, le prince Karl de Gerolstein, le vicomte de Plouernel, toutes les classes étaient représentées dans cette réunion, dont faisaient partie Jean Dubourg, drapier à Paris, rue Saint-Denis ; Étienne Laforge, riche bourgeois ; Antoine Poille, architecte-maçon, beau-frère de Marie-la-Catelle (celle-ci avait été aussi convoquée, en reconnaissance des services que cette femme si dévouée rendait à la cause de la réforme par l’éducation des enfants) ; Clément Marot, l’un des plus illustres poètes de ce temps-ci ; un jeune et savant chirurgien déjà de grand renom, Ambroise Paré, l’espoir de son art et de la science, secourant de sa bourse les infortunés auxquels il donne ses soins ; Bernard Palissy, potier de terre, dont les œuvres seront immortelles, et aussi versé dans les connaissances de l’alchimie que célèbre sculpteur ; enfin, quelques chefs des corporations, mais en petit nombre, assistaient à l’assemblée. Les corps de métiers, plongés en majorité dans une déplorable ignorance, subissaient encore la fanatique influence des moines et, inspirés par eux, ressentaient contre les réformés une haine aveugle. Quelques flambeaux de cire, apportés par des assistants, éclairaient les profondeurs de la carrière, jetant des lueurs confuses sur ces nombreux personnages graves et recueillis. Lorsqu’il entra, suivi de Gaspard de Coligny, du prince de Gerolstein, du vicomte de Plouernel et de Christian, Jean Calvin fut reconnu de quelques-uns des réformés ; son nom courut de bouche en bouche avec une expression de confiance, de respect et de dévouement ; ceux qui ne l’avaient point encore vu étaient frappés du caractère résolu de sa physionomie mâle et pensive. Un profond silence se fit, les réformés se formèrent en cercle autour de leur apôtre ; il monta sur un bloc de pierre et leur dit d’une voix sonore, fortement accentuée :

— Mes chers frères, je vais, en peu de mots, vous instruire du motif de cette réunion. Je viens de parcourir la plus grande partie de la France ; j’ai conféré avec la plupart de nos pasteurs et de nos amis, afin d’arrêter de concert avec eux les articles de foi de la religion évangélique, dont la base a été jetée par l’immortel Luther. Si la formule de nos communes croyances est adoptée par vous telle qu’elle l’a été par la plupart de nos amis, l’unité de l’Église réformée sera constituée. Voici notre Credo, — ajouta Jean Calvin en tirant de sa poche plusieurs feuillets de papier, tandis que Robert Estienne, prenant l’un des flambeaux de cire, s’approchait et éclairait Jean Calvin, qui lut ce qui suit au milieu d’un profond et religieux silence :

jean calvin. — « Nous croyons et confessons qu’il y a un seul Dieu, essence unique, spirituelle, éternelle, invisible, immuable, infinie, incompréhensible, ineffable, qui peut toutes choses, qui est toute sage, toute bonne, toute juste et toute miséricordieuse ? »

les réformés. — Oui, telle est notre croyance ! — telle est notre confession…


jean calvin. — « Nous croyons et confessons que Dieu se manifeste tel aux hommes, d’abord par la création et par la conservation et la conduite de cette création ; puis par la révélation de sa parole, recueillie par Moïse, et qui constitue ce que nous appelons l’Écriture sainte contenue dans les livres canoniques de l’Ancien et du Nouveau Testament ? »

les réformés. — C’est le Livre, le Livre unique ! — le code du bien et du mal ; — l’enseignement de l’homme et de l’enfant ; — la source divine de tout bien, de toute consolation, de toute espérance !

christian lebrenn, à part. — Moïse était disciple des prêtres de Memphis ; qu’il ait donné tel ou tel dogme égyptien comme émanant d’une révélation divine, peu importe… ceci reste dans les nuages et n’est pas de l’action… Attendons…

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que la parole contenue dans ces livres saints, procédant de Dieu et non des hommes, est la règle de toute vérité ; qu’il n’est loisible à personne d’y rien changer ; que la coutume, les jugements, les édits, les conciles, les miracles ne sauraient être opposés en rien à cette Écriture sainte, mais, au contraire, doivent être réformés par elle ? »

les réformés. — Oui, nous voulons pure et simple la parole de Dieu ; — nous la voulons dégagée de toutes les impostures romaines qui, depuis des siècles, la faussent et la pervertissent !

christian lebrenn, à part. — Ici commence la liberté d’examen, voilà pourquoi j’adhère à la réforme…

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que cette Écriture sainte nous enseigne que l’essence divine se compose de trois personnes : le Père, le Fils et le Saint Esprit, et que cette Trinité est source de toutes choses visibles et invisibles ? »


les réformés. — C’est pour nous un article de foi, — le fondement de notre religion.

christian lebrenn, à part. — Ceci demeure encore dans les nuages… Passons…

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que l’homme ayant été créé pur et entier à l’image de Dieu est, par sa propre faute, déchu de la grâce qu’il avait reçue, et que toute la lignée d’Adam est entachée du péché originel, jusqu’aux petits enfants dans le ventre de leur mère ? »

les réformés. — Le livre saint le dit ; — nous devons le croire ! — La volonté du Seigneur est impénétrable ; qu’elle soit faite en toute chose ! Notre raison doit s’humilier devant ce qui lui semble incompréhensible !

christian lebrenn, à part. — Dieu d’amour et de miséricorde ! proclamer en ton nom que ta volonté toute-puissante frappe dans le sein maternel l’enfant encore à naître ! Dieu juste ! toi qui sais tout, passé, présent, avenir, tu le savais, l’homme, ta créature, l’homme, qui n’a été que parce que tu lui as dit : Sois… devait tomber dans le péché… tu le savais !… Des générations, innocentes de la faute du premier homme, devaient subir le châtiment terrible qu’il t’a plu de lui infliger… tu le savais !… Et pourtant tu as dit : « Homme, tu tomberas dans le péché ! cette tache originelle marquera tes enfants jusque dans le ventre de leur mère !… » Dieu clément ! pardonne à l’infirmité de mon entendement ; mais comment puis-je croire que le père capable d’assurer à jamais le bonheur de ses enfants… les voue à jamais au malheur ? comment croire que le père capable de donner à ses enfants un discernement assez certain pour qu’ils évitent le mal… se plaise volontairement à laisser flotter leur esprit indécis entre le juste et l’injuste, surtout lorsqu’il sait que, fatalement, ils choisiront l’iniquité ? surtout lorsqu’il sait que la conséquence de ce choix sera effroyable pour eux et pour leur race ?… Dieu juste ! quel est le but constant de toutes les pensées, des efforts infatigables de tout homme de bien, dans l’humble limite de ses facultés ? Donner à ses enfants une éducation telle, qu’elle les préserve du vice… telle, qu’il puisse se dire avec certitude, ineffable récompense de ses soins, de ses sacrifices : « Mes enfants seront honnêtes gens ! » Et toi,
 Dieu tout-puissant ! tu aurais dit : « Je veux que les mauvais penchants de mes créatures l’emportent à ce point sur les bons, qu’elles deviennent criminelles et soient à jamais damnées !… » Encore une fois, pardon à l’infirmité de mon entendement, ô Dieu ! je ne saurais croire à ceci !…

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que, par suite du péché originel, l’homme, corrompu dans sa nature, aveugle en son esprit, dépravé dans son cœur, a perdu toute vertu, et, quoiqu’il ait encore conservé quelque discernement du bien et du mal, il tombe dans les ténèbres lorsqu’il veut comprendre Dieu à l’aide de son intelligence et de sa raison humaine ; enfin, quoiqu’il ait volonté de faire ceci ou cela, cette volonté est captive du péché, de sorte que l’homme, fatalement voué au mal et tombé en malédiction, n’est libre de faire le bien que par la grâce de Dieu ? »

les réformés. — Telle est la volonté du Seigneur ; — nous tombons dans les ténèbres lorsque nous voulons comprendre Dieu à l’aide de notre raison.

christian lebrenn, à part. — Quoi, Seigneur ! tu nous aurais volontairement affligés d’une raison infirme, incomplète, afin qu’il nous fût impossible de comprendre, de contempler ta grandeur infinie ; tu aurais dit : « Mes créatures, au lieu de m’aimer, de m’adorer dans l’éclatant rayonnement de ma gloire et de ma céleste bonté, me craindront, m’adoreront dans les ténèbres de leur intelligence, obscurcie par ma volonté !… » Tu aurais dit : « Homme, tu seras fatalement voué au mal ! tu seras à jamais captif du péché ! je t’enferme dans un cercle de fer dont tu ne pourras sortir que par ma grâce ! » Hélas ! si ton omnipotence me fait forcément méchant ou forcément bon, ô mon Dieu ! pourquoi me punir ou me récompenser ? En bien ou en mal, ne suis-je pas ce que tu veux que je sois ?

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que Jésus-Christ, étant la sagesse de Dieu et son Fils éternel, a vêtu notre chair afin d’être Dieu et homme en une seule personne ; nous le considérons tellement dans sa divinité, que nous ne le dépouillons pas de son humanité ; nous croyons et confessons que Dieu, en envoyant son Fils, a voulu montrer son ineffable bonté envers nous ; en le livrant à la mort et le ressuscitant pour accomplir toute justice et nous acquérir la vie céleste ? »

les réformés. — Gloire à Dieu ! — il nous a envoyé son Fils pour nous racheter par son sang !

christian lebrenn, à part. — Alors, pourquoi nous damner tout d’abord afin de nous racheter ensuite ? Ô Christ ! pauvre artisan de Nazareth, ami des affligés, des repentis et des déshérités ! toi que notre aïeule Geneviève a vu supplicier à Jérusalem, ma raison te comprend, t’aime et te vénère ! Tu ne t’enveloppes pas d’une nuée impénétrable, menaçante ; je vois ton pâle et doux visage entouré d’une auréole sanglante et empreint d’une souffrance toute humaine. Ta divine parole est accessible même à l’intelligence des petits enfants, que tu aimais tant ; ta morale évangélique doit être et sera le code de l’humanité ! Combien de temps encore tes espérances seront-elles déçues ? Les fers des esclaves seront brisés, as-tu dit, il y a quinze cents ans et plus ; et ces pharisiens qui s’appellent tes prêtres ont, durant des siècles, possédé des esclaves, puis des serfs, et aujourd’hui ils comptent leurs vassaux par milliers !… Aimez-vous les uns les autres ! as-tu dit ; et ces pharisiens qui s’appellent tes prêtres ont fait couler, font couler à cette heure des torrents de sang chrétien, car ils confessent et pratiquent ta loi avec foi, amour et courage, ces réformés, ces hérétiques ! Je ne partage pas leurs croyances judaïques ; mais je suis de cœur, et d’âme avec eux lorsqu’ils combattent les iniquités, les cruautés, les idolâtries sacrilèges de l’Église de Rome ! je suis de cœur et d’âme avec eux lorsqu’ils dévouent leur vie au triomphe de ton règne, ô Christ ! homme ou Dieu ! au nom de l’égalité, de la fraternité humaine ! Là est la vraie force, la puissance véritable de la réforme. Qu’importe ces dogmes mosaïstes du péché originel, de la fatalité du mal, de la méchanceté native de l’homme ? Ces dogmes ne sont pas de l’action ; mais la réforme agit vaillamment, agit généreusement, agit chrétiennement, en ramenant ton Église, Ô Christ ! à sa simplicité, à sa pureté première ; en attaquant avec une noble audace ces exécrables abus, dont, hélas ! mon pauvre Hervé a failli être victime…

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que, par le sacrifice unique que Notre-Seigneur Jésus-Christ a offert en croix, nous sommes réconciliés avec Dieu pour être tenus et réputés justes devant lui ; ainsi nous croyons que nous devons à Jésus-Christ notre délivrance complète et parfaite ; nous croyons et confessons que, sans méconnaître les vertus et les mérites, nous nous en tenons, pour la rémission de nos péchés, à la simple obéissance et à la foi et à la loi de Jésus-Christ ? »

les réformés. — La loi et la foi de Jésus-Christ, tout est là, — c’est notre code ! — La loi et la foi de Jésus-Christ, — c’est l’amour du prochain, — c’est l’égalité, — la fraternité, — c’est la révolte contre ces effroyables idolâtries au nom desquelles les plus grands scélérats sont et se croient absous de leurs crimes par l’achat des indulgences ! — Non, non, c’est seulement par la foi et la pratique de la loi évangélique que nos péchés nous seront remis !

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que, puisque Jésus-Christ nous est donné comme unique intermédiaire auprès de Dieu, et qu’il nous recommande de nous retirer dans la solitude pour adresser privément, en son nom, nos prières à son Père, tout ce que les hommes ont imaginé de l’intercession des saints trépassés n’est qu’abus et tromperie inventés pour faire dévier les hommes de la simple et droite prière ; finalement, nous tenons le purgatoire pour une illusion du même genre, ainsi que les vœux monastiques, les pèlerinages et les défenses de mariage concernant les prêtres, la confession auriculaire, l’observance cérémonieuse de certains jours où l’on ne peut consommer de viande ; enfin, nous tenons comme illusion les indulgences et autres idolâtries par lesquelles on pense mériter grâce et salut, et nous les regardons comme invention humaine destinée à imposer le joug aux consciences ? »

christian lebrenn, à part. — Là est toute la réforme ! la réforme d’action, la réforme militante ; et voilà pourquoi ma dignité, mon esprit, mon cœur, sont avec elle !… C’est un grand pas vers le règne de la raison pure fondé sur le libre examen ; le terrain se déblaye, l’homme en communion et communication directe avec Dieu par la prière, sans l’intercession de cette Église que, dans la droiture et la simplicité de ta grande âme, ô Jeanne Darc, martyr des prêtres et des rois ! tu répudiais déjà, disant cette parole sublime : Dieu le premier servi ! Alors, plus de pape, incarnation de l’autorité divine et humaine, ainsi que l’entend Loyola, plus d’Alexandre VI, de Léon X, de Jules II ; plus de pontifes dissolus et féroces qui se disent tes vicaires, Dieu clément ! et qui épouvantent et dominent le monde par leurs crimes ! qui déchaînent toutes les horreurs des guerres religieuses  !… Plus de papes qui, sacrant ou excommuniant les rois, les font ou les défont, de sorte que, découronnés du divin prestige dont la papauté seule pouvait les entourer, les rois seront bientôt emportés par le torrent des idées nouvelles ! Plus de saints, plus de purgatoire, et l’abominable trafic des indulgences tombe devant l’exécration générale ! Plus de vœux monastiques, et des milliers de fainéants scandaleux deviennent d’honnêtes et laborieux citoyens ! Plus de célibat pour les prêtres, et au lieu de former une caste isolée, forcément possédée de l’esprit d’envahissement, d’égoïsme, de domination, inhérent à toute caste, et de rester fatalement étrangers aux plus doux, aux plus saints devoirs de la nature, les pasteurs deviennent membres de la grande famille humaine ! Plus de confession auriculaire, et aussitôt tombe cette monstrueuse et formidable machination d’Ignace de Loyola, qui veut, par la confession, s’emparer des consciences ; par la conscience, des âmes ; par les âmes, des corps, et fonder ainsi la plus épouvantable tyrannie théocratique qui ait jamais écrasé sous son joug de fer l’esclave terrifié, abruti, pervers, hypocrite et dégradé ! Oh ! blasphème ! les fondateurs de cette effroyable société s’appellent Jésuites ! et Jésus a proclamé la réhabilitation, l’affranchissement de l’homme par l’amour, par le bien, par le juste, par l’expansion des sentiments les plus doux, les plus généreux : l’égalité, la fraternité !… Ô doux maître de Nazareth ! que la réforme triomphe, que ta loi évangélique, dans sa pureté première, soit la loi du monde, et le pouvoir des oppresseurs casqués, mitrés ou couronnés aura vécu !

les réformés. — Plus de pape ! — plus d’idolâtrie ! — plus de célibat pour les pasteurs évangéliques ! — plus d’adoration d’images ! — plus de confession ! — plus d’intermédiaire entre Dieu et l’homme ! — telle est notre confession, — telle est notre croyance ! — Nous la proclamons au nom du droit sacré de la liberté de conscience ! — Nous ne voulons imposer notre foi à personne, mais nous efforcer, par la persuasion, d’ouvrir les yeux de nos frères plongés dans les ténèbres séculaires de l’Église de Rome.

jean calvin. — « Nous croyons et confessons ces illusions romaines de pures idolâtries ; nous les rejetons, appuyés par l’autorité des livres saints : par les paroles et les actes des apôtres Thimothée, texte 2 ; Jean, textes 16, 22, 24 ; Matthieu, textes 6 et 9 ; Luc, textes 11, 12, 25 ; par l’Épître aux Romains, texte 14, et autres textes évangéliques.

» Nous croyons et confessons que là où la parole de Dieu n’est pas reçue, il n’y a aucune Église ; et pour cela, nous rejetons les assemblées de la papauté, d’où la vérité divine est bannie, où les sacrements sont corrompus, abâtardis, falsifiés, tandis que les superstitions et idolâtries y sont florissantes et fructueuses ? »

les réformés. — Oui, séparons-nous de la prétendue Église de Rome ! — cette impure Babylone ! — cette grande prostituée ! — cette source empoisonnée d’où découlent tous les maux de l’humanité !…

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que tous hommes sont vrais pasteurs en quelque lieu qu’ils soient, pourvu qu’ils soient purs et qu’ils reconnaissent pour seul souverain et universel évêque Notre-Seigneur Jésus-Christ ; pour cette cause, nous protestons que nulle Église, s’appelât-elle catholique, ne peut prétendre aucune domination ou seigneurie sur toute autre Église ? »

les réformés. — Voilà pourquoi nous répudions l’Église de Rome ! — Christ est notre pape, notre évêque ! — pas d’intermédiaire entre lui et nous !

jean calvin. — « Nous croyons et confessons que les pasteurs, surveillants et diacres, doivent procéder de l’élection, et qu’ils doivent avoir ainsi témoignage de la confiance du peuple ; pour exercer leur office, ils doivent concerter entre eux les règles générales de l’Église, sans décréter, sous l’ombre du service de Dieu, aucune règle qui puisse lier les consciences ? »

christian lebrenn, à part. — La liberté de conscience, c’est l’affranchissement de l’homme ! Honneur à la réforme d’avoir proclamé ce grand principe, si elle lui est fidèle !

les réformés. — Oui, nous voulons élire nos pasteurs, ainsi qu’ils l’étaient dans la primitive Église ! — assez longtemps nous avons vu honteusement, scandaleusement trafiquer des évêchés, des abbayes et des cures !

jean calvin. — « Nous croyons et confessons qu’il n’y a que deux sacrements : le baptême, qui nous lave de la souillure du péché originel ; et la sainte-cène, ou communion, qui nous nourrit, nous vivifie spirituellement de la substance de Jésus-Christ, mystère céleste, seulement accessible à la foi ?

» Enfin, nous croyons et confessons que Dieu a voulu que les peuples soient gouvernés, qu’il a établi des royaumes électifs ou héréditaires, des principautés, des républiques, ou autres formes de gouvernement ; nous tenons donc pour certain qu’il faut obéir à leurs lois et statuts, payer les tributs et impôts, et remplir tous les devoirs de citoyens et de sujets de bonne et franche volonté, encore que les gouvernements fussent iniques, pourvu que l’empire souverain de Dieu demeure en son entier ; par ainsi, nous répudions ceux qui voudraient rejeter les supériorités, mettre confusion et communauté de biens, et renverser l’ordre de la justice ? »

christian lebrenn, à part. — Quoi ! se soumettre à une autorité inique ? Non, non ! Jean Calvin sent lui-même ce qu’une pareille résignation aurait de blessant pour la dignité humaine, aurait de contradictoire à l’essence même de la réforme… Cette réforme n’est-elle pas une légitime révolte contre l’iniquité du pouvoir pontifical ? et, au besoin, contre la force temporelle qui voudrait imposer le culte romain aux réformés ? Aussi, après avoir posé ce principe : l’on doit se soumettre aux gouvernants, fussent-ils iniques, Calvin ajoute : pourvu que l’empire souverain de Dieu demeure en son entier. Qu’entend-il par là, sinon l’empire souverain de la conscience ? les principes fondamentaux de l’Église évangélique, qui consacrent la liberté de croyance et d’examen ? L’on ne doit donc plus obéissance à une autorité qui porterait atteinte à ces droits sacrés de l’homme et à toutes leurs conséquences !

jean calvin. — Telle est, mes chers frères, notre confession de foi[26] ; l’adoptez-vous ?

les réformés. — Oui, oui, nous l’adoptons ! — nous la pratiquerons, — nous la soutiendrons, au péril de nos biens, de notre liberté, de notre vie !

jean calvin. — La voilà donc la confession, de foi de ces hérétiques ! et le clergé les dépeint aux yeux d’un peuple ignorant et abusé comme des monstres souillés de tous les crimes ! comme des ennemis acharnés de Dieu et des hommes ! Que confessent-ils donc, ces hérétiques ? Ils confessent les dogmes fondamentaux de l’Église chrétienne révélés par la divinité ! Mais ces hérétiques repoussent les inventions, les idolâtries, les abus, les scandales de l’Église des papes ! 
 Là est notre crime, crime irrémissible ! nous attaquons la cupidité insatiable, l’orgueil superbe et le despotisme du prêtre ! Ce crime… un grand nombre de nos frères l’ont déjà expié par le martyre, d’autres l’expieront encore. L’acharnement de nos ennemis augmente en raison du progrès de l’Église évangélique… En voulez-vous une preuve ? La nuit passée, ici, dans le lieu où nous sommes réunis afin de confesser le plus sacré des droits : la liberté de conscience, sept prêtres se sont engagés par un serment redoutable à assurer l’omnipotence absolue de Rome sur les âmes ; à fonder le règne inflexible du gouvernement théocratique sur le monde, courbé sous les plus lourdes chaînes que la tyrannie ait jamais forgées ! Cette nouvelle société s’appelle la Société de Jésus ; elle doit être et sera un terrible instrument entre les mains de nos ennemis ! Ce fait seul est un indice des dangers dont nous sommes menacés. Deux mots encore. Notre Credo, notre confession de foi est fixée… elle sera celle de toutes les églises évangéliques de France ; maintenant, quelle attitude devons-nous prendre en face du redoublement de persécutions dont nous sommes l’objet ? Devons-nous… et c’est là ma pensée… devons-nous les subir avec un redoublement de résignation ? ou bien, la mesure comblée, résister à la force par la force ? Telle est la question sur laquelle il est urgent de prendre une détermination… J’invite notre ami Robert Estienne à émettre son opinion à ce sujet.

maître robert estienne. — Selon moi, nous devons, ainsi que nous l’avons déjà fait, et Jean Calvin le premier, adresser au roi François Ier de nouvelles et respectueuses requêtes, afin qu’il lui plaise de nous laisser exercer paisiblement notre religion, en nous conformant rigoureusement, selon notre coutume, aux lois du royaume ; si notre humble supplique est encore repoussée, puisons dans la force même de nos convictions le courage de supporter la persécution jusqu’aux dernières limites du possible…

jean dubourg, le marchand drapier. — Je partage l’avis de Robert Estienne ; résignons-nous patiemment, vaillamment. Ah ! chers frères, c’est quelque chose d’horrible que la guerre civile ! un homme de bien doit épuiser la source de toutes les amertumes, de toutes les douleurs, et, s’il le faut, subir le martyre en confessant sa foi plutôt que de déchaîner sur son pays les horreurs d’une lutte fratricide !

jean calvin. — Monsieur de Coligny, quelle est votre opinion ?

gaspard de coligny. — Monsieur, je suis de beaucoup, je crois, le plus jeune de l’assemblée ; je me rangerai à l’avis qui prévaudra.

jean calvin. — De grâce, parlez… Vous êtes homme de guerre ; il importe de connaître votre opinion…


gaspard de coligny. — Puisque vous insistez, monsieur, je dois déclarer ici que ma famille doit beaucoup aux bontés du roi ; il a bien voulu me confier, à moi presque adolescent, une compagnie dans son armée ; je suis donc lié envers lui par la reconnaissance… Mais il est pour moi un sentiment supérieur à celui de la gratitude due à des faveurs royales… ce sentiment est celui des devoirs qu’impose la foi ! Tout en déplorant les cruelles extrémités de la guerre civile, dont j’ai horreur ; tout en regrettant profondément de tirer l’épée contre le roi, ou plutôt contre ses funestes conseillers, je me résoudrais à cette fatalité si, la persécution arrivant à ses dernières limites, il fallait défendre la vie de nos frères, placés dans cette alternative : de périr ou d’abjurer leur foi… Quant à me prononcer sur l’opportunité du moment de la lutte, si ce qu’à Dieu ne plaise, elle doit jamais s’engager… je laisse cette décision à de plus expérimentés que moi ; mais au moment de l’action, mes biens, mon épée, ma vie, seront au service de la cause.

ambroise paré. — Christ et la charité de ma profession m’ordonnent d’accorder également mes soins à nos amis et à nos ennemis ; je ne saurais donc apporter ici, mes frères, que des paroles de paix. Soyons inflexibles dans notre croyance, mais forçons nos persécuteurs eux-mêmes à reconnaître notre modération ; lassons leur violence par notre patience.

le vicomte de plouernel. — La patience pourtant a un terme !… Notre résignation n’a-t-elle pas assez duré ? n’augmente-t-elle pas l’audacieuse iniquité de nos ennemis ? peuvent-ils nous faire pis qu’ils nous font ? Voulez-vous une dernière fois recourir à d’humbles requêtes ? Soit, requérons, supplions encore ! mais si l’on nous répond par de nouveaux dénis de justice, alors, dressons-nous résolument, promptement, contre nos ennemis ! Nous sommes en majorité dans certaines villes commerçantes, dans certaines provinces, repoussons la force par la force, l’exemple sera bientôt suivi ; nos ennemis reculeront devant notre attitude menaçante et feront droit à nos légitimes exigences. Mais, selon moi, pousser trop loin notre longanimité serait nous exposer à voir décimer chaque jour notre parti ; et l’heure du combat venue… elle viendra, je le crois, fatalement… nous aurons perdu nos meilleurs soldats. En résumé, tentons une dernière fois d’obtenir le libre et paisible exercice de notre culte… sinon, aux armes !

le prince karl de gerolstein. — Mes frères, je suis étranger, j’arrive d’Allemagne ; j’ai assisté aux luttes et au triomphe de la réforme prêchée par le grand Luther ; permettez-moi de vous dire en deux mots ce que j’ai vu. L’on n’a pas, dans notre vieille Allemagne, requêté, supplié ; l’on a affirmé le droit de tout homme à prier selon sa conscience ; artisans, seigneurs, bourgeois, ont dit : — « Nous ne voulons plus subir le joug odieux de l’Église de Rome ; et à qui voudrait nous l’imposer par l’épée, nous résisterons par l’épée. » — À cette heure, la réforme, en Allemagne, défie ses ennemis. L’Allemagne n’est pas la France, je le sais ; mais les hommes sont partout les hommes ; partout la résolution s’appelle la résolution, et ses conséquences sont partout les mêmes !

jean calvin. — Monsieur Christian Lebrenn, quelle est votre opinion ?

christian lebrenn. — La voici. L’histoire m’enseigne que demander aux papes ou aux rois la réforme des superstitions ou de la tyrannie est absolument inutile. Jamais l’Église de Rome ne renoncera volontairement à des idolâtries, à des abus qui font sa puissance et sa richesse ; jamais un roi catholique, consacré par l’Église et s’appuyant sur elle comme elle s’appuie sur lui, ne reconnaîtra volontairement la réforme. La réforme nie l’autorité du pape ; attaquer le pape, c’est attaquer les rois ; ébranler l’autel, c’est ébranler le trône ; toutes les autorités sont solidaires, parce que toutes les libertés le sont aussi. Enfin, vous dites : « Que demandons-nous ? À exercer paisiblement notre culte en nous conformant aux lois du royaume. » Mais les lois du royaume défendent formellement l’exercice de tout autre culte que celui de l’Église catholique ; que faire alors ? Ou confesser notre foi et subir les rigueurs des lois ; ou leur échapper en abjurant ; ou leur résister par les armes. Obtiendrons-nous des édits de tolérance ? J’en doute ; et fussent-ils obtenus, ils ne nous offriraient aucune sécurité, étant révocables d’un moment à l’autre ; nous serions toujours sous le couteau !… Il faudra donc opter forcément entre l’abjuration, — le martyre passif, — ou la révolte ouverte. — Le sang des martyrs est fécond ; mais le sang des soldats combattant pour le plus sacré des droits est fécond aussi… Je termine. Nous ne devons, nous ne pourrons, selon moi, espérer ni l’autorisation ni la tolérance de notre culte ; tôt ou tard, poussés à bout par la persécution, nous serons obligés de repousser la violence par la violence. Envisageons donc résolument cette nécessité terrible ; mais disons-nous ceci pour la paix de notre conscience : À cette heure encore, il dépend de l’Église de Rome et du roi de France de mettre terme au supplice de nos frères, de prévenir à jamais les maux affreux des guerres civiles et religieuses ; il suffit pour cela d’un arrêt d’une ligne ; cet arrêt, le voici : — Chacun peut, librement, publiquement, exercer sa religion en respectant la croyance d’autrui… — Cet arrêt, si juste, si simple, consacrant la plus inviolable des libertés, cet arrêt, seule solution équitable et pacifique de la question religieuse, croyez-vous que, sur notre humble requête, il sera rendu ? 


les réformés. — Non, non ! — C’est impossible ! — Ni le roi ni le pape n’y consentiront jamais ! 


christian lebrenn. — C’est mon avis ; cependant, afin de mettre le droit de notre côté, adressons une dernière fois notre requête ; si elle est repoussée, constatons ceci à la face des hommes et de Dieu : « Il a uniquement dépendu du pape et du roi, par l’accomplissement d’un acte d’impérieuse nécessité, de prévenir des malheurs horribles ! » Donc, que le sang qui doit couler retombe à jamais sur l’Église de Rome et sur la royauté ! Courons aux armes, puisque, hélas ! c’est toujours par les armes que l’on conquiert les libertés !

jean calvin. — Notre frère Bernard de Palissy, dont nous apprécions l’excellent jugement, veut-il nous faire connaître son opinion ? 


