Les Névroses (Janet)/Deuxième Partie/Chapitre I
DEUXIÈME PARTIE
LES ÉTATS NÉVROPATHIQUES
CHAPITRE PREMIER
Les crises nerveuses.
Les divers symptômes névropathiques se présentent rarement d’une manière isolée et momentanée; le plus souvent ils se groupent entre eux, se combinent de diverses manières et surtout se répètent et se prolongent de manière à remplir certaines périodes de temps plus ou moins longues; c’est ce que l’on peut appeler des états névropathiques.
L’étude de ces états nous conduit à insister sur d’autres caractères essentiels des névroses que nous n’avons pas encore considérés, leur apparition dans le temps, leur commencement, leur terminaison, leur évolution.
Le plus connu de ces états névropathiques est l’attaque hystérique. C’est un état en général d’assez courte durée, constitué surtout par la réunion d’un grand nombre de phénomènes d’agitation portant surtout sur les idées, le langage et les fonctions motrices. Cette réunion des diverses agitations, que nous avons décrites précédemment, conserve bien entendu les caractères que nous avons déjà constatés : il ne s’agit que d’une émancipation des fonctions et non d’une altération profonde. Il en résulte que cette crise n’apporte pas de grandes modifications dans l’état mental du sujet et qu’elle se termine par un retour complet et facile à l’état normal. Ce sont d’ailleurs des caractères qui seront facilement compris quand nous aurons étudié la période de début ou de préparation de la crise, les caractères de la période d’état et la terminaison.
Ces accidents débutent d’ordinaire l’occasion de chocs traumatiques, mais surtout à l’occasion d’événements particulièrement émotionnants, de chagrins, de peurs, de grandes perturbations génitales. Un homme commence des attaques d’hystérie parce qu’il a vu son fils tomber d’un échafaudage et se tuer devant lui; beaucoup de jeunes filles ou de femmes commencent leurs attaques à l’occasion de la mort d’une personne aimée; dans une dizaine d’observations il s’agit d’un incendie, du feu mis à ses robes par une lampe à pétrole; dans d’autres d’une chute de tramway, d’une chute de bicyclette, d’une bataille avec des camarades, de chagrins d’amour, de revers de fortune, etc… Je ne veux insister que sur une histoire, celle de K…, qui nous donne justement un bel exemple d’attaques à forme de somnambulisme imparfait, rempli par des idées fixes, de l’agitation du langage et de l’agitation motrice. Cette dame de 43 ans, toujours impressionnable bien entendu, avait déjà été très bouleversée par la mort d’un ami très cher; elle n’avait gardé de lui, comme souvenir très précieux, qu’un vieux chien. Or, deux ans après la mort de son maître, le chien mourut à son tour sur un tapis. Cette dame, au désespoir, ce coucha sur le tapis où était mort le chien et y resta soixante jours sans vouloir accepter aucune nourriture et sans vouloir prendre aucun soin d’elle-même. Depuis elle commença de terribles attaques d’hystérie qui ont revêtu bien des formes.
Mais, quelle que soit la cause originelle, il est important de remarquer que l’attaque survient bien rarement immédiatement après l’émotion. Presque toujours le sujet semble supporter le choc d’une manière assez normale; il reste calme, trop calme même, pendant un certain temps, quelques heures, ou plus souvent quelques jours, et ce n’est qu’après ce laps de temps que l’attaque proprement dite apparaît à une époque où précisément on n’attendant plus de manifestations émotionnelles. Cette période intercalaire entre le choc et l’attaque était bien connu par Charcot qui l’appelait la période de rumination. Cette période d’incubation nous paraît également très intéressante; elle nous montre que le trouble moral, l’état névropathique proprement dit ne se limite pas au moment même des agitations de l’attaque, il commence bien avant. Il ne commence pas avec les préludes de l’attaque qu’on a appelés les auras, il faut le faire remonter plus loin. Presque toujours, surtout chez les sujets qui n’ont pas encore eu d’attaques ou qui en ont rarement, la transformation commence des heures et des jours avant l’accident visible. Pour moi, la période de rumination de Charcot est déjà un état hystérique qui constitue une partie de l’attaque elle-même. Il n’est pas facile d’expliquer ici les métamorphoses mentales qui caractérisent cette période préparatoire. Remarquons seulement qu’elle est remplie par des symptômes que nous connaissons déjà. Ce sont diverses défaillances ou insuffisances de la plupart des fonctions, des troubles de la perception sous forme d’inattention et d’anesthésie, des troubles de la mémoire qui constituent diverses formes d’amnésie, et surtout des troubles de l’action, des incapacités de se décider et de véritables paralysies systématiques portant sur divers actes. La conscience du sujet semble perdre de tous côtés le contrôle sur diverses fonctions, mais elle subsiste encore d’une manière apparemment normale, et beaucoup de personnes ne se rendent pas compte du trouble grave qui se prépare.
Dans certains cas l’attaque proprement dite semble commencer sans raison, par suite du simple développement du trouble précédent; mais ce n’est pas absolument exact. Presque toujours il y a de petits phénomènes extérieurs ou intérieurs qui, par association d’idées, rappellent d’une manière plus nette l’émotion initiale. La vue d’une flamme, quelquefois d’une simple allumette, va amener l’attaque chez nos sujets impressionnés par un incendie; un cri, un nom, une phrase quelconque la rappellera chez les autres. Notre malade K… présente une susceptibilité remarquable : il suffit qu’un chien aboie dans la rue, qu’elle voie passer un chat, qu’on prononce certains mots dont elle interdit absolument l’usage, comme les mots « amour, affection, bonheur, etc… » La moindre choses suffit pour provoquer une attaque interminable dans laquelle les convulsions et les hurlements se mêlent pendant quinze et vingt heures. N’est-il pas visible dans tous ces cas qu’il s’agit d’une association d’idées entre la perception redoutée et les souvenirs qui déterminent l’attaque comme le somnambulisme? Les différents termes de ces systèmes d’idées sont liés ensemble de telle façon qu’ils s’évoquent mathématiquement l’un l’autre.
On aura peut-être plus de difficulté à reconnaître la même loi, si on considère les attaques dont le point de départ semble être l’attou-chement ou l’excitation d’un point du corps du sujet. On sait qu’on a attribué autrefois une très grande importance à ces points du corps qu’on appelait points hystérogènes. Charcot et Pitres en ont fait une longue étude qui semble aujourd’hui contenir bien des erreurs. On admettait que l’attaque commençait par une douleur ou une sensation étrange située à tel ou tel point du corps : les points les plus fréquents étaient, chez les femmes, la région inférieure du ventre appelée région ovarienne, d’un côté ou de l’autre. Les douleurs à ce point au moment de l’attaque étaient si fréquentes qu’elles ont même déterminé les théories des anciens sur l’hystérie. Qui ne connaît l’absurde histoire inventée par Platon, qui a fait le tour du monde, qui pendant des siècles a obnubilé l’esprit des médecins et qui a rejeté une sorte de honte sur tous ces malades. C’était disait-il, la matrice très excitée qui réclamait satisfaction et qui, ne l’obtenant pas, montait à travers le ventre jusqu’à la gorge des malades pour les étouffer. En effet, cette sensation de gêne qui commence souvent dans le bas du ventre semble monter et se propager à d’autres organes. Par exemple, elle s’étend très souvent jusqu’à l’épigastre, jusqu’aux seins, puis jusqu’à la gorge. Là elle prend une forme assez intéressante qu’on a très longtemps considérée comme tout à fait caractéristique de l’hystérie. La malade sent comme une boule, comme un objet trop gros qui remonte dans son cou et qui l’étouffe. Elle fait un effort, soit pour avaler, soit pour expulser ce gros marron. D’autres points et d’autres sensations peuvent intervenir irrégulièrement sur la poitrine, sur les épaules, sur les yeux, sur la tête, et ils semblent dépendre de phénomènes exclusivement physiques.
Il ne faut pas se tromper sur la nature de ces points : d’abord ils ne correspondent jamais à de véritables lésions organiques ou du moins, s’il y a là des lésions, elles ne jouent aucune rôle dans l’hystérie proprement dite. Ensuite, malgré l’apparence, il faut bien se rendre compte que ces phénomènes sont moraux et non point physiques et qu’ils dépendent encore des idées et des émotions du sujet. Les différentes régions de notre corps participent à tous les événements de notre vie et à tous nos sentiments. Voici deux individus qui ont été tous deux blessés à l’épaule, l’un par un ascenseur, l’autre par un omnibus. Ces blessures sont guéries depuis longtemps, mais le souvenir d’une sensation à l’épaule, l’idée même de l’épaule fait partie du souvenir de l’accident; il suffit de toucher l’un de ces malades à l’épaule pour que cette sensation bien spéciale lui rappelle son accident et qu’elle détermine la crise. L’idée de maladie de poitrine, la peur de la phtisie, s’accompagne chez une malade d’une certaine sensation pénible dans le sommet du poumon gauche à l’occasion de laquelle elle a débuté. Cette même sensation localisée à ce point sera le point de départ de l’attaque. Dans les émotions amoureuses, à moins qu’il ne s’agisse de purs esprits, il y a des sensations génitales avec gonflement de la région. Pourquoi ne pas comprendre que dans toutes ces émotions de regret, d’amour, de remords, cette image d’une sensation physique intervienne et qu’elle joue le rôle de point de départ? Ajoutez les innombrables associations d’idées déterminées par les habitudes du malade ou même par les interrogations du médecin et l’on comprendra que ces prétendus points hystérogènes sont tout simplement des endroits où se produisent facilement certaines sensations spéciales associées avec le souvenir d’un événement émotionnant. Les diverses auras qui se développent ainsi sont constituées par des sensations de mouvement, de crampes dans différentes parties du corps, dans différents viscères, par des changements de sensibilité dans divers organes.
L’état mental du sujet devient de plus en plus anormal; celui-ci ne semble plus se rendre compte des choses et il ne tarde pas à perdre conscience. Cette perte de conscience est très importante à bien comprendre, car son degré distingue les différentes attaques les unes des autres et en particulier sépare l’attaque hystérique de l’accès épileptique. Dans l’hystérie, si je ne me trompe, la perte de conscience n’est jamais réelle, elle est simplement apparente. Nous supposons qu’elle existe pour deux raisons : d’abord parce que le sujet ne nous répond plus et ne paraît pas réagir aux excitations du monde extérieur, et deuxièmement parce qu’après l’attaque il ne paraît pas se souvenir de ce qui s’est passé. Mais il ne s’agit là que d’une anesthésie et d’une amnésie ayant au suprême degré les caractères hystériques portant sur la personnalité normale du sujet et non sur la conscience en général. En usant de certains procédés on arrive très bien à mettre en évidence des sensations pendant l’attaque et des souvenirs après l’attaque. Il y a là un changement de conscience plutôt qu’une suppression de conscience.
Cette nouvelle conscience qui apparaît est remplie par les divers phénomènes d’agitation fonctionnelle que nous avons longuement étudiés. L’un de ceux qui jouent un grand rôle est une agitation des idées qui se développent d’une manière indépendante et exagérée. C’est là que l’on retrouve toutes les idées fixes à forme somnambulique, complètes ou incomplètes; c’est là que l’on constate les expressions complètes de l’idée par des actes, les expressions incomplètes par des attitudes, des hallucinations, des paroles, des expressions émotionnelles. Briquet soutenait autrefois que l’attaque d’hystérie n’est pas autre chose que la répétition exacte des troubles par lesquels se manifestent les impressions morale vives. Mais je ne pense pas comme cet auteur que toutes les crises soient uniquement constituées par des phénomènes de ce genre, simple expressions d’idées fixes et de sentiments. On constate en grand nombre dans ces attaques d’autres faits relatifs à des agitations des autres fonctions. Par exemple, très souvent le bavardage se développe, dépasse le sujet de l’idée fixe et porte sur une foule de choses insignifiantes; souvent même il devient tout à fait incohérent, ce sont des paroles pour des paroles.