bernard palissy avec une bonhomie pleine de finesse. — Que vous dirai-je, mes frères ? je ne suis qu’un pauvre faiseur de pots ; mais comme il s’agit de les casser résolument… les pots, selon le jugement de notre ami l’artisan d’imprimerie, je vous raconterai simplement ce qui m’arriva l’autre jour. Je m’étonnais comme vous de ce que la religion évangélique, douce, charitable, paisible, résignée, ne demandant rien pour son petit troupeau, qu’une modeste place au soleil du bon Dieu, eût autant d’ennemis acharnés ; quelque peu versé dans l’alchimie : Voire ! me suis-je dit, lorsque, pour confectionner les vernis, les couleurs, les émaux dont je décore mes vases, je rencontre une substance réfractaire, quoi fais-je ? Je la soumets à l’alambic, je la décompose, et ainsi je reconnais les éléments divers dont elle est formée. Voire ! si je passais à l’alambic les ennemis de la réforme, afin de découvrir en eux ce qui nous les rend si réfractaires ? Ainsi dit, ainsi fait. Je soumets d’abord à mon alambic philosophique le cerveau d’un chanoine, et je lui demande : — Pourquoi est-ce que tu es si grand ennemi de la religion évangélique ? — « Pardieu ! — me répond le chanoine, — parce que vos ministres étant prêcheurs et gens de science, nos ouailles voudraient aussi nous entendre prêcher en moines de sapience ; or, je ne sais point prêcher, moi, et encore moins lire et écrire. Je suis accoutumé, dès mon noviciat, à mes grandes aises, à l’ignorance, à la fainéantise, ce pourquoi je soutiens l’Église de Rome, qui soutient mon ignorance, mes grandes aises et ma fainéantise… » — Ensuite de ce moine, j’expérimentai la tête d’un abbé ; oh ! elle était terrible, terrible ! elle ne voulait supporter l’alambic, elle regimbait, mordait, rageait dans de noires colères vindicatives, ne voulant point absolument que l’on vît ce qu’il y avait dedans elle ; je parvins cependant à séparer ses parties, savoir : la colère noire et pernicieuse d’un côté ; l’ambition et l’orgueil de l’autre ; les pensées de meurtre intestin que notre abbé nourrissait contre ses ennemis ; après quoi je reconnus que sa superbeté, son avarice, sa vindicative, le rendraient toujours réfractaire à la douceur, à l’humilité de l’Évangile… J’expérimentai pour lors un conseiller du parlement, le plus fin Gautier qu’on sût voir ; et ayant distillé mon galant dans mon alambic, je trouvai que dedans son ventre il avait plusieurs gros morceaux de bénéfice dont il s’était tellement engraissé, qu’il crevait dans ses chausses ; quoi voyant, je lui dis : — « Viens çà… N’est-ce point pour conserver tes gros morceaux de bénéfices que tu ferais le procès aux réformés ? N’est-ce pas damnable ? « — Quoi damnable ? — me répondit-il ; — il y aurait donc infiniment de damnés, car en notre cour souveraine du parlement et dans toutes les cours de France, il est bien peu de conseillers ou de présidents qui ne possèdent quelque morceau de bénéfice ecclésiastique qui aide à entretenir les dorures, les accoutrements, les banquets, les menus plaisirs de la maison et la grasse cuisine ? Or, bélître de potier (à moi il parlait), si la réforme triomphait, est-ce que nos bénéfices ecclésiastiques ne s’en iraient pas à vau-l’eau ? et avec eux toutes nos petites et grandes réjouissances ? Et c’est pour cela que nous vous brûlons, païens ! » — Quoi entendant, je m’écriai : Ô pauvres chrétiens, où en êtes-vous ? Vous avez contre vous les cours du parlement, les grands seigneurs, qui profitent aussi des bénéfices ; or tant qu’ils seront repus d’un tel potage, ils resteront vos ennemis capitaux ; ce pourquoi je suis d’avis que nous serons persécutés tout le temps de notre vie, mes frères… Ayons donc refuge en notre capitaine et protecteur Jésus-Christ, lequel saura un jour venger l’injure des méchants et le mal qu’on nous aura fait[27]… Donc, souffrons, résignons-nous jusqu’au martyre, et, selon le petit jugement d’un pauvre potier, ne cassons point les pots, mes frères… Quoi faire de pots cassés ?

jean calvin.— Notre célèbre poète Clément Marot nous fera-t-il connaître son opinion ?

clément marot. — Mes frères, notre ami Bernard Palissy, l’un des plus grands artistes de ce temps-ci… et de tous les temps… vous a parlé en potier ; moi, poète, je vous parlerai du profit que l’on pourrait tirer de mon humble métier en faveur de notre cause. Avant de recourir à la terrible extrémité de la guerre civile, pourquoi ne pas tenter encore d’agir par la persuasion ? d’attirer le monde à nous par le charme divin de la parole évangélique ? Tenez, l’autre jour, une idée m’est venue : les femmes valent mieux que nous… cet aveu est facile en présence de notre sœur Marie-la-Catelle, que j’aperçois ; elle est la vivante démonstration de mon dire ; personne de nous, et des plus gens de bien, ne la surpasse en tendre commisération pour les affligés, en soins délicats et touchants pour les pauvres enfants abandonnés ; donc les femmes valent mieux que nous, sont plus que nous accessibles aux sentiments purs, élevés, célestes ; puis, pour elles, la vie se résume en ce mot : aimer… De l’amour terrestre à l’amour divin, il n’y a qu’une aspiration plus haute ; tâchons donc de les élever jusqu’à cette sphère sublime. Ce dicton vulgaire, mais juste : « — Les petites causes produisent souvent de grands effets, » — m’a inspiré la pensée que voici ; je me suis demandé : Que chantent d’habitude les femmes artisanes, bourgeoises ou dames ? Des chansons d’amour… Ces chansons, la corruption des mœurs de notre temps les a presque toujours faites grossières ou obscènes ; d’ordinaire, l’esprit, le cœur, deviennent l’écho de ce que dit la bouche, de ce qu’entend l’oreille, de ce qui occupe la pensée. Ne serait-ce point un grand bien de substituer à ces chants licencieux de chastes chants, attrayants par l’amour ? Ce pourquoi j’ai songé à mettre en vers et en musique les saints cantiques de l’Écriture, si souvent parfumés d’une poésie adorable et divine, espérant que peu à peu les chanteuses, pénétrées de l’ineffable vertu de ces chants célestes, les diront, non plus des lèvres, mais du plus profond de leur cœur ; et alors seraient comblés mes vœux, exprimés par ces vers destinés à servir de préface à nos psaumes :

Ô vous, dames et damoiselles,
Que Dieu fit pour être son temple,
Et faites, sous mauvais exemple,
Retentir et chambres et salles
De chansons mondaines et sales ;
Je veux ici vous présenter
De quoi sans offense chanter.
Et sachant que point ne vous plaisent
Chansons qui de l’amour se taisent,
Celles qu’ici présenter j’ose,
Ne parlent certes d’autre chose,
Ce n’est qu’amour… Amour lui-même,
Dans sa sapience suprême,
Les composa, et l’homme vain
N’en a été que l’écrivain ;
Amour duquel parlant je voys (je vais),
A fait en vous langage et voix
Pour chanter ses hautes louanges,
Non point celles de dieux étranges
Qui n’ont ni pouvoir ni aveu
De faire en vous un seul cheveu ;
L’amour dont je veux que chantez
Ne rendra vos cœurs tourmentés
Ainsi que l’autre… mais sans doute
Il vous remplira l’âme toute
De ce plaisir solacieux
Que sentent les anges aux cieux[28].

Clément Marot disait ces vers charmants, lorsque soudain Justin entra précipitamment dans le souterrain en criant :

— Alerte ! alerte !… une troupe d’archers et de cavaliers du guet monte le chemin de l’abbaye… j’ai vu au loin reluire leurs casques… Fuyez, fuyez par l’autre issue de la carrière !…

Un grand tumulte succéda aux paroles de l’artisan ; il prit l’un des flambeaux, courut à l’entrée du couloir masqué par le bloc de pierre, et pénétra dans l’étroite ouverture en disant :

— Suivez-moi… je connais le chemin !

— Frères ! — s’écria le vicomte de Plouernel, — nous tous hommes d’épée qui sommes ici, restons ; le guet n’osera mettre la main sur nous, la cour compte avec nos familles… Mais vous, Calvin, et tous ceux que le privilège ne met pas à l’abri des poursuites de nos ennemis, fuyez !

— Vous pouvez fuir avec sécurité, — ajouta Gaspard de Coligny ; — les archers du guet nous trouvant ici ne pousseront pas plus loin leurs recherches.

— S’ils découvraient la seconde issue par laquelle vous allez vous échapper, — ajouta le prince Karl de Gerolstein, — nous mettrions l’épée à la main ; nous sommes ici une vingtaine capables de tenir le guet en respect pendant que vous gagnerez au large.

Ce prudent avis est suivi par ceux que leur naissance ne sauvegardait pas ; Jean Calvin, dont la vie était si précieuse à l’Église évangélique, s’avance le premier sur les pas de Justin, porteur du flambeau ; puis les autres réformés se pressent à leur suite. Le couloir, très-étroit, à son entrée, allait ensuite s’élargissant et aboutissait à une excavation profonde entourée de berges escarpées, dont l’une offrait un étroit et rapide sentier à l’aide duquel l’on pouvait gravir jusqu’à la crête de ce ravin, au-delà duquel se trouvaient les champs et les bois étagés au versant de la colline de Montmartre. Robert Estienne, Clément Marot, Bernard Palissy et Ambroise Paré ne quittaient pas Jean Calvin ; Christian aidait Marie-la-Catelle à traverser les rocailles. Lorsque tous les fugitifs se trouvèrent réunis au fond de l’excavation, Jean Calvin leur dit :

— Avant de nous séparer, mes frères, permettez-moi de vous recommander encore, malgré la diversité des opinions émises à ce sujet, de ne pas tenter une rébellion qui, en ce moment surtout, serait la joie, le triomphe de nos ennemis… Résignation, courage, persévérance, espoir, telle doit être maintenant notre devise… Notre heure viendra !… Certain, après la réunion de cette nuit, de l’adhésion des réformés de Paris au Credo de l’Église évangélique, je vais poursuivre mon voyage à travers la France, engager nos frères des provinces d’imiter l’exemple de Paris, d’opposer la patience d’une foi intrépide aux violences de nos ennemis. — Puis, s’adressant à Christian : — Monsieur Lebrenn, vous avez prononcé une phrase dont la profonde justesse m’a frappé : « — Un arrêt d’une ligne portant que chacun est libre de professer ouvertement son culte en respectant celui d’autrui, — avez-vous dit, — préviendrait d’affreux malheurs… Que le sang qui coulera peut-être un jour retombe sur ceux-là qui, par un odieux déni de justice, auront soulevé de terribles guerres civiles !… » Oui, anathème à ceux-là !… Et c’est parce que l’équité, le droit est avec nous qu’il nous faut redoubler de modération… Adieu, monsieur Lebrenn ; je n’oublierai jamais la généreuse hospitalité que vous m’avez accordée en ces tristes temps !

Après de touchants adieux échangés entre Jean Calvin et les religionnaires, il fut convenu qu’ils rentreraient dans Paris par groupes isolés de trois ou quatre personnes, afin de ne pas éveiller les soupçons des gardiens des portes Montmartre et Saint-Honoré, instruits sans doute de l’expédition du guet contre une assemblée nocturne d’hérétiques tenue à Montmartre. Le jour allait bientôt paraître. Jean Calvin, Robert Estienne, Clément Marot, Ambroise Paré, Bernard Palissy et quelques autres, après avoir gravi le sentier qui conduisait hors du ravin, se dirigèrent à travers champs du côté de la porte Saint-Honoré ; d’autres groupes se formèrent, tirant séparément chacun de son côté. Christian, Justin, Jean Dubourg, Laforge, autre riche bourgeois, Marie-la-Catelle et son beau-frère Poille, le maçon architecte, prirent la route de la porte Montmartre, où ils arrivèrent au soleil levant ; quoique leur groupe ne fût composé que de six personnes, ils convinrent, par surcroît de prudence, de ne pénétrer dans Paris que deux à deux : d’abord Jean Dubourg et Laforge ; puis la Catelle et son beau-frère ; enfin Justin et Christian. Leur rentrée devait être inaperçue, pensaient-ils ; car déjà les paysans qui apportent des légumes et des fruits aux halles se pressaient aux abords de la porte de la ville avec un grand nombre de charrettes. Justin et Christian, bientôt séparés de leurs amis au milieu de cet encombrement de charrois, n’étaient plus qu’à quelques pas de la voûte du rempart, lorsqu’ils entendirent tout à coup de grandes clameurs et ces mots, répétés avec un accent d’indignation et de menace par une foule de voix : « Luthériens ! luthériens ! À mort les hérétiques ! » — Un cruel pressentiment navra Christian et son compagnon ; ceux de leurs amis qui les précédaient avaient sans doute été reconnus et arrêtés à la porte Montmartre. Tenter de les secourir, c’était s’exposer à partager leur sort sans espoir de leur venir en aide.

— Crois-moi, n’essayons pas de rentrer dans Paris à cette heure, — dit Justin à Christian, — nous sommes artisans de l’imprimerie de M. Robert Estienne, cela suffit pour que nous soyons soupçonnés d’hérésie… Cet infernal Gainier, l’espion du lieutenant criminel, a sans doute donné notre signalement à sa bande… Faisons, s’il le faut, le tour du rempart afin de rentrer par la Bastille Saint-Antoine ; cette porte est si éloignée de Montmartre, que peut-être l’on n’aura pas donné l’éveil de ce côté…

— Ma femme et mes enfants seraient dans une mortelle inquiétude s’ils ne me revoyaient pas ce matin à la maison, — répondit Christian ; — je vais tâcher de passer à la faveur du tumulte qui, malheureusement pour nos amis, augmente… Entends-tu ces cris forcenés ?

— Oui, aussi, je ne veux pas braver un péril inutile… Adieu, Christian ; je n’ai ni femme ni enfants, mon absence prolongée n’inquiétera personne ; je préfère gagner la bastille Saint-Antoine. Nous nous retrouverons tantôt, je l’espère, à l’imprimerie…

Les deux amis se séparent ; Christian, dont l’angoisse augmente à chaque instant en songeant à la pauvre Marie-la-Catelle et à ceux qui l’accompagnent, se résout à pénétrer à tout risque dans Paris ; cependant, avisant près de lui un paysan conduisant une charrette remplie de légumes et recouverte d’une toile soutenue par des cerceaux, il lui dit en tirant de sa poche une pièce de monnaie :

— Mon ami, je suis harassé de fatigue, je vais du côté des halles ; voulez-vous me donner place dans votre charrette jusqu’au milieu de la ville ?

— Volontiers… — répondit le paysan en prenant la pièce de monnaie.

Christian monte et se tapit au fond du chariot, écarte les plis de la toile afin de tâcher de voir au dehors ; car les clameurs deviennent de plus en plus menaçantes. Hélas ! à peine la charrette, après avoir passé sous la voûte de la porte, a-t-elle pénétré dans l’intérieur de la cité, que Christian, dominant la foule, aperçoit à peu de distance de lui, déjà garrottés, Marie-la-Catelle, son beau-frère Poille, Jean Dubourg et Laforge ; un rang d’archers contenait à grand-peine la multitude furieuse demandant à grands cris qu’on lui livrât « ces hérétiques, ces ensabbattés, ces luthériens égorgeurs d’enfants ! » Les victimes, pâles mais calmes, un sourire de triste pitié aux lèvres, promenaient sur ces fanatiques un regard serein ; Marie-la-Catelle, les yeux levés au ciel, les mains croisées sur la poitrine, semblait résignée au martyre. Les imprécations redoublaient ; déjà les plus forcenés du populaire ramassaient des pierres afin de lapider les victimes, lorsque la charrette où se cachait Christian, poursuivant lentement sa marche, déroba ce cruel spectacle à la vue de l’artisan. Il sut plus tard les détails de l’arrestation de ses amis. La Catelle et son beau-frère, depuis longtemps signalés par le Gainier comme hérétiques endurcis, furent reconnus et saisis par les espions du lieutenant criminel, postés depuis le milieu de la nuit à la porte Montmartre ; Jean Dubourg et Laforge, marchant à quelques pas derrière Marie-la-Catelle et cédant à un mouvement généreux, coururent à elle et, pour cela seulement qu’ils la connaissaient, furent comme elle arrêtés, garrottés. Christian sut aussi plus tard que la réunion des réformés à Montmartre avait été découverte par Lefèvre : celui-ci, guidant les recherches du sergent dans le galetas et remarquant, épars sur le plancher, quelques débris de lettres de convocation écrites par Jean Calvin où se lisait le mot Montmartre, courut communiquer ses soupçons au lieutenant criminel. Il mit le guet en campagne ; mais à leur entrée dans la carrière, les archers, se trouvant en face de seigneurs et de gens d’épée résolus à leur résister, n’osèrent point les arrêter.

Christian descendit de la charrette au milieu de Paris et se dirigea en hâte vers sa maison ; il arrivait sur le pont au Change, lorsqu’il vit accourir à lui le franc-taupin ; celui-ci, après avoir guetté toute la nuit le retour de l’artisan, l’instruisit de l’arrestation de sa femme, de ses enfants, du danger dont il était menacé s’il rentrait chez lui, et le décida à se rendre aussitôt dans un refuge assuré.


Hêna Lebrenn, séparée de sa mère, fut conduite et enfermée au couvent des Augustines ; elle raconta les suites de son arrestation dans la lettre suivante, qui devait être remise à Brigitte.


LETTRE D’HÊNA LEBRENN,
en religion, sœur sainte françoise-au-tombeau.


Décembre 1534. — Au couvent des Augustines. ......

Joies du ciel ! l’on m’assure, bonne mère, que tu liras cette lettre ! Mon Dieu ! mes idées se troublent ; je voudrais pouvoir te dire à la fois tout ce qui m’est arrivé depuis notre séparation jusqu’à ce moment… hélas ! j’ai tant de choses à t’apprendre ; vous serez, toi et mon bon père, si étonnés, si chagrins peut-être, en sachant qu’aujourd’hui même…

Mais il me faut reprendre mon récit à dater de ce malheureux jour où nous avons été conduites, toi à la prison du Châtelet, moi ici… J’ignore ce qui vous est advenu à toi et à mon père ; mes questions à ce sujet ont toujours été vaines. L’on m’a constamment répondu que vous jouissiez d’une bonne santé… Je l’espère, je le crois ; quel intérêt aurait-on eu à m’abuser ?

J’ai donc été amenée ici au milieu de la nuit et enfermée dans une cellule, sans avoir vu personne que la tourière. Te dire combien j’ai pleuré, à quoi bon ? Tu le devines… Le matin venu, la tourière m’a appris que j’aurais, à midi, la visite de madame la supérieure ; j’ai demandé la permission d’écrire à ma famille, afin de l’instruire du lieu de ma réclusion, l’on m’a répondu que l’abbesse déciderait de cela. Elle s’est rendue auprès de moi à midi. J’ai cru d’abord voir en elle une dame de la cour, tant elle était superbement parée ; rien dans ses vêtements ne rappelait le costume religieux. Elle est jeune et belle ; il m’a semblé lire la bonté sur son visage. Je me suis jetée à ses pieds, la suppliant de me faire conduire auprès de mes parents ; voici sa réponse :

— Ma chère fille, vous avez été élevée dans l’impiété ; vous êtes ici pour travailler à votre salut. Lorsque vous serez suffisamment instruite dans notre sainte religion catholique, apostolique et romaine, vous prononcerez des vœux éternels afin d’entrer dans notre ordre des Augustines ; il vous sera ensuite permis de revoir vos parents. Vous ne quitterez pas cette cellule ayant d’avoir pris le voile ; vous sortirez seulement chaque jour pour faire une promenade sous les arceaux du cloître en compagnie de l’une de nos sœurs. Il dépend de vous d’acquérir promptement l’instruction religieuse nécessaire pour entrer dans notre ordre ; après quoi, je vous l’ai dit, vous pourrez revoir chaque semaine votre famille. 


— Mais, madame, je n’ai jamais eu la vocation religieuse, — dis-je à l’abbesse ; — et aurais-je cette vocation, je ne prononcerais pas des vœux sans le consentement de mon père et de ma mère.

— Votre père est dans les cieux, c’est le Seigneur Dieu ; votre mère est aussi au ciel, c’est la sainte vierge Marie. À ces divins parents, vous devez obéir et satisfaire ; mais non à vos parents charnels. Hérétiques, ils vous ont infectée d’une pestilentielle hérésie ! le Seigneur, dans sa miséricorde, a voulu, pour le bonheur de votre âme, vous enlever à cette école de perdition ; le giron de notre sainte mère l’Église vous est ouvert, revenez-y. Soyez docile, vous serez heureuse ; sinon, à mon grand regret, j’emploierais de salutaires rigueurs afin de vous contraindre à votre propre bien. Dès demain, un de nos frères de l’ordre de Saint-Augustin viendra vous donner l’instruction religieuse ; et, je vous le répète, vous n’aurez aucun rapport avec vos parents avant la prononciation de vos vœux ; il dépend ainsi de vous de revoir bientôt votre famille.

La supérieure, sans vouloir m’entendre davantage, m’a laissée seule. Il me fallait donc embrasser la vie monastique ou perdre l’espérance de jamais vous revoir, mon bon père, ma bonne mère ! Cette pensée fut affreuse pour moi ; je résolus de résister aux volontés de l’abbesse ; ma détermination à ce sujet une fois connue, l’on me rendrait sans doute ma liberté.

Vers la fin du jour, l’une des sœurs vint me proposer une promenade sous les arceaux du cloître ; je lui déclarai qu’aucune puissance humaine ne me contraindrait à des vœux qui devaient à jamais m’éloigner de mes parents bien-aimés. Cette religieuse, d’une figure sèche et méchante, m’engagea froidement à bien réfléchir à mes paroles ; car si, par obstination, je refusais, — disait-elle, — de faire mon salut, l’on saurait m’y forcer. Je persistai dans mon refus. Notre promenade terminée, je regagnai ma cellule ; l’on m’apporta mon repas ; je me couchai profondément attristée.

Au milieu de la nuit, je fus réveillée brusquement ; la vieille religieuse entrait en compagnie de quatre tourières grandes et fortes, l’une portait une lanterne. J’eus peur ; je demandai ce que l’on voulait de moi.

— Levez-vous et suivez-nous, — me répondit la vieille religieuse. J’hésitais à obéir ; elle ajouta : — Pas de résistance, sinon nos tourières vous emporteront de force.

Je me résignai ; je m’apprêtais à prendre ma robe, mais la religieuse jeta sur mon lit une espèce de sac de crin qu’elle avait apporté.

— Voilà le seul vêtement qui vous convienne désormais ! — reprit-elle.

Je me vêtis de ce cilice ; j’allais mettre mes chaussures, lorsque la religieuse me dit :

— Vous marcherez pieds nus ; il faut mortifier votre chair rebelle.

L’expression de la figure de cette femme et de ses compagnes me parut impitoyable ; je compris l’inutilité de la résistance, des supplications, et, pieds nus, vêtue du sac de crin, je suivis la religieuse. L’une des tourières nous éclairait de sa lanterne. Nous traversons le cloître et plusieurs passages ; sur l’un d’eux s’ouvrait une fenêtre basse intérieurement voilée par des rideaux de soie rouge, à travers lesquels perçait une vive lumière. En passant devant cette croisée, j’entendis une voix d’homme chanter en s’accompagnant du théorbe ; ces chants, accueillis par les éclats de rire de plusieurs femmes et de plusieurs hommes réunis en cette salle, me firent rougir de honte. La religieuse hâta sa marche, nous entrâmes dans une petite cour ; l’une des tourières ouvrit une porte, et à la lueur de la lanterne, je vis la noire profondeur d’un escalier qui descendait sous terre. Saisie de frayeur, je me recule ; mais la religieuse me poussant par les épaules :

— Allez, allez… on vous mène en un lieu où vous méditerez à loisir sur votre obstination impie ! 


Je suivis la tourière qui nous éclairait ; je descendis les marches d’un escalier de pierre ; l’humidité glaçait mes pieds nus. Au bas de cet escalier était un couloir voûté sur lequel donnaient plusieurs portes ; l’on ouvre l’une d’elles, l’on me fait entrer dans un caveau, où je vois une caisse faite comme un cercueil remplie de cendres, un prie-Dieu de bois surmonté d’une croix et, près de la couche de cendres, une cruche de terre et un pain placés par terre.

— Telle sera votre demeure jusqu’à ce que vous soyez revenue de votre endurcissement, — me dit la religieuse. — Si la solitude et les mortifications ne domptent pas votre rébellion, l’on aura recours à d’autres rigueurs.

On me laissa sans lumière dans ce caveau ; la porte refermée sur moi, je me jetai sur ma couche de cendres ; j’avais grand froid, la robe de crin me causait des cuissons insupportables, les ténèbres m’épouvantaient. Je me rappelais, pauvre chère mère, ma petite chambre près de la tienne, mon lit si blanc et ce baiser que chaque soir tu venais me donner avant que je fusse endormie ; je sanglotai ; peu à peu, mes larmes se tarirent ; engourdie par le froid, je sommeillai jusqu’au jour, sa lueur m’arrivait à travers le soupirail de ma prison. Je te l’avoue, bonne mère, et tu pardonneras ma faiblesse, abattue par les souffrances de cette première nuit, craignant d’être condamnée à rester bien longtemps peut-être dans ce caveau, je me résignai à consentir à tout ce que l’on exigerait de moi ; je voulais à tout prix sortir de ce lieu sinistre. J’attendis impatiemment la religieuse afin de lui faire ma soumission ; personne ne vint, ni ce jour-là, ni pendant une semaine environ. Je crus d’abord que ma raison allait s’égarer, je frissonnais de peur à chaque instant, le silence même de cette espèce de tombe me causait de folles terreurs. Je gémissais, vous appelant, toi et mon père, comme si vous pouviez m’entendre ; puis je retombais anéantie sur ma couche de cendres.

Peu à peu, cependant, je m’habituai à ma prison, à mon cilice, à mon pain dur et noir ; le calme revint dans mon esprit, je me dis : — « Je suis victime d’une grande méchanceté ; mes parents m’ont enseigné qu’il fallait souffrir courageusement l’injustice, ne jamais s’abaisser à la lâcheté, au mensonge. Je périrai dans le couvent ou j’en sortirai pour retourner auprès de ma famille. » J’attendais impatiemment la religieuse, non plus pour me soumettre, mais pour lui déclarer ma ferme résolution de résister à sa volonté ; vaine attente ! je te l’ai dit, bonne mère, pendant huit jours environ, personne ne vint. Ma détermination, au lieu de faiblir, s’exaltait dans la solitude ; je passais mes journées à songer à vous. Le croirais-tu, souvent la contention de mon esprit devenait si forte, que je me figurais vous voir, vous entendre ; je n’étais plus dans ce caveau, j’étais près de vous, dans notre maison. Chaque matin, à mon réveil, après ma prière, j’invoquais pour vous les bénédictions du ciel ; puis je disais : — Bonjour, père, bonjour, mère… — je vous racontais mon affliction, mes souffrances, vous m’encouragiez à ne pas succomber dans cette rude épreuve, vos sages et tendres paroles me réconfortaient… Enfin, je pensais aussi à…

… Je viens d’hésiter un instant devant la vérité ; mais vous m’avez enseigné l’horreur du mensonge ou de la dissimulation… Je continue donc ; seulement, bonne mère, je ne sais si, lorsque tu recevras cette lettre, tu seras encore prisonnière et séparée de mon père ; si vous êtes au contraire réunis, peut-être devras-tu ne pas lui donner connaissance du passage que tu vas lire… peut-être, et c’est ma vive espérance, mon père ignore-t-il que celui que j’appelais mon frère…

Je n’achève pas, ma main tremble à ce souvenir.

Que te dirai-je ?… durant cette horrible soirée, avant ton retour inattendu à la maison, avant que j’eusse compris l’affreuse signification des paroles d’Hervé, il m’avait éclairée malgré moi sur le sentiment que j’éprouvais pour frère Saint-Ernest-Martyr… Tu te le rappelles, bonne mère, ce jour-là même, je te manifestais ma surprise de ce que ma pensée se reportait si souvent vers ce jeune moine ; hélas ! à cette heure, je ne saurais plus en douter, c’était de l’amour que j’éprouvais pour lui… et au fond de ma prison, dans mes nuits d’affliction, je ne pouvais m’empêcher de songer à vous sans songer à lui…

Tel est l’aveu que tout à l’heure j’hésitais à te faire… Si cet attachement est coupable, bonne mère, pardonne-le, il est involontaire ; en vain je me répétais : Un pareil amour est insensé… les religieux sont voués à un célibat éternel… cependant il me semblait que de ces pensées je ne devais rougir, ni à mes propres yeux, ni aux tiens, elles se bornaient à des regrets sans espérance, et je me disais encore :

« — Si frère Saint-Ernest-Martyr, au lieu d’être moine, eût été artisan comme mon père, et que toi et lui eussiez trouvé cette union convenable, elle aurait assuré mon bonheur… »

Je songeais donc dans mon cachot non moins à frère Saint-Ernest-Martyr qu’à vous, mes parents bien-aimés… résolue de mourir ici ou d’aller vous rejoindre… Soudain une pensée cruelle, qui ne m’était pas jusqu’alors venue, traversa mon esprit… Vivre près de vous, c’était aussi vivre sous le même toit qu’Hervé ! J’attribuais… j’attribue encore à un égarement passager de sa raison les événements de cette funeste soirée… Tu les as sans doute cachés à mon père… Hervé, retrouvant son bon sens, aura maudit son aberration d’un moment ; son repentir vous touchera, l’on est indulgent pour les fous… et cette nuit-là, il était fou ! Cependant, la seule idée de le revoir me faisait frémir… l’unique espoir qui m’eût jusqu’alors soutenue : celui de passer mes jours près de vous comme autrefois, s’assombrissait… il me semblait impossible de supporter désormais la présence d’Hervé… Je me livrais à ces nouvelles et pénibles réflexions, lorsqu’un matin la porte de mon caveau s’ouvrit, la religieuse entra suivie des tourières.

— Êtes-vous plus docile ? — me demanda-t-elle. — Consentez-vous à recevoir l’instruction religieuse nécessaire à la prononciation de vos vœux dans notre ordre des Augustines ?

— Non ! m’écriai-je, — vous n’obtiendrez rien de moi, ni par la persuasion, ni par la violence ! Je suis victime d’une méchante iniquité, j’aurai le courage de la subir jusqu’à la fin !

— Oh ! l’on saura vous dompter par la rigueur ! — répondit la vieille religieuse ; — l’on saura vous forcer à votre salut, pécheresse endurcie !…

Hélas ! ma mère, j’écris ceci la rougeur au front… à un signe de la religieuse, deux des tourières s’emparèrent de moi, et malgré mes efforts, mes prières, mes larmes, mes cris, elles me dépouillèrent de mon cilice, de mon dernier vêtement, me continrent… et leurs deux compagnes me flagellèrent le corps avec une implacable cruauté ; la honte, plus encore que la douleur, quoique mes épaules et mon sein fussent meurtris, déchirés à coups de discipline, la honte m’arracha une lâche supplique… Je promis une soumission absolue afin d’échapper à l’humiliation du châtiment. Mon obéissance apaisa mes bourrelles ; l’on me reconduisit dans ma cellule. Pour première preuve d’obéissance, je devais, le jour même, me confesser à l’un des moines augustins directeurs de la maison ; il me donnerait ensuite l’instruction religieuse. Vers le milieu du jour, j’allai à la chapelle. Ô mère, quelle fut ma surprise ! aux premiers mots que m’adressa le moine qui occupait le confessionnal où l’on me fit entrer, je reconnus la voix de frère Saint-Ernest-Martyr… Je me crus sauvée… Je me nommai à lui, je lui appris notre arrestation à toutes deux, je le conjurai d’aller trouver mon père et mon cher oncle Joséphin, restés libres sans doute, et de les instruire de l’endroit où toi et moi nous étions détenues. Hélas ! mon espérance fut de courte durée ! Frère Saint-Ernest-Martyr, en butte à l’animadversion des moines, et surtout de l’abbé de son couvent, n’en pouvait plus sortir ; depuis plusieurs jours on l’enfermait dans sa cellule, il la quittait seulement pour venir confesser les sœurs augustines, les deux moutiers communiquant ensemble par un passage souterrain. Les autres moines ayant mieux à faire, disaient-ils : — que d’écouter des nonnes au tribunal de la pénitence, — frère Saint-Ernest-Martyr se trouvait presque seul chargé de ces fonctions. Je lui demandai de faire parvenir une lettre de moi à ma famille. — Il doutait que l’on me laissât écrire, — me répondit-il ; — et il n’avait aucun moyen de communication avec le dehors, étant soumis lui-même à une extrême surveillance. — Je lui racontai mes souffrances, mes chagrins, depuis mon entrée chez les Augustines ; je l’entendis pleurer dans l’ombre, et lorsque je le priai de me donner ses conseils, il me dit :

— Si vous vous sentiez, ma sœur, une vocation religieuse décidée, si vos parents l’approuvaient, je vous engagerais cependant à réfléchir longtemps avant de prononcer si jeune des vœux éternels ; mais cette vocation, vous ne l’avez pas, vous êtes retenue contre votre gré, à l’insu de votre famille. Que résoudre en cette pénible circonstance ?… Refuser, ainsi que vous l’avez fait jusqu’ici, de prendre le voile, c’est vous exposer à subir de nouveau des mauvais traitements, des rigueurs, auxquels vous succomberiez ; entrer en religion, même contrainte par la force, c’est vous engager éternellement, c’est renoncer à jamais aux douces joies de la famille… Avant de choisir entre ces deux fatales extrémités, ma sœur, il faut tâcher de gagner du temps, prolonger les délais nécessaires à votre éducation religieuse ; votre père et votre oncle se sont sans doute mis activement à votre recherche. J’ai appris par Marie-la-Catelle que M. Lebrenn jouit de l’affection de M. Robert Estienne ; la princesse Marguerite a beaucoup d’estime pour ce célèbre imprimeur, elle pourrait, grâce à ses instances, peut-être obtenir du roi, son frère, votre sortie de ce couvent. L’important est donc d’instruire votre famille du lieu où vous êtes ; je tenterai tous les moyens possibles pour arriver à ce résultat, malgré la surveillance incessante dont je suis entouré ; mais il faut, quant à présent, je vous le répète, ma sœur, gagner du temps. Je m’efforce en vain à pénétrer le motif de votre séquestration ; je sais, il est vrai, que déjà l’on a soustrait des enfants à leurs parents soupçonnés d’être partisans de la religion réformée ; peut-être faut-il attribuer à une cause pareille la mesure dont vous êtes victime ? Quoi qu’il en soit, ma sœur, comptez sur mon vif désir de vous être utile ; c’est un devoir pour moi de vous consoler, de vous soutenir dans votre cruelle situation ; je n’oublierai jamais de quels soins affectueux j’ai été entouré par votre famille lorsqu’elle m’a recueilli blessé sur le pont au Change.

Tels ont été, bonne mère, les conseils de frère Saint-Ernest-Martyr. Je les ai d’abord suivis ; mais il lui fut impossible de sortir de son couvent ni de vous écrire, n’osant se confier pour cela aux autres moines. Je ne peux vous exprimer ses touchants regrets, ses larmes, en songeant aux inquiétudes, aux chagrins dont mon pauvre père et mon oncle devaient être bourrelés dans leur ignorance de mon sort ; frère Saint-Ernest-Martyr trouvait les plus affectueuses paroles pour m’encourager, puisant dans la vie du Christ des exemples d’une résignation sublime. Et puis, si tu savais, mère, quel tendre souvenir il conservait de notre accueil ! quelle vénération il témoignait pour toi et mon père, en reconnaissant, disait-il, la pureté, l’élévation des principes que vous m’avez enseignés !… Oh ! il ne vous traite pas d’hérétiques, lui !…

Hélas ! bonne mère, je devais être frappée d’un coup douloureux : frère Saint-Ernest-Martyr cessa soudain de venir me donner l’instruction religieuse ; il fut remplacé dans ce soin par un autre moine augustin ; depuis ce jour, je n’ai plus revu mon ange consolateur…

Tant d’afflictions me rendirent gravement malade ; je sentis, à la peine que me causait l’absence de frère Saint-Ernest-Martyr, combien je l’aimais ! Cet amour, il ne le soupçonne pas, il l’ignorera toujours ; aussi, mère, je ne rougis pas de mon aveu… Mais mon cœur se brise à la pensée de ce qui me reste à t’apprendre…

Frère Saint-Ernest-Martyr, afin de gagner du temps, dans l’espoir de ma délivrance, avait souvent répondu à la supérieure, impatiente de me voir prononcer mes vœux, que je n’étais pas encore suffisamment instruite pour être reçue professe ; un autre moine augustin le remplaça, et fut chargé de me catéchiser. Il m’inspirait un éloignement invincible, j’écoutais à peine ses paroles ; il s’en plaignit à l’abbesse. Elle me manda chez elle et me déclara qu’instruite ou non, je prononcerais mes vœux le surlendemain ; en ce cas, l’on me permettrait de voir ensuite ma famille ; mais si je refusais de prendre le voile, je serais de nouveau victime des rigueurs déjà exercées contre moi. Je demandai à l’abbesse un jour pour réfléchir et me décider ; elle me l’accorda… Mes réflexions ont été navrantes, mère, les voici…

Me refuser à entrer en religion, — me suis-je dit, — c’est m’exposer à subir encore ces violences, ces châtiments, dont le souvenir me rend pourpre de honte… c’est renoncer à mon unique espérance de revoir de temps à autre mes parents bien-aimés ; car, déjà brisée par les chagrins, par la maladie, les mauvais traitements m’achèveraient, et je mourrais bientôt dans ce couvent… Il faut donc me résigner à prononcer mes vœux ! D’ailleurs, si, par impossible, recouvrant ma liberté, je retournais dans la maison paternelle, et qu’Hervé dût y revenir aussi, repentant du passé, maudissant son égarement et méritant son pardon, je lui pardonnerais l’horreur qu’il m’a causée ; mais vivre près de lui serait au-dessus de mes forces… Il faudrait donc qu’il abandonnât la maison, qu’il me fût sacrifié, malgré ses regrets sincères de sa funeste aberration ! Ou bien, le jugeant indigne de leur clémence, mes parents l’éloigneraient de chez eux sans espoir de retour. Enfin, mon fatal amour pour frère Saint-Ernest-Martyr ne finira qu’avec ma vie… ne pouvant être à lui, je n’épouserai personne… renoncer à lui, c’est renoncer au monde. Pourquoi résister plus longtemps à la violence qui m’est faite ? pourquoi ne pas prendre le voile ?… Si je m’y résigne, l’on m’assure que je verrai chaque semaine mes parents ; et mon absence de la maison leur permettra, soit bientôt, soit plus tard, de se montrer cléments pour Hervé…

Hélas ! mère, telles ont été mes réflexions… qu’ajouterai-je ? J’étais seule, sans conseil, affaiblie par la souffrance, obsédée par des religieuses qui employaient tour à tour la persuasion et la menace ; je désespérais de trouver le moyen de t’instruire de mon sort, je me suis donc résignée à prononcer mes vœux…

Ce matin, la cérémonie a eu lieu ; j’ai été baptisée en religion d’un triste nom, pauvre chère mère ! On m’appelle Sainte-Françoise-au-Tombeau… Je dois passer cette nuit en prières dans la chapelle de la Vierge…

Mes vœux prononcés, l’abbesse m’a fait donner ce qu’il me fallait pour écrire, me promettant que cette lettre serait remise demain à ma famille.

Maintenant, mère, écoute-moi… J’ai été coupable de prendre une si grave résolution sans ton consentement et celui de mon père… je…

J’interromps cette lettre… Neuf heures sonnent à l’horloge du couvent, je vais être conduite à la chapelle, où je dois veiller pendant toute la nuit.

Demain, bonne et tendre mère, j’achèverai cette lettre… je vais la garder sur moi, je crains qu’elle ne soit lue en la laissant dans ma cellule…

À demain, mère…


La suite de cette légende vous apprendra, fils de Joel, comment la lettre d’Hêna tomba entre les mains de Christian, ainsi que les fragments suivants du journal de frère Saint-Ernest-Martyr ; ils contiennent le récit des événements survenus tandis qu’il était renfermé dans le couvent des Augustins, voisin de celui des Augustines.


FRAGMENTS DU JOURNAL D’ERNEST RENNEPONT
en religion, frère saint-ernest-martyr.

Décembre, 1534................................

Seigneur Dieu ! ayez pitié de moi ! Je viens de revoir cette jeune fille ! je l’ai confessée dans le couvent de nos sœurs augustines ! Elle y est enfermée ; on veut la contraindre à prononcer ses vœux !

Ah ! lorsque j’ai reconnu sa voix, lorsque, dans l’ombre du confessionnal, j’ai entrevu sa figure angélique, mon cœur a tressailli d’une joie insensée ; puis il s’est brisé !… J’ai tremblé, j’ai pleuré… Ô vous qui lisez au fond des âmes, vous le savez, mon Dieu ! ma première pensée a été de sortir du tribunal de la pénitence ; je ne me sentais plus digne d’y siéger… Mais cette malheureuse enfant, dans son infortune, n’avait que moi pour appui ; elle vous remerciait avec tant d’effusion, ô mon Dieu ! de m’avoir envoyé sur son chemin, que ma résolution a faibli, je suis resté…


… Eh bien, oui, à vous, mon unique et divin maître, je me confesse… Oui, la première fois que j’ai vu cette jeune fille chez Marie-la-Catelle, alors que j’enseignais les enfants dans son école, j’ai été frappé de la beauté d’Hêna Lebrenn, de sa modestie, de sa candeur, de sa grâce ! Marie-la-Catelle, sans le savoir, a rendu plus profonde l’impression que m’avait causée son amie en me parlant souvent de ses vertus, de la bonté, de la loyauté de son caractère. Oui, je le confesse, depuis ce jour, malgré ma raison qui me disait : Un tel amour est insensé ! malgré ma foi qui me disait : Un tel amour est coupable ! cette passion folle, cette passion criminelle a pris chaque jour sur moi un nouvel empire. Ma rencontre d’aujourd’hui, en m’ouvrant sans réserve cette âme ingénue et charmante, a pour jamais, je le sens, rivé ma chaîne ; je traînerai ce fatal amour jusqu’au tombeau…


… Impossible de sortir de mon couvent ! Je suis l’objet d’une surveillance de tous les moments ; le soupçon et la haine veillent autour de moi. Comment prévenir la famille d’Hêna de la contrainte que l’on exerce sur elle ? Les jours se passent ; je tremble que, sans s’arrêter à mes observations, basées sur ce que l’instruction religieuse d’Hêna n’est pas assez avancée, l’abbesse des Augustines ne la force à prononcer ses vœux… Mon Dieu ! vous le savez, si j’étais assez misérable pour écouter la voix d’un jaloux et exécrable égoïsme, j’éprouverais une sorte de joie en songeant qu’Hêna, ne pouvant m’appartenir, ne serait à personne après son entrée en religion… Non, non, au prix de ma triste vie, si je le pouvais, je rendrais cette infortunée à ses parents ; vous l’avez si divinement douée, ô mon Dieu ! qu’elle doit être le saint orgueil d’une famille…


… Oh ! la famille !… une épouse !… des enfants ! .. les sentiments les plus doux, les plus chers, les plus sacrés qui puissent élever l’âme à la hauteur de tes desseins providentiels, ô céleste Créateur !… la famille !… cet ineffable sanctuaire des vertus domestiques m’est à jamais fermé…


… Et qui me l’a fermé, ce sanctuaire ? Est-ce ta volonté, Dieu juste ! toi qui as donné une compagne à l’homme ? Non, non, ni la parole, révélée par tes prophètes, ni la parole de ton Fils, notre Rédempteur, n’ont dit à tes prêtres :

« — Vous resterez en dehors de l’humanité ; vous êtes au-dessus ou au-dessous des grands devoirs qu’impose cette sainte mission : — assurer le bonheur d’une épouse, élever des enfants dans l’amour et la pratique du juste et du bien, leur donner le pain de l’âme et le pain du corps !… »

Ah ! ces réformés, ces hérétiques, sont restés fidèles aux préceptes divins ; leurs pasteurs sont époux et pères…

… Je me suis interrompu, les chants de l’orgie viennent de pénétrer jusqu’au fond de ma cellule ; les mystères de corruption effrénée, de débauche immonde dont ce couvent et celui des Augustines sont le honteux théâtre soulèvent plus que jamais mon cœur de dégoût et d’horreur !… Ah ! le célibat des moines !… ah ! le célibat des nonnes !…


… Non, mon chaste amour, pur de toute espérance, ne m’inspire pas seul ces réflexions sur le célibat des prêtres, source de tant de scandales ! non !… Avant d’avoir rencontré Hêna chez Marie-la-Catelle, vous le savez, ô mon Dieu ! j’étais frappé de la justice des réformes réclamées en votre nom par les luthériens ; j’étais en communion avec eux, sinon des lèvres, du moins du fond de l’âme. L’adoration idolâtre des images et des saints, la sacrilège arrogance d’un clergé se prétendant ton représentant infaillible, incarné, ô mon Dieu ! la confession, qui livre à des inconnus les secrets les plus intimes du foyer domestique, la rédemption des péchés et des âmes mise à prix d’argent, tant d’iniquités impies, tant d’outrages à la morale évangélique, depuis longtemps m’indignaient ; la haine dont je suis poursuivi dans ce couvent, la réclusion que l’on m’impose, n’ont d’autres motifs que ma sympathie hautement avouée pour la réforme… et l’enseignement véritablement chrétien que je donnais aux enfants chez Marie-la-Catelle, dernièrement emprisonnée, dit-on, comme hérétique.


… J’ai fait un rêve étrange !

Devenu pasteur de la religion réformée, j’avais pu épouser Hêna… nous habitions un village au fond d’une riante vallée ; je donnais l’instruction aux jeunes garçons, Hêna aux jeunes filles. Dieu bénissait notre union ; deux beaux enfants, le portrait de leur mère, ajoutaient de nouveaux liens à notre tendresse…


… Oh ! misérable fou que je suis ! au lieu d’appesantir ma pensée sur ce rêve, que ne puis-je l’arracher de mon esprit ! comme je voudrais pouvoir arracher mon cœur de ma poitrine ! Jusqu’ici, du moins, je trouvais une amère consolation dans cette pensée : l’impossible… — Je suis moine ; un obstacle infranchissable me sépare d’Hêna ! — me disais-je. Ma douleur se repaissait de ma douleur même ; plongé dans un labyrinthe sans issue, aucune lueur d’espérance ne pénétrait la noire profondeur de mon désespoir ; mais à cette heure, mais depuis ce rêve funeste, je me dis :

— Et pourtant, je pouvais être heureux ! je pouvais embrasser la religion évangélique, devenir l’un de ses pasteurs, ne pas forfaire à mon serment de me vouer au service de Dieu, et cependant épouser Hêna, puisque les ministres réformes ne sont pas soumis au célibat…


… Merci à vous, mon Dieu ! si insensée même que fût cette espérance, elle s’est évanouie… je suis retombé dans l’abîme de ma désespérance… Pauvre malheureux fou ! pour épouser Hêna, il fallait qu’elle t’aimât ! et son cœur aurait-il pu jamais battre pour un homme vêtu d’un froc de moine !


… Qui m’a fait moine ? Avais-je donc, à treize ans, la raison assez mûre pour décider de ma vocation, pour comprendre ce qu’il y a de terrible dans l’éternité des vœux monastiques ? N’est-ce pas pour obéir à mon père que je suis entré novice dans l’ordre des Augustins ? Tel a été mon premier pas dans la vie religieuse ; et par lassitude, par habitude, par soumission, je devais me consacrer à cette vie stérile et morne ! J’ai fléchi devant la volonté paternelle… Ainsi va le monde !… À mon frère aîné la liberté de choisir une carrière, une épouse ! à lui le patrimoine héréditaire ; à lui les joies de la famille ! à moi la claustration ! à moi les vœux de sujétion, de célibat et de pauvreté !…


… Une fièvre lente me mine, me dévore ; je ne suis plus que l’ombre de moi-même.

L’instruction religieuse que chaque jour je donne à Hêna dans l’ombre du confessionnal est pour moi un supplice ; je suis devenu d’une telle sensibilité nerveuse, que le son si doux de la voix de ma pénitente ébranle jusqu’aux dernières fibres de mon cerveau ; son souffle, qui parfois arrive à mon visage au travers de la grille du confessionnal, fait ruisseler mon front d’une sueur brûlante, bientôt glacée à mes tempes… Je n’ai pas le courage de subir plus longtemps cette torture… je deviendrais fou… Voir, sentir près de moi cette jeune fille, dont la pensée remplit mon âme, et sans cesse me contraindre, veiller sur chacune de mes paroles, sur leur accent, sur les soupirs, sur les larmes que m’arrachent malgré moi ses peines et les miennes, afin de lui cacher jusqu’à l’ombre de mon secret… non, non, ce sacrifice est au-dessus de mes forces, elles sont à bout… La fièvre, l’insomnie, ont usé ma vie ; à peine je peux maintenant me traîner de ma cellule jusqu’à l’église des Augustines… Rappelez-moi donc à vous, ô mon Dieu !… ayez pitié de moi !… miséricorde !… miséricorde !…


… Plus de doute, l’on va contraindre Hêna à prononcer ses vœux. Hier, je me suis rendu au couvent des Augustines afin de déclarer à la supérieure que ma santé affaiblie m’ordonnait un repos absolu, et que je ne pourrais continuer l’instruction religieuse de la professe.

— Hêna Lebrenn est-elle enfin en état de prendre le voile ? — m’a demandé la supérieure.

— Pas encore.

— En ce cas, — a-t-elle repris, — le Seigneur l’éclairera plus tard de sa grâce ; mais il faut qu’avant huit jours elle soit entrée en religion. Un autre de nos frères augustins sera chargé d’achever l’instruction de la novice ; il importe d’arracher cette jeune fille à la pestilence dont elle a été infectée depuis son enfance. Le révérend père Lefèvre l’a fait entrer ici ; elle a un frère que l’on a aussi arraché à la perdition. Mais avec lui, la tâche a été facile ; loin d’hésiter à prononcer ses vœux, il a demandé à entrer dans l’ordre des Cordeliers et a été conduit à leur couvent, auprès de fra-Girard, dont il était connu. Aussi, lorsque cette jeune fille aura pris le voile, elle et son frère seront pour jamais sauvés de la corruption du foyer paternel ; car leur père et leur mère sont hérétiques endiablés.

Telles ont été les paroles de l’abbesse. Ainsi, contre tout droit, contre toute justice, ces deux enfants ont été arrachés à leur famille, dont ils seront à jamais séparés… Ah ! je donnerais ma vie pour pouvoir instruire du sort réservé à leur fille ces gens de bien qui m’ont accueilli avec tant de compassion lorsque, blessé, ils m’ont donné asile en leur maison !


… Hêna prononce demain ses vœux au couvent des Augustines ; j’ai été instruit du fait par le moine qui m’a remplacé près d’elle comme catéchiseur. Mon Dieu ! la pauvre enfant est perdue, à jamais perdue pour sa famille…

Pourtant, qui sait ? la surveillance que l’on exerce sur moi est devenue moins rigoureuse depuis que ma vie s’éteint et que je ne quitte plus mon lit… Si ce soir, à la nuit, je parvenais à sortir du couvent, j’irais avertir M. Lebrenn du péril imminent dont sa fille est menacée ; peut-être, grâce à la recommandation de M. Robert Estienne, la princesse Marguerite obtiendrait-elle la liberté d’Hêna avant qu’elle ait pris le voile.

… Mon Dieu ! exaucez ma dernière prière, et délivrez-moi ensuite de mes tristes jours !… Je demanderai à être enseveli dans mon froc, où je cacherai ces feuillets, seuls confidents de ce fatal amour ! Amères confidences !… elles ont été ma seule consolation dans ma douleur !

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


La taverne du Vin Pineau (telle était son enseigne) servait de rendez-vous aux bandits de toute sorte qui infestaient alors la cité de Paris. Les archers du guet respectaient ce coupe-gorge à demi souterrain ; ils ne s’aventuraient jamais dans la ruelle tortueuse et obscure au milieu de laquelle se balançait et grinçait au vent la vieille enseigne du Vin Pineau, bien connue des larrons. Trois hommes attablés dans l’un des réduits de ce repaire s’entretenaient d’un projet important, à en juger par le mystère dont ils entouraient leur réunion ; Pichrochole-le-Mauvais-Garçon et son compère Grippe-Minaud-le-Tire-laine, qui assistaient plusieurs mois auparavant à la vente des indulgences dans l’église de Saint-Dominique, étaient deux des interlocuteurs de cette conversation, engagée depuis quelques instants avec Joséphin-le-franc-taupin. Transformation étrange, cet aventurier, jadis d’une inaltérable bonne humeur, était méconnaissable ; ses traits mornes, farouches révélaient de profonds chagrins, et il laissait près de lui son pot plein de vin.

— Saint Cadouin ! — dit Picrochole en manière d’invocation dévote, — nous voici seuls ; nous diras-tu ce que tu veux de nous, Joséphin ? 


— Picrochole, je t’ai connu à la guerre…

— Oui, j’étais arquebusier dans la compagnie de M. de Montluc ; mais las de tuer à la bataille, et sans profit, des Italiens, des Espagnols, des Suisses, des Flamands, que je ne connaissais point, j’ai préféré tuer, pour de l’argent, des Français, que je connaissais moyennant leur signalement qu’on me donne. Je me suis fait Mauvais-Garçon ; je mets au service de qui me paye ma dague et mon épée.

— C’est être soldat d’une autre manière, — ajouta Grippe-Minaud ; — mais il faut pour ce métier un courage que je possède peu. Je préfère m’adresser à d’honnêtes bourgeois qui, la nuit venue, regagnent leur demeure sans autre arme… qu’une lanterne.

— Picrochole, — reprit le franc-taupin, — je t’ai sauvé la vie à la bataille de Mirande, je t’ai dégagé des mains de deux lansquenets qui, sans moi…

— Saint Cadouin ! me crois-tu ingrat !… Est-ce un service que tu as à me demander ?

— Un grand service.

— Parle…

— En te rencontrant tantôt, la pensée m’est venue que tu pouvais me venir en aide…

— Est-ce un ennemi dont il faut te débarrasser ?

Joséphin secoua négativement la tête et montra du bout du doigt sa longue épée, déposée sur la table.

— Tu es capable de te débarrasser toi-même de tes ennemis ? Je le crois ; je t’ai vu batailler ! — reprit le mauvais-garçon. — De quoi s’agit-il donc alors ?

Le franc-taupin poursuivit d’une voix navrée, tandis qu’une larme roulait dans son œil :

— Picrochole, j’avais une sœur…

— De quel ton tu dis cela ! tu ne dirais pas plus tristement… Picrochole, les pots sont vides !… 


— Mort-de-ma-sœur ! — s’écria le franc-taupin avec un accent d’incurable désespoir, — il y a dans mon cœur un vide que rien ne remplira !

Et il cacha son visage entre ses mains.

— Le vide a du bon quand on le fait dans la bourse d’un bourgeois, — dit Grippe-Minaud, tandis que son compagnon reprit :

— Donc, Joséphin, tu avais une sœur… tu ne l’as donc plus ?

— Elle est morte !… — murmura le franc-taupin, étouffant un sanglot ; puis, se contenant, il ajouta : — Il me reste une nièce…

— Une nièce ? — dit le mauvais-garçon. — Est-ce à elle qu’il faut rendre service ? Est-elle jeune et jolie ? Je…

Le bandit n’acheva pas, il se tut devant le coup d’œil terrible que lui lança l’aventurier ; puis il reprit :

— Je t’ai connu meilleur raillard autrefois…

— Je ne ris plus… — répondit le franc-taupin d’un air sinistre ; — ma gaieté s’en est allée !… Arrivons au fait… Ma sœur, morte en prison, où j’ai pu du moins une dernière fois la voir, a laissé deux enfants : un fils et une fille… Le fils… ne compte plus…

— Comment cela ?

— Je m’entends… La fille de ma sœur a été arrêtée, conduite au couvent des Augustines, où elle est à cette heure enfermée…

— Saint Cadouin ! de quoi te plains-tu ? Avoir une nièce au couvent, c’est presque avoir pour soi un ange au paradis ! — Et le mauvais-garçon se signa dévotement en portant son pouce de son nez à son menton, puis de l’un à l’autre des coins de sa bouche. — Ah ! que n’ai-je sœur, fille ou nièce au couvent ! elles prieraient pour la rémission de mes péchés… je serais sans souci, comme le poisson dans l’eau.

— Et leurs prières ne te coûteraient pas un denier ! — ajouta Grippe-Minaud en soupirant. — Ah ! si ma fille Marotte ne s’était, à quatorze ans, sauvée avec un argoulet ! elle serait à cette heure au couvent, priant pour son bon cher petit père le tire-laine !… Confession ! c’eût été mon rêve ! — Et le larron se signa de la même manière que son compère le mauvais-garçon.

Ces paroles des deux bandits agréèrent au franc-taupin ; elles lui étaient une nouvelle preuve du mélange de superstition et de scélératesse habituel à ces bandits ; leur fanatisme servait ses projets. Il reprit :

— Ma nièce n’a pas de vocation religieuse ; elle a été conduite et retenue par force à ce couvent, il faut qu’elle en sorte… Veux-tu m’aider à l’enlever ?

— Saint Cadouin ! — s’écria le mauvais-garçon avec terreur et se signant de nouveau, — un sacrilége !

— Violer un lieu saint ! — reprit Grippe-Minaud, pâlissant et se signant comme Picrochole ; — confession ! les cheveux m’en dressent sur la tête !…

Les deux brigands, muets de stupeur, s’entre-regardèrent tremblants, effarés ; le franc-taupin ne parut pas surpris de leurs scrupules et ajouta :

— Mauvais-garçons et tire-laines sont bons catholiques, je le sais ; aussi, rassurez-vous, mes dévots ! j’ai le pouvoir de vous absoudre…

— Vas-tu nous conter que tu es commissaire apostolique ?

— Qu’importe, si je vous assure une indulgence plénière ?

— Toi… toi, Joséphin ?…

— Moi…

— Tu nous bernes ! Et tu prétendais n’être plus bon raillard ?

L’aventurier, séparé des deux larrons par la largeur de la table, plaça son épée entre ses jambes, planta devant lui sa dague nue et à sa portée, puis il tira de la poche de ses larges chausses un parchemin… C’était la lettre d’absolution d’Hervé, ramassée par le franc-taupin au seuil de la maison de sa sœur lors de l’arrestation de la famille Lebrenn. Il déplia la cédule apostolique, la tint ouverte et bien en vue des deux brigands et leur dit :

— Regardez et lisez ! 


— Une lettre d’absolution ! — s’écrièrent le mauvais-garçon et le tire-laine, dont les yeux étincelèrent de convoitise en examinant ce parchemin. — Les sceaux, les signatures… rien n’y manque !

— J’ai vu avant-hier pareille cédule entre les mains du comte de Saint-Mexin, qui m’a donné dix ducats pour dépêcher certain gros avocat qui gêne son avocate dans ses amours avec ce jeune seigneur !

— Confession ! — s’écria Grippe-Minaud en se signant de nouveau, — lettre complète !… elle absout même les cas réservés !… Grâce à cette absolution, on pourrait tout faire, tout !… sans péril pour son âme !

Les deux bandits, après avoir lu et contemplé avec extase la cédule apostolique, échangèrent un coup d’œil rapide et significatif surpris par le franc-taupin, déjà sur ses gardes ; il se jeta vivement en arrière, se leva de son siège, enfouit le précieux parchemin dans sa poche, s’éloigna de la table, et debout, son épée d’une main, sa dague de l’autre, il dit aux deux compagnons :

— Ventre saint Quenet ! mes maîtres, je vous savais trop bons catholiques pour n’être pas tentés de me poignarder afin de vous emparer de cette cédule absolutrice des crimes passés, présents et futurs ! Voire ! mes halepopins, il ne me reste qu’un œil ; mais il est bon !

— Tu es fou ! l’on ne se défie pas ainsi d’un vieil ami, — reprit Picrochole ; — tu t’es mépris sur notre intention.

— Nous voulions seulement voir de plus près cette bienheureuse et inestimable lettre ! — ajouta le tire-laine. — Confession ! êtes-vous heureux, compagnon, de posséder un pareil trésor ! — Et il se signa. — Saints et saintes du paradis, gratifiez-moi d’une pareille aubaine, je fais brûler vingt cierges à la Chandeleur !

— Ce trésor, il dépend de vous de le posséder, — reprit l’aventurier. — Je vous donne cette lettre d’absolution, si ce soir vous m’aidez à enlever ma nièce du couvent des Augustines ; vous serez, de par cette cédule apostolique, absous de vos péchés passés, présents, futurs et, par surcroît, du sacrilège de cette nuit ; vous pourrez
 donc désormais nager en plein crime, sans soucis pour votre âme, comme disait Picrochole…

— Mais, — reprit le mauvais-garçon en hochant la tête, — cette lettre n’absout qu’un seul chrétien… et nous sommes deux ?

— L’affaire faite, vous jouerez la cédule aux dés ! — répondit Joséphin. — Il y aura un perdant et un gagnant ; la chance est égale pour vous.

Les deux bandits se consultèrent du regard ; Picrochole reprit :

— Mais comment possèdes-tu cette lettre ? Ces absolutions-là sont les plus coûteuses… saint Cadouin ! le moins qu’elles vaillent est, dit-on, vingt-cinq écus d’or !

— Peu t’importe d’où je tiens cette cédule !… Mort-de-ma-sœur ! tout l’or du monde ne payerait pas les larmes que ce parchemin a fait couler !… — reprit le franc-taupin, dont les traits exprimèrent une douleur et une horreur profondes en songeant aux révélations de Brigitte mourante sur la passion incestueuse d’Hervé pour Hêna. Puis, se maîtrisant, l’aventurier ajouta : — Répondez. Voulez-vous, oui ou non, tous deux me prêter ce soir main-forte pour enlever ma nièce du couvent des Augustines et pour une autre expédition ?

— Saint Cadouin ! il y a deux coups à faire ; tu ne nous as pas dit cela d’abord…

— La seconde expédition n’est qu’un jeu ; s’emparer d’un coffret.

— Ce coffret, — demanda le tire-laine affriandé, — que contient-il ?

— Des papiers, — répondit le franc-taupin, — et quelques objets sans valeur. De plus, comme vous êtes de scrupuleux catholiques, j’ajouterai, pour la paix de votre âme, que ce coffret, qu’il s’agit de reprendre coûte que coûte, a été volé à mon beau-frère.

— Joséphin, tu veux nous en donner à garder ! — dit le mauvais-garçon ; — l’on n’attache pas tant de prix à des paperasses et à des objets sans valeur.

— Lorsque cette cassette sera en notre pouvoir, vous l’ouvrirez… si elle contient des choses précieuses, elles sont à vous… 



— Il n’y a rien à répondre à cela, — reprit Picrochole en regardant le tire-laine ; — c’est loyal, hein ?

— Très-loyal… Mais procédons par ordre… L’enlèvement de la religieuse… brrrrr… confession ! je frissonne en y songeant ; car, enfin, si le hasard des dés ne me donne pas la lettre d’absolution, je resterai chargé d’un effroyable sacrilége !…

— C’est la chance, — dit l’aventurier ; — mais si tu gagnes l’indulgence… te voilà en sécurité ta vie durant, mon catholique ! quelque crime que tu commettes.

— Confession ! je le sais bien, tentateur !… c’est là aussi ce qui m’affriole !…

— Moi aussi ! — reprit l’autre brigand. — Mais pour pénétrer dans le couvent des Augustines, comment faire ?

— Écoutez-moi. Mon beau-frère se cache de crainte d’être arrêté ; ma nièce, conduite au couvent des Augustines, a été forcée de prononcer ses vœux aujourd’hui…

— Comment le sais-tu ?

— J’étais allé tantôt, selon que cela m’arrive souvent, passer exprès devant la maison de ma sœur…

— Dans quel but ?