À cette agitation verbale s’ajoute presque toujours de l’agitation motrice qui constitue ce qu’on a appelé avec une expression impropre les convulsion des hystériques. Ce sont des mouvements dans lesquels la systématisation musculaire reste absolument correcte, sans doute, mais qui nous apparaissent sans signification. Ajoutons encore des agitations de la perception sous forme d’hallucinations et surtout sous forme de douleurs qui arrachent des cris aux malades. Les agitations désordonnées des fonctions respiratoires déterminent la polypnée, des gémissements ou des hurlements monotones qui se répètent pendant des heures.
La grande crise de K…, déterminée, comme je l’ai dit, par la mort de son chien, pourrait fournir un très bon exemple de ce mélange de tous les phénomènes d’agitation hystérique. Pendant de longues heures se succèdent et se mêlent confusément des sanglots, des larmes qui coulent à flots, des cris aigus, des hurlements monotones qui se répètent exactement sur le même ton et avec le même rythme pendant plus d’une heure, des grands mouvements des bras qui tantôt frappent la poitrine ou arrachent les cheveux, tantôt se balancent régulièrement sans aucune signification, puis des déclamations sur la fatalité qui frappe sans raison, qui torture les meilleurs sans qu’ils aient mérité leur sort, puis des récitations de tirades douloureuses empruntées à des poètes : « Ah! vivre un jour sans lui me semblait la mort même… L’homme est un apprenti, la douleur est son maître… » Il y avait là un mélange de phénomènes très caractéristique, déterminé par l’agitation automatique de toutes les fonctions.
Ces phénomènes se sont développés pendant un certain temps, qui est très variable : la crise peut durer quelques minutes, elle dure communément une demi-heure ou une heure, elle peut durer des heures et des jours. J’ai vu des crises d’hystérie se prolonger pendant huit jours. Mais il est bon de remarquer que les très courtes durées et les très longues sont également rares. Une attaque très courte ne durant que quelques minutes, est facilement suspecte et doit faire songer à la possibilité de l’épilepsie; une attaque très longue dépassant plusieurs jours doit nous rendre circonspect et nous faire discuter la possibilité d’un délire ou d’une aliénation.
La terminaison de l’attaque est également importante et caractéristique. Lentement ou rapidement le sujet revient à lui, c’est-à-dire qu’il sort de son état de conscience anormal pour reprendre l’état de conscience habituel que nous considérons comme sa personnalité. Comme il n’a subi que des modifications en somme assez superficielles de l’état de la conscience, il n’est pas malade, il revient à lui dans un état à peu près normal, sans grands maux de tête, sans ahurissement et sans fatigue profonde. Ces remarques sont très importantes, car il en est tout autrement pour toutes les autres attaques convulsives et en particulier pour l’accès épileptique qui laisse après lui une grande confusion mentale et un sommeil stuporeux pendant plusieurs heures. Un caractère curieux mérite d’être remarqué, c’est que dans l’hystérie un certain nombre d’attaques sont au contraire suivies très rapidement par une période de bien-être. Le sujet éprouve une certaine détente, il se trouve beaucoup mieux portant qu’avant son attaque, on peut constater qu’il ne présente plus toutes ces insuffisances de la perception, de l’attention, de la volonté et de la mémoire qui caractérisaient la période des auras et la période de rumination.
Cette remarque confirme notre observation du début : c’est que l’attaque d’hystérie est un trouble mental plus étendu qu’on ne le croyait autrefois, qui se prolonge souvent depuis le commencement de l’émotion initiale jusqu’à la fin de l’attaque. Une autre remarque qui confirme cette notion d’un état hystérique enveloppant l’attaque, c’est que, après le réveil, on ne peut pas faire recommencer l’attaque elle-même. J’ai remarqué précédemment que pendant la période d’incuba-tion il suffisait d’un attouchement sur une région, d’un mot prononcé pour éveiller l’attaque par association d’idées. Eh bien, ce n’est plus vrai maintenant, ces mêmes excitations laissent les malades absolument indifférents. Il faut qu’un certain temps s’écoule, deux jours pour l’un, huit jours ou un mois pour l’autre, pour qu’ils soient redevenus très impressionnables et capables de recommencer le même phénomène. C’est qu’ils sont sortis d’un état qui déterminait cette susceptibilité et qui demande un certain temps pour se reproduire.
Il est impossible d’analyser ici tous les états hystériques, je ne puis que signaler les crises de sommeil qui dans certains cas ont causé tant d’émotions. On pourrait dire que ces crises de sommeil sont des états hystériques dans lesquels prédominent les phénomènes d’insuffisance et de paralysie, tandis que dans les attaques prédominaient les phénomènes d’agitation. Je voudrais seulement insister un peu sur les fugues hystériques qui constituent des états fort curieux et très instructifs car ils permettent de bien comprendre les somnambulismes.
Pour bien comprendre ce curieux phénomène des fugues, il est nécessaire de résumer d’abord quelques observations typiques. Voici un cas remarquable dont j’ai publié avec M. Raymond la description complète dans la Gazette des Hôpitaux, le 2 Juillet 1895. il s’agit d’un homme de 30 ans, P… toujours déséquilibré et déjà somnambule dans sa jeunesse, très impressionnable et souvent tourmenté par des idées fixes. Fatigué par des fièvres intermittentes et des excès de travail, il fut troublé outre mesure par des querelles de famille; son frère qui le jalousait venait de se fâcher contre lui et l’accusait d’actions malhonnêtes et déshonorantes. L’accusation n’était pas sérieuse et personne autour de lui ne s’en inquiétait, mais il en était déjà très tourmenté et cela le rendait distrait et sans volonté. C’est la période de rumination que nous connaissons.
C’est dans ces conditions que nous arrivons au 3 février 1895 : il était seul à Nancy, sa femme l’ayant quitté pour quelques jours, il venait d’achever un travail pénible et, pour se reposer un moment, il se rendit à un café où il était très connu. Dans l’après-midi qu’il passa en partie à ce café, avec des amis à jouer au billard, il but une tasse de café, deux verres de bière et un petit verre de vermouth que le patron de l’établissement voulait lui faire goûter. C’est lui qui nous raconte ces détails dont il garde un souvenir parfait. Il sait aussi qu’un de ses voisins entrant dans le café lui a dit que puisqu’il était seul chez lui, il devrait venir dîner avec eux et qu’il a accepté l’invitation. Tout semblait donc absolument correct et il a une mémoire très exacte de tout ce qui s’est passé. Il sortit de ce café vers cinq heures, disposé à aller dîner chez son voisin, mais à quelques pas de là, en traversant le pont Stanislas, il éprouva une violente douleur à la tête, il sentit comme un choc à la partie postérieure de la tête. Le coup à l’occiput est très souvent caractéristique des grandes attaques, des grands changements de personnalité. C’est justement ce qui est arrivé ici, immédiatement après ce coup, quelque chose a dû changer dans l’état mental de notre homme, car il ne se souvient plus du tout des événements qui sont survenus ensuite ce dimanche 3 février 1895, ni les jours suivants.
Quand il reprit conscience, ou plutôt quand il reprit le fil de ses souvenir, la situation avait changé d’une manière extravagante. Il était couché dans un champ plein de neige à demi-mort, et, en tous les cas, stupéfait de se retrouver là. Il se releva péniblement, trouva une route avec des rails de tramway, les suivit et finit par arriver non sans peine dans une ville absolument inconnue, auprès d’une gare de chemin de fer. C’était la gare du Midi à Bruxelles. Il était onze heures du soir et la date qu’il lut sur un journal était le 12 février. En somme il sentit un coup sur la tête à Nancy, le 3 février et il se réveilla dans un champ aux environs de Bruxelles, le 12 février. La façon dont il avait accompli ce singulier voyage, tout ce qui s’était passé dans l’intervalle, lui était absolument inconnu.
Il télégraphia pour demander des secours, on s’occupa de lui, on le soigna, on le ramena à Paris à la Salpêtrière où nous l’avons étudié et nous sommes parvenus à lui faire retrouver le souvenir de qui s’était passé pendant ces neufs jours. Aussi pouvons-nous compléter maintenant l’histoire de sa fugue.
Sur le pont Stanislas, à la suite de la sensation de choc sur la tête, il se sentit l’esprit envahi par une terreur énorme, à la pensée des accusations que son frère portait contre lui. Il rentra chez lui extrêmement inquiet, quelques petits incidents augmentèrent sa pensée de culpabilité et dans la soirée qu’il passa à errer dans les rues de la ville sans aller dîner chez son voisin, il rêva constamment aux moyens d’échapper à ces accusations et de s’enfuir. Il prit de l’argent chez lui, alla se coucher dans un hôtel des faubourgs, au lieu de rester tranquillement chez lui, il se leva de très bonne heure et marchant à pied, pour éviter le chemin de fer, alla dans la campagne jusqu’à une gare où il n’était pas connu, il prit un billet pour Pagny-sur-Moselle. Puis, tantôt à pied, tantôt en chemin de fer, il alla jusqu’à Bruxelles, toujours avec l’idée de se réfugier à l’étranger sous un faux nom pour échapper aux poursuites.
À Bruxelles il séjourna d’abord dans un assez bon hôtel, et il passa ses journées à chercher s’il ne pourrait pas gagner quelques sous, mais il n’arriva rien et ses faibles ressources ne tardèrent pas à s’épuiser. Il alla dormir dans des garnis très inférieurs puis dans des asiles où on héberge à la nuit les malheureux. Là un brave homme petit pitié de lui et lui donna une lettre de recommandation pour une institution charitable. Cette lettre a joué dans son histoire un rôle intéressant : il l’a retrouvée dans ses poches après le réveil et elle lui a permis au moment de la guérison de remonter en arrière et de retrouver ses souvenirs. Mais ce jour-là il ne s’en servit pas et il tomba dans la plus affreuse misère. Il fut sur le point de s’engager comme soldat pour les Indes Néerlandaises, mais heureusement on ne voulut pas de lui. Épuisé de fatigue et de misère, il s’était couché dans la neige au milieu de la campagne avec la pensée vague de mourir.
Là il se passa une chose fort extraordinaire, qui constitue un fait psychologique intéressant. Ayant la pensée qu’il mourait, il ne put s’empêcher de changer le cours de ses idées et malgré lui il songea qu’avant de mourir couché dans la neige il aurait bien voulu revoir sa famille, sa femme et son enfant. Remarquez que l’idées de sa famille ne lui était pas venue une seule fois depuis dix jours. L’apparition de cette idée eut un résultat inattendu, c’est qu’il se dit aussitôt : « Mais, au fait, pourquoi donc est-ce que je meurs ici, loin des miens? » Il se redressa aussitôt, il était réveillé. On sait la suite, j’insiste seulement pour faire remarquer cette modification énorme de l’état mental déterminée par une idée.
Le fait est si intéressant que nous allons le revoir une seconde fois dans une autre observation[1]. Il s’agit d’un jeune homme de 17 ans, Rou…, fils d’une mère névropathe, passablement nerveux lui-même, qui a l’âge de 13 ans se trouvait souvent dans un petit cabaret fréquenté par de vieux matelots; ceux-ci le faisaient boire et quand il était légèrement troublé par la boisson, lui remplissaient l’imagination de belles histoires de voyage. C’était de féeriques descriptions des pays tropicaux dans lesquelles le désert, les palmiers, les lions, les chameaux et les nègres jouaient un rôle admirable et séduisant. Ce jeune garçon fut extraordinairement frappé par ces récits qui l’impression-naient d’autant plus qu’il était dans un état de demi-ivresse. Cependant l’ivresse terminée il paraissait s’en préoccuper fort peu, il ne parlait pas du tout de voyages et il se préparait au contraire une existence bien sédentaire et bien calme puisqu’il avait accepté la profession de garçon épicier et qu’il cherchait uniquement à avancer dans cette honorable carrière.