— Afin de la regarder, cette pauvre demeure, aujourd’hui déserte ! et où, lors de mon retour de chaque campagne, Brigitte, son mari, leurs enfants, me faisaient si doux accueil ! Vous parlez de paradis, mes dévots ; ah ! cette maison-là c’était mon paradis, à moi !… Et encore aujourd’hui, j’allais rôdant autour d’elle comme une âme en peine, l’œil attaché sur cette petite fenêtre fermée où tant de fois j’avais vu les figures chéries de ma sœur et de sa fille me sourire quand je frappais à leur porte… — L’expression des traits, l’accent de la voix du franc-taupin, émurent les deux bandits malgré leur endurcissement ; Joséphin étouffa un soupir et reprit : — Donc, tantôt, je rôdais autour de la maison, lorsque vint à moi un moine… oh ! un bon moine !… si pâle, si défait, que j’eus peine à le reconnaître ; mais lui, quoiqu’il ne m’eût rencontré qu’une fois, me reconnut à ma taille et à l’emplâtre que j’ai sur l’œil. Il me demanda s’il pouvait parler à l’instant à ma sœur ou à mon beau-frère. — Ma sœur est morte, et mon beau-frère se cache, — dis-je à ce religieux. Alors, il m’apprend que ma nièce est enfermée au couvent des Augustines, où lui, moine augustin, a été son confesseur ; que, soumis depuis plusieurs mois à une séquestration rigoureuse, il a pu cependant s’échapper, la surveillance dont on l’entourait s’étant un peu relâchée depuis sa maladie… Quelle maladie ! Pauvre moine ! il était si mièvre, si affaibli, si décharné, qu’il pouvait à peine se soutenir… Ignorant les malheurs de notre famille, il venait révéler aux parents de ma nièce ce qu’il savait d’elle. Il risquait, son évasion découverte, d’être poursuivi ; je le conduisis en un lieu sûr où se cache mon beau-frère. Chemin faisant, j’ai appris du moine ceci : Ma nièce a prononcé ses vœux aujourd’hui ; après quoi, selon la coutume, elle passer la nuit seule en prières dans l’oratoire de la Vierge, séparée de l’église du couvent par l’un des enclos du cloître. Maintenant, attention, mes maîtres, aux renseignements que m’a donnés le moine : Les murailles de la cour de la chapelle longent la ruelle Saint-Benoît. Je suis allé, avant la tombée de la nuit, examiner les murailles ; elles ne sont pas fort élevées ; il nous sera possible de les escalader pendant que l’un de nous fera le guet dans la ruelle.

— Ce sera moi ! — dit vivement Grippe-Minaud ; — je retiens ce poste !… J’ai l’œil d’un lynx, l’oreille d’une taupe !

— Tu fais donc le guet ; moi et Picrochole, nous escaladons la muraille, il m’attend aux abords de la chapelle, afin de me prêter main-forte au besoin, si quelqu’un tentait de s’opposer à l’enlèvement de ma nièce. Je la trouve dans l’oratoire, elle me suit, nous forçons l’une des portes du jardin, je conduis avant la fin de la nuit la pauvre enfant près de son père, où elle sera en sûreté ; puis, au point du jour, nous entreprenons la seconde expédition. 


— Ce coffret dont il faut s’emparer ?

— Rien de plus facile… Nous nous rendons tous trois au collège Montaigu, nous demandons au portier le numéro de la chambre de l’abbé Lefèvre ; c’est le nom de mon homme…

— Confession ! — s’écria Grippe-Minaud en se signant, — un abbé ! porter encore la main sur un oint du Seigneur !

— Deux sacriléges en un jour ! — ajouta le mauvais-garçon en hochant la tête ; — c’est lourd sur la conscience !

— Et la lettre d’absolution ! — s’écria impatiemment l’aventurier. — Par l’enfer ! dont vous craignez les rôtissures, mes bons catholiques ! avez-vous la foi ou non ?

— C’est vrai, — reprit Picrochole, — il y a la cédule d’absolution… elle nous couvre !

— Donc, — ajouta le franc-taupin, — nous demandons l’abbé Lefèvre sous prétexte d’une affaire urgente, nous montons chez lui, nous frappons ; notre homme, encore au lit, se lève, nous ouvre sa porte ; nous nous précipitons sur lui, vous le bâillonnez, je cherche le coffret en question, je le trouve, j’en suis certain. Nous attachons à son lit l’abbé, toujours bâillonné, afin qu’il ne puisse donner l’alarme ; nous refermons la porte, et nous gagnons au large !

— Oh ! ce serait un jeu, s’il ne s’agissait d’un prêtre ! — dit le tire-laine en interrompant le franc-taupin. — Et puis l’enlèvement de ta nièce ! la violation d’un lieu saint !…

— J’ai dépêché avant-hier mon septième homme ! — ajouta le mauvais-garçon. — Aussi n’ai-je pas, c’est vrai, la conscience tranquille, car, pour acheter l’absolution d’un meurtre, il faudrait payer plus que le meurtre ne me rapporte !… Mais, enfin, un meurtre laïque est une peccadille auprès d’un sacrilége !… Et si, après l’expédition que tu nous proposes, je ne gagne pas aux dés la cédule apostolique ? Saint Cadouin ! je ne rêverai que des flammes éternelles…

— C’est la chance, — reprit Joséphin. — Mais l’heure s’avance, décidez-vous ; est-ce oui ? est-ce non ? 


— Quand nous remettras-tu la lettre ?

— Lorsque ma nièce sera en sûreté chez son père, et lorsque j’aurai le coffret entre mes mains.

— Mais si tu nous trompes ? mais si, l’expédition faite, tu ne nous livres pas la cédule apostolique ?

— Ventre saint Quenet ! et si, profitant d’un moment où je ne serai pas sur mes gardes, vous me poignardez cette nuit, afin de vous emparer de la lettre avant de m’avoir rendu les services que j’attends de vous ?

— Ah ! Joséphin, un pareil soupçon envers moi, ton ancien compagnon d’armes !…

— Confession ! nous qui avons bu au même pot, nous croire capables de…

— Sang-Dieu ! la soirée s’avance ; il nous faut le temps de préparer nos moyens d’escalade, — reprit l’aventurier. — Une dernière fois, est-ce oui ou non ?

Les deux bandits se consultèrent pendant quelques instants du regard ; puis Picrochole, tendant la main au franc-taupin :

— Foi de mauvais-garçon… et sur le salut de mon âme… c’est dit !…

— Foi de tire-laine… et sur le salut de mon âme… c’est dit !…

— Marchons ! — reprit le franc-taupin. Et il sortit de la taverne du vin Pineau, accompagné des deux bandits.


La courtille, ou maison des champs, que possédait Robert Estienne près de Saint-Ouen, sur la route de Saint-Denis, était solitaire et assez éloignée du village ; le chemin de traverse qui conduisait à l’entrée de cette demeure aboutissait à une grille en fer voisine d’une maisonnette occupée par le jardinier et par sa femme. Le logis principal s’élevait au milieu d’un jardin clos de murailles. Le lendemain de cette soirée où le franc-taupin, le mauvais-garçon et le tire-laine s’étaient rencontrés à la taverne du Vin Pineau, Michel (jardinier de M. Robert Estienne), de retour des champs vers la fin de la journée, fort contrarié de ne pas trouver sa femme Alison au logis, dont elle avait emporté la clef, maugréait, tempêtait en soufflant dans ses doigts engourdis par la froidure de décembre ; enfin il vit sa femme, revenant du village sans doute, se diriger vers la grille.

— Où diable es-tu allée ? — cria Michel à Alison du plus loin qu’il l’aperçut. — Ne pouvais-tu, du moins, laisser la clef à la porte de la maison ?

— J’étais allée… à confesse, — répondit la jardinière, évitant le regard de son mari et poussant la grille. — J’avais emporté la clef parce que tu étais aux champs.

— À confesse… à confesse… — reprit Michel, grommelant ; — et moi, je me morfondais…

— Il faut pourtant bien que je fasse mon salut ! Tu m’as envoyée ce matin à Paris porter une lettre à notre maître ; M. le curé a bien voulu m’entendre au confessionnal cette après-dînée, j’ai profité de sa bonne volonté.

— Soit ; mais, jarnigué ! tâche de gagner le paradis sans m’exposer à geler de froid !

À peine les deux époux sont-ils entrés dans la maisonnette, que Michel prête l’oreille du côté de la grille et dit vivement :

— J’entends le trot d’un cheval. — Puis, ressortant, il regarde dans l’avenue à travers la grille, reconnaît Robert Estienne et s’écrie : — Alison, viens vite ; c’est notre maître !

Et le jardinier ouvre les battants de la grille à Robert Estienne ; celui-ci descend de son cheval, dont il remet la bride à son serviteur, lui disant :

— Bonjour, Michel… Quoi de nouveau ici ?

— Ah ! monsieur, beaucoup de choses…

— Vous m’inquiétez… Est-ce que mon hôte courrait quelque danger ? Quelque indiscrétion aurait-elle été commise ? 


— Non, grâce à Dieu ! monsieur, soyez tranquille ; vous le savez, vous pouvez compter sur ma femme comme sur moi-même. L’on ne se doute pas dans le village qu’il y a quelqu’un de caché dans votre maison.

— Que s’est-il donc passé depuis ma dernière visite ici ? Alison m’a apporté ce matin un billet de la personne à qui je donne asile ; mais ce billet, tout en réclamant ma présence ici, ne m’annonçait aucun événement grave.

— Sans doute la personne qui est ici, monsieur, se réserve de vous apprendre qu’elle n’est plus seule céans.

— Comment cela ?

— Avant-hier, ce grand borgne qui vient ici de temps à autre, et toujours de nuit, est arrivé en plein jour, monté dans une petite charrette attelée d’un âne et remplie de paille. Il m’a chargé de garder la charrette, est allé trouver votre hôte, puis ils sont revenus tous deux, et de la paille dont était remplie la charrette, ils ont tiré… un moine !

— Un moine !

— Oui, monsieur, un pauvre jeune moine de l’ordre des Augustins ; il semblait n’avoir pas une heure à vivre, tant il était pâle et défait.

— Et qu’est-il devenu ?

— Il est resté ici… et votre hôte m’a dit : « — Michel, gardez, je vous en prie, un secret absolu sur l’arrivée de ce religieux dans cette maison ; je préviendrai M. Estienne de ce qui s’est passé. »

— Vous avez, je n’en doute pas, suivi ces recommandations ?

— Oui, monsieur… mais ce n’est pas tout… Cette nuit, le grand borgne est revenu un peu avant le point du jour ; il était à cheval et avait derrière lui en croupe et cachée dans un manteau… une religieuse… Je suis allé aussitôt avertir votre hôte ; il est accouru, et peu s’en est fallu qu’il ne se soit évanoui à la vue de cette nonne ; puis, fondant en larmes, il est rentré avec elle dans la maison, tandis que le grand borgne repartait au galop. Il faisait alors à peine jour. Enfin, vers le midi, le grand borgne est encore revenu, mais cette fois vêtu d’un sarrau et d’un bonnet de paysan ; il apportait à votre hôte un coffret, après quoi, il s’en est allé…

M. Robert Estienne, très-surpris de ce que lui apprenait son jardinier, se dirigea vers la maison, où il frappa d’abord, en manière de signal, deux coups, puis un troisième, séparé des premiers par un léger intervalle ; et bientôt Christian vint ouvrir la porte.

— Mon ami, qu’avez-vous ? que s’est-il passé ? — s’écria Robert Estienne, frappé de la profonde altération des traits de l’artisan, qui se jeta dans les bras de son patron en murmurant au milieu de sanglots étouffés :

— Si vous saviez !… ma fille !… ma fille !…

Robert Estienne répondit à l’étreinte convulsive de Christian, et, croyant qu’il s’agissait d’un irréparable malheur, il reprit d’une voix douloureusement émue :

— Du courage, mon ami… du courage… ce nouveau chagrin…

— Elle est retrouvée !… — s’écria Christian. Et un éclair de joie ineffable brilla dans ses yeux. — Elle est ici !…

— Votre fille ?

— Depuis cette nuit, elle est près de moi !…

— Il serait vrai ! — reprit Robert Estienne. Puis, se rappelant les paroles de son jardinier : — Quoi ! cette religieuse ?…

— C’est Hêna… Mais venez, venez, monsieur, mon cœur déborde, ma tête se perd… Oh ! jamais je n’ai eu plus besoin de vos conseils…

Christian et son patron s’étaient jusqu’alors tenus à l’entrée d’un vestibule ; ils se rendirent dans une chambre voisine.

— De grâce, mon cher Christian, calmez-vous, — dit M. Robert Estienne, — apprenez-moi ce qui s’est passé… Vous avez, dites-vous, besoin de mes conseils ? Il est inutile d’ajouter que mon amitié vous est toute dévouée.



L’artisan se recueillit pendant un moment, et, essuyant les larmes dont son visage était inondé :

— Vous le savez, monsieur, pendant que j’assistais à notre assemblée à Montmartre, ma femme, ma fille et mon fils aîné ont été arrêtés dans notre maison ; l’on voulait aussi m’emprisonner. J’ai dû mon salut à l’attachement de mon beau-frère ; au moment où j’allais sans défiance rentrer chez moi, il m’a prévenu que des archers du guet m’attendaient dans mon logis pour me conduire en prison. Grâce à Joséphin et à vous, j’ai trouvé un refuge, d’abord à Paris, puis ici, cette retraite vous ayant paru offrir plus de sécurité.

— N’acquittais-je pas ainsi une dette de reconnaissance ? Hélas ! qui sait si votre généreuse hospitalité envers Jean Calvin n’a pas été cause de l’incroyable persécution dont vous êtes victime ainsi que votre famille ? Vous ne l’ignorez pas : malgré mes vives instances auprès de la princesse Marguerite, dont le crédit seul m’a jusqu’ici soutenu contre mes ennemis, elle a refusé de tenter aucune démarche en votre faveur depuis que le cardinal Duprat lui a dit : « — Madame, croyez-moi, l’homme à qui vous vous intéressez sans le connaître est l’un des plus forcenés ennemis du roi et de l’Église ; si nous parvenons à mettre la main sur ce Christian Lebrenn, il n’échappera pas à la condamnation qu’il mérite ! » — Or, je vous l’avoue, tant d’acharnement contre vous, laborieux et obscur artisan, me confond.

— De cet acharnement je connais maintenant la cause, monsieur Estienne, et avant de poursuivre notre entretien, je vous dois cette révélation ; elle pourra influer sur les conseils que j’attends de vous.

Christian ouvrit le coffret renfermant ses légendes de famille, que le franc-taupin avait rapporté le matin, y prit un papier, le remit à M. Robert Estienne et lui dit :

— Veuillez lire ceci, monsieur ; les manuscrits auxquels cette note fait allusion sont les chroniques dont je vous ai quelquefois parlé.

M. Robert Estienne prit la note et lut : 


« A.M.D.G.


» Les manuscrits ci-joints, malgré l’incorrection de leur style et autres défauts de forme, peuvent devenir, depuis la pestilentielle découverte de l’imprimerie, une arme très-pernicieuse.

» Cette légende, transmise d’âge en âge, dans le secret du foyer domestique, à d’obscures générations du menu peuple, ne pouvait, avant la diabolique invention de l’imprimerie, avoir d’autre inconvénient que de perpétuer d’exécrables traditions dans une seule famille ; mais il n’en va plus ainsi à cette heure. Ces sauvages et énergiques rapsodies, empreintes de l’incurable haine de race que porte le Gaulois au Franc, le conquis au conquérant, le serf à son seigneur, le sujet à la royauté et à l’Église, dont la consécration seule fait les rois, ces sauvages rapsodies pourraient être maintenant multipliées par l’infernal moyen de l’imprimerie, et ainsi répandues dans un mauvais peuple, souvent enclin par instinct à la rébellion contre l’autorité pontificale et l’autorité royale, qui en découle ; or, instruit, par ces légendes, de faits historiques qui doivent toujours être pour lui lettre close, si l’on veut qu’il ressente à l’endroit du trône et de l’autel une soumission aveugle, un respect et une terreur salutaires, ce mauvais peuple s’engagerait plus audacieusement encore à l’avenir dans ces révoltes dont pas un siècle n’a été malheureusement à l’abri jusqu’ici, ce à quoi la société de Jésus, avec l’aide de Dieu, mettra ordre.

» Donc, il faut sans retard, non-seulement faire à jamais disparaître ces détestables manuscrits, mais, ainsi que l’a proposé notre cher fils Lefèvre, briser net les dangereuses traditions de cette famille Lebrenn en employant les moyens suivants :

» Faire condamner le père et la mère comme hérétiques ; les faits d’hérésie surabondent contre eux, rien ne sera plus facile que d’obtenir cette condamnation.

» Enfermer dans un couvent et contraindre à y prononcer leurs vœux le fils et la fille (Hêna et Hervé), actuellement à Paris.

» Quant au plus jeune fils, Odelin, âgé de quinze ans et voyageant à cette heure en Italie avec maître Raimbaud, armurier (signalé comme hérétique), il faut attendre le retour de cet adolescent à Paris, suivre à son égard la même marche, l’enlever, le mettre au couvent, l’obliger à prononcer ses vœux ; il a quinze ans, et malgré le vice de son éducation première, il sera facile d’agir puissamment sur un enfant de cet âge en se comportant avec adresse. Si, contre toute probabilité, l’on ne réussissait point, on le retiendrait au couvent jusqu’à l’âge de dix-huit ans, et plus tard la condamnation pour crime d’hérésie irait de soi.

» J’insiste… il est important, très-important, non-seulement de détruire les manuscrits susdits, mais, encore une fois, de briser la détestable tradition de cette famille et de l’éteindre… soit en la livrant au bras séculier pour crime d’hérésie, soit en ensevelissant à jamais ses derniers rejetons dans l’ombre d’un cloître.

» Il faut bien se rappeler ceci : — il n’est point de petits ennemis ; — les causes les plus infimes, les plus basses, produisent souvent de grands effets ; — il suffit, à un moment donné, en un temps de rébellion, d’un homme de résolution pour entraîner le populaire. — Or, grâce à sa tradition séculaire et diabolique, la famille Lebrenn pourrait produire l’un de ces hommes-là.

» Si, par impossible, les mesures ci-dessus indiquées ne réussissaient point, si cette dangereuse race se perpétuait, il faut que notre ordre, dans son égale perpétuité, ait toujours l’œil ouvert… grandement ouvert sur ces Lebrenn, qui, certainement, seront toujours ou engendreront toujours de pernicieux scélérats.

» Cet exemple entre mille prouve l’indispensable nécessité des registres dont j’ai parlé. Je veux qu’il en soit tenu un dans chaque division provinciale par le provincial de notre ordre ; je veux que l’on inscrive en ce registre les noms des familles sur qui l’attention de l’ordre doit être plus spécialement attachée. Ces renseignements ainsi conservés dans notre ordre, et transmis de siècle en siècle, lui offriront mille moyens secrets de surveillance et d’action sur les générations futures.

» Notre cher fils Lefèvre inaugurera donc le registre de la province de France en y inscrivant (pour mémoire, je l’espère) le nom de la famille Lebrenn ; on y ajoutera ceux de Robert Estienne, de Gaspard de Coligny, du prince de Gerolstein, d’Ambroise Paré, de Clément Marot, de Bernard Palissy, du vicomte de Plouernel et autres, qu’il serait trop long d’énumérer ici, mais que l’on trouvera dans les listes d’hérétiques fournies par le Gainier à M. le lieutenant criminel, qui s’empressera de mettre ces documents à la disposition de notre cher fils Lefèvre, que Dieu garde…

» I. L. »

Ignace de Loyola ! — ajouta Christian, traduisant ainsi les initiales I et L prononcées par Robert Estienne, qui, muet de stupeur, regardait l’artisan. Celui-ci reprit avec une sombre amertume : — Les ordres d’Ignace de Loyola ont été suivis… Ma femme… — et il étouffa un sanglot, — ma femme a été arrêtée, emprisonnée comme hérétique… Béni soyez-vous, mon Dieu ! elle est morte en prison… cette mort l’a sans doute sauvée du bûcher !… Ma fille a été conduite au couvent des Augustines, où la malheureuse enfant a été hier contrainte de prononcer des vœux éternels… Mon fils Hervé… que dis-je ? ah ! ce monstre ne mérite plus le nom de mon fils…

— Qu’avez-vous donc à lui reprocher ?

— Une lettre de ma fille adressée à sa mère, dont elle ignorait la mort, m’a mis sur la voie d’un horrible secret… J’ai interrogé là-dessus ce matin mon beau-frère, qui, plus heureux que moi, avait pu voir Brigitte dans sa prison… il m’a tout avoué en frémissant…

— Achevez, mon ami…

— Non, non, c’est trop affreux… je deviendrais fou en pensant à cela… — Et essuyant son front baigné d’une sueur froide, l’artisan reprit : — Hervé est entré au couvent des Cordeliers… non contre son gré… oh ! non, mais avec joie !… il ne quittera plus fra‑Girard, le démon qui l’a perdu… L’on guette mon fils Odelin à son retour d’Italie… Hélas ! il est en route, il m’a été impossible de prévenir maître Raimbaud, ne sachant où lui adresser mes lettres.

— Juste ciel ! — s’écria Robert Estienne, frappé d’un souvenir soudain et interrompant Christian, — plus de doute…

— Plus de doute… sur quoi, monsieur Estienne ?

— Tout à l’heure, en lisant cette note, qui m’épouvantait, en vous écoutant me raconter comment les instructions d’Ignace de Loyola avaient été suivies, je m’étonnais de ce que, même en ces tristes temps où la liberté, la vie des citoyens est à la merci du bon ou du mauvais vouloir du cardinal Duprat et de son infâme instrument, le lieutenant criminel Jean Morin, ce complot tramé contre votre famille eût été si facilement exécuté ; maintenant, je ne m’en étonne plus, Ignace de Loyola exerce une toute-puissante influence sur le cardinal Duprat.

— Ah ! déjà la société de Jésus est à l’œuvre ?…

— N’en doutez pas !… La dernière fois que je suis allé supplier la princesse Marguerite d’intercéder en faveur de Marie-la-Catelle, de Jean Dubourg, de Laforge et autres de nos amis…

— Monsieur Estienne, nos chagrins nous font parfois oublier ceux des personnes qui nous sont chères… Espère-t-on sauver Marie et nos amis ?

— Depuis leur arrestation, le parlement instruit leur procès ; cette lenteur laisse encore quelque espoir ; mais, la princesse Marguerite ne me l’a pas caché, François Ier se montre de plus en plus irrité contre les réformés, qui veulent, selon le cardinal Duprat, se rebeller contre le pouvoir royal et se cantonner en république, à l’imitation des Suisses. Pour en revenir à Loyola, la princesse Marguerite, lors de notre dernière entrevue, m’a dit : « — Quel est donc ce gentilhomme espagnol, jeune encore et boiteux, qui, presque chaque jour, a de longues conférences avec le cardinal, et sur qui, dit-on, il a pris depuis quelque temps un grand empire ? » — Me souvenant alors de ce que vous m’avez appris d’Ignace de Loyola et de la séance nocturne dont vous avez été l’invisible témoin, j’ai pu édifier la princesse sur le chef du nouvel ordre des Jésuites. Je comprends donc maintenant que, par le puissant intermédiaire du cardinal Duprat, Ignace de Loyola soit arrivé à atteindre votre famille… Mais d’où vient tant de haine contre vous ?

— Ignace de Loyola ne me pardonne pas, sans doute, d’avoir surpris le secret de ses effrayants desseins. Lefèvre, l’un de ses disciples et l’un de mes anciens amis, m’a vu, lors de cette nuit funeste, caché derrière une grosse pierre au fond de la carrière ; mais, dissimulant sa surprise, il a feint de ne pas m’apercevoir afin de ne pas éveiller mes craintes, et le lendemain, il guidait chez moi les archers du guet, s’emparait de mes papiers de famille, dont je lui avais autrefois donné connaissance, et montait au galetas où, découvrant quelques débris de lettre laissés par Jean Calvin, il aura été ainsi mis sur la trace de l’assemblée des réformés à Montmartre, car, quelques heures après, la carrière était envahie par les archers…

— Mais comment vos légendes de famille et la note qui les concerne sont-ils revenus dans vos mains ?

— Le frère de ma femme, ce soldat d’aventure dont je vous ai souvent parlé, m’a donné les preuves du plus courageux dévouement. Il se rendait à notre maison lorsque Brigitte et ses enfants ont été arrêtés, il les a vu emmener ; il a vu un homme vêtu d’un froc noir à capuchon rabattu emporter le coffret contenant nos légendes : cet homme était mon ancien ami Lefèvre… Une fois hors de chez moi, ne croyant plus nécessaire de cacher sa figure, il a relevé son capuchon, Joséphin l’a reconnu ; cette découverte a été pour moi plus tard une révélation… Ce soir-là, mon beau-frère ne pouvait, sans folie, tenter d’arracher ma femme et ma fille aux mains des archers ; il est resté aux environs de ma demeure, épiant mon arrivée. C’est de lui que j’ai appris l’arrestation de ma famille. Enfin, hier, rencontrant, dans le voisinage de notre maison, un jeune moine augustin évadé de son couvent, et sachant par lui que ma fille avait prononcé ses vœux, le franc-taupin, certain du lieu où se trouvait Hêna, a entrepris de l’enlever de son cloître à l’aide de gens déterminés ; il y a réussi. Enfin, ne doutant pas que le coffret renfermant nos légendes ne fût entre les mains de Lefèvre, il s’est rendu de grand matin, bien accompagné, au collège Montaigu, a enlevé de force à ce jésuite le coffret où se trouvait jointe à nos chroniques, la note d’Ignace de Loyola, et me les a rapportées ce matin.

— Quel dévouement ! il fait pardonner à ce vaillant aventurier les désordres de sa vie passée. Enfin, grâce à lui, votre fille vous est rendue… Ce moine à qui vous avez donné ici l’hospitalité est sans doute celui qui, fuyant son couvent, a mis le franc-taupin à même de délivrer votre fille ? 


— Oui, monsieur Estienne… Maintenant, je vous en adjure, éclairez-moi de vos conseils ; ma tête se perd, je suis en proie aux plus cruelles perplexités.

— Vous craignez que l’on retrouve les traces de votre fille ?

— Cette crainte, si terrible qu’elle soit, n’est pas ce qui me navre le plus…

— Qu’avez-vous donc encore à redouter ?

— Ah ! monsieur Estienne… — et Christian sanglota, — je suis un malheureux père !…

— Mon ami, du courage… à force de précaution, de prudence, nous parviendrons à soustraire votre fille aux recherches…

— Vous ne savez pas tout…

— Quoi donc encore ?

— Ce jeune moine…

— Eh bien ?

— Lorsque Joséphin l’a conduit ici, j’ai eu peine à le reconnaître tant il était changé. 


— Vous l’aviez déjà vu ?

— Oui ; il enseignait les enfants de l’école de Marie-la-Catelle.

— Quoi ! ce jeune moine est frère Saint-Ernest-Martyr ?

— C’est lui.

— Oh ! celui-là est un vrai disciple du Christ ! Marie-la-Catelle m’a souvent dit qu’il inclinait à la réforme.

— Écoutez, monsieur Estienne, écoutez… À peine arrivé ici, épuisé déjà par une fièvre lente, ce jeune moine perd connaissance ; je lui donne tous mes soins, je le dévêts de son froc, je le couche en mon lit, je le veille. Quelques feuillets de papier étaient tombés de ses vêtements, je les ramasse, j’y jette les yeux, je lis le nom de ma fille… je cède, je l’avoue, à un sentiment de curiosité blâmable, je déplie ces feuillets… Ah ! monsieur Estienne, quelle découverte !

— Ces feuillets ?…

— … Contenaient les fragments d’une sorte de journal, confident secret des pensées de ce jeune moine… J’apprends ainsi que, choisi pour être le confesseur et l’instructeur de ma fille au couvent des Augustines…

— Achevez…

— Ce moine est follement épris d’elle !

— Grand Dieu !

— Ce funeste amour remonte à une époque où frère Saint-Ernest-Martyr a vu Hêna chez Marie-la-Catelle et chez nous.

— L’infortuné !

— Ah ! bien infortuné ; car en lisant ces pages où il épanchait sa douleur, son désespoir, j’ai pleuré…

— Vous sait-il instruit de son secret ?

— Oui… car, lorsque, sortant de sa longue défaillance, il a vu entre mes mains ces fragments de son journal, il a jeté un cri d’effroi. « — Rassurez-vous, — lui ai-je dit, — l’âme d’un honnête homme respire dans ces tristes révélations ; je ne peux que vous
 plaindre. »

— Mais votre fille se trouve ici avec lui ?…

— Ma fille… — reprit Christian attachant sur M. Robert Estienne un regard noyé de larmes, — ma fille ignore la fatale passion de ce jeune moine… et elle l’aime…

— Malheureuse enfant !

— Cet amour la tue… il est une des causes qui l’ont décidée à prononcer ses vœux…

— Elle vous a avoué ?…

— Tout… Avec sa candeur et sa sincérité habituelles, à peine arrivée ici, et ne sachant pas encore la mort de sa mère, que j’hésitais à lui apprendre, elle m’a remis une lettre, me disant : « — Mon père, j’avais écrit ces lignes dans l’espoir de les faire parvenir tôt ou tard à ma mère… lis, et tu apprendras pourquoi j’ai cédé à la contrainte et pris le voile. »

— Depuis qu’ils sont réunis ici Hêna, et ce moine se sont-ils vus ?

— Non. Ce malheureux jeune homme, Ernest Rennepont, c’était son nom avant d’entrer en religion, instruit par moi de la présence de ma fille dans cette maison, voulait, quoiqu’il pût à peine se lever de son lit, aller se livrer aux supérieurs de son ordre, de crainte que l’on ne nous regardât comme complices de son évasion, s’il était découvert ici, sous le même toit qu’Hêna !

— Ainsi, chacun d’eux ignore que l’amour qu’il éprouve est partagé ?

— Hélas ! oui… Ma fille en mourra, monsieur Estienne… elle en mourra !… Ah ! je vous l’ai dit, ma tête se perd à sonder cet abîme de maux… Que faire ? que résoudre ? Voilà pourquoi, ce matin, je vous ai prié de venir ici sans m’expliquer davantage, mettant mon dernier espoir dans vos conseils, dans votre haute raison ; elle jettera peut-être quelques lueurs au milieu de ce chaos d’afflictions devant lequel mon désespoir recule.

Et Christian tomba dans un muet accablement.

M. Robert Estienne resta aussi pendant quelques moments silencieux et recueilli, puis frappé d’une idée subite, qu’il hésita d’abord à confier à Christian, il reprit après de nouvelles réflexions :

— Mon ami, vous connaissez comme moi la vie de Luther ?

— Oui, — répondit l’artisan très-surpris de cette question, — je la connais.

— Luther, moine, comme Ernest Rennepont, et ainsi que lui d’abord plein de foi dans l’Église romaine, s’est séparé d’elle, à la vue des monstrueux scandales dont il a été témoin…

— Sans doute.

— Croyez-vous Ernest Rennepont fermement décidé il embrasser la réforme ?

— J’ignore sa pensée à cet égard ; mais lorsqu’il m’a vu instruit de son amour pour Hêna, il s’est écrié : « — Ah ! monsieur, quel terrible plaidoyer en faveur de la réforme que ces douloureux événements !… Votre fille, enlevée à sa famille, jetée dans un couvent, exposée aux plus cruels traitements, a été contrainte par la violence de prononcer des vœux éternels, de renoncer aux saintes joies de la famille… Et moi, misérable moine, en aimant Hêna, j’ai commis un crime aux yeux de l’Église. Pourtant, Dieu le sait, la pureté de cet amour honorerait tout homme de bien qui ne serait pas forcé au célibat !… »

— Ces paroles sont peut-être d’un bon augure, mon ami.

— Que voulez-vous dire ?