Mais voici des accidents bien inattendus : presque toujours à l’occasion d’une fatigue, d’une émotion ou d’une nouvelle ivresse il se sentait transformé, il oubliait de rentrer chez lui, ne pensait plus à sa famille et il sortait de Paris en marchant droit devant lui. Il marchait ainsi plus ou moins loin, jusqu’à la forêt de Saint-Germain ou bien jusqu’au département de l’Orne; tantôt il marchait seul, tantôt il circulait avec quelque vagabond, en mendiant sur la route; il n’avait plus qu’une seule idée en tête, celle de se diriger vers la mer, de l’atteindre, de s’engager sur un bâtiment et d’aller à la découverte des paysages enchanteurs de l’Afrique. Son équipé se terminait assez mal; mouillé par la pluie ou mourant de faim il se réveillait subitement sur la grand’route ou dans un asile, toujours sans rien comprendre à sa situation, sans aucun souvenir de son voyage et avec le plus vif désir de rentrer dans sa famille et dans son épicerie. Je n’insiste que sur une de ses fugues qui fut particulièrement amusante et qui, chose extraordinaire, a duré trois mois.
Il était parti de Paris vers le 15 mai et avait été a pied jusqu’aux environ de Melun. Cette fois il combinait dans son imagination le moyen de réussir mieux son expédition et d’arriver jusqu’à la Méditerranée. Or, il avait conçu à ce propos une idée lumineuse : il y a non loin Melun, à Moret, des canaux qui se dirigent plus ou moins directement vers le sud de la France et sur ces canaux avancent des bateaux qui transportent des marchandises. Il réussit à se faire accepter com-me domestique sur un de ces bateau qui transportait du charbon. Il avait là un métier terrible : tantôt il fallait remuer le charbon, tantôt il fallait haler sur la corde en compagnie d’un âne nommé Cadet, son unique ami. Il était peu nourri, souvent battu, exténué de fatigue, mais il était rayonnant de bonheur, il ne pensait qu’à une chose, à la joie d’avancer vers la mer. Malheureusement, en Auvergne le bateau s’arrêta, il fut obligé de le quitter et de continuer à pied son voyage, ce qui était plus difficile. Pour ne pas être sans ressource, il s’engagea comme aide et compagnon d’un vieux raccommodeur de vaisselle. Ils avançaient lentement en travaillant sur la route; or, un soir, arriva de nouveau un événement inattendu.
La journée avait été bonne, les deux compères avaient gagné sept francs. Le vieux raccommodeur s’arrêta et dit à Rou… : « Mon garçon, nous avons le droit de faire un bon dîner et de célébrer la fête d’aujourd’hui, car nous sommes au 15 août ». À ce moment le jeune homme ajouta étourdiment : « le 15 août! Mais c’est la fête de Marie, c’est la fête de ma mère ». À peine avait-il dit ces mots qu’il parut tout changé, il regarda de tous côtés avec étonnement et se tournant vers son compagnon, le raccommodeur vaisselle, il lui dit : « Mais qui êtes-vous donc, et qu’est-ce que je fais là avec vous? » Le pauvre homme fut stupéfait et ne put rien faire comprendre à son compagnon qui se croyait encore à Paris et qui n’avait aucun souvenir des trois mois précédents. Il fallut se rendre chez le maire du village où on eut beaucoup de peine à s’expliquer. N’est-ce pas aussi une jolie conclusion d’une fugue que ce nom évoquant subitement le souvenir de mère et amenant le réveil?
Le même détail aussi singulier se retrouve dans cette dernière observation dont je ne puis dire que deux mots. Un jeune homme de vingt-neuf ans, clerc de notaire, avait fait une fugue du même genre que les précédentes et entraîné par une idée fixe avait été jusqu’en Algérie. Il se trouvait à Oran sur une terrasse de café, il lisait tranquillement le journal, quand ses yeux tombèrent sur un singulier fait-divers. On racontait la disparition d’un jeune clerc de notaire de vingt-neuf ans, de tel nom, et on cherchait ce qu’il avait pu devenir. « Mais, se dit le jeune homme, avec le plus grand étonnement, c’est de moi qu’il s’agit. Qu’est-il donc arrivé? » Et il se réveilla sans aucun souvenir de son équipée.
Cherchons donc à dégager ce qu’il y a de caractéristique dans ces observations : il est facile de remarquer l’analogie évidente qu’il y a entre ces phénomènes appelés fugues et les idées fixes à forme somnambulique que nous avons étudiées précédemment. D’une manière générale les grands caractères essentiels sont les mêmes, et nous pourrions sans difficulté appliquer ici les quatre lois constatées précédemment : 1º Pendant l’état anormal, il y a une certaine idée, un certain système de pensées qui se développe d’une manière exagérée : il est clair que P…, par exemple, pense tout le temps, pendant les huit jours de sa fugue, à l’accusation portée contre lui par son frère, aux conséquences qu’elle peut avoir, aux moyens d’échapper à une arrestation imminente. Il est clair que Rou… médite pendant les trois mois de sa fugue sur les moyens d’atteindre la mer Méditerranée, sur l’espoir d’y rencontrer un bateau et de partir pour l’Afrique. Ces méditations sont disproportionnées, ne sont pas en rapport avec la situation d’un employé de chemin de fer, père de famille et d’un petit commis d’épicerie. Elles déterminent des actes, elles augmentent la force de résistance de ces gens qui courent, qui travaillent, qui supportent des privations sans difficulté. 2º Pendant l’état anormal, les autres pensées relatives à l’existence antérieure, à la famille, à la situation sociale, à personnalité paraissent supprimées. Cela semble très bien confirmé par le phénomène du réveil : lorsqu’une circonstance fortuite ramène dans leur esprit la pensée de leur famille, de leur nom véritable, de leur personnalité antérieure, ils retombent dans un autre système d’idées et se réveillent. Cela prouve bien que, pendant l’état anormal, cette catégorie de souvenir n’avait pas été réveillée suffisamment.
En dehors de l’attaque, ou de l’état anormal, pendant la période considérée comme normale (nous devinons déjà qu’elle ne l’est pas complètement), nous pouvons voir l’application des deux lois inverses : 3º Les souvenirs de la fugue ont disparu et cela d’une manière extraordinaire, mais en même temps ont disparu, plus ou moins complètement, les pensées et les sentiments relatifs à l’idée qui dominait pendant la fugue. J’ai déjà fait remarquer que le jeune Rou… était un excellent garçon épicier, s’intéressant à la vente du sucre et du café, rêvant à se promener avec sa mère le dimanche à la foire de Saint-Cloud, et n’ayant rien des goûts d’un marin aventurier. Il n’a pas dans sa vie normale, d’une manière continuelle, ce désir de voyage, il est même très affligé quand on lui parle de ses fugues, il a peur qu’elles ne recommencent, puisqu’il vient lui-même et tout seul se faire soigner pour les éviter. J’insiste sur ce point : si ce garçon avait réellement toute sa vie le goût des expéditions au delà des mers, ce qui est possible après tout, il ne devrait pas se préoccuper de ses fugues, il devrait se résigner à ces escapades en se disant que leur succès sera avantageux pour lui. C’est ce qu’il ne fait en aucune manière, car dans sa vie normale il n’a pas les mêmes sentiments que pendant sa période de fugue. On constate le même fait chez l’employé de chemin de fer P…, une fois réveillé, il ne parle plus du tout de l’accusation de son frère de la même manière; non seulement il sait bien qu’elle est fausse, mais il sent surtout qu’elle est insignifiante; il sent que cela ne vaut pas la peine de déranger son ménage et sa carrière. Il y a là évidemment quelque chose qui rappelle l’amnésie de la mort de sa mère et la disparition des sentiments d’affection filiale que nous avons notée chez Irène à propos des idées fixes à forme somnambulique. 4º Pendant l’état dit normal, on retrouve le développement des phénomènes psychologiques qui étaient absents pendant la période de crise : souvenir de la vie entière, perception de tous les événements présents, notion exacte de la personnalité, etc.
Si on ajoute que ces fugues se présentent chez des individus qui ont déjà eu comme je l’ai fait remarquer chez P… des somnambulismes antérieurs, ou bien si on remarque que ces individus sont susceptibles de présenter plus tard, comme cela est arrivé chez Rou… des états somnambuliques, le rapprochement devient encore plus légitime, et l’on peut dire que les fugues sont en somme des développements d’une idées fixe à forme somnambulique.
Cependant il faut constater les différences : 1º Pendant l’état anormal, l’idée qui se développe n’a certainement pas la même puissance que pendant le somnambulisme monoïdéique, elle règle bien la conduite mais elle n’amène pas les hallucinations et les délire qu’elle produisait dans le cas précédent. Quand Irène avait l’idée du suicide et qu’elle rêvait à se faire écraser par une locomotive, elle n’avait pas la patience d’aller jusqu’à une voie de chemin de fer et de combiner un suicide réel, elle avait immédiatement l’hallucination de la voie du chemin de fer, et sans tant d’embarras, elle se couchait sur le plancher de la salle. Les individus qui font des fugues ne semblent pas d’ordi-naire avoir de telle hallucinations : le développement de l’idée fixe est évidemment moins intense. 2º L’isolement de l’idée est également moins net et c’est là un fait bien caractéristique. Nos grands somnambules ne voyaient, n’entendaient absolument rien en dehors de leurs idée fixe; au contraire, les malades précédents conservent un très grand nombre de perceptions et de souvenirs nécessaires pour accomplir correctement leur voyage. « Ce qu’il y a de plus étonnant dans les fugues hystériques, disait Charcot, c’est que ces individus ne se font pas ramasser par la police dès le début de leur expédition ». En effet, ce sont des malades en plein délire, et cependant ils prennent des billets de chemin de fer, ils vont manger et coucher à l’hôtel, ils parlent à un grand nombre de personnes; on nous dit bien de temps en temps qu’on les a trouvés bizarres, rêveurs, préoccupés, mais enfin on ne les a pas pris pour des fous, tandis qu’Irène ne ferait pas quatre pas quand elle rêve à la mort de sa mère sans se faire conduire à l’asile. Il est certain que l’étendue de la conscience est très différente, que l’esprit ne se réduit pas d’une manière aussi brutale à une seule idée. 3º Nous pourrions faire des remarques analogues sur l’état dit normal. L’oubli de la fugue est très net, mais l’oubli de l’idée directrice et des sentiments qui s’y rapportent est beaucoup moins brutal : la restauration de la personnalité normale est beaucoup plus complète.
Pour comprendre cette dégradation, cette transformation du somnambulisme monoïdéique jusqu’à la fugue hystérique, il nous faut étudier des états en quelque sorte intermédiaires à divers points de vue, qui nous prépareront à comprendre les transformations de l’idée fixe typique. Je veux vous parler des somnambulismes polyidéique qui s’opposent au premier comme leur nom l’indique par la multiplicité des idées qui les remplissent.
On peut tout d’abord très bien comprendre, par un exemple, comment le somnambulisme peut se compliquer. Voici une femme hystérique Leg…, dont la vie a été très accidentée et qui a eu plusieurs aventures très dramatique capables de bouleverser sa conscience et de faire naître dans son esprit ces idées fixes qui remplissent les somnambulismes. Un jour, se trouvant au moment de ses règles, elle avait été fouiller dans les tiroirs de son amant et elle y avait trouvé une lettre qui confirmait ses soupçons et lui montrait qu’elle était trompée. Grande colère, arrêt des règles, bien entendu, et crise délirante à forme somnambulisme monoïdéique qui répète cette scène : voilà qui est bien simple. Un autre jour, étant en train de se promener avec son amant, elle a été surprise par un violent orage, et épouvantée par un coup de tonnerre très violent. Son amant s’est paraît-il montré peu courageux, et n’a su ni la rassurer, ni la mettre à l’abri. Grande colère contre lui, crise violente également à forme de somnambulisme monoïdéique dans laquelle elle entend le coup de tonnerre, tombe évanouie, puis fait une scène à son amant : c’est encore bien simple et conforme à la règle. Troisième histoire : Un jour, encore au moment de ses règles, elle a volé un revolver et s’est mise en embuscade le long d’une route par laquelle elle voit passer une voiture dans laquelle se trouvent son amant et sa rivale. Elle tire sur eux et tombe en arrière en crise délirante du même genre. Il y a encore dans sa vie d’autres aventures qui ont toujours le même résultat.
À la suite de tout cela, elle est à l’hôpital et à peu près tous les jours, pour des occasions insignifiantes, elle tombe dans des crises délirantes. Ces crises commencent au hasard par le récit ou la comédie, comme on voudra, de l’une des aventures précédentes, elle a les yeux hagards, elle tremble et met ses mains devant sa figure avec une violente expression de terreur. Elle ferme ses yeux devant les éclairs et elle joue la scène de l’orage, puis brusquement, sans se réveiller, elle prend une autre expression de physionomie, fait semblant de chercher des clés, crochète des tiroirs, lit des lettres, pousse des cris de fureur, etc. Enfin, elle tient à la main un revolver imaginaire, regarde par la fenêtre avec un air furieux, presse la détente et tombe en arrière évanouie. Ces trois scènes, et d’autres du même genre, recommencent indéfiniment, se succèdent dans un ordre irrégulier, et cela pendant des heures. C’est encore un état somnambulique avec le même isolement du sujet incapable de percevoir les choses extérieures, avec la même concentration de l’esprit sur une idée; mais les idées qui se succèdent sont multiples et amènent des comédies différentes, dans lesquelles les perceptions et les souvenirs ne sont pas les mêmes. L’unité du somnambulisme semble indépendante de l’idée fixe, il y a quelque chose d’étranger à l’idée elle-même qui a unifié ces trois ou quatre idées et les a réunies dans une même crise.
Le même caractère va se retrouver avec un peu plus de complications dans d’autres formes du somnambulisme polyidéique. Les idées sont modifiées non par le souvenir de somnambulismes antérieurs, mais par l’impression déterminée par des objets extérieurs que le sujet perçoit encore, ou bien ce changement se fait plus facilement encore, simplement par association d’idées. Il suffit de relire, à ce point de vue, l’observation amusante du somnambule de Mesnet, décrit déjà en 1874. Cet individu avait un somnambulisme très varié, dans lequel il jouait tantôt des scènes de sa vie militaire, tantôt des scènes amoureuses, ou bien il faisait de la musique, ou il se croyait domestique, le tout suivant les objet qu’il touchait ou suivant les impressions qui passaient dans son esprit : une idée éveillée par association se développait en une comédie, elle en éveillait une autre, puis une troisième, et ainsi indéfiniment. Ces somnambulismes sont parfois très compliqués et remplis en apparence par un grand nombre d’idées différentes.
Mais alors il faut se demander ce qui fait l’unité de ces somnambulismes. Pouvons-nous encore appliquer ici la conception générale qui était si simple dans les cas de somnambulisme monoïdéique? Nous résumions ces états par ces mots : « Il y a, disions-nous, une idée simple, un système d’images qui s’est séparé de la totalité de la conscience et qui a pris un développement indépendant. Cela amène deux chose, une lacune dans la conscience générale qui est représentée par une amnésie et un développement exagéré et indépendant de l’idée émancipée ». Or, ici, rien de semblable, il n’y a pas une idée nette, un système précis, qui se soit émancipé de la conscience, il semble qu’il y ait beaucoup d’idée différentes qui remplissent le somnambulisme.
Je pense pour ma part que la difficulté est plus apparente que réelle et qu’il s’agit toujours au fond du même phénomène. Les systèmes psychologiques qui existent dans notre conscience sont très nombreux et ils ne se présentent pas tous sous la même forme. Sans doute un des systèmes les plus simples, c’est l’idée relative à un événement, l’idée de la mort de sa mère est un système bien défini qui peut être supprimé avec netteté et qui peut se développer avec exagération. Mais il y a d’autres systèmes plus vagues dont nous avons déjà constaté un grand nombre. Considérons pour le moment le système de pensées et de tendances qu’on appelle un sentiment, ce n’est pas un système aussi net qu’une idée, mais il existe cependant avec une grande unité. Le sentiment qui résulte de la peur d’une accusation infamante, le sentiment de curiosité pour les voyages lointains, le sentiment d’amour et de jalousie à propos d’un amant, voilà des systèmes de pensées qu’il n’est pas toujours facile d’exprimer dans des mots, qui ne sont pas des idées proprement dites, qui peuvent au contraire renfermer de très nombreuses idées différentes, mais qui ont cependant leur unité mentale.
Eh bien, dans les somnambulisme polyidéiques et dans les fugues, c’est sur ces sentiments que la dissociation a porté. C’est un sentiment plus ou moins précis qui dans son ensemble s’est séparé de la conscience générale et se développe d’une manière indépendante en donnant naissance à ces singuliers délires. Une certaine complication nous éloigne du somnambulisme monoïdéique, mais nous conservons encore la même loi générale et la même interprétation.
Les somnambulismes sont susceptibles de présenter une nouvelle métamorphose dont l’intérêt scientifique est très grand, quand ils se prolongent et se compliquent de manière à donner naissance à ce qu’on appelle des doubles existences, des doubles personnalités. Ces cas sont assez rares, et il n’en existe guère aujourd’hui que vingt ou vingt-cinq belles observations, mais ces fait ont servi de point de départ aux premières et aux plus belles études sur la psychologie expérimentale.
Le type de ces doubles existences nous est fourni par un cas célèbre, plus légendaire qu’historique, qui remonte à une observation de Mitchell et Nott, publiée en 1816, rendue célèbre par un travail de Mac Nish sur la Philosophie du Sommeil, et enfin publié in extenso seulement en 1889 par le Dr Weir Mitchell, de Philadelphie, d’après les papiers de son père. je dois à ce propos rectifier une singulière erreur que j’ai continuellement commise dans plusieurs ouvrages. J’ai toujours pensé que le personnage appelé par Taine « la Dame de Mac Nish » et Mary Reynolds, le sujet de l’observation détaillée de Weir Mitchell, étaient deux individus différents, et qu’il y avait là deux observations concordantes de double existence. M. Weir Mitchell, dans une lettre qu’il vient aimablement de m’envoyer, m’a détrompé et m’a expliqué que l’observation publiée par lui en 1889 était écrite d’après des notes recueillies par son père et se rapportait en réalité au même personnage légendaire que nous appelons en France « la Dame de Mac Nish ». Cette erreur, toute absurde qu’elle soit, nous montre qu’il s’agit d’une observation très ancienne et très vaguement connue. C’est peut-être pour cela que le fait nous est présenté avec une simplicité qui nous étonne et que nous ne retrouvons plus dans nos observations d’aujourd’hui; en passant de bouche en bouche, le fait a dû se simplifier beaucoup. Quoi qu’il en soit, voici l’histoire résumée de Mary Reynolds ou de « la Dame de Mac Nish ».
Mary Reynolds était une enfant intelligente et calme, plutôt réservée et mélancolique, mais d’une bonne santé apparente. Les troubles nerveux commencèrent vers l’âge de dix-huit ans par une syncope assez prolongée à la suite de laquelle elle resta cinq ou six semaines aveugle et sourde; le sens de l’ouïe revint tout d’un coup, le sens de la vue revint graduellement et tout entier. Nous n’avons pas à insister maintenant sur ces troubles sensoriels que nous avons déjà étudiés. Après une seconde syncope de dix-huit à vingt heures, elle se réveilla, en apparence avec tous ses sens, mais elle avait oublié toute sa vie antérieure et toutes les connaissances acquises antérieurement, il ne lui restait que la faculté de prononcer instinctivement comme un enfant quelques mots sans les comprendre. Il lui fallut tout rapprendre de nouveau : mais il faut reconnaître que l’éducation fut rapide, puisqu’au bout de quelques semaines elle savait de nouveau parler, lire et écrire. On remarqua qu’elle rapprit à écrire d’une façon bizarre : elle prenait sa plume maladroitement et commençait à copier de droite à gauche à la façon des Orientaux; elle garda toujours dans cette seconde existence une écriture renversée très différente de son écriture ordinaire. Dans cette seconde existence, son caractère était tout transformé; elle était devenue vive, joyeuse, ne s’effrayait plus de rien, courait les bois, jouait avec les animaux dangereux; elle se montrait fine et railleuse avec les personnes qui cherchaient à la diriger et, en réalité, n’obéissait plus à personne. Au bout d’une dizaine de semaines, elle eut de nouveau un de ces sommeil bizarres et se réveilla d’elle-même dans le premier état. Elle n’avait plus aucun souvenir de la période qui venait de s’écouler, mais elle reprenait ses connaissances et son caractère antérieurs; elle se montrait de nouveau plus lente et plus mélancolique que jamais.
Au bout d’un certain temps, le même accident la fit rentrer dans l’état qui paraissait être le second. Ces transitions se faisaient souvent la nuit dans le sommeil naturel, quelquefois de jour, et elles étaient souvent douloureuses; le sujet était comme effrayé par une sorte de sentiment de mort « comme si je ne devais jamais revenir dans ce monde ». Quand la seconde existence réapparaissait, Mary Reynolds se retrouvait exactement dans l’état où elle avait été à la fin de la période correspondante, mais sans aucun souvenir de tout ce qui s’était passé dans l’intervalle. En un mot, dans l’état ancien, elle ignorait tout de l’état nouveau, dans l’état nouveau elle ignorait tout de l’état ancien. Dans un état ou dans l’autre, elle n’avait pas plus de souvenance de son double caractère que deux personnes distinctes n’en ont de leur nature respective. Par exemple, dans les périodes d’état ancien, elle possédait toutes les connaissances qu’elle avait acquise dans son enfance et dans sa jeunesse; dans son état nouveau, elle ne savait que ce qu’elle avait appris depuis son premier réveil. Si une personne lui était présentée dans un de ces états, elle était obligée de l’étudier et de la connaître dans les deux pour avoir la notion complète. Il en était de même pour toute chose.
Vers l’âge de trente-cinq ans à trente-six ans, l’état appelé second devint définitivement prédominant. Il se reproduisit plus souvent, dura plus longtemps et finit pas devenir en quelque sorte définitif, puisqu’elle resta dans cet état vingt-cinq ans. L’auteur remarque qu’à la fin de sa vie, il semblait y avoir une sorte de confusion entre les deux états; du moins l’état II devenu prépondérant s’étendait et semblait acquérir d’une manière vague des souvenirs appartenant à l’état I. « Il lui semblait avoir comme une obscure, rêveuse idée d’un passé plein d’ombre qu’elle ne pouvait pas tout à fait saisir ».
Nous pouvons utiliser à ce propos la méthode graphique qui nous a servi à représenter des amnésies : elle nous donne une représentation de l’histoire de Mary Reynolds. La figure 4 est un damier dans lequel alternent exactement les carrés noirs et les carrés blancs de la même manière qu’alternaient les oublis et les souvenirs. Cette figure en damier est tout à fait spéciale à ce premier type de doubles existences que j’ai proposé autrefois d’appeler des somnambulismes réciproques.