— Revenons à Luther… Vous le savez, il s’est surtout, et dès le commencement de sa carrière de réformateur, élevé avec une puissante éloquence, avec une irrésistible logique, contre le célibat des prêtres… Ses ennemis ont menti en soutenant qu’alors il songeait au mariage qu’il a contracté depuis, et dans lequel il a montré les plus touchantes vertus familiales…

— Grand Dieu ! — s’écria Christian en interrompant M. Robert Estienne, — quel souvenir vos paroles éveillent…

— Achevez…


— Ces fragments de journal écrits par ce malheureux moine font mention d’un rêve dans lequel il se voyait pasteur de la religion évangélique, époux d’Hêna, et donnant ainsi qu’elle l’instruction aux enfants…

— Ce serait Luther marié ! — s’écria Robert Estienne. — Pourquoi Ernest Rennepont n’imiterait-il pas l’exemple de Luther ?…

— Ah ! monsieur ! — murmura Christian en portant les deux mains à son front brûlant, — l’espoir, le doute, troublent ma raison… je n’ose m’abandonner à cette pensée, de crainte d’une affreuse déception…

— Mon ami, de grâce, raisonnons avec calme… dominez un moment vos angoisses paternelles… Ce jeune moine est un homme de bien, un homme de cœur, nous ne pouvons en douter ; sa conduite dans ces tristes et dernières circonstances n’a-t-elle pas augmenté votre estime pour lui ?

— C’est la vérité.

— Son pur et noble amour pour Hêna honorerait, il vous l’a dit, tout honnête homme ?

— Je le crois fermement depuis que j’ai lu ces pages qu’Ernest Rennepont pensait écrire pour lui seul…

— Maintenant, mon ami, admettons qu’il embrasse la réforme… son savoir, ses bonnes mœurs, son penchant pour l’éducation des enfants, le rendraient digne d’être ministre de la nouvelle Église ; aussi, j’en suis presque certain, nos amis le proposeraient avec joie à l’élection de nos frères, et ceux-ci l’acclameraient pasteur, car jamais la parole évangélique n’aurait de plus digne interprète.

— Ah ! monsieur Estienne, de grâce, n’ouvrez pas mon cœur à une suprême espérance, peut-être décevante !

— Hélas ! ce pauvre et digne cœur a depuis quelques mois tant souffert, que je comprends votre hésitation devant un consolant espoir ; mais réfléchissez, vous le reconnaîtrez, cet espoir n’a rien d’exagéré… Résumons-nous : Ernest Rennepont renonce à son ordre, embrasse la réforme, est reconnu pasteur, il peut contracter mariage… Ceci admis, ne pensez-vous pas que votre fille consente avec joie à cette union, si vous l’approuvez ?

— Elle meurt de ce fatal amour, se croyant séparée d’Ernest Rennepont par un abîme d’impossibilités ; comment refuserait-elle ce mariage ?

— Eh bien, mon ami, quels obstacles prévoyez-vous ? Ces espérances, loin d’être décevantes, ne deviennent-elles pas des certitudes ? La douleur désespérée de ces deux infortunés ne se change-t-elle pas en un bonheur ineffable ? Mais quoi ?… vous restez soucieux, accablé ?…

— Monsieur Estienne, ce projet est trop beau, il ne réussira pas…

— Pourquoi ?

— Que sais-je ?… La fatalité dont je suis victime me poursuivra jusqu’à la fin !…

— Ah ! Christian, Christian ! vous, homme de raison et de fermeté, éprouver une pareille défaillance !

— Elle est insurmontable…

— Il faut la surmonter, mon ami ; il faut songer à votre fille, à vous, à ce digne et malheureux jeune homme ; il faut songer aux devoirs que la paternité vous impose… Allons, du courage, redevenez vous-même…

— Oui, je suis lâche… Pardon, monsieur Estienne… mais la mort de ma femme, le crime de ce misérable que je ne peux plus appeler mon fils… tant de chagrins ont brisé les ressorts de mon âme…

— Jamais pourtant vous n’avez eu plus besoin de votre énergie… Ce projet est trop beau, dites-vous, mon ami ? Mais, fût-il accompli, ne courez-vous pas encore les plus grands dangers ? Oubliez-vous que votre liberté, que votre vie, sont menacées ? oubliez-vous qu’à cette heure sans doute on cherche les traces d’Ernest Rennepont et de votre fille ? oubliez-vous, enfin, l’acharnement de vos ennemis ? 


— Merci à vous, monsieur Estienne, merci ! vos paroles me raniment, me réconfortent. Oui, ce projet, qui arracherait ma fille au désespoir qui la tue… ce projet, hélas ! est loin d’être accompli…

— Voici mon avis : je vais, si cette démarche vous embarrasse, aller trouver Ernest Rennepont, lui proposer d’embrasser la réforme, de devenir pasteur de la nouvelle Église, en un mot de réaliser son rêve, si Hêna acceptait cette union. Certain du consentement d’Ernest Rennepont, vous vous rendez près de votre fille ; sa réponse ne saurait, selon, moi, être douteuse. Le mariage convenu, il faut se hâter ; la disparition d’Hêna, la restitution forcée de vos papiers de famille, vont redoubler l’ardeur de vos persécuteurs ; vous ne serez pas, je le crains, longtemps en sûreté, vous, votre fille et son époux, dans le voisinage de Paris. Voici à quoi j’avais déjà songé, dans le cas où cette retraite-ci ne vous offrirait plus assez de sécurité : j’ai un ami imprimeur à La Rochelle, ville fortifiée, riche, industrieuse, bien armée, complètement vouée à la réforme, et assez confiante dans la puissance de ses franchises municipales, dans ses remparts et dans le courage de ses nombreux habitants pour défier nos ennemis ; vous serez là, vous et les vôtres, en pleine sécurité ; vous pourrez y vivre du fruit de votre travail ; mieux que personne, je sais combien vous êtes habile dans votre art. Enfin, si vous devez quitter Paris avant le retour de votre fils Odelin…

— Ah ! monsieur Estienne, je tremble en songeant que Lefèvre épie la venue de ce malheureux enfant pour me l’enlever… quel coup pour moi !… Je n’ai plus qu’un fils maintenant !…

— Je veillerai sur lui de mon côté. Maître Raimbaud l’armurier ne peut, m’avez-vous dit, beaucoup tarder à revenir d’Italie ?

— Non, monsieur ! il devait arriver à Paris avant l’année prochaine, et nous voici à la fin de décembre.

— J’irai dès demain chez dame Raimbaud, peut-être son mari l’aura-t-il instruite du jour probable de son retour ; en ce cas, et même de toute façon, votre beau-frère le franc-taupin, qui déjà vous a donné tant de preuves de dévouement, peut presque assurément empêcher qu’Odelin ne vous soit enlevé.

— Que le ciel vous entende ! Mais comment faire ?

— L’on n’entre généralement à Paris, en revenant d’Italie, que par la porte de la Bastille.

— Oui, monsieur ; et maître Raimbaud demeurant, comme la plupart des armuriers, dans le voisinage de cette forteresse, rentrera presque certainement par le faubourg Saint-Antoine.

— Il faudra donc que le franc-taupin, si dame Raimbaud est instruite du prochain retour de son mari, reste de guet sur la route d’Italie ou aux abords de la Bastille, afin de guetter l’arrivée de votre fils, de l’empêcher d’entrer à Paris et de lui remettre une lettre de vous qui l’engagerait à aller vous rejoindre à La Rochelle ; je me chargerai d’assurer les moyens de voyage d’Odelin. En sûreté près de vous, il continuera son métier d’armurier, car maintenant, Christian, je partage vos prévisions… les temps approchent où, plus que jamais, seront occupés ceux-là qui forgent les armes de guerre !… Allons, pauvre père, du courage !… vous le voyez, il vous en faut, et beaucoup, pour amener la réussite de nos divers projets, pour assurer le bonheur de ceux qui vous sont chers…

— Ce courage, je l’aurai, monsieur Estienne… Ah ! comment vous témoigner ma reconnaissance ?

— Mon ami, depuis deux générations, votre famille et la mienne se sont mutuellement rendu assez de services pour qu’il soit maintenant impossible de dire de quel côté se trouvent les obligés… Ne perdons pas un moment, conduisez-moi auprès d’Ernest Rennepont ; dès que je connaîtrai sa résolution, je vous en ferai part ; vous pourrez alors proposer ce mariage à votre fille avec les plus grands ménagements, car dans son état de faiblesse et de souffrance, il faut lui épargner de trop vives émotions.

Christian conduisit M. Robert Estienne auprès du jeune moine, les laissa tous deux et attendit la fin de leur entretien, après lequel il devait aller retrouver Hêna.


Sœur Sainte-Françoise-au-Tombeau, ainsi qu’Hêna Lebrenn avait été baptisée en religion, habitait dans la courtille une chambre voisine de celle de son père ; la jeune fille portait encore ses habits de nonne. La pâleur de son angélique visage, encadré des plis de sa coiffe et de son long voile blanc, se distinguait à peine de la mate blancheur du lin ; douleur et résignation se lisaient sur ses traits, rendus presque diaphanes par la maigreur. Assise près d’une fenêtre, les mains jointes sur ses genoux, ses grands yeux bleus levés vers le ciel, elle semblait regarder sans les voir les sombres nuées que la bise d’hiver poussait avec de longs gémissements… Hêna songeait aux événements accomplis depuis trois jours. Malgré sa résolution de se vouer à la vie religieuse afin de revoir sa famille, de ne plus habiter sous le même toit que son frère, dont la monstrueuse passion lui inspirait une horreur invincible, et d’ensevelir à jamais dans l’ombre glacée du cloître son fatal amour pour frère Saint-Ernest-Martyr, la jeune fille, lors de cette nuit ou, ses vœux prononcés, elle priait seule dans la chapelle de la Vierge, accueillit cependant son oncle Joséphin comme un libérateur et n’hésita pas à fuir avec lui du couvent des Augustines ; elle ignorait encore la mort de sa mère ; l’espoir de se retrouver bientôt près de ses parents tant aimés après une si cruelle séparation domina tout autre sentiment ; mais lorsque, revoyant Christian, la malheureuse enfant apprit de lui la mort de Brigitte, les poursuites dont il était l’objet et la présence de frère Saint-Ernest-Martyr dans ce refuge, elle faillit devenir folle. Affaiblie par la souffrance, bouleversée par tant d’événements imprévus, un moment son esprit se troubla ; mais l’excellence de son cœur, la droiture de sa raison, triomphèrent de cet accablement ; et elle se dit, elle se disait encore à cette heure où, assise près de la croisée de sa chambre, le regard errant dans l’espace, elle pensait au présent et à l’avenir :

— Mon devoir est désormais tracé… Je resterai auprès de mon pauvre père, je m’efforcerai par ma tendresse de lui rendre moins cruelle la perte de ma mère ; s’il doit fuir, je partagerai sa fuite, je le consolerai dans son exil… je remplacerai ma mère auprès de mon jeune frère Odelin… Je n’essayerai pas d’oublier frère Saint-Ernest-Martyr, je ne le pourrais, mais, conservant cet amour au plus profond de mon cœur, je vous dirai, ô mon Dieu : Faites, par votre grâce infinie, que cet amour insensé, désespéré, ne me tue pas… faites que je vive pour mon père, il a besoin de mes soins et de mon affection !

Telles étaient les pensées de la jeune fille lorsqu’elle vit entrer Christian ; son visage, si longtemps assombri par l’affliction, exprimait un ressentiment de bonheur difficilement contenu, des larmes… douces larmes, cette fois… noyaient ses yeux. Malgré son désir de ne pas tout d’abord trahir sa joie devant sa fille, de crainte de l’impressionner trop vivement, il ne put s’empêcher de la serrer entre ses bras à plusieurs reprises et de la couvrir de baisers sans pouvoir prononcer un mot ; Hêna, non surprise, mais touchée de cette effusion de caresses et frappée du changement des traits de son père, une heure auparavant navrés de chagrin, s’écria :

— Dieu soit loué ! père, tu as appris une heureuse nouvelle ?… Sans doute l’on ne te poursuit plus ?… Tu ne seras plus forcé de te cacher ?…

Christian secoua négativement la tête, et tenant toujours sa fille entre ses bras, la contemplant avec ravissement, il s’assit, la garda sur ses genoux, ainsi que l’on tient un enfant ; puis, d’une voix tremblante d’émotion :

— Oui, mon Hêna… oui, bien-aimée… j’ai appris une heureuse nouvelle mais non pas celle que tu penses, car il nous faudra bientôt quitter cette retraite, où nos persécuteurs nous découvriraient peut-être, et nous nous en irons loin, bien loin d’ici… 


— Cependant, père, ta voix tremble de bonheur… je lis le contentement sur ton visage ?…

— C’est qu’il s’agit de toi.

— De moi ?

— Cette nouvelle si heureuse… si inespérée… te concerne…

— Moi ?

— Te concerne seule…

— Seule, mon père ?…

— Non, non, pas seule… Ce qui est heureux pour toi ne l’est-il pas pour moi ?…

Hêna regarda Christian avec un étonnement profond ; il hésitait à poursuivre, redoutant les suites d’une révélation trop brusque ; il se recueillit un instant et reprit :

— Sais-tu, mon enfant, ce que c’est qu’un pasteur de la religion réformée ?

— C’est, je crois… un ministre de l’Évangile ?

— Oui, les pasteurs répandent la parole évangélique ; mais à l’encontre des prêtres catholiques, les ministres du culte réformé peuvent se marier, goûter les douces joies de la famille, en accomplir les devoirs sacrés…

Un sourire d’une douloureuse amertume effleura les lèvres d’Hêna ; son père la couvait des yeux, il pénétra le fond de ses secrètes et poignantes pensées. Mais si poignantes qu’elles fussent, il s’en applaudit, elles préparaient sa fille à cette révélation qu’il devait entourer de tant de ménagements ; il reprit :

— Ce droit d’être époux et pères, reconnu par l’Église évangélique à ses ministres, a engagé quelques prêtres catholiques, cruellement éprouvés par les rigueurs d’un célibat, outrageant à la fois les vues de Dieu et les fins de l’humanité, à rompre avec l’Église de Rome, à embrasser la réforme, afin de pouvoir ainsi servir le Seigneur comme pasteurs sans renoncer aux doux et saints penchants qu’il a mis au cœur de ses créatures. 


Hêna, penchant son front sur l’épaule de son père, fondit en larmes ; il fit un léger mouvement en arrière afin de dégager le visage éploré de sa fille, qu’il tenait toujours assise sur ses genoux, enlacée de ses bras, et le cœur palpitant d’espérance :

— Mon enfant, je n’ai jamais fait en vain appel à ta sincérité ; telle est, n’est ce pas, la cause secrète de tes pleurs : « Hélas !… pourquoi faut-il que frère Saint-Ernest-Martyr soit un prêtre catholique !… »

— C’est la vérité, mon père… telle est ma pensée… je me la reproche ; ce regret est insensé…

— Insensé… pourquoi ?…

— Frère Saint-Ernest-Martyr, fût-il pasteur de l’Église réformée, ignorera toujours, doit toujours ignorer mon amour… devant toi seul, mon père, et devant Dieu, je peux faire cet aveu sans rougir… — Puis, voulant mettre terme à un entretien qui la désolait, la jeune fille ajouta : — De grâce ! parlons de cette heureuse nouvelle que tu étais si empressé de m’apprendre…

— Soit, chère enfant… seulement, afin de ne plus revenir sur un sujet douloureux pour toi… je t’apprendrai que frère Saint-Ernest-Martyr, ou plutôt Ernest Rennepont, afin de lui rendre son véritable nom, se sépare du catholicisme pour embrasser la réforme…

— Lui !…

— Dans peu il sera élu l’un des pasteurs de l’Église évangélique…

— Lui, mon père !… — Et Christian sentit Hêna trembler convulsivement sur ses genoux ; elle porta ses deux mains à son visage, où de nouveau ruisselèrent des pleurs.

— Pauvre chère enfant ! — reprit l’artisan, contenant à peine sa joie, — encore un aveu que j’attends de ta franchise habituelle… tu te dis, n’est-ce pas : « Ernest Rennepont abjure ses vœux… le voici libre… ah ! s’il m’avait aimée !… »

— Père, bon père, par pitié, laissons ces pensées… si tu savais, mon Dieu ! ce que je souffre !…


— Ô mon-enfant bien-aimée ! — s’écria l’artisan radieux, — ô mon unique soutien ! ma seule consolation ! courage ! courage ! non plus pour lutter contre le chagrin… mais pour te défendre… du saisissement que souvent nous cause un bonheur inattendu… inespéré…

— Un bonheur inattendu, mon père ?…

— Oui, cette heureuse nouvelle que je t’apporte…

— Achève…

— C’est d’abord la résolution d’Ernest Rennepont de devenir pasteur de l’Église évangélique ; ainsi il pourra, en continuant de servir Dieu, se marier… Oui, et si le vœu le plus cher de son noble cœur était réalisé, sais-tu, mon Hêna, qui serait l’épouse de son choix ?… Ce serait… ce serait… — Et Christian, serrant étroitement sa fille contre son sein, car il la sentait trembler, prête à défaillir, ajouta d’une voix palpitante : — Cette épouse idolâtrée, ce serait… toi, mon trésor !… Ernest Rennepont t’aime éperdument depuis le jour où il t’a vue chez Marie-la-Catelle !…

Hêna, malgré les précautions employées par son père pour l’instruire de l’amour et des projets de mariage d’Ernest Rennepont, ne résista pas à la violente secousse que lui causa cette révélation ; Christian, tenant toujours sa fille assise, sur ses genoux et serrée dans ses bras, la vit devenir d’une pâleur mortelle, incliner sa tête sur son épaule et perdre complètement connaissance. Peu effrayé de cet évanouissement auquel il s’attendait, sachant combien Hêna était affaiblie par les souffrances, il se leva, la porta sur son lit, au chevet duquel il s’agenouilla, attendant sans alarme la fin d’une crise causée par un excès de bonheur. Bientôt il entendit frapper doucement à la porte ; il demanda :

— Est-ce vous, monsieur Estienne ?

— Oui… et je ne suis pas seul…

— N’entrez pas encore… — reprit Christian. — Hêna va bientôt, je l’espère, reprendre ses esprits ; je craindrais qu’elle ne fût trop vivement impressionnée en voyant tout d’abord son fiancé près d’elle… Veuillez attendre pendant un instant, et je pourrai vous appeler sans danger.

En effet, quelques mouvements d’Hêna, le léger incarnat dont ses joues se coloraient peu à peu, annoncèrent bientôt que la connaissance lui revenait ; ses yeux s’ouvrirent demi-clos, elle tourna vers son père, toujours agenouillé à son chevet, sa tête alanguie ; puis, attachant sur lui un regard fixe, à demi voilé, elle parut interroger ses souvenirs confus.

— Non, ce n’est pas un rêve, — dit l’artisan, devinant la pensée de sa fille, — non, fille chérie, tu n’es pas le jouet d’une illusion… Ernest Rennepont renonce à la vie monastique, il embrasse la religion évangélique, dont il sera pasteur ; il t’aime depuis longtemps du plus pur, du plus noble amour. J’ai surpris le secret de son âme ; et, crois-moi, jamais père n’a pu désirer pour sa fille un époux plus digne d’estime et d’affection… — Puis, indiquant du geste la porte voisine : — Il est là, accompagné de notre ami M. Estienne ; te sens-tu maintenant assez vaillante pour les recevoir tous deux, pauvre chère enfant ?…

— Il m’aime ! — reprit Hêna en prenant les mains de son père et les baisant ; — il m’aime aussi !… et depuis longtemps ?…

— Oui, oui… mais il te dira cela mieux que moi… — ajouta Christian avec un sourire d’ineffable bonheur. — Il est là ; veux-tu qu’il vienne ?

Hêna, de couchée qu’elle était sur le lit, s’assit, plaça l’une de ses mains sur son cœur pour comprimer la violence de ses battements, et encore trop émue pour parler, elle fit à son père un signe de tête affirmatif ; l’artisan introduisit alors dans la chambre M. Robert Estienne, sur le bras de qui s’appuyait, chancelant, Ernest Rennepont. À ce moment, l’on entendit au dehors, du côté de la cour, les pas d’un cheval ; Christian, cédant à un mouvement d’inquiétude involontaire, courut à la fenêtre et se rassura en reconnaissant son beau-frère le franc-taupin qui descendait de sa monture. Hêna et Ernest Rennepont, étrangers à ce qui se passait autour d’eux, ne se quittaient pas du regard ; lorsque le jeune homme fut près du lit où Hêna se tenait assise, il se mit devant elle à genoux, joignit les mains, leva vers elle son pâle visage, alors rayonnant d’une félicité céleste ; et tous deux, incapables de prononcer une parole, se contemplèrent avec recueillement. M. Robert Estienne ne put retenir ses larmes ; l’artisan s’approcha des deux fiancés, prit la main d’Hêna, la plaça dans celle d’Ernest Rennepont, toujours agenouillé ; puis d’une voix entrecoupée par l’émotion :

— Soyez fiancés… jamais plus nobles cœurs n’ont été dignes d’être pour toujours l’un à l’autre…

Christian prononçait ces mots solennels lorsque le franc-taupin entra ; déjà instruit par son beau-frère de l’amour réciproque et caché des deux jeunes gens, il tressaillit d’espérance en les voyant réunis.

— Apprenez tout, mon ami, — dit l’artisan à Joséphin ; — ma fille et celui que dès aujourd’hui j’appelle mon fils vous doivent leur liberté… Ernest Rennepont renonce à ses vœux monastiques, il embrasse la religion réformée, dont il sera pasteur, et les pasteurs évangéliques peuvent se marier…

— Alors, hâtez le mariage ! — reprit à voix basse l’aventurier en emmenant Christian et M. Robert Estienne dans l’embrasure de la croisée, tandis que les deux fiancés, en proie à une sorte d’extase, n’entendaient rien, ne voyaient rien ; le franc-taupin ajouta tout bas : — J’accours de Paris ; j’ai entendu proclamer à son de trompe un avis portant que sœur Sainte-Françoise-au-tombeau et frère Saint-Ernest-Martyr sont considérés comme relaps, et sous le coup de la peine dont ce crime est puni…

— Le bûcher !… — murmura Robert Estienne, frissonnant d’horreur et d’un geste rapide arrêtant une exclamation d’épouvante près d’échapper à Christian.

— Le temps presse, — ajouta tout bas le franc-taupin ; — il faut que cette nuit mon beau-frère, sa fille et le jeune moine quittent cette maison, ils n’y seraient plus en sûreté demain.

— Je le crains, — reprit Robert Estienne. — Voici donc ce que je propose : Joséphin va retourner à Paris porter une lettre de moi à l’un de nos pasteurs ; il viendra ce soir recevoir l’abjuration d’Ernest Rennepont et donner la bénédiction nuptiale aux deux fiancés… Aussitôt après, ils se mettront en route avec vous, Christian ; vous prendrez mon cheval, votre fille montera en croupe…

— Et le jeune moine se mettra derrière moi ; je les conduirai jusqu’à cinq ou six heures de Paris… — ajouta le franc-taupin. — Le maquignon qui me prête un cheval était argoulet et l’un de mes anciens camarades de guerre ; il me laissera disposer de son courtaud pendant un jour ou deux ! Mais ces jeunes gens ne peuvent voyager sous leurs habits religieux.

— Ce soir, vous leur rapporterez des habits séculiers, — dit M. Robert Estienne en donnant sa bourse au franc-taupin. — Vous payerez aussi au maquignon le prix de son courtaud ; Ernest Rennepont le gardera et il accompagnera Christian et sa fille à La Rochelle… Là seulement ils seront tous trois en sûreté… Donc, ne perdons pas un moment… vite, à cheval, Joséphin, à cheval !…

L’aventurier sortit précipitamment, jetant sur Hêna et sur Ernest Rennepont un regard attendri ; tous deux, le ciel dans le cœur, ignoraient les nouveaux dangers dont ils étaient menacés.


Il est bientôt minuit ; M. Robert Estienne, Christian, sa fille, Ernest Rennepont et le franc-taupin sont réunis dans le salon de la maison des champs, incertain refuge qu’ils doivent bientôt quitter. Un vieillard à cheveux blancs, pasteur de l’Église évangélique, s’est rendu dans la soirée à l’appel de Robert Estienne, afin de venir recevoir l’abjuration des fiancés, appartenant tous deux à un ordre monastique, et leur donner ensuite la bénédiction nuptiale. Une table où sont placés des flambeaux occupe le fond de la salle ; sur cette table, on voit un encrier, des plumes, du papier et une petite Bible de poche à fermoirs d’argent. Hêna et Ernest Rennepont sont debout devant cette table, derrière laquelle se tient le pasteur ; Robert Estienne, Christian et le franc-taupin contemplent avec une satisfaction mélancolique les deux fiancés. L’agitation fiévreuse que leur causent tant d’événements inattendus, les ressentiments d’un bonheur grave et contenu, animent légèrement leurs traits naguère décolorés, navrés par tant de souffrances ; tous deux, pieusement recueillis et songeant au passé, élèvent leur âme à Dieu dans un élan d’ineffable reconnaissance, ils implorent sa miséricorde pour l’avenir. Leur saint et pur amour n’a rien de terrestre ; ils ne voient dans la consécration de leur mariage que le droit de se dévouer l’un à l’autre, de lutter de sacrifices, d’abnégation, ils n’ignorent plus de quels périls ils sont entourés.

Le pasteur, prenant sur la table un feuillet de papier, lit l’acte d’abjuration suivant d’une voix solennelle :

« Cejourd’hui, 19 décembre 1534, ont comparu devant nous Ernest Rennepont, nommé dans sa religion frère Saint-Ernest-Martyr, et Louise-Hêna Lebrenn, nommée dans sa religion sœur Sainte-Françoise-au-Tombeau, lesquels ont déclaré qu’ils veulent renoncer désormais à l’idolâtrie romaine, jurant de confesser la véritable réforme de l’Évangile, de vivre, de mourir dans cette loi, de participer au saint sacrement de la Cène ; à ces conditions, il a été dit à Louise-Hêna Lebrenn et à Ernest Rennepont qu’ils seront admis dans l’Église évangélique[29]. »

Après la lecture de cet acte, le pasteur, s’adressant aux fiancés :

— Veuillez signer l’acte d’abjuration.

Hêna et Ernest signent l’acte d’une main ferme, puis ils s’agenouillent sur deux chaises apportées par Christian et le franc-taupin ; le pasteur reprend d’une voix émue, s’adressant aux fiancés :

« — Écoutez comment Notre-Seigneur enseigne que le lien du mariage est sacré, et que les hommes n’ont pas le droit de le rompre :

» — Des pharisiens, — dit l’Évangile, — vinrent pour surprendre Jésus et lui dirent : — Est-il permis à un homme de répudier sa femme pour quelque cause que ce soit ? — Jésus leur répondit : — N’avez-vous pas lu : que le Créateur fit au commencement du monde un homme et une femme et qu’il leur dit : — L’homme s’attachera à sa femme ; ils seront deux en une seule personne ? — que l’homme ne sépare donc pas ce que Dieu a joint.

» Vous donc, Hêna Lebrenn et Ernest Rennepont, instruits de la volonté de Dieu, voulez-vous vivre dans ce saint état du mariage que Dieu lui-même a institué et que saint Paul représente comme honorable entre tous les états ? Si tel est votre dessein, Hêna Lebrenn, Ernest Rennepont, faites connaître votre volonté… Voulez-vous être unis l’un à l’autre ? »

— Oui ! — répondit Ernest avec expansion en levant les yeux, comme pour prendre le ciel à témoin de cet engagement sacré.

— Oui… — dit à son tour Hêna. Et toute son âme vibra dans sa réponse.

« — Puisqu’il en est ainsi, — reprit le pasteur, — que le Seigneur daigne bénir votre dessein ! Vous, Ernest Rennepont, vous déclarez ici devant Dieu que vous avez pris et que vous prenez pour épouse Hêna Lebrenn, ici présente ?… Vous promettez de vivre saintement avec elle, de lui garder votre foi, comme c’est le devoir d’un bon et fidèle mari ? et comme Dieu vous le commande dans sa parole ?… »

— Oui ! — répondit Ernest Rennepont en jetant sur sa fiancée un regard ineffable.


« — Et vous, Hêna Lebrenn, vous déclarez ici devant Dieu que vous avez pris, que vous prenez Ernest Rennepont, ici présent, pour votre époux ?… Vous promettez de l’aimer, de lui être soumise, de vivre saintement avec lui, de lui garder votre foi, comme c’est le devoir d’une épouse fidèle ; et comme Dieu vous le commande dans sa parole ?… »

— Oui, — reprit Hêna, les yeux chastement baissés.

« — Souvenez-vous l’un et l’autre de vos promesses, — poursuivit le pasteur ; et puisque Dieu vous a unis par le lien sacré du mariage, vivez ensemble dans la paix, dans l’union, dans la pureté, vous aidant l’un l’autre et vous gardant fidélité suivant la loi divine… Ô Seigneur Dieu ! Dieu de sagesse et de bonté ! — ajouta le ministre évangélique en joignant pieusement ses mains vénérables, — puisqu’il t’a plu appeler ces fiancés à l’état sacré du mariage, donne-leur ta bénédiction… et si tu veux qu’ils aient des enfants, fais que, digne époux et digne épouse, ils les instruisent dans la piété, ils les forment à la vertu[30]… »

Soudain la touchante solennité de cette cérémonie est interrompue par l’entrée de Michel, le jardinier ; pâle, éperdu, il accourt en s’écriant :

— Monsieur Estienne… sauvez-vous !… malédiction sur moi !… vous êtes trahis !…

Un moment de stupeur silencieuse accueille ces paroles. Hêna, par un mouvement instinctif, se jette dans les bras de son père ; Ernest Rennepont se rapproche d’elle ; le franc-taupin s’élance à la fenêtre et prête l’oreille du côté de la cour, tandis que le pasteur lève les yeux en disant :

— Seigneur, si vous me réservez au martyre… que votre volonté soit faite !…

— Nous sommes trahis, dites-vous, Michel ? — s’écria Robert Estienne, rompant le premier le silence.— Et qui nous a trahis ? 


— Ma femme !… Ah ! maudite confession !…

— Qu’entends-je !… Alison ?…

— Elle a tantôt révélé à notre curé qu’un religieux et une religieuse se cachaient ici… Ma malheureuse femme s’est repentie de cette trahison… elle vient de me l’avouer en pleurant, apprenant ce soir par hasard que le curé était parti en hâte pour Paris aussitôt qu’il l’a eu confessée… — Puis, se jetant aux pieds de Robert Estienne, Michel s’écria, les mains jointes : — Mon brave et digne maître ! je vous en conjure… ne me regardez pas comme un malhonnête homme ! Je vous le jure, je suis étranger à cette trahison !

— À cheval ! — s’écria le franc-taupin, — et partons sur l’heure ! Le curé aura prévenu son évêque, l’évêque aura prévenu le cardinal Duprat, et celui-ci aura donné ses ordres au lieutenant criminel ; les archers du guet doivent être sur la route de Saint-Ouen… Ne perdons pas un instant… à cheval !… Le mien est sellé… faites seller le vôtre, monsieur Estienne… Christian prendra sa fille en croupe, je prendrai Ernest Rennepont… et au galop !…

Le franc-taupin, joignant l’action à la parole, s’élance hors de la chambre, entraînant Ernest Rennepont presque malgré lui ; Christian, reconnaissant la sagesse du conseil de Joséphin, enlace Hêna de l’un de ses bras, la soutient et la guide sur les pas du franc-taupin ; Robert Estienne et le pasteur s’empressent de les suivre, tandis que le jardinier, désespéré, se lamente en répétant :

— Maudite ! maudite confession !…

L’aventurier se hâtait de faire sortir son cheval de l’écurie ; Robert Estienne sellait précipitamment le sien à l’aide de Michel, lorsqu’Alison accourt, effarée, du fond de l’allée qui aboutissait à la porte extérieure de la courtille et s’écrie :

— Ah ! mon pauvre homme ! tout est perdu !… Voilà les archers ; j’ai entendu le bruit de leurs chevaux dans l’avenue qui conduit à la grille…

— Cette grille est-elle fermée ? — demande le franc-taupin, gardant seul son sang-froid en présence de l’imminence du danger dont les autres personnages se sentaient consternés. — Cette grille est-elle solide ?