Une autre histoire recueillie en France par un médecin de Bordeaux, M. Azam, doit être opposée à la précédente, car elle nous montre un autre type de double existence beaucoup plus fréquent que le premier. M. Azam a commencé à faire connaître cette histoire étonnante à la Société de Chirurgie, puis à l’Académie de Médecine en janvier 1860. Il intitulait sa communication « Note sur le Sommeil Nerveux ou Hypnotisme » et il parlait de ce cas à propos des discussions sur l’existence d’un sommeil anormal où l’on pourrait opérer sans douleur. Cette communication faite ainsi incidemment devait, en cinquante ans, révolutionner la psychologie. Depuis, M. Azam a mieux compris l’intérêt et le succès de son observation; il a publié différents mémoires et même des livres sur son sujet en 1866, 1876, 1877, 1883, 1890, etc. Taine d’abord, dans son livre sur l’Intelligence, puis Ribot dans ses Maladies de la Mémoire, se sont emparés de cette histoire qui a fait le tour du monde, et il y a maintenant toutes une bibliothèque sur cette pauvre femme.
Quand Azam connut Félida pour la première fois, en 1858, elle avait quinze ans et était déjà malade depuis trois ans, depuis l’apparition de la puberté, comme cela est fréquent dans l’hystérie. Elle avait toutes sorte d’accidents hystériques, des attaques d’agitation motrice, des troubles de l’alimentation; toutes sorte de souffrance avaient altéré son caractère, c’était une personne renfermée, triste et craintive. Elle avait un grand nombre de troubles de la sensibilité, des dysesthésies variées et des insensibilités diffuses. Au milieu de toutes ces misères, se présenta de temps en temps, assez rarement au début, un autre phénomène très bizarre. Elle paraissait tomber en syncope pendant quelques minutes à peine, c’est la transition que nous avons déjà remarquée à propos de la plupart des somnambulismes; puis elle se réveillait subitement, elle était gaie, active, remuante sans aucune inquiétude et sans aucune douleur. Elle n’avait plus ces sensations pénibles et ces insensibilités qui la gênaient précédemment, elle était beaucoup mieux portante que dans la période précédente. Mais, remarquons-le tout de suite, dans cet état en apparence nouveau, elle ne présentait en aucune manière le trouble caractéristique de Mary Reynolds; elle n’avait pas à rapprendre quelque chose, parce qu’elle n’avait rien oublié. Elle conservait un souvenir très exact de toutes sa vie antérieure, de toutes les souffrances qu’elle avait subies et de tout ce qu’elle avait appris antérieurement. Tout était donc pour le mieux, mais cet état de bien-être durait peu; au bout d’une heure ou de trois heures, elle avait une nouvelle syncope et se réveillait alors dans l’état antérieur considéré comme normal que nous pouvons appeler, en suivant la convention d’Azam, l’état prime. En revenant à cet état, elle retrouvait toutes ses infirmités, ainsi que son caractère lent et triste auquel on était accoutumé. Mais il y avait maintenant un phénomène de plus, elle avait complètement oublié les quelques heures précédentes, remplies par l’état II ou l’état vif : toute cette période était pour elle comme si elle n’existait pas.
Cela n’avait pas à cette époque grand inconvénient, puisque l’état appelé II ne surmenait que de temps en temps et qu’il durait une heure ou deux. Mais, peu à peu, cet état prit un singulier développement; il se prolongea pendant des heures et des jours, et comme le sujet était alors beaucoup plus actif, il se remplit de toutes sortes d’événements graves. Il faut lire, dans l’ouvrage d’Azam, le récit bizarre d’une consultation médicale à propos de la première grossesse de Félida. La pauvre fille, pendant sa période d’excitation et de gaieté, s’était abandonnée à un jeune homme qui devait d’ailleurs être son mari; le réveil survint peu de temps après et ne lui laissa pas le moindre souvenir de cet incident. Comme sa santé s’altérait et comme son ventre grossissait, elle alla naïvement consulter M. Azam sur ses troubles singuliers. La grossesse était évidente, dit M. Azam, mais je n’osai pas l’en avertir. Quelque temps après, l’état II revint et Félida, s’adressant au médecin, s’excusa en riant de sa consultation précédente, car elle savait très bien maintenant de quoi il s’agissait.
Pendant la plus grande partie de sa vie ces deux périodes ont alterné et ce n’est que dans la vieillesse que l’une des deux périodes, la seconde, c’est-à-dire la meilleure, celle pendant laquelle le sujet était le plus actif et avait une mémoire totale, a empiété sur la première et a rempli à peu près toute la vie. Félida n’avait plus que rarement trois ou quatre jours de son ancien état appelé normal, mais alors sa vie était intolérable, car elle avait oublié les trois quarts de son existence et cela donnait naissance aux situations les plus comiques. Elle craignait de passer pour folle et se cachait avec angoisse jusqu’à ce qu’une nouvelle syncope la remit rapidement dans l’état le meilleur devenu habituel. Tels sont les grands traits de cette histoire devenue célèbre : on voit facilement en quoi elle diffère des observations précédentes. La figure schématique 5 en donne une image tout à fait caractéristique. Ce n’est plus un damier dans lequel les périodes d’oubli alternaient régulièrement avec les périodes de souvenir. On constate maintenant des bandes entièrement claires de plus en plus larges à mesure que la vie avance, dans lesquelles il n’y a aucune tache noire, ce sont les périodes de l’état II pendant lesquelles la mémoire s’étend sur la vie entière sans aucune amnésie. Au contraire, dans les bandes intercalaires qui représentent l’état I, on voit des séries de taches noires qui représentent des amnésies de plus en plus étendues portant sur toutes les périodes de la vie qui ont été remplies par l’état II. Cette figure nous montre bien que les deux somnambulismes ne sont pas égaux, qu’il y en a un supérieur à l’autre, surtout au point de vue de la mémoire : c’est ce qui justifie le nom que j’ai donné à ces cas de somnambulismes dominateurs.
Si les cas du premier genre rangés autour de Mary Reynolds sont rares, il n’en est pas de même pour ceux du second groupe qui ont pour type Félida : le cas de Ladame, ceux de Verriest, 1888; de Bonamaison, 1890 de Dufay 1893, et beaucoup d’autres pourraient être décrits d’après le même modèle : il est inutile d’insister, ces cas ne présentent pas de phénomène psychologiques bien nouveaux.
Mais il y aurait lieu de former un troisième groupe que l’on pourrait appeler celui des cas complexes, dans lequel devraient être rangées quelques observations célèbres. Il s’agit de malades extrêmement compliqués qui ont non pas deux formes d’existence, mais un très grand nombre de formes d’existence jusqu’à 9 ou 10. Ces différents états psychologiques présentent les uns vis-à-vis des autres des relations très diverses : tantôt ce sont des somnambulismes réciproques, tantôt ce sont des somnambulismes dominateurs.
L’un des plus remarquables cas publiés en France est celui de Louis Vivet étudié de 1882 à 1889 par bien des auteurs, par Legrand du Saule, Voisin, Mabille et Ramadier, Bourru et Burot, etc. Ce garçon avait six existences différentes; chacune était caractérisée : 1º par des modifications de la mémoire qui portaient tantôt sur telle époque, tantôt sur telle autre; 2º par des modifications du caractère; dans un état il était doux et travailleur, dans un autre il était paresseux et colère; 3º par des modifications de la sensibilité et du mouvement, dans un état il était sensibilité et du mouvement, dans un état il était insensible et paralysé du côté gauche, dans un autre il est paralysé du côté droit, dans un troisième il était paraplégique, etc. Le fait le plus curieux de cet état c’est que l’on pouvait, en agissant sur ce troisième caractère, amener les modifications correspondantes des deux autres. Si l’on guérissait sa paralysie des deux jambes, on le faisait entrer dans l’état où il avait toutes ses sensations et tous ses mouvements et alors on voyait réapparaître le caractère et l’état de mémoire correspondant à cette période.
À côté de ce cas français, l’Amérique reprend l’avantage avec de très remarquables études. Une des plus curieuse observations dont malheureusement je ne puis guère apprécier la valeur scientifique, est celle qui a été publiée en 1894 avec ce titre assez bizarre : Mollie Fancher, the Brooklyn enigma, an authentic statement of facts in the life of Mary J. Fancher, the psychological marvel of the nineteenth century, unimpeachable testimony by many witnesses, by Abraham H. Daily, 1894. L’histoire est singulièrement racontée : on y sent une sorte d’admiration mystique pour le sujet, une recherche exagérée de phénomènes surprenants et supranormaux qui évidemment inspire quelque crainte sur la façon dont l’observation a été conduit. Mais il n’en reste pas moins bien des faits très remarquables et très intéressants. Mollie Fancher, qui semble avoir eu tous les accident hystériques possibles, des attaques, des contractures terribles durant de longues années, de la cécité plus ou moins complète, etc., a surtout présenté toutes les formes du somnambulisme, depuis les plus simples jusqu’aux plus compliquées. Il y a en elle au moins cinq personnes qui ont des petits nom très poétiques : Sunbeam, Idol, Rosebud, Pearl, Ruby, chacune avec ses souvenirs et son caractère, la complication de ce cas est fort amusante.
Enfin il nous reste à signaler en Amérique la dernière et la plus remarquable des observations de ce genre, l’observation de Miss Beauchamp par M. le Dr Morton Prince, un des médecins de Boston qui se sont le plus intéressés au développement de la psychologie pathologique et qui a consacré des années de travail à l’observation de ce cas compliqué et intéressant. Je ne puis entrer ici dans l’analyse de ces cas complexes qui ne sont d’ailleurs que des combinaisons et des formes variées des deux formes simples précédentes. Dans ces cas complexes survient d’ordinaire une nouvelle influence dont il faut se défier car elle complique fort les choses. Je veux parler de l’influence de l’observateur lui-même, qui finit par trop bien connaître son sujet et par être trop bien connu de lui. Quelles que soient les précautions que l’on prenne, les idées de l’observateur finissent par influer sur le somnambulisme du sujet et par lui donner souvent une complication artificielle. Quoi qu’il en soit, on doit ajouter l’étude de ces cas complexes aux deux formes simples que nous avons signalées pour comprendre tout le développement que peut prendre ce singulier phénomène du dédoublement de la personnalité chez les hystériques.
Pour interpréter ces singuliers phénomènes, je voudrais ajouter ici une de mes propres observations qui ne diffère des précédentes que par un petit détail singulier, c’est que la double existence a été en grande partie produite artificiellement. En 1887, une jeune femme de vingt ans , que j’ai souvent décrite dans d’autres ouvrages sous le nom de Marcelline, entra à l’hôpital dans un état lamentable. À la suite d’anorexie hystérique et de vomissements incoercibles, elle était depuis plusieurs mois réduite à l’inanition complète; en outre elle n’avait plus aucune fonction d’évacuation et était incapable d’uriner spontanément. Il faillait la sonder pour retirer quelques gouttes d’urine. Incapable de se tenir debout, complètement insensible sur toute le surface de la peau et sur toutes les muqueuses, elle entendait très mal, voyait extrêmement peu et restait constamment dans une sorte d’état d’abrutissement. Ne parvenant pas à l’alimenter autrement, on a été amené à essayer l’effet des pratiques hypnotiques : après quelques tentatives, il fut facile de la faire entrer dans un état singulier qui paraissait momentané et artificiel, mais qui différait tout à fait de son état habituel. Elle était devenue capable de se mouvoir, elle acceptait toute nourriture, n’avait plus aucun vomissement et urinait spontanément, sans difficulté. D’autre part elle était devenue sensible sur tout le corps, entendait et voyait parfaitement, elle s’exprimait beaucoup mieux, avec plus de vivacité et montrait une mémoire de toute sa vie antérieure.
Après l’avoir alimentée dans ce nouvel état, on crut nécessaire de la réveiller et elle retomba immédiatement dans sa maladie précédente. Inerte, insensible, incapable de s’alimenter ou d’uriner, elle présentait simplement un trouble de plus, c’est qu’elle avait tout à fait oublié ce qui s’était passé pendant la période précédente. Néanmoins, grâce à ces somnambulismes artificiels, on put très facilement l’alimenter et lui faire reprendre ses forces. Mais il fut toujours impossible de l’amener à se nourrir dans la période considérée comme normale qui réapparaissait toujours après le réveil. Si bien qu’on se fatigua de l’endormir ainsi à chaque repas, ce qui était fort long, et qu’on la laissa des journées entières dans l’état artificiel. Il n’en résultait en apparence qu’un grand bien, puisque pendant toute la journée elle mangeait et urinait, présentait une sensibilité, une activité et une mémoire beaucoup plus complètes. Un jour ses parents la trouvant dans ce bel état artificiel la considérèrent comme guérie et la sortirent de l’hôpital.
Tout alla bien pendant les premiers jours; mais après quelques semaines, à l’occasion de règles, elle ressentit une sorte de bouleversement et se réveilla spontanément. C’est-à-dire qu’elle rentra dans l’état de dépression d’abrutissement d’où elle avait été tirée, mais en présentant en plus un oubli portant cette fois sur des semaines entières. Elle fut très troublée de se retrouver chez elle sans comprendre comment elle avait quitté l’hôpital et elle recommença à ne plus pouvoir manger. Marcelline me fut amenée à ce moment et, en présence de tous ses troubles, je n’ai pu faire autre chose que de l’endormir de nouveau ou plutôt de la ramener dans son état supérieur mais artificiel. Eh bien, les choses ont continué à se passer ainsi pendant quinze ans : Marcelline continua à venir de temps en temps se faire endormir, elle entrait alors dans son état alerte et partait très heureuse avec une activité, une sensibilité et une mémoire complètes. Elles restait ainsi pendant quelques semaines, puis lentement ou subitement, à la suite de quelque émotion, elle retombait dans ses engourdissements, revenait à l’état que nous avions considéré comme primitif et naturel avec les mêmes troubles viscéraux. L’oubli s’étendait maintenant sur des années entières et troublait complètement son existence : elle accourait alors se faire transformer de nouveau. Cela se prolongea ainsi comme je l’ai dit pendant quinze ans, jusqu’à la mort de la pauvre fille qui succomba à la tuberculose pulmonaire.
Comment comprendre ces deux états de Marcelline? Ils ressemblent tout à fait aux somnambulismes dominateurs de Félida qui présentait également deux états, l’un triste et incomplet avec des grands oublis, l’autre alerte avec l’intégralité de la sensibilité et de la mémoire. Les états de Marcelline leur ressemblent tellement qu’on pourrait appeler cette malade une Félida artificielle. Il faudra donc lui appliquer les conventions proposées par M. Azam et par tous les écrivains postérieurs : il faudrait dire que l’état I c’est l’état de dépression dans lequel nous l’avons trouvée au début et que l’état II c’est l’état d’activité qui a été surajouté artificiellement. Ces dénominations me paraissent tout à fait incorrectes quand on les applique à ce cas que j’ai suivi si longtemps. Il est absurde d’appeler état I ou état naturel un état de dépression incompatible avec la vie. Il est invraisemblable que cette jeune femme ait toujours été dès le commencement de sa vie dans un état pareil. En réalité cela est faux, elle a commencé dans son enfance avant la puberté par avoir à sa disposition toutes ses sensibilités et toutes ses fonctions : c’est là le véritable état I. L’état dans lequel nous avons l’avons vue à l’hôpital est un état anormal amené par l’hystérie, qui avait évolué depuis la puberté, c’est l’état II. Mais que faisons-nous alors de l’état obtenu en apparence par les pratiques de l’hypnotisme? Est-ce un état III? En aucune façon, dans cet état elle retrouvait les fonctions normales, la sensibilité et la mémoire qu’elle avait autrefois, je ne vois aucune raison pour distinguer cet état de l’état naturel de son enfance que nos avons appelé état I. C’est tout simplement une guérison momentanée déterminée par une excitation artificielle qui alterne avec des rechutes de la maladie[2].
Je crois qu’il en est absolument de même pour tous les autres cas que l’on a embrouillés par des dénominations fausses. Félida aussi a eu dans l’enfance un état I qui après la puberté a cessé d’être permanent. Il ne réapparaissait plus que dans les périodes d’état alerte, improprement appelées périodes d’état second. On a remarqué avec étonnement qu’à la fin de sa vie cet état existait presque seul, c’est tout simplement parce que l’hystérie était guérie et que la malade revenait à l’état normal de son enfance. Il n’y avait d’anormal que l’état d’anesthésie et d’amnésie survenu graduellement après la puberté et qu’on avait pris à tort pour un état prime parce qu’il durait depuis longtemps quand on a observé le sujet pour la première fois. Les choses sont ainsi un peu plus claires, il y a seulement chez ces malades des changements brusques, sans transition suffisante qui les font passer d’une activité ralentie à une activité plus grande ou inversement. Ces deux états mentaux se séparent l’un de l’autre exactement comme dans les cas plus simples les idées et les sentiment se séparaient l’un de l’autre. Ils cessent de se rattacher comme chez les individus normaux par des gradations et des souvenirs. Ils s’isolent l’un de l’autre par les phénomènes d’amnésie et forment en apparence deux existences, deux personnalités séparées.
Je ne voudrais pas terminer cette étude des somnambulismes hystériques sans indiquer à sa place sinon une forme nouvelle, au moins un caractère important de toutes les formes précédentes.
Une propriété très curieuse des accidents hystériques, qui ne leur est pas sans doute absolument propre, mais qui est rare à ce degré, c’est qu’ils peuvent être artificiellement reproduits. Dans la plupart des maladies les accidents ne sont pas à notre disposition; pour ne prendre qu’un exemple frappant nous ne sommes pas du tout les maîtres d’un accès épileptique, nous ne pouvons pas l’arrêter à notre gré et nous ne pouvons pas le reproduire, le faire réapparaître quand nous le désirons. C’est une maladie sur laquelle actuellement, l’expérience a peu de prise. Autrefois il en était ainsi des trois quarts des maladies; aujourd’hui, grâce aux découvertes de la physiologie, de la microbiologie et quelquefois de la psychologie, on commence à pouvoir reproduire dans le laboratoire l’accident maladif qu’on désire étudier. C’est le début de la science médicale et quelquefois de la thérapeutique que de pouvoir déterminer ainsi à volonté l’éclosion d’une maladie.
Eh bien, ce caractère singulier est développé au plus haut point dans les névroses hystériques et il se retrouve surtout dans tous ces somnambulismes dont nous venons de parler. Il faut remarquer d’abord que c’est là un caractère très net des somnambulismes monoïdéiques, ou des idées fixes à forme somnambulique. Il nous suffit de faire naître dans l’esprit du sujet d’une manière plus ou moins précise l’idée dont le développement remplit le somnambulisme pour que celui-ci réapparaisse. Quelquefois, pour faire naître cette idée, il faut la rappeler complètement, la décrire, insister sur les images qui la constituent, souvent il suffit d’un signe, il suffit d’évoquer un terme associé avec cette idée pour que, grâce à l’association automatique des images, tout le reste du somnambulisme se développe. Parlez de Pauline à cette jeune femme qui voulait l’imiter en se jetant par la fenêtre et elle va rêver au suicide de sa nièce, se diriger vers une fenêtre et recommencer toute la scène. Interrogez Irène sur la mort de sa mère, vous allez voir l’un ou l’autre de ces phénomènes différents. Ou bien, comme nous l’avons noté, elle comprend mal la question, nous répond vaguement, n’a pas de souvenirs précis relatifs à la mort de sa mère, ni même à sa maladie. Ou bien, si vous insistez beaucoup, si vous rappelez des faits caractéristiques de l’agonie, le sujet va se troubler, il va cesser de nous entendre et de voir les choses environnantes. Bientôt il s’isolera dans son rêve et alors il récitera avec déclamation les détails de l’agonie dont nous parlions, il jouera la scène de la mort et sa propre tentative de suicide sous une locomotive : le somnambulisme aura recommencé.
Cette remarque s’applique à plus forte raison aux attaques hystériques, à ces formes incomplètes du somnambulisme mêlées à divers agitations motrices. Ceux qui ont décrit les points hystérogènes et les points hypnogènes avaient insisté sur ce caractère : c’est que l’on pouvait à tout moment, par l’excitation de ces points, faire retomber la malade dans l’attaque ou dans le sommeil. L’une tombait en convulsions dès qu’on lui pressait le bas-ventre, l’autre en attaque de sommeil dès qu’on lui touchait l’un des seins. Nous savons maintenant ce que ces phénomènes signifient : ils rentrent dans le groupe des précédents, la sensation provoquée est encore un signal associé avec le groupe des phénomènes psychologiques de la crise.
Cette reproduction artificielle est encore possible quand il s’agit du somnambulisme polyidéique dans lequel le rêve, une fois commencé, se transforme par l’adjonction de circonstances nouvelles, quand il s’agit des fugues elles-mêmes, que l’on peut faire recommencer en insistant sur l’idée dominante beaucoup des fugues du jeune Rou… ont été en quelque sorte expérimentales; ce sont des camarades qui les ont provoquées en rappelant par leurs bavardages les histoires de voyage qui impressionnaient le malade.
Bien plus, et le fait est peu connu, les doubles existences peuvent être reproduites expérimentalement. Les sujets que les anciens magnétiseurs cherchaient à transformer pour les rendre lucides et qui, tous les jours pendant des années, étaient plongés dans un état psychologique anormal, finissaient par avoir deux personnalités très distinctes. J’ai décrit autrefois sous le nom de Léonie un cas de ce genre vraiment remarquable. L’observation de Marcelline que nous venons de résumer à propos des doubles existences nous a montré une véritable Félida artificielle.
Les états ainsi reproduits artificiellement, les somnambulismes surtout ne tardent pas à se modifier un peu. Au bout d’un certain temps ils ne sont plus entièrement identiques aux phénomènes primitifs et naturels. Cela tient à ce que, comme nous l’avons vu à propos des somnambulismes polyidéiques, de nouvelles idées peuvent se développer dans cet état sans l’arrêter immédiatement. Une nouvelle idée, un nouveau sentiment se sont développés pendant cet état et tendent à lui donner une nouvelle unité, c’est l’idée de l’expérimentateur qui a déterminé le somnambulisme, c’est le sentiment particulier qu’il inspire au sujet. Au début l’expérimentateur ne pouvait que difficilement s’introduire dans le somnambulisme dont il avait seulement déterminé la réapparition, il n’était compris du sujet que s’il lui parlait de son propre rêve et souvent il cessait vite d’être entendu. Mais peu à peu il devient lui-même partie intégrante du rêve du somnambule, il est toujours entendu et compris, il dirige la pensée en dehors de l’idée fixe dominante et inspire toute les pensées qu’il désire. Cette influence de plus en plus grande que l’expérimentateur prend sur son sujet ne tarde pas à transformer le somnambulisme, à lui donner une forme et des lois souvent bizarres qui résultent simplement des habitudes de l’expérimentateur. L’un apprend à son sujet à parler toujours en tutoyant pendant l’état somnambulique, tandis qu’il dit « vous » dans l’état normal, un autre l’habitue à s’endormir profondément quand on lui touche le vertex. Ce sont des phénomènes de ce genre qui ont été présentés autrefois comme des lois du somnambulisme et qu ont donné lieu, à l’époque de Charcot, à tant de discussions passionnées. C’est ainsi que se forme chez certains sujets un somnambulisme artificiel qui semble assez particulier pour qu’on l’ait baptisé d’un nom spécial et qu’on en fasse un état hypnotique.