— Elle est solide et fermée… — répond le jardinier. — La clef est à la maison.

— Il faudra du temps pour forcer cette porte, — reprit le franc-taupin en réfléchissant. Et, s’adressant à Robert Estienne : — Y a-t-il une autre issue que cette grille pour sortir d’ici ?

— Aucune… le jardin est clos de murs.

— Sont-ils élevés ?

— De six pieds environ.

— En ce cas, — reprend l’aventurier, — rien n’est désespéré.

À ce moment, l’on entend au loin dans la direction de l’allée principale un bruit de voix criant :

— Ouvrez… au nom du roi, ouvrez !…

— Voilà les archers… mon pauvre père ! c’est fini de nous !… — murmure Hêna, frappée d’épouvante, en se jetant dans les bras de Christian.

— Je vais me livrer ! — s’écrie Ernest Rennepont en s’élançant vers l’allée ; — les archers ne pousseront peut-être pas plus loin leurs recherches…

Le franc-taupin saisit le fiancé d’Hêna par la manche de son froc, l’empêche de faire un pas de plus et dit au jardinier :

— As-tu une échelle ici ?

— Oui, monsieur.

— Cours la chercher…

Michel obéit, tandis que les archers redoublent leurs clameurs et menacent de forcer la grille si l’on ne l’ouvre pas.

— Monsieur Estienne, — dit l’aventurier, — vous et le pasteur, allez parler aux archers ; demandez-leur ce qui les amène chez vous à cette heure, retenez-les ainsi au dehors, gagnez du temps, je me charge du reste. Que j’aie seulement un demi-quart d’heure d’avance, et lorsque ces soldats entreront chez vous, ils n’y trouveront personne…

— Je comprends votre projet, — reprit Robert Estienne. Et se tournant vers Christian, qui, aidé d’Ernest Rennepont, soutenait Hêna, frissonnant de terreur : — Adieu, Christian… du courage, du sang-froid, rien n’est perdu… — Et, suivi du pasteur, il se dirigea vers la grille au moment où le jardinier apportait sur son épaule une longue échelle.

— En dehors des murailles du jardin, — demanda le franc-taupin à Michel, — y a-t-il une grande route ou des champs ?

— Des champs, monsieur, séparés du mur par un sentier et une haie.

Joséphin prêta l’oreille du côté de la grille ; et remarquant l’apaisement des clameurs des archers, s’écria :

— Courage… bon espoir… M. Estienne parlemente avec les soldats ; nous aurons le temps de fuir… — Et s’adressant au jardinier, porteur de l’échelle : — Conduis-nous vite à l’extrémité du jardin…

Michel devance les fugitifs dans une longue avenue, et au bout de trois cents pas, il s’arrête devant une muraille où il applique son échelle.

— Dépêchons-nous, — dit le franc-taupin, prêtant de nouveau l’oreille au loin ; — les archers deviennent menaçants, ils vont forcer la grille.

Christian gravit le premier l’échelle, atteint le chaperon du mur, s’y place à cheval, et, se baissant, tend ses mains à Hêna, qui monte après lui ; puis il la soutient, la tenant enlacée entre ses bras, l’assied et la maintient près de lui sur la crête de la muraille, où parviennent tour à tour Ernest Rennepont et l’aventurier. Celui-ci, attirant l’échelle à lui, à l’aide du jardinier, la fait basculer ; bientôt elle est dressée de l’autre côté du mur, les fugitifs descendent un à un dans un sentier bordé d’une haie haute et épaisse…

— Sauvée ! — s’écrie Christian en serrant passionnément Hêna contre sa poitrine, — sauvée, pauvre enfant !… 


— Pas encore ! — s’écrie une voix rude. Et un archer se dresse debout derrière la haie, où il se tenait embusqué ; puis il crie de toutes ses forces : — Alerte, compagnons ! à moi… alerte !…

Franchir la haie d’un bond, saisir l’archer à la gorge d’une main en tirant de l’autre son épée, tel fut le premier mouvement du franc-taupin ; mais les cris du soldat sont entendus, plusieurs autres fantassins, venus en croupe des archers à cheval et postés à l’entour des murailles par le chevalier du guet, qui prévoyait quelque évasion de ce côté, accourent précédés d’un sergent s’écriant :

— Tuez tout !… mais gardez saufs le moine et la nonne !…

Une mêlée s’engage au milieu de la demi-obscurité de la nuit ; Christian, quoique sans armes, après des efforts surhumains pour arracher sa fille aux soldats, est renversé d’un coup d’épée. Ernest Rennepont, Hêna, restent au pouvoir des gens du guet ; et après avoir culbuté, à demi étranglé l’archer qui avait appelé à l’aide ses compagnons, le franc-taupin, jugeant toute résistance inutile, profite du tumulte et des ténèbres, s’éloigne en rampant sur le sol, se tapit derrière la haie, et de là il entend tomber à quelques pas de lui Christian, murmurant d’une voix éteinte :

— Je meurs… ô ma fille !…

L’artisan fut laissé pour mort par les archers ; ils tenaient surtout, selon leurs ordres, à la capture du moine et de la nonne, qu’ils entraînèrent. Peu à peu le silence se fit dans cette solitude, le bruit lointain d’une troupe de cavalerie s’éloignant au grand trot annonça le départ des soldats retournant à Paris ; l’aventurier sortit alors de sa retraite, courut auprès de Christian, s’agenouilla près de lui, écarta son pourpoint, sa chemise, humides de sang, plaça sa main sur son cœur : il battait encore…

— Il n’y a qu’un moyen de salut pour Christian, — se dit le franc-taupin. — Le jardinier a paru navré de la trahison de sa femme… s’il n’est pas arrêté, peut-être consentira-t-il à donner asile au blessé… la courtille de M. Estienne, après l’expédition de cette nuit, ne sera pas maintenant de longtemps visitée… Tâchons d’arracher mon beau-frère à la mort… et après, je le jure par son sang, dont mes mains sont humides ! tu seras vengée, ô ma sœur !… et vengée aussi sera ta fille… dont je prévois l’horrible sort !…

L’espérance du franc-taupin ne fut pas trompée ; Michel et sa femme consentirent à recevoir et à cacher le blessé dans la maison de Robert Estienne. Celui-ci, ainsi que le pasteur, avait été emmené prisonnier à Paris par les archers.


Le 21 janvier 1535, quelques semaines après l’arrestation d’Hêna Lebrenn et d’Ernest Rennepont, dans la courtille de maître Robert Estienne, deux cavaliers venaient de traverser le pont de Charenton se dirigeant vers Paris. Maître Raimbaud l’armurier, l’un de ces cavaliers, était un homme dans la maturité de l’âge, d’une figure ouverte et résolue ; sa carrure vigoureuse, son attitude martiale, annonçaient qu’au besoin il saurait se servir rudement des armes qu’il forgeait. Coiffé d’un large chapeau de feutre, il portait une jaque de mailles de fer par-dessus son pourpoint et de grosses bottes de voyage ; un coutelas pendait à son côté ; des pistolets garnissaient ses fontes, et son long manteau brun cachait la croupe de son robuste courtaud. L’autre cavalier, Odelin Lebrenn, atteignait alors sa quinzième année ; ses traits ingénus et charmants, légèrement hâlés par le soleil d’Italie, rappelaient ceux de sa sœur Hêna. Une toque noire ornée d’une petite plume rouge placée un peu de côté sur les cheveux blonds du jouvenceau découvrait complètement sa riante figure, de plus en plus épanouie à mesure qu’il approchait du terme de son voyage. L’apprenti et son patron gravissaient alors une côte rapide au pas de leurs chevaux ; celui d’Odelin, malgré la pente de la montée, prenait parfois le trot, sournoisement hâté dans sa marche par l’éperon de l’adolescent. Maître Raimbaud souriait dans sa barbe grise, devinant la cause de l’impatience d’Odelin, mais maintenait cependant son courtaud à un pas régulier ; il venait de déjouer une fois de plus l’innocente manœuvre de son apprenti, qui le devançait.

— Eh bien, Odelin, — lui cria-t-il, — voici encore ton cheval au trot ?

— Maître Raimbaud, ce n’est pas ma faute, — répondit le jouvenceau confus, s’arrêtant à regret, — mon cheval me force la main… ce sont sans doute des mouches qui le tourmentent.

— Tête-Dieu ! des mouches au mois de janvier, mon garçon ! — reprit gaiement l’armurier en rejoignant son apprenti ; — tu te crois toujours dans le Milanais ?

— Tenez, je ne saurais mentir, maître Raimbaud… mais, que voulez-vous ? quand je pense que là-bas, dans la grande ville, ma mère, mon père, ma sœur, mon frère et mon bon oncle Joséphin attendent ma venue… je ressens un tel frémissement de joie, que, malgré moi, mes éperons se rapprochent des flancs de mon cheval…

— Je comprends ton impatience, mon garçon, elle est à la louange de ton cœur ; mais tâche de la modérer un peu. Nous avons fait une longue traite aujourd’hui, n’essoufflons pas nos chevaux. Certain du bonheur qui t’attend, à quoi bon courir après ?

— C’est vrai, maître Raimbaud, — reprit Odelin, rose d’émotion et le regard humide ; — car, enfin, dans deux heures, tous ceux que j’aime, je les reverrai, je les embrasserai…

— Et moi je les rendrai plus heureux encore de ton retour, en leur disant combien j’ai été satisfait de toi durant notre voyage.

— Comment n’aurais-je pas tâché de vous contenter, maître Raimbaud ? je serais votre fils, vous ne me traiteriez pas autrement.

— C’est qu’un digne fils ne se conduirait pas autrement que tu te conduis envers moi, mon petit Odelin ; tels sont les fruits de l’éducation que tu as reçue de ton brave père et de ton excellente mère.

— Ah ! maître Raimbaud, quand je songe à leurs caresses !…

— Gare aux éperons, mon garçon ! gare aux éperons !… Mais nous voici bientôt au faîte de la montée, arrête un instant ton cheval ; l’une des courroies de la valise est à demi débouclée, resserre-la.

— Mon Dieu ! si je l’avais perdue pourtant, ma valise ? — s’écria l’apprenti, devenant pourpre de crainte. Puis, arrêtant sa monture, il se retourna sur sa selle, s’empressa de rajuster la courroie, et énumérant avec une complaisance enfantine les trésors renfermés dans le portemanteau, il reprit : — Si je t’avais perdue, chère valise, adieu mes petits présents… ma bague d’argent ciselé pour ma chère mère, le Quinte-Curce imprimé à Bologne pour mon bon et savant père, mon épingle de vermeil pour ma belle Hêna, mon écritoire de bronze florentin pour le studieux Hervé…

— Et ce fameux flacon de vin d’Imola pour ton oncle le franc-taupin, qui sera ravi de déguster ce nectar d’Italie…

— Ce n’est pas tout, maître Raimbaud ; je rapporte aussi à mon oncle une dague de fin acier de Milan, que j’ai forgée dans l’atelier de messer Gaspard à mes moments perdus… Cher oncle, j’aurais cru l’offenser en ne lui rapportant qu’un flacon !…

— Allons, la courroie est rajustée, remettons-nous en route ; et arrivés au sommet de la côte, nous prendrons le trot, mon impatient… Je dis le trot, entends-tu bien… et non point le galop…

Bientôt maître Raimbaud et son apprenti poursuivirent rapidement leur route ; déjà ils distinguaient au loin à l’horizon les flèches des nombreux clochers des églises de Paris, lorsqu’en passant devant une maison isolée du chemin, et qu’à son enseigne rouillée l’on reconnaissait pour être une auberge, ils entendirent une voix forte leur crier :

— Maître Raimbaud ! Odelin ! holà ! holà !…

— C’est mon oncle ! — dit vivement le jouvenceau en arrêtant soudain son cheval sur ses jarrets, — c’est la voix de mon oncle, je la reconnais !

— Il sera venu à notre rencontre, instruit sans doute par ma femme du jour de notre arrivée, — reprit l’armurier en mettant aussi sa monture au pas. Puis, regardant de ci, de là, autour de lui, avec surprise, il ajouta : — Mais où diable est niché le franc-taupin ? Il n’est pas au ciel, j’imagine, et la voix semblait venir d’en haut ?

Odelin, non moins étonné que son patron, jetait aussi les yeux autour de lui, lorsqu’il vit sortir du cabaret, qu’ils avaient dépassé, un capucin d’une très-grande stature, le visage presque complètement caché sous le capuchon de son froc brun, et qui se dirigeait à toutes jambes vers les voyageurs.

— Ah ! mon Dieu ! — s’écria Odelin au moment où le capuchon du moine qui accourait vers eux se releva soulevé par le vent, — mon oncle Joséphin s’est fait capucin !

— Tête-Dieu ! — reprit l’armurier, partageant la stupeur de son apprenti, — que le feu de ma forge m’arde, si je m’attendais à cette métamorphose !… le franc-taupin capucin !…

L’aventurier, voyant son neveu, sur lequel il jeta un regard rapide et attendri, se disposer à mettre pied à terre, le prévint du geste et lui dit :

— Reste à cheval, mon enfant. — Et s’adressant à l’armurier :

— Maître Raimbaud, entrons dans ce cabaret ; il y a une écurie pour vos chevaux…

— Faire une halte ici ? Non, pardieu ! j’ai trop de hâte d’aller embrasser ma femme ; tantôt, si vous le voulez, nous viderons un pot de vin chez moi, mon brave pendard ! — répondit l’armurier, se méprenant sur l’invitation du franc-taupin. — Je veux être à Paris avant la fin du jour…

— Maître Raimbaud, vous ne pouvez rentrer à Paris avant la nuit et sans de grandes précautions, — dit tout bas l’aventurier, sans être entendu de son neveu. — Suivez-moi dans ce cabaret, vous mettrez vos chevaux à l’écurie, et je vous apprendrai de tristes nouvelles ; mais pas un mot de ceci à Odelin.

— Allons, soit, — reprit maître Raimbaud en tournant bride, frappé des paroles mystérieuses du franc-taupin et pressentant de fâcheux événements, tandis que l’apprenti, ignorant la confidence faite par son oncle à l’armurier, se dirigeait, ainsi que lui, vers l’auberge, se demandant avec une surprise croissante comment le franc-taupin était devenu capucin ? Celui-ci rabattit le capuchon de son froc, précéda les deux voyageurs dans la cour du cabaret, où s’ouvrait la porte de l’écurie ; maître Raimbaud dit à Odelin :

— Desselle nos chevaux, mon ami, donne-leur la provende, puis tu viendras nous rejoindre.

— Quoi, maître Raimbaud, nous restons ici, et nous sommes à peine à deux heures de marche de Paris ?

— Occupe-toi des chevaux, mon garçon ; je t’apprendrai plus tard pourquoi nous séjournons dans cette auberge.

Odelin, se disposant à obéir à son patron, descendit lestement de cheval, puis se jeta au cou du franc-taupin, lui disant d’une voix entrecoupée par de douces larmes :

— Bon et cher oncle ! ma mère, mon père, ma sœur, mon frère, tout le monde est en bonne santé à la maison ?

Joséphin, sans répondre à son neveu, le serrait dans ses bras avec une tendresse passionnée ; l’enfant sentit couler sur ses joues les pleurs brûlants tombés de l’œil de l’aventurier.

— Mon oncle, vous pleurez ?

— De joie, mon enfant ! — répondit Joséphin d’une voix sourde et entrecoupée ; — c’est la joie de te revoir ! — Et se dégageant des bras de son neveu, il ajouta : — Tu viendras nous rejoindre tout à l’heure ; tu demanderas à l’aubergiste de t’indiquer la chambre haute qui donne sur la route. — Et se tournant vers l’armurier : — Venez, maître Raimbaud, venez…

Odelin, tout joyeux de sa rencontre avec son oncle, et se disant qu’après tout le moment si impatiemment attendu par lui de revoir sa famille ne serait que peu retardé, s’occupa de desseller les chevaux, de leur donner leur provende ; puis l’aimable enfant, dans son empressement d’offrir au franc-taupin les petits présents qu’il lui rapportait d’Italie, chercha dans sa valise le flacon de vin d’Imola et la dague forgée par lui, afin d’en faire hommage à Joséphin avant leur rentrée dans Paris.


Le franc-taupin conduisit maître Raimbaud dans une chambre haute du cabaret ayant vue sur la grande route, et instruisit l’armurier de la mort de Brigitte, de l’arrestation d’Hêna et d’Ernest Rennepont, emprisonnés comme religieux relaps ; enfin, de la fuite de Christian à La Rochelle. L’espoir du franc-taupin s’était réalisé : la présence de son beau-frère dans la courtille de Robert Estienne ne fut pas soupçonnée ; les dernières perquisitions opérées par les archers en cette demeure la mirent pour quelque temps à l’abri de nouvelles recherches. Le crédit de la princesse Marguerite, le lustre que jetaient sur le règne de François Ier les œuvres merveilleuses de l’imprimerie de Robert Estienne, le sauvèrent cette fois encore (ce devait, hélas ! être la dernière…), le sauvèrent de la haine de ses ennemis ; il ne fut pas inquiété, quoique l’on eût trouvé chez lui cachés un religieux et une religieuse relaps. Christian attendit donc sans péril, à Saint-Ouen, le moment où, guéri de sa blessure par les soins du célèbre chirurgien Ambroise Paré, qui vint secrètement les lui donner, il put partir pour La Rochelle ; le coffret contenant les légendes de la famille Lebrenn avait été prudemment enfoui en terre par le franc-taupin pendant la nuit même où les archers vinrent arrêter Hêna. Lorsque Christian fut en état de se mettre en route, il prit le déguisement d’un porte-balle vendeur de chapelets et de reliques ; ces dévotieux trafics devaient le préserver de nouveaux dangers durant sa route. Et portant sur son dos sa balle, renfermant aussi les reliques de sa famille, il s’achemina vers La Rochelle ; il y arriva sain et sauf, selon une lettre de lui récemment adressée à M. Robert Estienne.

Maître Raimbaud, atterré de ces révélations, car il portait un vif intérêt à Christian et à sa famille, s’écria navré :

— Ah ! pauvre Odelin ! quel coup inattendu pour ce malheureux enfant ! Tout à l’heure encore, la seule pensée de revoir sa famille le transportait de joie… et il va apprendre… — Puis, s’interrompant : — Oh ! c’est horrible ! horrible !…

— Horrible !… — répéta le franc-taupin d’un air sinistre. — Mais l’horrible appelle l’horrible… le sang appelle le sang !… Soldat aventurier depuis l’âge de quinze ans, je n’étais pas un agneau… je suis devenu tigre… Les réformés, voyant leurs frères persécutés, massacrés, brûlés, tireront enfin l’épée… oh ! alors, pas de quartier pour les catholiques ! Mort-de-ma-sœur ! — ajouta le franc-taupin, effrayant, en levant le poing vers le ciel, — je serais cul-de-jatte et manchot, que je déchirerais les papistes avec les dents !… Mais, — reprit-il en se contenant, — avisons au plus pressé. Maître Raimbaud, voici une lettre de votre femme ; j’en sais le contenu, elle me l’a dit, — ajouta Joséphin en remettant la missive à l’armurier. — Elle vous conjure de ne pas rentrer à votre armurerie, de vous rendre dans un asile assuré qu’elle vous enseigne ; là, elle ira vous rejoindre, afin de se concerter avec vous sur vos résolutions à venir.

— Oui, — dit l’armurier, après avoir lu la lettre de sa femme ; — mais ma bonne Marthe s’effraye à tort. Si violente que soit la persécution contre les réformés, je n’ai, quoique hérétique, rien à craindre ; je travaille pour plusieurs seigneurs de la cour, j’ai fabriqué leurs plus belles armes, ils ne me refuseront pas leur appui…

— Maître Raimbaud, vous doivent-ils de l’argent, ces papes-geais de cour à plumage de paon, à serres de vautour ?

— Certes ; ils me doivent de grosses sommes.

— Ils vous feront brûler pour s’acquitter envers vous…

— Tête-Dieu ! vous pourriez bien dire la vérité, Joséphin !

— Croyez-moi, rentrez secrètement à Paris, demeurez-y caché pendant quelques jours, emportez ce que vous possédez de plus précieux, et fuyez vers La Rochelle…

— Peut-être est-ce en effet le meilleur parti à prendre, — répondit l’armurier, pensif. — Mais ce pauvre enfant… Odelin ?


— Lui et moi nous vous accompagnerons… je flaire bataille et carnage du côté de La Rochelle !… Mais ne parlons pas de bataille ; quand j’en parle, je vois rouge… Va pour le rouge ! j’aimais le vin… j’aime le sang !… Oh ! sang ! tu couleras fumant et chaud des poitrines papistes ! comme le vin par la bonde du tonneau !… Mort-de-ma-sœur ! quand viendra-t-il donc le jour où je vous vengerai… Brigitte… Hêna !…

L’armurier, effrayé de l’exaltation farouche du franc-taupin, reprit après un moment de silence :

— J’y songe, car ma tête se perd au milieu de tant de cruelles et soudaines révélations, qu’est devenue la fille de Christian ?

— Elle est prisonnière au Châtelet ; on instruit son procès. — Puis, cachant son visage entre ses mains, l’aventurier ajouta d’une voix sourde et déchirante : — Elle sera jugée, condamnée, jetée au bûcher… elle est religieuse relapse…

— Grand Dieu ! une telle barbarie !… non, c’est impossible…

— Hêna ! — poursuivit Joséphin sans répondre à maître Raimbaud, — douce et chère créature ! vivante image de ma sœur !… pauvre enfant que, toute petite, j’ai tant de fois bercée, endormie sur mes genoux, et que plus tard…

Le franc-taupin n’acheva pas, il éclata en sanglots ; la désolation de ce soldat était à la fois poignante et terrible ; ces regrets désespérés, cette incurable douleur, devaient, l’heure suprême des représailles et de la vengeance sonnée, engendrer des appétits sanglants… atroces…

— Malheureux Christian ! — reprit maître Raimbaud, profondément apitoyé, — quelles angoisses auront été les siennes ! forcé de fuir de Paris et y laisser sa fille prisonnière !…

— Il a fallu le tromper pour le décider à partir, — répondit l’aventurier en essuyant du revers de sa main son œil ardent et sombre. — M. Estienne a persuadé à Christian que la princesse Marguerite avait obtenu grâce de la vie pour Hêna ; mais qu’elle serait cloîtrée pour le restant de ses jours en un couvent demeuré inconnu et éloigné de Paris. Croyant que du moins sa fille échapperait au supplice, n’espérant plus la revoir, ne pouvant plus rien pour elle, puisqu’il ignorait sa résidence, Christian s’est décidé à fuir, à se conserver pour son dernier enfant, Odelin…

— Et Hervé ?

— Mort-de-ma-sœur ! ne prononcez pas le nom de ce monstre ! je l’étranglerais de mes mains, quoique fils de Brigitte !… Il est à cette heure cordelier… il a déjà prêché à leur église l’extermination des hérétiques ! la reine assistait à ce sermon… On vantait l’éloquence, la fougueuse ardeur du jeune moine… lui ! ce… — Et, frissonnant d’horreur, le franc-taupin reprit : — Encore une fois ; ne prononcez pas devant moi le nom de ce monstre !

L’armurier, ignorant les sinistres mystères de la claustration d’Hervé, fut non moins stupéfait d’apprendre l’entrée de ce jeune homme dans un ordre religieux que d’entendre Joséphin exprimer sa haine farouche contre l’un des enfants de sa sœur ; mais ne voulant pas s’appesantir sur un sujet qui impressionnait si cruellement l’aventurier, maître Raimbaud reprit, afin de changer l’entretien :

— Tout ce que vous venez de m’apprendre coup sur coup m’a tellement bouleversé, que je n’ai pas encore songé à vous demander pourquoi vous portez cette robe de capucin ?

— Signalé aux limiers du lieutenant criminel et vendu sans doute par deux bandits qui m’avaient aidé à enlever ma nièce de son couvent, ma grande taille et mon emplâtre sur l’œil me rendaient reconnaissable et d’une capture trop facile, je voulais échapper aux recherches afin d’attendre l’arrivée d’Odelin ; j’ai pris la robe des capucins ; le déguisement est sûr, il cache mon visage, il éloigne de moi tout soupçon. Ces mendiants n’ont pas de couvent de leur ordre à Paris, quelques-uns seulement y viennent de temps à autre de leurs moutiers de Chartres ou de Bourges pour besacer ; l’un de ceux de Chartres m’eût-il abordé, je lui aurais répondu : Je suis de Bourges ; et à ceux de Bourges : Je suis de Chartres… Je me suis établi dans ce cabaret depuis trois jours afin de guetter votre retour par la route d’Italie ; j’ai dit à l’hôte que j’attendais ici un étranger pour affaires de mon ordre ; je paye généreusement mon logis, grâce à la bourse de M. Robert Estienne ; le cabaretier s’est contenté de mon dire. Maintenant, maître Raimbaud, écoutez-moi… Lorsqu’il y a trois jours j’ai quitté Paris, sachant par votre femme que vous arriveriez certainement du 19 au 21 janvier, l’exaspération contre les réformés était plus furieuse qu’elle ne l’a jamais été.

— Pourquoi ce nouvel acharnement ?

— Avez-vous vu quelquefois chez Christian l’un de ses compagnons de travail nommé Justin ?

— Oui, un digne artisan et d’une rare intelligence.

— Justin, révolté des scélératesses des papistes, avait formé le projet d’établir une imprimerie secrète de concert avec Christian ; celui-ci en fuite, Justin, aidé de quelques autres de ses amis, a poursuivi son dessein : ils ont imprimé secrètement, et répandu, affiché à profusion dans Paris, des placards demandant justice des persécutions atroces que l’Église et le roi font subir aux réformés.

— De là ce redoublement de violences contre eux ?

— Oui. Ces placards flétrissaient aussi les idolâtries romaines. Grand nombre d’hérétiques arrêtés sont destinés au bûcher ; d’autres ont été massacrés par une populace abrutie : la grande leuvrière à gueule sanglante, comme disent les moines qui la déchaînent. Jugez du danger qui vous attend à Paris, maître Raimbaud, vous, signalé depuis longtemps comme hérétique ?… Mon pauvre Odelin partagerait votre sort ; on épie sa rentrée dans votre armurerie pour se saisir de lui…

— Quoi ! un enfant ?

— L’enfant devient homme ; et l’on craint les hommes ! Oh ! j’aurais dû te poignarder quand j’étais ton page, Ignace de Loyola !… Quelle trame ! faire brûler le père et la mère comme hérétiques, cloîtrer les trois enfants, éteindre cette menace maudite ! Mais le père a échappé au supplice ; je saurai bien sauver son dernier enfant ! Après quoi, bataille et carnage ! mort-de-ma-sœur ! je veux marcher dans le sang des catholiques jusqu’aux jarrets !…

— Cette trame odieuse dont Odelin est menacé, dans quel but l’a-t-on conçue ? qui l’a conçue ?

— Lefèvre, un ancien ami de Christian… Cela vous surprend, maître Raimbaud ? Ah ! si vous saviez… Mais le temps presse… hâtons-nous… Vous ne pouvez rentrer chez vous, mon neveu non plus ; voici mon projet, M. Robert Estienne l’approuve. Je me suis muni d’un second froc de capucin, Odelin va l’endosser ; nous rentrons dans Paris notre besace sur le dos, sans éveiller la défiance ; nous gagnons un asile assuré, rue Saint-Honoré ; M. Estienne nous attend là. Il instruira ce pauvre enfant des malheurs de sa famille ; car, voyez-vous, maître Raimbaud, devant cette révélation, je recule… rien qu’en y songeant, j’ai froid… Enfin, demain soir, nous quittons Paris sous notre froc, je conduis mon neveu auprès de son père à La Rochelle… Si vous vous décidez aussi à y chercher refuge avec votre femme, nous conviendrons d’un rendez-vous dans une ville, à quelques lieues de Paris, où Odelin et moi nous vous rejoindrons.

— Votre projet me paraît sage ; je suivrai probablement vos conseils… D’après ce qui se passe à Paris, je n’y serais plus en sûreté.

— Laissez vos chevaux dans cette auberge, l’un de vos artisans viendra demain les chercher ; rentrez ce soir bien encapé dans Paris, et allez droit à la maison dont votre femme vous a donné l’adresse.

— C’est pour moi le parti le plus prudent… Mais, j’y songe, si vous redoutez quelque péril pour Odelin, pourquoi traverser Paris ? et ne pas, au contraire, tourner ses remparts afin d’aller prendre la route de l’Ouest ? L’argent vous manque-t-il pour les frais du voyage ? Il m’en reste suffisamment dans ma bourse pour subvenir à ces dépenses.


— J’aurais préféré partir directement d’ici avec Odelin pour La Rochelle ; mais M. Estienne a…



Le franc-taupin fut interrompu par l’entrée de son neveu ; il tenait à la main un flacon recouvert d’une enveloppe de joncs finement tissée et une dague d’acier ; il présenta tout joyeux ces deux objets à Joséphin, lui disant avec gentillesse :

— Cher oncle, je vous ai forgé cette dague du meilleur acier de Milan et je vous ai rapporté ce flacon de vieux vin d’Imola pour fêter ce jour si heureux pour nous et boire à la réunion de toute la famille…

Les naïves paroles de cet enfant contrastaient d’une manière si poignante avec les affreuses réalités qu’il ignorait encore, que maître Raimbaud et l’aventurier, échangeant un regard douloureux, restèrent muets. Le capuchon de Joséphin, alors rabaissé sur ses épaules, découvrait complètement ses traits, creusés, ravagés, assombris par le chagrin, à ce point qu’Odelin, voyant pour la première fois son oncle à visage découvert, recula d’un pas ; remarquant aussi la profonde tristesse de maître Raimbaud, et inquiet de leur silence à tous deux, son cœur se serra, il pressentit vaguement quelque malheur. Le franc-taupin, touché de la preuve d’affectueux souvenir que lui rapportait son neveu de son lointain voyage, prit le flacon et la dague, considéra cette arme avec une joie sinistre, la plaça sous son froc à sa ceinture, se disant :

— Oh ! bonne lame meurtrière ! tu m’es donnée par le fils… tu vengeras et la mère et le père… et leur fille !… — Puis, déposant le flacon près de lui et embrassant Odelin avec tendresse : — Merci, merci, cher enfant, la dague à la guerre me servira… oh ! oui… me servira beaucoup... souvent… toujours !… Quant au flacon… que veux-tu ? les goûts changent… je ne bois plus de vin… le chirurgien me le défend… Il est, vois-tu, des blessures…

— Mon Dieu ! une de vos blessures s’est rouverte ! — dit vivement Odelin, apitoyé. — Pauvre bon oncle ! voilà donc pourquoi vous êtes si pâle, si défait ? Maintenant, je vous vois au grand jour ; je vous trouve presque méconnaissable.


— Tu l’as dit, mon petit Odelin, j’ai souffert, je souffre des suites d’une blessure… elle ne se fermera pas, je le crois, de longtemps… Mais j’ai à te remettre ce billet de la part de ton père… prends et lis.

— Une lettre ? Ne vais-je donc pas revoir mon père, tout à l’heure, à la maison ? — Et Odelin, de plus en plus étonné, lut ce qui suit :

« Mon Odelin bien-aimé, conforme-toi sans l’interroger à tout ce que ton oncle Joséphin exigera. Ne t’alarme pas, je t’embrasserai bientôt ; je t’aime toujours du plus profond de mon cœur.

» Ton père,

» Christian. »…..............................

Odelin, malgré de vagues et croissantes inquiétudes, se sentit rassuré par ces mots de son père : « Je t’embrasserai bientôt. » Il dit au franc-taupin :

— Que dois-je faire, mon oncle ?

L’aventurier prit sur le lit un paquet, en tira une robe de capucin, et dit à son neveu :

— Il faut d’abord, mon enfant, endosser ce froc par-dessus tes vêtements, et, lorsque nous serons dehors, rabaisser ton capuchon sur ton visage.

— Moi ? — reprit Odelin, ébahi, — revêtir ce costume, et pourquoi ? — Mais, se rappelant la lettre de Christian : — J’oubliais que mon père m’a recommandé de vous obéir, mon oncle, sans vous interroger. Je vais donc endosser ce vêtement.

— Allons, — dit maître Raimbaud, tâchant de sourire afin de tranquilliser Odelin, — d’apprenti armurier, te voici transformé en apprenti capucin…

— C’est la volonté de mon père, maître Raimbaud, j’obéis ; mais je n’aime guère une robe de moine.

— Je suis meilleur papiste que toi, petit Odelin, — répondit le franc-taupin avec une ironie sinistre, en aidant au déguisement de son neveu ; — j’aime tant les moines, que j’espère un jour donner à tous ceux que je rencontrerai… la calotte rouge de cardinal !… Et maintenant, prends cette besace, courbe l’échine et la jambe traînante, le cou tors ; nous imiterons de notre mieux la basse démarche de cette vermine mendiante.

— Combien ma mère, ma sœur et Hervé vont être surpris en me voyant entrer chez nous, ainsi accoutré ! — dit Odelin, souriant à demi et cédant à l’innocente gaieté de son âge. — Cher oncle ! si mon père est seul instruit de mon déguisement, je frapperai à la porte de la maison en demandant l’aumône en nasillant… Voyez-vous d’ici leur surprise à tous, lorsque je relèverai mon capuchon ?

— Ton idée est bonne, — répondit le franc-taupin avec un pénible embarras. — Mais le jour s’avance, dis adieu à maître Raimbaud et partons.

— Maître Raimbaud reste donc ici ?

— Oui, mon enfant…

— Les chevaux, qui en aura soin ?

— Ne t’inquiète pas de cela, mon ami… adieu…

Et l’armurier, ignorant, hélas ! s’il reverrait jamais son apprenti, qu’il affectionnait presque à l’égal d’un fils, l’embrassa tendrement. — Adieu… et à bientôt, je l’espère…

— Vous me dites adieu d’un air attristé, maître Raimbaud… et comme si nous nous séparions pour longtemps, — reprit Odelin dont le regard devint humide. — Mon oncle… mon cher oncle !… malgré moi, mes inquiétudes renaissent… la tristesse de maître Raimbaud, ce déguisement que vous et moi nous prenons pour rentrer dans Paris… Mon Dieu ! l’on me cache quelque chose !

— Cher enfant, rappelle-toi les recommandations de ton père, — dit l’aventurier. — Épargne-moi tes questions ; je ne saurais maintenant y répondre… Viens… suis-moi…

L’enfant docile se résigna en soupirant, et, chargé de sa besace, descendit l’escalier sur les pas de son oncle ; celui-ci, entendant résonner sur les degrés les éperons d’Odelin, lui dit : 


— J’ai oublié de te faire quitter les éperons ; ôte-les pendant que je vais aller payer le cabaretier, tu m’attendras sur la route, hors de la maison.

— Mon oncle, puis-je mettre dans ma besace quelques petits présents que je rapporte d’Italie pour notre famille ?…

— Sans doute, — répondit le franc-taupin, navré des illusions d’Odelin ; et pendant que celui-ci entrait dans l’écurie pour quitter ses éperons et prendre dans sa valise les objets qu’il désirait emporter, Joséphin alla payer le cabaretier ; celui-ci, renfermé dans la salle des buveurs, n’ayant pu voir descendre de la chambre haute Odelin vêtu en capucin, dit à l’aventurier en recevant son argent :

— Vous nous quittez donc, mon révérend ?

— Oui, avec un novice de notre ordre, à qui j’avais donné rendez-vous ici.

— Vous allez à Paris pour assister comme les autres religieux à la grande cérémonie ?

— Quelle cérémonie ?

— Une superbe procession… Un voyageur passait tout à l’heure il nous a dit que les cloches et les carillons sonnaient à tout rompre ; depuis ce matin, toutes les maisons des rues que doit traverser la procession sont tapissées par ordre du lieutenant criminel, et à chaque fenêtre, il doit y avoir une torche allumée. On dit que le roi, la reine et tous les princes assisteront à la cérémonie… la plus belle qu’on aura jamais vue… Vous êtes bien heureux d’aller la voir, vous !

— Très-heureux. Bonsoir, mon hôte. — Joséphin alla rejoindre son neveu qui l’attendait à la porte de l’auberge, et se dit : — Quelle peut être cette cérémonie dont parle le cabaretier ? Peu importe ! Il nous sera plus facile, au milieu de la foule dont les rues seront remplies, de gagner sûrement la retraite où nous attend Estienne.

Le franc-taupin et son neveu se dirigèrent vers Paris, où ils arrivèrent alors que le soleil commençait de décliner à l’horizon.


le 21 janvier 1535.


Le 21 janvier 1535 ! !… Hélas ! ainsi que tant d’autres, cette date doit rester inscrite en traits de sang dans nos annales plébéiennes ! fils de Joel ! Ah ! s’il est une justice humaine ou divine… et moi, Christian Lebrenn, qui écris ces lignes navrantes, je crois aux justices vengeresses, expiatrices !… cette date, un jour, lors des temps lointains, prédits par Victoria-la-Grande… cette date du 21 janvier sera peut-être aussi funèbre pour la race des bourreaux couronnés qu’elle l’a été pour leurs victimes !…

Vous allez le voir, fils de Joel… vous allez le voir à l’œuvre pie, ce roi François Ier ! ce roi chevalier ! ce roi gentilhomme ! ce roi très-chrétien ! disent les bateleurs de cour ! Roi chevalier, il parjure sa foi !… Roi gentilhomme, il vend à l’encan la main de justice et les charges d’âmes… Roi très-chrétien, il se vautre dans les plus sales débauches, et pour donner à l’adultère une saveur d’inceste, il partage avec l’un de ses fils, époux de Catherine de Médicis, la couche infâme de la duchesse d’Étampes… Roi très-chrétien, il cherche dans la fange des plus mauvais lieux le réveil de ses sens blasés ; roi très-chrétien, une maladie honteuse le pourrit et le ronge… Mais ce catholique orthodoxe veut honorer Dieu, ses saints et son Église, par un effrayant sacrifice humain… Il veut sacrifier à Moloch le dieu du sang, et dans cette furie féroce, François Ier sera le grand pontife de la scélératesse hypocrite.

En effet, une solennité magnifique, non pareille, devait être, ce jour-là, l’admiration de Paris, ainsi que l’avait annoncé le cabaretier au franc-taupin. Celui-ci, absent de la ville depuis quelques jours, ignorait les immenses préparatifs de cette pieuse cérémonie ; mais de cette cérémonie quel était le but ? Le voici, fils de Joel ; lisez cette ordonnance affichée dans Paris, par ordre du roi François Ier :

« Le jeudi 21 Janvier 1535 aura lieu une procession solennelle en l’honneur de Dieu, notre Créateur, de la glorieuse Vierge Marie et de tous les benoîts saints du paradis. Le roi très-chrétien, François Ier, a été informé des erreurs diaboliques, qui pullulent en ces temps-ci, et des exécrables placards et livres hérétiques, affichés et jetés dans les rues et carrefours de Paris, par des méchants de la secte de Luther, et autres endiablés blasphémateurs de Dieu et du Saint-Sacrement de l’Autel ; lesquels maudits veulent anéantir notre sainte foi catholique et les saintes constitutions de notre mère, la sainte Église de Dieu.

» Pour ces causes, ledit sieur roi François Ier, très-chrétien, a tenu son conseil et, pour réparer l’injure faite à Dieu, a délibéré de faire une procession générale (terminée par le supplice de plusieurs hérétiques), en laquelle procession sera portée la sainte Eucharistie et tous les plus beaux reliquaires de la ville de Paris.

» Premièrement, le 17 dudit mois de janvier, sera publié à son de trompe, par tous les carrefours de Paris, l’ordre donné à chacun de nettoyer les rues par où ladite procession passera, de tendre toutes les maisons de belles tapisseries ; chaque maître desdites maisons devra, le jour de la procession, se tenir tête nue et devant sa porte une torche ardente à la main. — Item, le mercredi suivant, 20 dudit mois, seront assemblés tous les principaux des universités de Paris, auxquels sera ordonné de tenir enfermés tous les écoliers desdits collèges, et de ne les laisser sortir qu’après l’achèvement de la procession pour obvier à la confusion et au tumulte ; en outre, les écoliers devront jeûner le jour et la veille de la sainte procession. — Item, les prévôts des marchands et échevins de la ville de Paris feront placer des barrières à l’issue de chaque issue où doit passer ladite procession pour empêcher le peuple de la troubler en la traversant ; deux dizainiers et deux archers seront commis à la garde de chacune desdites barrières. — Item, il sera élevé de très-beaux reposoirs au milieu des rues Saint-Denis, Saint-Honoré, à la croix du Trahoir et au bout du pont de Notre-Dame, lequel sera orné d’un beau luminaire doré, avec l’histoire du Saint-Sacrement en peintures historiées, et d’un dais de lierre au-dessous duquel pendront plusieurs couronnes triomphales et des banderoles où sera écrite cette devise sacrée : Ipsi peribunt, tu autem permanebis. » (Ils périront (les hérétiques), mais toi, tu resteras.)

» La même devise sera transcrite sur des billets attachés au cou d’une nuée de petits oiseaux, à qui l’on donnera leur volée lors du passage de ladite procession, etc., etc.[31] »

Le programme de la cérémonie s’exécuta fidèlement. Le franc-taupin et Odelin entrèrent dans Paris, par la porte de la bastille Saint-Antoine, encapés sous leurs frocs de capucins, et ignorant que le cortège la traverserait, se dirigèrent vers la rue Saint-Honoré, brillamment éclairée par la lueur des torches que chaque propriétaire tenait tête nue au seuil de la porte de son logis, selon les ordres de l’édit royal ; de riches tapisseries, des tentures, des draps ornés de feuillage d’arbres verts, pavoisaient les murailles du haut en bas des maisons ; hommes, femmes, enfants encombraient leurs fenêtres ; une foule bruyante, tumultueuse, animée, circulait joyeuse et acclamant les splendeurs de cette grande fête du fanatisme ; ces malheureux, aveuglés par l’ignorance, par la crédulité, exaltés par une superstition sauvage, se répandaient en invectives forcenées ou en railleries exécrables sur les hérétiques, bientôt livrés aux bûchers, dressés en trois endroits de Paris ; ces supplices devaient couronner dignement la procession dite : « du Saint-Sacrement ». Le franc-taupin et Odelin, arrivés près de l’arcade des Eschappes, aboutissant à la rue Saint-Honoré, où ils comptaient rejoindre M. Estienne, durent attendre que le cortège, annoncé d’un moment à l’autre, fût passé pour pénétrer dans cette rue ; toutes ses issues, fermées de barrières, étaient gardées par des dizainiers de la ville et des archers du guet ; la foule compacte s’ouvrit respectueusement devant Joséphin et son neveu, grâce à leur habit de religieux ; le populaire, les femmes surtout, prisant d’autant plus les capucins que l’on en voyait moins à Paris. Soudain des rumeurs menaçantes s’élèvent du côté de l’arcade des Eschappes, bientôt ce cri si fréquent en ces jours maudits : Au luthérien !… à l’hérétique ! domine ces clameurs ; un jeune homme venait de dire imprudemment et tout haut à un ami près duquel il se trouvait :

— Quel triste temps ! le roi, la cour, le clergé, les parlements, toute la ville sur pied pour célébrer le supplice de quelques pauvres gens !

Ces paroles entendues, répétées par les voisins, les exaspèrent contre ce malheureux ; injurié, menacé, frappé, il essaye en vain de se défendre ; un reflux des assaillants le pousse du côté du franc-taupin et de son neveu. À la vue de la victime livide, déjà sanglante, traînée sur le pavé, le premier mouvement d’Odelin, que son oncle ne peut prévenir, est de s’élancer vers elle, sinon pour la défendre, du moins pour intercéder en sa faveur. L’un des plus forcenés de ces bourreaux, se méprenant sur la pensée de l’adolescent, s’écrie :

— Laissons vivre pour le quart d’heure ce chien de luthérien ! afin qu’il soit brûlé avec les autres… garrottons-le… Ces deux révérends pères capucins vont sans doute rejoindre la procession, ils le conduiront jusqu’au bûcher du parvis Notre-Dame, et en route ils exhorteront ce parpaillot à ne pas mourir en damné.

Cet avis est accueilli par des cris d’approbation unanime. On relève l’infortuné, on le garrotte avec des écharpes, on ne lui laisse de libres que les jambes, on l’entraîne sur les pas du franc-taupin et de son neveu, soulevés, emportés eux-mêmes malgré eux par le flot populaire vers la barrière gardée par les dizainiers et les archers. Odelin, effrayé, se cramponnait au bras de son oncle. Celui-ci lui dit tout bas en cheminant :

— N’essayons pas de résister à la volonté de ces brutes, ce serait nous perdre… suivons la procession s’il le faut, nous tâcherons de nous échapper plus tard, et peut-être d’arracher ce malheureux à la mort ! 


Le franc-taupin, et son neveu, cédant au torrent, arrivent près des dizainiers ; les fanatiques instruisent ces édiles de l’incident et de leur désir d’envoyer l’hérétique au bûcher. Parmi ces dizainiers, se trouvait par encontre un homme humain ; convaincu que le seul moyen d’arracher la victime à une mort imminente, était de paraître se rendre aux désirs de ces furieux, il leur promet que le luthérien sera mené au bûcher par les deux capucins qui allaient se joindre à la procession au passage des ordres religieux ; puis ce dizainier a le courage, rare en ces temps néfastes, de dire à l’oreille du franc-taupin :

— Mon révérend, je mets la vie de ce malheureux sous votre protection, il n’a été ni jugé, ni condamné… Prenez rang avec lui dans la procession, mais tâchez plus tard de le sauver.

Joséphin fit un signe de tête approbatif et reprit tout haut d’une voix menaçante en se tournant vers le prisonnier, qui, plus mort que vif, se soutenait à peine :

— Viens çà, païen ! blasphémateur de notre sainte mère l’Église catholique… Oh ! tu n’échapperas pas au fagot… Prépare-toi à mourir, et si tu as encore quelque souci de ta méchante âme, je t’entendrai en confession durant le trajet. — Puis s’adressant à Odelin : — Mon frère, prenez le bout de l’écharpe qui lie les bras de ce parpaillot, je prendrai l’autre bout, et nous le mènerons ainsi jusqu’au bûcher, où il expiera sa diabolique luthérie !

À ces mots, les transports d’une joie féroce éclatent parmi les spectateurs. Joséphin et son neveu placent l’hérétique entre eux, forcés de se mêler à la procession, dont les premiers rangs apparaissent en ce moment à peu de distance de la barrière.

Oui, fils de Joel, elle approchait cette procession infâme ! Jamais l’idolâtrie romaine, jamais l’orgueil royal, ne déployèrent de pompes plus superbes qu’en de jour détestable, où roi, reine, princes, princesses, cardinaux, archevêques, maréchaux, courtisans, femmes de cour, grands officiers de justice, magistrats consulaires, bourgeois, corporations d’artisans, en proie au vertige d’une superstition farouche, allaient dévotement se repaître du supplice de ces grands coupables qui confessaient et pratiquaient, dans sa simplicité primitive, ta doctrine évangélique, ô Christ de Nazareth !

Oui, fils de Joel, elle apparaissait cette procession infâme ! En voici le récit écrit par un spectateur, ardent catholique et fervent royaliste… Conservez dans nos légendes cette page comme un exemple effroyable de l’aberration où le fanatisme peut plonger les peuples :

« Premièrement, venoient en tête de la procession les Suisses de la garde du roy, précédant la reine, richement accoutrée d’une robe de velours noir fourrée de loups cerviers, montée sur une hacquenée blanche houssée de drap d’or frisé, accompagnée de mesdames filles du roy, aussi richement accoutrées de robes de satin cramoisi couvertes de profilures d’or, sur de belles hacquenées splendidement caparaçonnées ; d’autres dames et princesses, plusieurs gentilshommes, escuyers, maistres d’hostel, à cheval, pages, lacquais, à pied, et Suisses de la garde, marchoient après ladite reine ; — Après, marchoient les Cordeliers en grand nombre, portant plusieurs reliquaires et tenant chacun un petit cierge en main avec grande dévotion. — Après, marchoient les frères Prêcheurs Jacobins, portant plusieurs reliquaires ; chacun avoit un chapelet de Notre-Dame et prioit Dieu en grande dévotion. — Après, les Augustins marchant en semblable ordre, portant plusieurs reliquaires. — Après, les Carmes, dans le même ordre ; puis toutes les paroisses de la ville de Paris, portant leurs croix, les prêtres revêtus de leurs chapes, d’autres portant des reliquaires entourés d’un grand nombre de torches. — Après, les églises collégiales, portant plusieurs reliquaires et corps-saints avec plusieurs torches à l’entour. — Après, les Mathurins, tous habillés de blanc, en grande dévotion, tenant chacun un cierge blanc en leurs mains. — Après, les religieux de Saint-Magloire, portant la chasse de monsieur saint Magloire. — Après, les religieux de Saint-Germain des Prez, portant la chasse de monsieur saint Germain le Vieil, que de mémoire d’homme l’on n’a vue passer l’enceinte de Saint-Germain. À droite du corps-saint, lesdits religieux, portant chacun un cierge blanc ardent ; à gauche, les religieux de Saint-Martin des Champs, portant la châsse de saint Paxant, martyr, lesdites chasses côte à côte l’une de l’autre. — Après, les reliques de monsieur saint Éloy, dans la chasse dudit saint, portée par les serruriers, qui avoient chacun un chapeau de fleurs sur la tête. — Après, monsieur saint Benoist et autres châsses de corps-saints de ladite ville. — Après, un grand reliquaire tout d’or, de prix inestimable, enrichi de pierreries et renfermant des ossements entiers de plusieurs saints, le tout porté par seize bourgeois de la ville de Paris ; on voyoit de l’autre côté le grand chef saint Philippe, reliquaire exquis de Notre-Dame de Paris. — Après, venoient en bel ordre les châsses de madame sainte Geneviève, portée par dix-huit hommes tout nuds (sauf la camise), coiffés de chapeaux de fleurs, et par quatre religieux, aussi en camise, jambes et pieds nuds ; puis la châsse de monsieur saint Marcel, portée par les orfèvres en grande révérence et en honorables habits, laquelle châsse, de mémoire d’homme, n’avoit été portée oultre les ponts au delà de Notre-Dame. Et afin que lesdites châsses fussent mieux conduites à travers la grande presse du peuple, curieux de les voir et de les approcher, furent ordonnés à l’entour d’icelles plusieurs archers et autres officiers de la ville. — Après, marchoient les religieux de Sainte-Geneviève et de Saint-Victor, nuds pieds, chacun un cierge ardent, priant Dieu en grande dévotion. — Après, les chanoines et prêtres de Saint-Germain l’Auxerrois, chantant plusieurs cantiques de louange en musique. — Après, les docteurs séculiers et réguliers des quatre facultés de l’Université de Paris ; le recteur avec ses bedeaux, portant devant lui leurs masses d’or et d’argent. — Après, les docteurs en théologie, médecine, et autres en grand nombre, vêtus de leurs habits doctoraux, tenant chacun uıı cierge blanc ardent. — Après, marchoient en bel ordre des deux côtés de la rue, les Suisses de la garde du roy, vêtus de velours à sa livrée, chacun armé d’une hallebarde ; les fifres et tabourins de guerre marchant deux à deux en bel ordre devant lesdits Suisses, sonnant de leurs tabourins et fifres en forme lamentable. — Après, les hautbois, trompettes, cornets et clairons, marchant tous habillez des livrées du roy, sonnant mélodieusement et chantant cette belle hymne : Pange, lingua, gloriosi corporis mysterium, etc., qui est l’hymne du Saint-Sacrement, qui émouvoit un chacun à pleurer, tant grand personnage fût-il. — Après, M. de Savigny, l’un des capitaines des gardes du roy, mestant ordre à ce qu’il n’y eût tumulte à ladite procession. — Après, marchoient les héraults d’armes du roy, vêtus de leurs cottes de drap d’argent. — Après, les chantres de la chapelle dudit seigneur, tant les domestiques que ceux de la Sainte-Chapelle du Palais mêlés, chantant : O salutaris Hostia, et autres belles antiennes. — Après, dix prêtres revêtus de chasubles, têtes nues, portant le chef monsieur saint Louis, jadis roi de France, enchâssé et orné de quantité de pierreries d’inestimable valeur. — Après, le saint et précieux reliquaire de la sainte couronne d’épines de notre Sauveur et Rédempteur Jésus-Christ, qui est un reliquaire inestimable, lequel, de mémoire d’homme, n’avoit été porté en quelque procession que ce fût, et lequel faisoit dresser les cheveux de la tête à ceux qui le voyoient, et les rendoit tous ravis en Dieu, commémorant de sa benoîte passion. — Après, la vraie croix où Notre Seigneur Jésus fut crucifié, provenant de ladite Sainte-Chapelle et une autre pièce de ladite vraie croix, provenant de Notre-Dame de Paris. — Après, la verge d’Aaron, ancien reliquaire ; le saint fer de la lance dont Longus perça le précieux côté de notre Sauveur Jésus-Christ ; l’un des saints clous dont il fut cloué ; l’éponge ; le carcan ; la chaîne dont Notre-Seigneur fut attaché au pilier ; sa robe incombustible ; la toile de laquelle il fut ceint à la scène du suaire et du tombeau ; les drapelets de sa nativité ; le roseau qui lui fut donné quand il fut couronne d’épines ; la table de camayeu qui fut taillée au désert par les enfants d’Israël ; la goutte du précieux sang de notre Sauveur Jésus-Christ ; la robe de pourpre de notre Rédempteur Jésus ; enfin, la goutte de lait de la glorieuse Vierge Marie, Mère de Dieu. Lesquels beaux saints reliquaires, tirés du trésor de ladite Sainte-Chapelle, furent accompagnés et portés par dix archevêques ou évêques vêtus de leurs habits pontificaux, allant deux à deux. — Après, les ambassadeurs de l’empereur, du roy d’Angleterre, de Venise, et autres potentats et seigneurs. — Après et de front, les cardinaux de Tournon, le Veneur et de Givry, l’évêque de Soissons, messire Gabriel de Saluces, évêque d’Aire, portant un beau reliquaire en croix garni de plusieurs pierres précieuses. — Après, les gentilshommes avec les haches d’armes, escortant le précieux et sacré corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ au sacrement de l’autel, porté par l’évêque de Paris en une croix, sous un dais de velours cramoisi violet semé de fleurs de lys d’or, porté par nosseigneurs les enfants du roy ; c’est à sçavoir : Monseigneur le Dauphin, messeigneurs d’Orléans et d’Angoulême, et monsieur de Vendôme, tous lesdits princes têtes nues et vêtus de robes de velours noir à grandes tresses de fil d’or, doublées de satin blanc, et près d’eux plusieurs comtes et barons pour les soulager ; — Après, marchoit le roi notre sire nue tête, en grande révérence, vêtu d’une robe de velours noir fourrée de genettes noires, ceint d’une ceinture de taffetas, tenant en sa main une torche blanche ardente garnie d’une poignée de velours cramoisi. Et étoit près de lui monseigneur le cardinal de Lorraine, auquel, quand le Saint-Sacrement arrêtoit auxdits reposoirs, ledit seigneur roy bailloit sa torche, pendant qu’il faisoit son oraison les mains jointes ; ce que voyant le peuple, il n’y avoit grand ni petit qui ne pleurât à chaudes larmes et qui ne priât Dieu pour le roy que ledit peuple voyoit en si grande dévotion et faisant un si dévot acte et si digne de grande mémoire. Aussi, est-il à présupposer que ni juif, ni infidèle, voyant l’exemple du prince et de son bon peuple, ne se fût converti à la foi catholique. — Après, les Parlements, les huissiers devant, portant chacun une verge à la main ; les quatre notaires, les greffiers au criminel, vêtus de robes écarlates, ayant leurs chaperons fourrés ; Messieurs les présidents en manteaux, portant leurs mortiers, les maîtres des requêtes et conseillers en robes rouges. — Après, les généraux de la justice, des aydes et des monnoyes, les élus de Paris et du Châtelet ; messieurs des comptes et de la ville de Paris, ayant tous chacun un cierge blanc ardent en main, et vêtus de leur robe, mi-partie rouge et brun, couleurs de la ville. — Enfin, les archers, arbalestriers et hacquebutiers de Paris, vêtus de leurs hocquetons de livrées, tenant chacun une torche en sa main[32]. »

Où allait-il donc, ce cortège éblouissant des splendeurs de la royauté, traînant avec lui les reliques de saints, de saintes, de souverains, et jusqu’à ta prétendue couronne d’épines, ô Christ, ami des affligés, ennemi des faux prêtres et des hypocrites ?… Où il allait, ce cortège ?… Il allait voir supplicier des chrétiens qui confessaient l’Évangile de Jésus de Nazareth !…

La procession suivit la rue Saint-Honoré, la rue Saint-Denis, la rue Saint-Jacques la Boucherie, traversa le pont Notre-Dame, après s’être arrêtée devant le reposoir, au-dessus duquel on lisait, sur de nombreuses banderoles, cette funèbre devise, faisant allusion au supplice des hérétiques et à la durée de l’Église catholique :

Ipsi peribunt ; tu autem permanebis. (Ils périront ; mais toi, tu resteras.)

Une nuée de petits oiseaux, innocents messagers d’une pensée de meurtre, portant la même devise sur des billets attachés à leur cou, furent mis en liberté, s’envolèrent en battant joyeusement des ailes, et la procession du Saint-Sacrement se développa sur la place du parvis Notre-Dame ; toutes les maisons, tapissées du haut en bas, regorgeaient de spectateurs placés aux fenêtres et jusque sur les toits. Le franc-taupin et son neveu avaient attendu le passage des corps religieux figurant à la procession afin de se joindre à l’un d’eux ; quelle fut la stupeur d’Odelin lorsqu’il reconnut son frère Hervé revêtu de l’habit de cordelier, le front hautain, le regard inspiré, marchant des premiers parmi les moines de cet ordre, à côté de fra‑Girard, et chantant à pleine voix : — O salutaris Hostia !

— Mon frère ! — s’écria Odelin, faisant un mouvement pour s’élancer vers Hervé ; mais Joséphin saisit l’enfant par le bras et lui dit tout bas :

— Tais-toi, ou nous sommes perdus !

L’exclamation d’Odelin, heureusement couverte par la psalmodie des Cordeliers, n’arriva pas aux oreilles d’Hervé ; il ne remarqua pas même son jeune frère, dont les traits disparaissaient presque entièrement, comme ceux du franc-taupin, sous le capuchon de leur froc. Les Cordeliers passèrent, puis les Augustins, les Carmes, les Dominicains, les Génovéfains, les Jacobins, et tant d’autres moines de toute couleur. Joséphin, voulant prendre dans le cortège une place aussi éloignée que possible de celle des Cordeliers, se joignit aux Mathurins, qui venaient les derniers ; il fut admis, ainsi qu’Odelin, sans difficulté, dans les rangs de ces moines. Il arrivait, disait-il, de Chartres, en compagnie d’un jeune profès de son ordre, et désirait suivre la procession. Les Mathurins, sans défiance, accueillirent parmi eux les deux capucins. L’hérétique qu’ils conduisaient fut jugé de bonne prise par ces benoîts religieux ; il serait d’autant plus opportunément livré aux gens du lieutenant criminel, lorsque le cortège arriverait au parvis Notre-Dame, que, par un insigne honneur, la place des pères Mathurins était marquée tout près du bûcher. Là, ils devaient confesser, exhorter les hérétiques, si, au moment de leur supplice, quelqu’un d’entre eux voulait revenir au giron de la sainte mère l’Église catholique, apostolique et romaine ; le supérieur des Mathurins offrit même, par courtoisie, au franc-taupin de lui confier, le cas échéant, un hérétique à préparer à la mort. Joséphin déclina cette offre de son mieux et continua de s’avancer avec les Mathurins vers le parvis Notre-Dame. L’esprit d’Odelin commençait de se troubler : les divers et mystérieux événements de la journée, ses alarmes renaissantes sur le sort de sa famille, la rencontre de son frère sous l’habit de cordelier, l’épouvante d’assister au supplice des hérétiques, enfin, la crainte de voir son oncle et lui reconnus pour de faux moines, découverte qui pouvait mettre leur vie en péril et les conduire aussi au bûcher, tout concourait à jeter ce malheureux enfant dans des perplexités mortelles ; il se croyait parfois le jouet d’un rêve sinistre. Sa démarche incertaine, presque défaillante, malgré l’appui du bras de l’aventurier, fut remarquée du supérieur des Mathurins, il en manifesta sa surprise à Joséphin ; celui-ci répondit que le capucin novice assistant pour la première fois à une exécution d’hérétiques, son émotion était grande.

— Il s’habituera à ce spectacle, — reprit le supérieur ; — la vue du supplice de ces ensabbattés augmentera la sainte horreur de ce jeune profès pour la pestilentielle hérésie de Luther !

La procession arrivée au parvis Notre-Dame, chacun des corps dont elle se composait prit sa place désignée à l’avance. Une vaste estrade de charpente, recouverte de riches tentures, disposée devant le portail de l’antique basilique, attendait le roi François Ier, la reine, les princes et princesses de la famille royale, les femmes de la cour, les cardinaux, les archevêques, les maréchaux, les présidents du parlement et les principaux courtisans. En face et à cent pas environ de la royale estrade s’élevait une étrange construction, auprès de laquelle se rangèrent les religieux Mathurins : imaginez, fils de Joel, un amoncellement de fagots de quinze à vingt pieds de largeur, sur une hauteur de six à sept pieds. Autour de ce bûcher sont dressées six machines, composées d’une poutre perpendiculaire, scellée en terre, soutenant, enclavé à son faîte et pouvant basculer dans une mortaise, un autre madrier transversal, d’une grande longueur ; à l’une de ses extrémités, suspendu par des chaînes au-dessus du bûcher, est un siège à dossier et à marchepied, semblable à ceux des escarpolettes ; l’autre extrémité de la poutre transversale, garnie de poulies et de cordes, repose sur le sol.

Le franc-taupin contemplait ces instruments de torture avec une sinistre curiosité, sentant le bras d’Odelin, appuyé sur le sien, trembler convulsivement. Le supérieur des Mathurins, souriant d’un air satisfait et mystérieux, dit à Joséphin :

— Mon cher frère, vous ne devinez peut-être point comment fonctionnent ces machines destinées au supplice des hérétiques ?

— Non… mon frère… je ne devine point.