Les états ainsi reproduits artificiellement, les somnambulismes surtout ne tardent pas à se modifier un peu. Au bout d’un certain temps ils ne sont plus entièrement identiques aux phénomènes primitifs et déjà plus ou moins complets chez des hystériques. Faut-il attribuer la même nature aux états hypnotiques que l’on obtient quelquefois, plus rarement qu’on ne le croit, chez des sujets en apparence sains, en apparence indemnes d’accidents hystériques? En d’autres termes, l’hypnotisme déterminé artificiellement chez des sujets en apparence bien portants est-il toujours un phénomène hystérique, un somnambulisme hystérique soumis aux mêmes lois de la dissociation mentale que les somnambulismes précédents?
On se souvient des grandes batailles que cette question a soulevées autrefois, je ne puis les recommencer ici. Je dois me borner à rappeler l’opinion que j’ai défendue longuement dans beaucoup d’ouvrages et qui me paraît encore la plus exacte.
Évitons, pour ne pas embrouiller le problème, d’étudier des états frustes, indistincts analogues à des somnolences quelconques ou à des états émotifs plus ou moins intéressants. Ne considérons que les véritables sommeils hypnotiques dans lesquels l’activité mentale est assez développée pour que le sujet puisse comprendre la parole et dans lesquels cependant cette activité mentale est assez différente de la pensée de la veille pour qu’il y ait amnésie consécutive, nous pourrons toujours faire alors facilement les quatre remarques suivantes : 1º Si on fait l’analyse des caractères psychologiques présentés par de tels états on ne trouvera aucun caractère nouveau qui n’appartienne déjà aux divers somnambulismes hystériques. Les modifications apparentes sont insignifiantes et s’expliquent très bien comme des résultats de l’éducation; 2º Si on examine sans parti pris les sujets sur lesquels ces états ont pu être déterminés on verra que le plus souvent il s’agit d’hystériques incontestables ayant déjà eu autrefois des somnambulismes sous une forme quelconque ou bien ayant présenté d’autres accidents de la névrose, et présentant l’état mental caractéristique de l’hystérie; 3º On pourra vérifier que les sujets atteints d’autres maladies, les épileptiques par exemple, les psychasténiques, tourmentés par la folie du doute, les aliénés atteints de délires systématiques, etc., ne sont pas du tout hypnotisables et qu’on ne peut jamais reproduire sur eux un état hypnotique net avec amnésie consécutive; 4º Ce somnambulisme artificiel se guérit et disparaît de la même manière que les somnambulismes naturels de l’hystérie : un sujet dont l’hystérie s’atténue, qui tend vers la guérison, cesse peu à peu d’être hypnotisable.
Ces remarques, qui n’ont jamais été suffisamment contredites, me semble démontrer qu’il n’y a pas lieu de créer un groupe clinique spécial pour les états hypnotiques; ce sont des somnambulismes analogue à tous les précédents et qui en diffèrent seulement par ce fait qu’ils sont obtenus artificiellement au lieu de se développer spontanément.
Il n’en reste pas moins un problème extrêmement intéressant à étudier : comment l’expérimentateur parvient-il à déterminer sur ces sujets une apparence sains une modification mentale aussi remarquable? Ce problème est d’ailleurs le même que celui de la provocation de l’hystérie : des traumatismes, de grandes émotions comme celles qu’éprouve une fille en assistant à la mort de sa mère font naître également chez des sujets qui, auparavant, paraissaient sains des états somnambuliques tout aussi remarquables. Il est probable que l’expé-rimentateur réussit à déterminer un état émotif violent qui prend une apparence particulière parce que l’état mental du sujet est en équilibre instable et qu’il avait une prédisposition à des troubles mentaux d’un certain genre. Ce problème fort difficile à étudier se rattache, en somme, à cette remarque générale : c’est que les accidents hystériques peuvent être reproduits artificiellement.
On observe chez les autres malades, chez les psychasténiques, des groupements de symptômes analogues à ceux qui ont constitué des attaques hystériques. Le premier de ces groupements mérite, en effet, d’être comparé à l’attaque que nous venons d’observer; c’est un phénomène si analogue qu’il est très souvent confondu avec elle. Il y a à mon avis un diagnostic médical intéressant, dont on parle trop rarement et qui devrait toujours être fait, c’est le diagnostic de la crise d’agitation forcée des psychasténiques et de l’attaque proprement hystériques. Ce diagnostic est beaucoup plus intéressant qu’on ne le croit au point de vue du diagnostic et du traitement.
Les diverses agitations que nous avons décrites chez les névropathes obsédés et douteurs sont bien loin d’être continuelles. Il n’est pas exact que ces malades aient continuellement des obsessions, des interrogations, des tics, des convulsions ou des angoisses viscérales. Même au plus fort de leur maladie ils restent pendant de longues périodes parfaitement tranquilles; je ne dis pas qu’ils n’aient pas de troubles, ils conservent plusieurs des insuffisances dont nous avons parlé, mais ces phénomènes ne les gênent pas et ne s’accompagnent pas d’agitation. Au contraire toutes ces agitations mentales, motrices ou viscérales se groupent, se réunissent à certains moments et constituent de véritables crises. Ces crises ne sont pas tout à fait aussi nettes que celles des hystériques. Leur commencement et leur terminaison ne sont pas aussi exactement déterminés et surtout on n’observe pas cette perte et ce retour au moins apparent de la conscience qui semblent marquer le commencement et la fin de l’attaque. Mais nous savons qu’il ne s’agit pas là d’un évanouissement véritable et que les hystériques changent seulement d’état de conscience. Chez ces nouveaux malades, il y a également un certain changement de conscience, mais il est moins brutal et passe plus facilement inaperçu. Ces crises psychasténiques sont également un peu plus longues au moins dans la moyenne des cas, surtout si l’on songe que leurs limites sont plus vagues. Enfin ces crises, au moins pendant un certain temps, sont plus fréquentes et peuvent assez facilement s’intriquer l’une dans l’autre de telle manière qu’une seconde crise commence quand la première n’est pas entièrement terminée. Ce sont ces différences qui font croire que les hystériques seuls ont des attaques et qui font méconnaître les crises des psychasténiques. Il est je crois intéressant de se représenter de la même manière le groupement des phénomènes d’agitation chez ces deux groupes de névropathes.
Comment commencent ces crises d’agitation psychasténique? Il faut d’ailleurs remarquer qu’elles ne se développent pas perpétuellement pendant toute la vie des malades, il faut une certaine préparation de l’esprit, analogue à la période de rumination de l’hystérique. Cette période est si importante que nous l’étudierons plus longuement dans le prochain paragraphe : rappelons-nous seulement pour le moment que ces sujets sont déjà des malades mal disposés, souffrants, mais cependant assez calmes. À quelle occasion se déclanche leur agitation? Au premier abord on a envie de faire à cette question un réponses analogue à celle que l’on faisait pour expliquer le début de l’attaque hystérique. Il survient dira-t-on un événement quelconque qui rappelle au malade par association d’idées l’obsession ou la phobie qui le tourmente. Une malade qui a l’obsession des choses religieuses et des sacrilèges voit un crachat par terre qui le fait penser à l’Eucharistie, un hypocondriaque voit passer un enterrement, etc. Mais nous avons déjà remarqué que l’association des idées n’a pas du out chez ces malades la même rigueur que chez l’hystérique et qu’en réalité c’est le malade lui-même qui explique par la ressemblance du crachat avec l’hostie une obsession ou une crainte qui se développait dans son esprit pour d’autres raisons. Les causes occasionnelles des crises d’agitation me paraissent différentes et plus intéressantes[3].
Dans un premier groupe de cas ces crises commencent à l’occasion d’une action volontaire qui par suite de circonstances devient nécessaire : c’est le début d’un acte, c’est le désir, le besoin d’accomplir un acte qui amène les agitations et les angoisses. Le malade doit se mettre à table et doit manger devant quelques personnes, c’est cet acte qu’il ne peut pas faire. Il vous dira bien qu’il a sa crise de terreur ou de scrupule parce qu’il y a des poussières, des microbes sur la table ou parce que les bouteilles ressemblent à un membre viril, mais à mon avis ce n’est pas vrai, c’est là une explication surajoutée par son imagination. Il a sa crise tout simplement parce qu’il doit faire un acte qui est difficile et compliqué pour lui. Tout un groupe de phobies, celles qu’on a appelées les phobies des objets ne sont comme je l’ai montré que des phobies d’actes : l’objet n’est qu’une occasion ainsi que le contact lui-même, parce qu’on n’agit pas sans toucher à des objets, mais l’essentiel dans le phénomène c’est l’acte. La malade de Legrand du Saulle qui a la phobie de la plume et de l’encrier a en réalité sa crise d’angoisse quand elle veut écrire.
Nous avons vu beaucoup de faits de ce genre, il suffit de rappeler que les actes qui donnent très souvent naissance à des phobies sont des actes professionnels. Dans un groupe de voisin, celui des phobies du corps chez beaucoup d’hypocondriaques, ce sont les actes du corps, les fonctions corporelles qui provoquent l’angoisse : remuer un membre, remuer le petit doigt, marcher surtout, manger, déglutir, digérer, uriner, exercer les fonctions génitales, aller à la selle, etc., voici les fonctions et les actes qui jouent le rôle essentiel.
Quand il s’agit des dysesthésies des sens, c’est l’acte de flairer, l’acte d’écouter, l’acte de regarder qui est le point de départ de la crise. Il en est de même pour les tics : le sourire obsédant, les tics du visage avec coprolalie surviennent quand il faut entrer dans un salon, parler à quelqu’un, faire un acte difficile. On peut faire la même remarque à propos des ruminations : nous avons insisté sur la grande rumination de Ger… à propos du maigre du vendredi; cette crises d’agitation mentale a commencé quand elle devait descendre pour chercher le dîner. D’autres commencent à ruminer quand ils doivent monter en omnibus, s’asseoir à table, se laver, uriner, écrire une lettre, signer un acte, etc… Bien entendu, pour avoir cet effet, pour devenir ainsi le point de départ de la crise, il faut que l’acte soit volontaire et ne s’exécute pas tout seul, par distraction, d’une manière automatique.
Le deuxième phénomène qui joue un rôle prépondérant comme de départ de ces crises c’est l’attention, l’effort pour comprendre quelque chose et mieux encore l’effort pour accepter une idée ou la nier : l’effort de croyance. Toutes ces agitations, quelles qu’elles soient, commencent à propos d’un travail mental, mais surtout à propos d’une interrogation qui nécessite une réponse affirmative ou négative. Il ne faut pas que les malades soient amenés à s’interroger sur un point quelconque de la religion ou de la morale, sur Dieu, sur le Démon, sur l’enfer, sur le devoir, le mensonge, ou la responsabilité. Quelquefois le simple effort pour nier une histoire absurde qu’on raconte devant eux suffira pour ramener toutes leurs ruminations ou toutes leurs angoisses.