— C’est une invention due, dit-on, au génie novateur du roi, notre vénéré sire, à qui les tortionnaires doivent déjà la roue destinée aux faux-monnoyeurs[33]. On inaugure pour la première fois aujourd’hui dans la bonne ville de Paris ces nouvelles machines, qui attirent votre attention… Voici comment l’on procède, rien de plus simple : le bûcher est, je suppose, bien flambant, n’est-ce pas ? l’on enchaîne le patient sur ce siège que vous voyez suspendu à l’extrémité de ce madrier, puis, au moyen d’un mouvement de bascule imprimé à l’autre bout du levier, l’hérétique est alternativement plongé dans les flammes, et retiré du brasier pour y être encore replongé, et ainsi de suite, de plongeons en plongeons, jusqu’à ce que mort s’ensuive… Comprenez-vous ?…

— Fort bien, mon révérend… le supplice par le feu, ainsi qu’on le pratiquait d’habitude, tuait trop vite le patient !

— Beaucoup trop vite… au bout de quelques minutes à peine la flamme l’étouffait…

— De sorte, mon révérend, — reprit le franc-taupin avec une sombre ironie, — de sorte que, grâce à cette nouvelle et royale invention de notre sire très-chrétien François Ier, que Dieu garde… on laisse au patient le temps de respirer… le loisir de brûler lentement… de savourer le fagot, de humer la flamme…

— C’est cela même, mon cher frère, votre expression est fort heureuse : savourer le fagot… humer la flamme !

— L’on ne saurait jamais donner à ces damnés un trop vif avant-goût de l’enfer… et, moyennant la machine royale de notre sire, les supplices seront infiniment prolongés ?

— On espère vingt à trente minutes de durée ; mais… — ajouta le Mathurin avec un sourire de béate malice, — mais il faut toujours un peu rabattre des assertions des inventeurs, mettons un bon quart d’heure…

— Ce sera toujours dix à douze minutes de gagnées, mon révérend… puisque avant que notre sire très-chrétien eût daigné, dans sa sainte haine de l’hérésie, s’occuper de ces menus détails de bourreau, le patient ne durait que quatre à cinq minutes.

— Évidemment ; or, dix à douze minutes de prolongation de supplice, c’est énorme.

— Énorme, mon révérend, — répondit le franc-taupin, — et il se dit : — Mort-de-ma-sœur ! le jour venu… quelles représailles ! oh ! quelles représailles ! ! !

Odelin, immobile sous son froc, écoutait cet horrible entretien avec une terreur muette. Le supérieur des Mathurins reprit s’adressant au franc-taupin :

— Il y a trois bûchers pareils dressés aujourd’hui dans Paris : celui que nous voyons, un second au pilier des Halles, un troisième à la Croix-du-Trahoir ; de sorte que lorsque notre bon sire aura assisté à cette exécution-ci, il assistera aux autres en s’en retournant au Louvre[34], et…

Le Mathurin fut interrompu par une grande rumeur. Ces mots circulèrent de bouche en bouche :

— Silence… silence ! le roi va parler.

Pendant l’entretien du Mathurin et du franc-taupin, le roi, sa famille, sa cour, les grands dignitaires de l’Église et du royaume, avaient pris place sur l’estrade. Anne de Pisseleu, duchesse d’Étampes, qui partageait ses immondes faveurs entre François Ier et son fils, attirait tous les regards par sa parure, non moins éblouissante que ses charmes, alors en pleine maturité. Cette royale courtisane jetait de temps à autre un regard ironique et superbe sur ses deux rivales : la reine de France, et Catherine de Médicis, femme de Henri, fils du roi. Cette jeune princesse, alors âgée de seize ans à peine, née à Florence, ville de Laurent de Médicis, et nièce du pape Clément VII, offrait le type accompli de la beauté italienne ; pâle, brune de cheveux, blanche de peau, son regard noir, ardent et rusé, s’attachait souvent à la dérobée sur la duchesse d’Étampes avec une expression de haine sourde, mais si parfois leurs yeux se rencontraient, Catherine de Médicis adressait à la duchesse un sourire enchanteur, rempli de tendresse et de déférence. Parmi les grands seigneurs rangés sur l’estrade l’on remarquait le connétable de Montmorency, et surtout le duc Claude de Guise, et son frère le cardinal Jean de Lorraine, crapuleux, dissolu, immortalisé par Rabelais, sous le nom fictif de Panurge. Ces Guises, princes lorrains, ambitieux, cupides, altiers, turbulents, que François Ier flattait et subissait à la fois, lui inspiraient de telles appréhensions, qu’il disait d’eux à son dauphin : « — Prenez garde, je vous laisserai en pourpoint ; ils vous mettront en chemise. » — Non loin des Guises, et causant familièrement avec le cardinal chancelier Duprat, Jean Lefèvre, ancien ami de Christian et disciple de Loyola, se faisait remarquer, au milieu de ces courtisans brillants et dorés, par la simplicité de sa soutane noire. Les jésuites, depuis la fondation de leur ordre, avaient en six mois déjà parcouru un chemin rapide et ténébreux ; ils dominaient le chancelier, âme damnée de François Ier. Ce roi, lorsque le silence régna aux abords de l’estrade, se tenait encore debout ; sa taille atteignait six pieds de hauteur. Larges épaules, gros ventre, face large, grasse, fortement colorée, cheveux ras, barbe longue, nez proéminent, grands traits qui n’auraient pas manqué de majesté, s’ils n’eussent révélé les bas appétits d’une ignoble sensualité, tel était ce roi très-chrétien. Il s’avança vers son trône, se hanchant, se cadençant ; ce pesant colosse affectait des attitudes de gladiateur, des allures de gendarme. Il s’assit lourdement sur son trône ; puis, toute l’assistance debout et découverte, moins les femmes, il s’adressa ainsi aux princes de sa famille, aux dignitaires de l’Église et du royaume :

« — La chose ne vous semblera étrange, messieurs, si vous ne trouvez en moi le visage, la contenance, la parole dont j’ai accoutumé d’user les autres fois que je vous ai assemblés ; mais aujourd’hui, je ne parle pas à vous comme un roi et un maître parle à ses sujets et à ses serviteurs, mais je parle comme étant moi-même sujet et serviteur du roi des rois, du maître des maîtres, qui est le Seigneur Dieu tout-puissant.

» Aucuns méchants blasphémateurs, gens de petite condition et de moindre doctrine, ont, contre l’honneur du Saint-Sacrement, machiné, dit, proféré, écrit plusieurs grands blasphèmes ; à cette cause, j’ai bien voulu faire cette solennelle procession, pour invoquer la grâce de notre Rédempteur. J’ordonne que rigoureuse punition soit faite des hérétiques, pour être exemple à tous de ne tomber en ces damnées opinions, admonestant à ce propos les bons de persévérer dans leurs saines doctrines, les hésitants de se raffermir, les dévoyés de retourner en la voie de la sainte foi catholique, en laquelle ils me voient persévérer avec les prélats spirituels.

» Donc, messieurs, je vous prie et admoneste : que tous mes sujets prennent garde, non-seulement à eux-mêmes, mais encore à leur famille, et spécialement à leurs enfants, pour les faire si bien instruire, qu’ils ne puissent tomber en mauvaises doctrines ; aussi, je vous ordonne que chacun ait à dénoncer tous ceux qu’il connaîtrait ou soupçonnerait d’adhérer à l’hérésie, sans nul égard d’alliance, de lignage ou d’amitié. Quant à moi, — ajouta François Ier d’une voix de plus en plus éclatante, — quant à moi, de même que si j’avais un bras infecté de pourriture je le voudrais séparer de mon corps, de même si, par malheur, mes enfants tombaient en ces maudites et exécrables hérésies, je les voudrais immoler et en faire le sacrifice à Dieu[35]. »

L’avez-vous entendu, fils de Joel, cet adultère, ce débauché gangrené d’une maladie honteuse, digne fruit de ses crapuleux désordres ? ce père, ce roi, donnant à ses fils, à ses peuples, les exemples de la plus noble dépravation ? souillant le lit royal par tous les excès, ayant là, derrière lui, aux yeux de tous, sa femme et sa maitresse accouplées dans une commune ignominie ? l’avez-vous entendu, cet infâme hypocrite ? Dieu juste ! il a osé invoquer les devoirs paternels ! il a osé invoquer les vertus de famille ! il a osé menacer de ses rigueurs ceux-là qui ne feraient pas si bien instruire leurs enfants qu’ils ne puissent tomber en de mauvaises doctrines ! Dieu juste ! tu l’as entendu, ce sycophante couronné ? Il t’offrirait ses rejetons en sacrifice s’ils tombaient en ces maudites hérésies !… et le cynisme de la vie infâme de ce prince devrait inspirer à ses fils le mépris, l’horreur d’un tel père, s’ils n’avaient sucé la corruption avec le lait, s’ils ne partageaient pas les débauches paternelles ! Ô roi très-chrétien ! Ignace de Loyola, dans sa profonde connaissance des indignités de l’âme humaine, a flairé ta morale ; elle est celle que ses disciples vont prêcher au monde. La voici : « — Affichons-nous, avant tout, en catholiques orthodoxes ; ce complaisant manteau d’orthodoxie couvrira tous les vices, toutes les turpitudes, tous les forfaits dont s’indignent ces gens de petite condition et de moindre doctrine. » — Pauvres hommes de roture, dignes du dernier supplice ; ils proclament, pratiquent, enseignent à leur famille, les vertus évangéliques !

Le discours du roi François Ier fut écouté dans un religieux silence et accueilli avec un enthousiasme à peine contenu par le respect.

Cette bande de prostituées, de gens d’Église, de gens de cour, de gens de guerre, que le roi très-chrétien traînait après lui, se disputaient les bénéfices ecclésiastiques, ramassaient l’or des riches hérétiques, dans les cendres de leur bûcher ou dans leur sang ; brûler ou massacrer les réformés, c’était battre monnaie pour la bande royale. Mais ce ne fut pas tout, il fallait compléter l’œuvre : on tue, on égorge, on écartèle, on roue, on brûle les hommes, on leur coupe la langue[36]… cependant l’idée… la pensée émancipatrice, échappe aux supplices, plane au-dessus des victimes, dont elle glorifie le martyre, et, comme la nuée chargée de foudre, gronde au-dessus des tiares et des couronnes… Comment donc l’atteindre, la pensée, reproduite, propagée à l’infini par l’imprimerie ? comment l’atteindre ?…

Écoutez, fils de Joel, et voyez grandir le spectre de la compagnie de Jésus ; elle a inspiré à François Ier, ces dernières paroles :

« — Messieurs, — ajouta le roi, — il est notoire que la pestilence de l’hérésie se répand surtout par la voie de l’imprimerie ; mon chancelier va vous lire un arrêt portant l’abolition de l’imprimerie dans mes États, sous peine de la hart ! »

Et le cardinal chancelier Duprat de lire à haute voix cet arrêt du Père des lettres, ainsi que les bateleurs de cour appellent François Ier :

« Nous, François Ier, par la grâce de Dieu, roi de France, nous voulons et ordonnons, et nous plaît de prohiber et défendre à tous, imprimeurs généralement, et de quelque qualité ou condition qu’ils soient, qu’ils aient à imprimer aucune chose, sous peine d’être pendus.

» Tel est notre bon plaisir,...............................

» François[37]. »...............................

Cet édit, encore plus stupide, encore plus insensé que sauvage, achevait l’œuvre ; on tuerait le corps, on tuerait aussi la pensée en l’empêchant, sous peine de mort, de se produire. L’arrêt excita les transports de la bande royale ; Jean Lefèvre le jésuite, suspendu aux lèvres du chancelier cardinal, triomphait ; les ténèbres de l’ignorance allaient étouffer la lumière nouvelle ; les Jésuites marcheraient à la conquête de l’empire du monde au milieu de cette ombre profonde jetée sur l’humanité, seulement éclairée çà et là par les flammes du bûcher…

Le bûcher ?… Mon Dieu ! il était là… en face de l’échafaud où François Ier trônait avec sa cour… il était là, le bûcher, attendant ses victimes… Oh ! malheureux père que je suis ! ce récit affreux qui déchire mes entrailles paternelles, il est trempé de mes larmes, cependant il me faut l’achever… il le faut… afin qu’au grand jour prédit par Victoria-la-Grande, les fils de nos fils, instruits des maux de leurs pères, se souviennent !… Oui ! qu’ils s’en souviennent à jamais de cette date funèbre : 21 janvier 1535 !…

Allons, un dernier effort, misérable père ! ta main tremble, tes yeux se voilent de pleurs, ton cœur saigne… mais ce récit est un enseignement terrible… achève… Tu crois à la justice vengeresse ?… Achève ce récit… achève !… les fils de Joel, d’âge en âge, se légueront la vengeance, jusqu’au grand jour des représailles expiatrices…

Hélas ! la fin de cette légende, la voici…

Après la lecture de l’édit qui interdisait en France l’imprimerie, sous peine de mort, le lieutenant criminel vint prendre les ordres du chancelier, celui-ci prit les ordres du roi, il commanda de supplicier, en sa présence, les six hérétiques. Les galantes causeries des courtisanes et des courtisans cessèrent aussitôt ; tous les regards de la royale assemblée se dirigèrent avec une impatiente curiosité vers le bûcher.

Les Mathurins, parmi lesquels se trouvaient le franc-taupin et Odelin, étaient placés près du lieu du supplice ; non loin d’eux se tenaient les Cordeliers. Hervé, debout entre fra‑Girard et le supérieur général de l’ordre, semblait l’objet des flatteuses préférences de ce dignitaire, très-satisfait d’avoir recruté son couvent d’un jeune profès de grand savoir, d’une éloquence naturelle et d’un fougueux fanatisme ; les deux fils de Christian Lebrenn allaient donc assister à cette horrible exécution… et leur sœur Hêna, condamnée au feu, ainsi qu’Ernest Rennepont, comme hérétiques, relaps et sacriléges, devait être l’une des victimes… Odelin voyait Hervé ; mais ce dernier ne pouvait reconnaître son frère sous le capuchon de son froc. Le malheureux enfant l’avoua plus tard : la douleur, l’effroi, troublèrent, paralysèrent à ce point son esprit et ses sens, que le spectacle épouvantable dont il fut témoin passa devant ses yeux comme une vision lugubre ; oui, sans voix, sans mouvement, sans frisson, sans larmes, pétrifié par la terreur, il regarda… de même que l’homme en proie à rêve affreux reste immobile et muet cloué sur sa couche…

Et maintenant, fils de Joel, écoutez…

L’ordre d’exécution donné par François Ier, plusieurs moines mathurins se rendirent sous le portail de la basilique de Notre-Dame, ou les condamnés avaient d’abord été conduits ; pour faire amende honorable à deux genoux devant l’église ; après quoi l’un des patients eut la langue coupée en punition des anathèmes lancés par lui contre les prêtres catholiques durant le trajet de la prison au parvis. Les Mathurins amenèrent processionnellement les victimes au lieu de leur supplice ; lorsqu’elles en approchèrent, tous les ordres religieux entonnèrent d’une voix retentissante cette psalmodie funèbre :

De profundis clamavi ad te Domine !

Les hérétiques, au nombre de six[38], marchaient deux à deux, tête nue, pieds nus, tenant chacun un cierge à la main ; d’abord venaient Jean Dubourg et son ami Étienne de Laforge ; puis frère Saint-Ernest-Martyr, soutenant l’architecte maçon Antoine Poille. Ce malheureux venait d’avoir la langue coupée ; affaibli par la perte du sang qui ruisselait de sa bouche et inondait sa longue chemise blanche, mais encore plein de courage, il s’efforçait de vaincre sa défaillance. Enfin s’avançaient Marie-la-Catelle et Hêna Lebrenn, en religion nommée Sainte-Françoise-au-Tombeau, toutes deux, pieds nus, les cheveux épars sur leurs épaules, vêtues de longs sarraus blancs, ceintes d’une corde ; toutes deux marchaient d’un pas ferme, réconfortées en ce moment suprême par les consolations de leur mutuelle amitié. Marie-la-Catelle, fière de mourir pour la foi évangélique, bravait d’un front serein le martyre ; Hêna, élevée par son père dans cette croyance de nos aïeux, qu’immortels, esprit et matière, nous allons, âme et corps, continuer en d’autres sphères notre impérissable existence, Hêna songeait qu’elle allait renaître en ces mondes inconnus, y retrouver sa mère et revivre avec elle et Ernest Rennepont. Portant un cierge d’une main, de l’autre elle tenait une petite bible de poche imprimée par Christian chez M. Robert Estienne ; elle avait obtenu la grâce de lire et de garder ce saint livre jusqu’à son heure dernière… ce livre que la famille lisait souvent le soir en commun, rappelait à la pensée d’Hêna tout un monde de souvenirs chéris.

Hervé reconnut sa sœur parmi les condamnés ; sans doute il ignorait qu’elle dût partager leur sort, car il tressaillit, devint d’une pâleur cadavéreuse, détourna la tête et s’appuya sur le bras de fra‑Girard. Celui-ci lui dit quelques mots à l’oreille en désignant du geste frère Saint-Ernest-Martyr ; alors un sourire affreux erra sur les lèvres d’Hervé, ses yeux étincelèrent, il releva le front, et, au lieu de fuir la vue d’Hêna, il la contempla, avec une impassibilité, féroce… À l’approche des hérétiques, les bourreaux allumèrent le bûcher ; il offrit bientôt l’aspect d’une nappe de flammes. Lorsque les patients arrivèrent au lieu du supplice, ils virent les sièges à bascule où l’on allait les enchaîner afin de les plonger dans le brasier à plusieurs reprises et jusqu’à la fin… selon l’explication que leur donnèrent les bourreaux avec une cruelle complaisance… Devant cette torture inouïe, Hêna faiblit ; la malheureuse enfant croyait simplement mourir et quitter cette vie-ci pour une autre, sa pensée ne s’était jamais appesantie sur le genre de mort qui l’attendait. Mais, épouvantée de l’atrocité inattendue du supplice dont elle allait être victime, elle poussa des cris déchirants, se jeta dans les bras de Marie-la-Catelle, laissa tomber son cierge et sa bible ; le saint livre roula sur des tisons, quelques-uns de ses feuillets commençaient de s’enflammer, l’un des bourreaux le crossa du bout de sa chaussure et le fit voler aux pieds du franc-taupin ; profitant de l’inattention des Mathurins, dont les regards suivaient les condamnés, il se baissa, ramassa la petite bible et la mit dans la poche de son froc… Odelin, pétrifié par la terreur, continuait de regarder… les cris effrayants de sa sœur, se débattant à vingt pas de lui, arrivaient à peine à son oreille, étouffés par le violent bourdonnement des artères de ses tempes ; ce qui se passait autour de lui apparaissait à travers cette brume blafarde où se dessinent confuses les visions fantastiques. Hervé aussi regardait l’agonie de sa sœur ; mais ce monstre, se reprochant un mouvement de pitié, se disait :

— Elle n’a pas été à moi… elle ne sera, elle n’aura été à personne… Oh ! il va mourir comme elle, ce moine renégat qu’elle aimait et que j’abhorre !…

Les cris d’épouvante d’Hêna, que Marie-la-Catelle s’efforçait en vain de calmer, satisfaisaient François Ier et autres ordonnateurs de ce sacrifice humain ; l’héroïque résignation habituelle à la plupart des réformés, dont le fier courage défiait les supplices, devenait d’un fâcheux exemple ; leur vaillance intéressait, ils semblaient impassibles au milieu des tortures… ces exécutions ne frappaient point le populaire d’une terreur suffisante ; mais cette belle jeune fille de dix-sept ans se débattant contre les horreurs de la mort, poussant des cris plaintifs, désespérés, entendus des spectateurs groupés aux fenêtres des maisons de la place du Parvis, devait porter l’effroi dans les âmes… Cette résistance, ces cris, eurent un terme : les bourreaux se jettent sur Hêna Lebrenn, l’enchaînent à l’un des sièges ; les autres patients sont également enchaînés ; quelques fagots avivent la flamme du bûcher, les bourreaux font jouer à la fois les six bascules… et ce fut un spectacle… oh ! un spectacle digne de toi, Dante Alighieri, lorsque tu rêvais les tourments des cercles de l’enfer !… Tantôt l’on voyait les victimes plonger au milieu de la fournaise… tantôt s’élever dans les airs, vêtements et cheveux au vent et flambants… puis replonger dans le gouffre embrasé… en ressortir… pour y être précipités encore !…

Odelin regardait toujours, immobile, les bras croisés sur sa poitrine et roidis comme les membres d’un cadavre… Le franc-taupin conservait un effrayant sang-froid ; il ne quittait pas de l’œil Hêna Lebrenn, la suivant dans les airs, la suivant au fond de l’abîme de feu. Il compta… oui, il compta les plongeons, ainsi que disait plaisamment le supérieur des Mathurins… Hêna plongea vingt-cinq fois au milieu des flammes !… Au commencement du supplice, elle se roidissait, se tordait sur son siège en poussant des cris affreux, des gémissements lamentables ; mais ils allèrent peu à peu décroissants… et lorsque, pour la dix-septième fois, elle disparut dans ce cratère flamboyant, elle ne cria plus… non, elle était morte ou mourante… la machine ne basculait plus qu’un cadavre noirci, demi-nu, dont la tête allait ballant et battant le dossier du siège… Le franc-taupin suivit aussi du regard le supplice d’Ernest Rennepont, placé, par un sinistre hasard, face à face d’Hêna ; durant l’exécution, ce malheureux ne poussa pas un cri, pas une plainte ! ses yeux restèrent jusqu’à la fin attachés sur sa fiancée… Étienne Laforge, Jean Dubourg et Marie-la-Catelle furent sublimes de courage… Longtemps on entendit les voix des hérétiques, moins celle d’Antoine Poille, à qui l’on avait coupé la langue, chanter ce psaume d’une voix éclatante :

« Esprit saint notre Créateur,
» Toi, notre grand consolateur,
» Raffermis, soutiens nos âmes !
» Esprit du Dieu de vérité,
» Éclaire-nous par ta clarté,
» Embrase-nous par tes flammes,

« Esprit de Jésus notre roi !
» Augmente notre faible foi ! ! »

Puis, vaincue par la douleur, par l’agonie, par la mort, la voix des hérétiques expira sur leurs lèvres… Les bourreaux s’aperçurent alors qu’ils ne balançaient plus que des cadavres ; ils laissèrent retomber tous à la fois les sièges et les corps à demi calcinés au milieu du bûcher. Le poids de leur chute fit tourbillonner dans les airs une bouffée de flammes, d’étincelles et de fumée… le sacrifice humain était accompli… François Ier, suivi de sa cour, quitta son estrade afin d’assister, en s’en retournant au Louvre, à deux autres exécutions d’hérétiques ; après quoi le roi très-chrétien alla coucher chez sa maîtresse la duchesse d’Étampes.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Odelin, dominé par l’épouvante même du spectacle auquel il assistait, en soutint la vue jusqu’au bout ; mais lorsque la terrible vision eut disparu, il défaillit, tomba sur le sol, et fut bientôt en proie à de violentes convulsions, attribuées par les Mathurins à l’émotion causée au jeune profès par la première exécution à laquelle il assistait. Deux de ces moines offrirent au franc-taupin de l’aider à transporter le jeune novice dans l’une des maisons voisines ; Joséphin, toujours maître de lui, accepta ce secours ; mais avant de quitter le lieu du supplice, il s’arrêta un moment devant le monceau des six cadavres, que le brasier consumait lentement, et se dit :

— Je le jure ici devant ces cendres… je le jure ici par la mort de ma sœur… par la mort de sa fille, plongée vingt-cinq fois dans la fournaise… je périrai… ou je mettrai à mort vingt-cinq prêtres catholiques !

Odelin fut transporté dans une maison voisine, les Mathurins le laissèrent avec son oncle ; leur habit religieux redoubla l’intérêt que l’adolescent inspirait à ses hôtes. Il reprit connaissance ; il eut ensuite l’énergie de s’acheminer la nuit même, avec le franc-taupin, vers le refuge de la rue Saint-Honoré. Là, ils trouvèrent Robert Estienne ; il était proscrit, il partait le lendemain pour Genève, la princesse Marguerite avait à grand-peine obtenu pour lui la grâce de la vie. Il apprit à Odelin la fuite de son père à La Rochelle, la mort de Brigitte et engagea instamment Joséphin à quitter Paris à l’heure même avec son neveu afin de se mettre en route pour La Rochelle, dussent-ils au besoin s’arrêter au bout de quelques lieues afin de prendre un repos nécessaire à Odelin après de si cruelles secousses. L’avis de Robert Estienne fut suivi ; il remit à Joséphin l’argent nécessaire au voyage, se chargea de prévenir maître Raimbaud (dans le cas où celui-ci voudrait aussi chercher asile à La Rochelle) que le franc-taupin et son neveu l’attendraient à Étampes où ils s’arrêteraient pendant deux jours. Joséphin et Odelin partirent de Paris avant la fin de la nuit, gagnèrent Étampes sans encombre en conservant leur déguisement religieux. Maître Raimbaud et sa femme vinrent les rejoindre au rendez-vous convenu ; tous quatre arrivèrent le 17 février 1535, à La Rochelle où ils retrouvèrent Christian Lebrenn. Le franc-taupin remit à son beau-frère la petite bible de poche ramassée par lui près du bûcher lors du supplice d’Hêna… Cette bible augmenta les pieuses reliques de la famille Lebrenn.



fin de la première partie de la bible de poche.




fin du dixième volume.


  1. Ce sermon tout entier est textuel. Voir Merle d’Aubigné, Hist. de la Réforme au XVIe siècle, t. I, p. 525 à 552. Paris, 1853, chez Ducloux, libraire, n° 2, rue Tronchet.
  2. Quoique nous ayons cité ce fait monstrueux dans notre introduction, nous croyons devoir citer de nouveau textuellement :
    …...…Sub commissariis insuper ec prædicatoribus veniarum imponere ut si quis, per impossibile, Dei genitricem, semper virginem, violasset quod, cumdem indulgentiarum vigore absolvere posset luce clarius est… (Positiones fratris J. TEZELII, quibus defendit indulgentiæ contra Lutherum. Thèse 99-100-101). Ap. Merle d’Aubigné, Histoire de la Réforme au XVIe siècle.
  3. Histoire de la Réforme au XVIe siècle, par J.-H, Merle d’Aubigné, t. I., p. 528-529, publiée à Paris, en 1853, chez Marc Ducloux.
  4. Voir, pour ces horribles calomnies du clergé et la scène du reposoir, de Thou, t. I, L.II, p. 97.
  5. … Executio ad alios pertinet. Bellarmin, t. I., ch. VIII, p. 145.
  6. Mariana, De Rege, l. I., ch VI, p. 60.
  7. Blaise Pascal, lettres écrites à un Provincial, Paris, Firmin Didot, 1852, p. 60.
  8. Ibid., p. 88.
  9. Ibid., p. 79.
  10. Ibid., p. 80.
  11. Ibid., p. 90.
  12. Ibid., p. 90.
  13. Ibid., p. 105.
  14. Ibid., p. 105.
  15. Ibid., p. 106.
  16. Ibid., p. 108.
  17. Ibid., p. 111.
  18. Ibid., p. 110.
  19. Ibid., p. 91.
  20. Ibid., p. 111.
  21. Lettres écrite à un provincial, p. 129.
  22. Ibid., p. 151.
  23. Ibid., p. 152.
  24. Ibid., p. 135.
  25. Ibid., p. 152.
  26. Confession de Foi des églises réformées. — Annales ecclésiastiques, par Théodore de Bèze. — Vol. I, p. 109-118.
  27. Le Livre de Maître Bernard Palissy. Ap. Rev. protestante, Vol. I, p. 23. Nous n’avons pu résister au désir de citer ces lignes de l’immortel artiste, dont l’esprit fin et charmant, l’excellente raison, rivalisent avec la bonhomie malicieuse de La Fontaine.
  28. Épître dédicatoire des cinquante Psaumes français, par Clément Marot. (Société de l’Histoire du protestantisme français, vol. II., p. 35.)
  29. Registre du consistoire de Genève. — 21 novembre 1562.
  30. Liturgie du mariage protestant, p. 68, à la suite des Psaumes de David, mis en français par Clément Marot, Genève, 1784.

  31. Histoire de la ville de Paris, par Dom Félibien, de la congrégation de Saint-Maur, Paris, 1725, t. V, Preuves, p. 543. — Registres de l’Hôtel-de-ville de Paris, et registres des parlements, p. 507-686.
  32. Histoire de la ville de Paris, par Félibien. — Vol. V, preuves, p. 545 à 547. — Cérémonial français, p. 940 et suivantes. — Registres du Parlement et de l’Hôtel-de-ville de Paris, auxquels dom Félibien, dans ce récit de la procession du 21 janvier, renvoie pour les preuves.
  33. De Thou, Hist. franç., l. I, p. 274.
  34. Ces monstruosités semblent dépasser les limites du possible, et ne sont pourtant que la réalité pure. Citons :
    …...« Le soir du même jour (21 janvier 1535) les six coupables furent conduits au parvis Notre-Dame, où l’on avoit préparé des feux pour les brûler ; il y avoit au-dessus du bûcher des sortes d’estrades élevées, où l’on attacha les patients, ensuite on alluma le feu au-dessous d’eux, et les bourreaux, lâchant doucement la corde du levier, laissoient couler jusqu’à la hauteur du feu, ces misérables, pour leur en faire sentir la plus vive impression, puis on les guindoit de nouveau en haut, et, après leur avoir fait subir ce cruel tourment à diverses reprises, on les laissa tomber au milieu des flammes où ils expirèrent. » (Histoire de France, par le P. Daniel, de la compagnie de Jésus, t. IX, p. 41. Paris, 1751.)
    …...« Ledit jour (21 janvier 1535), en présence du roi, de la reine et de toute sa cour, et après les remontrances susdites, furent amenés les six hérétiques, faire amende honorable devant ladite église Notre-Dame de Paris, et incontinent furent brûlés tout vifs. » (Faits et gestes des rois de France et d’Angleterre, par Jean Boucher. Poitiers, 1537, in-folio, p. 271-274.)
    …...«… Pour purger le forfait, lesdits hérétiques furent brûlés ledit jour (21 janvier 1535) en divers lieux, par lesquels le roy passoit, et que en vain les pauvres patients crioient, lui demandant grâce et miséricorde. » (Histoire de l’état de la Religion, par Jean Sleidan, 1557, l. IX, p. 137.)
  35. Exhortation faite par le roy de France contre les hérétiques. — Jean Boucher, Poitiers, 1557, in-fol., p. 272.
  36. Fréquemment l’on coupait la langue aux hérétiques afin de les empêcher de confesser à haute voix la doctrine évangélique en marchant au supplice. — Voir ci-après la citation de Théodore de Bèze.
  37. Voir pour cet arrêt, forcément d’ailleurs annulé plus tard : Extrait des registres du Parlement de Paris. Registre LXXVI, p. 413, collat. et ext. par M. Taillandier. — Ap. Introd. à l’Hist. de l’imprimerie de Paris, Mèm. de la société des Antiquaires, t. XII.
  38. Entre lesquels furent brûlés à Paris, ce jour-là, 21 janvier 1535, Jean Dubourg, marchant drapier de Paris, demeurant en la rue Saint-Denis, à l’enseigne du Cheval noir ; Étienne de Laforge, de Tournay, mais dès longtemps habitant Paris, bien fort riche homme et non moins charitable ; une maîtresse d’école nommée Marie-la-Catelle et Antoine Poille, maçon d’auprès de Meaux, mais béni de Dieu pour emporter le prix entre les martyrs, pour avoir été le plus cruellement traité (il avait eu la langue coupée), comme plus amplement il est contenu au livre des martyrs. (Chroniques ecclésiastiques. — Théodore de Bèze, vol. I, p. 43.)