Un autre phénomène peut devenir le point de départ de certaines ruminations ou de certaines phobies, c’est l’émotion ou du moins un certain genre d’émotion. Le malade se trouve dans des circonstances où normalement il devrait éprouver un certain sentiment de joie, ou même de douleur, car souffrir à propos c’est déjà une opération mentale difficile. À ce moment, à la place de l’émotion naturelle qui devrait survenir, arrive la crise d’agitation. J’ai décrit une malade qui avait une très singulière manière de ressentir les douleurs de l’accou-chement : c’était à ce moment que son esprit était envahi au suprême degré par les manies du serment, par des pactes, par des ruminations interminables et odieuses. D’autres sujets dans des situations lugubres ont des tics, des agitations motrices et des crises de fou rire. Une malade ne pouvait plus jouer du piano ni écouter de la musique : si elle se laissait aller un instant à l’émotion artistique, au plaisir musical elle perdait l’équilibre et retombait dans ses absurdes raisonnements; un autre ne pouvait plus admirer un paysage ni remarquer la régularité d’une place sans avoir une crise de phobies. Il y a là tout un rôle curieux du sentiment qui le rapproche de la croyance et de la volonté. En fait, d’ailleurs, éprouver une sensation à propos, c’est faire une synthèse mentale qui par bien des points est comparable à une idée ou à un acte.
Enfin je signale avec plus d’hésitation et à titre de curiosité une autre occasion de ces crises que j’ai observée plusieurs fois, c’est le commencement du sommeil ou le réveil. Quand le sujet doit passer d’un état à un autre, par exemple quand il commence à s’endormir, il a des crises d’agitation sous toutes les formes. Une malade se mettait à hurler, à se contorsionner, dès qu’elle commençait à dormir, elle se réveillait alors et se calmait, mais au bout d’une demi-heure recommençait la même scène à propos d’une nouvelle somnolence; d’autres ont des agitations mentales dans les mêmes circonstances ou à propos du réveil, ce sont des faits de ce genre qui m’ont si souvent amené à comparer le sommeil à un acte volontaire.
La crise d’agitation est commencée, nous savons ce qui va la remplir, ce sont tous ces phénomènes d’interrogation, de calcul, de conjuration, de tics, de troubles respiratoires et cardiaques, d’efforts moteurs que nous avons décrits à propos de l’agitation psychasténique des diverses fonctions. Mais on peut se demander quel est le caractère général du trouble qui constitue la crise. Je crois que ce caractère est double : le premier fait capital à mon avis, c’est que les opérations qui devaient s’effectuer quand la crise est survenue sont complètement supprimées. Le malade devait, disions-nous, accomplir un acte volontaire, écrire une lettre, traverser une place ou préparer le dîner, il devait accepter ou refuser une croyance, éprouver la douleur de l’accouchement ou ressentir le plaisir d’une audition musicale. Eh bien, rien de tout cela n’a eu lieu. Le malade n’écrit rien, ne traverse pas la place, il reste son pot à la main dans l’escalier sans descendre chercher le dîner, il rumine pendant plusieurs heures et n’est pas arrivé à savoir s’il croit ou s’il ne croit pas ce qu’on lui a dit. Il en est absolument de même pour les sentiments : quand Lise a d’épouvan-tables ruminations au moment des douleurs de l’accouchement, elle a sans doute des souffrances morales, mais elle n’a pas les souffrance physiques qu’elle devrait avoir. Il y aurait des études bien intéressantes à faire pour montrer que ces agitations suppriment tous les sentiments réels, qu’ils suppriment même la peur que le malade devrait avoir. En un mot, le premier fait essentiel c’est que tous les phénomènes primaires soient supprimés.
C’est à la place de ces phénomènes primaires que se développent les mouvements variés, les troubles viscéraux et les ruminations mentales. Quel est ce second travail qui vient remplacer le premier? À mon avis, les phénomènes qui le constituent ne sont pas du tout identiques à ceux qu’ils remplacent. D’abord ce ne sont pas des actes réels, c’est-à-dire des opérations de l’homme qui apportent un changement plus ou moins profond et plus ou moins durable dans le monde extérieur, ce sont des mouvements tout à fait insignifiants, qui ne sont même ni mauvais, ni dangereux. Les malades s’agitent, ils crient, ils menacent, mais en réalité ils ne font de mal à personne et ne cassent que des objets insignifiants auxquels ils ne tiennent pas. Dès que le mouvement pourrait prendre quelque importance, il est supprimé. Les ruminations mentales n’ont en réalité aucune importance, elles n’aboutissent jamais à une croyance quelconque et ne constituent même pas un délire : le sujet s’embrouille au milieu d’innombrables idées abstraites dont il ne tire en réalité aucune conséquence. Il est facile de voir qu’il ne prend pas au sérieux les sottises qu’il raconte, ce sont des ruminations enfantines et bêtes, des bavardages à propos des plus sottes superstitions et l’on pourrait dire que chez quelques-uns ces pensées manifestent un retour à l’enfance et à la barbarie. Les angoisses elles-mêmes sont plus grandes en apparence qu’en réalité : ces grands mouvements viscéraux, ces palpitations de cœurs, ces respirations rapides sont le plus souvent sans aucune conséquence. Ce sont des émotions très vagues, très élémentaires dont le sujet garde à peine le souvenir. En un mot la crise d’agitation me paraît consister essentiellement en ce fait que les phénomènes primaires réels et importants sont supprimés et qu’ils sont remplacés par des phénomènes secondaires, exagérés sans doute, mais sans rapport avec la réalité, complètement inutiles à tous les points de vue, élémentaires et inférieurs. Nous aurons à voir plus tard si ce fait essentiel ne se rattache pas à des lois importantes de la maladie.
On devine facilement d’après ces études comment se terminent ces crises d’agitation psychasténique : elles sont terminées quand il n’est plus question de cet acte primaire que le malade ne pouvait pas faire. Tant qu’on insiste pour qu’il traverse la rue, pour qu’il écrive sa lettre, il s’agite de plus en plus; mais il arrive un moment où le voyant malade on oublie complètement le point de départ de la crise, lui-même ne songe plus à la croyance sur laquelle il s’interrogeait, il a complètement renoncé à éprouver l’émotion en rapport avec la circonstance présente. À ce moment l’agitation commencée s’épuise toute seule et le malade rentre dans son apathie précédente, jusqu’à ce qu’une nouvelle circonstance lui propose de nouveau un problème insoluble et ramène une crise d’agitation.
Il faut revenir sur un phénomène essentiel qui caractérisait les crises d’agitation précédentes : ce fait est identique à un caractère déjà observé dans la crise d’hystérie. Les circonstances qui provoquent l’apparition de la crise d’agitation n’ont pas perpétuellement le même pouvoir. Il ne faut pas du tout se figurer que les actes, les croyances, les sentiments ont toujours été arrêtés de cette manière chez ces personnes et qu’ils ont toujours été remplacés par des ruminations ou des angoisses. S’il en était ainsi, ces sujets n’auraient jamais pu vivre, ils n’auraient jamais pu s’instruire ni arriver au langage et à la conduite qu’ils ont aujourd’hui. Il est certain que ces circonstances ne deviennent provocatrices qu’à certains moments et pendant certaines périodes. Un état anormal existant depuis un certain temps est la condition de ces crises d’agitations comme des crises d’hystérie.
Ces périodes méritent d’être appelées des périodes de dépression, parce qu’elles sont caractérisées par le développement de tous les phénomènes d’insuffisance qui ont été signalés chez ces mêmes malades. Nous avons étudié, chez eux, des insuffisances de l’attention et de la mémoire qui constituait des doutes tout particuliers, des insuffisances de la volonté qui formaient des innombrables variétés de l’aboulie. L’existence de ces insuffisances est antérieure aux crises d’agitation et c’est précisément parce que depuis un certain temps ils sont incapables d’agir, de se décider, de croire que la nécessité de ces actes détermine l’agitation. Cet état préalable a déjà été observé d’une manière assez vague à propos de certaines impulsions ou de certaines obsessions. On a déjà dit que chez les dipsomaniaques des troubles mélancoliques, une sorte de confusion précède souvent de plusieurs jours l’impulsion proprement dite. Les études que j’ai faites sur ces impulsions confirment singulièrement cette remarque car, pour moi, l’impulsion elle-même à la boisson, à la marche, à l’usage des poisons dépend précisément de cet état mélancolique de la souffrance qu’il détermine et du besoin d’y porter remède.
Mais je crois qu’il faut généraliser cette remarque et constater que cette période de dépression précède toutes les obsessions, toutes les manies mentales et toutes les phobies. Beaucoup de malades l’ont très bien observé et l’expliquent très bien. Une femme Kl… que j’ai souvent décrite, sait très bien que le trouble commence à la fin des règles : il s’annonce presque toujours par une modification du sommeil, la malade dort moins bien et d’une manière bizarre. Il lui semble qu’elle dort trop profondément et en même temps qu’elle ne se repose pas : ceux qui ont étudié le sommeil des épileptiques sont habitués à cette description. En même temps Kl… sent que son sommeil est douloureux, qu’elle a, tout en dormant, une douleur qui se forme au-dessus de la tête, c’est ce qu’elle appelle « avoir la fièvre dans la tête ». Quand elle se réveille le matin en se souvenant qu’elle a eu, pendant le sommeil, la « fièvre dans la tête », elle est certaine qu’elle va encore être malade. En effet, elle se sent, dans cette première journée, mal à son aise, elle est fatiguée, elle souffre de la tête, elle n’a aucun appétit; les digestions sont longues, pénibles, accompagnées de gonflement et de pesanteur de la région épigastrique, la langue est devenue immédiatement tout à fait saburrale et la constipation est opiniâtre. On voit que, du moins chez cette malade, ce sont les symptômes physiques qui semblent apparaître les premiers. La nuit suivante est encore plus mauvaise et la « fièvre de tête » plus forte. Quand la malade se réveille, elle est moralement troublée : « Je sens que je n’y suis plus, j’ai tout à fait perdu ma volonté, on peut faire de moi ce que l’on veut, puisque je suis devenue une machine… Je ne puis plus lire ni comprendre… Les gens me paraissent drôles et j’ai envie de me fâcher contre eux parce qu’ils ont de drôles de têtes… Je deviens étrange, incompréhensible à moi-même et je m’interroge sur une foule de choses ». Voici donc que surviennent les sentiments d’incomplé-tude à propos de la volonté et de la perception; ils forment très nettement, chez cette personne, une période maladive.
Quand ces symptômes ont duré en s’aggravant, la moindre occasion, un effort pour faire un acte quelconque, un effort d’attention, ou une petite émotion vont déterminer le début d’autres phénomènes : la malade, très agitée et angoissée, va avoir une crise de rumination mentale et s’interroger indéfiniment sur la naissance de son enfant : « La petite tache qu’il porte au derrière est-elle la preuve qu’il soit de son mari? Peut-on concevoir des enfants sans avoir eu d’amant? etc. » Ou bien, si la malade veut se débarrasser de ces questions obsédantes, elle va avoir de l’agitation motrice et entrer dans de véritables crises d’excitation. Autrefois, les périodes ainsi commencées se prolongeait pendant des mois, c’est-à-dire que les crises d’agitation se calmaient, mais que la malade restait dans l’état de dépression avec les sentiments d’incomplétude, prête à recommencer une crise d’agitation à propos de n’importe quoi. Aujourd’hui, la crise de rumination ne survient que deux ou trois fois, car la malade n’y reste exposée que peu de jours. Le sixième ou le septième jour de la maladie, surtout si elle a pris quelques soins, est déjà moins grave, il n’y a plus de véritables crises d’agitation forcée. Tout se borne de nouveau aux symptômes de l’état de dépression, aboulie, sentiment d’étrangeté et un certain degré de dépersonnalisation. Ces symptômes diminuent le jour suivant et, quand Kl… a dormi une bonne nuit sans « fièvre de tête », tout est fini et aucune des mêmes circonstances précédentes ne peut plus l’agiter.
De cas remarquable et très instructif est tout à fait identique aux autres, mais il est beaucoup plus précis : il nous montre que la période de dépression est plus longue que la crise d’agitation et qu’elle l’enveloppe; c’est l’existence d’une telle période qui est le fond de la maladie et qui en explique les accidents.
Ce qui est très important au point de vue clinique, c’est la manière dont surviennent ces périodes de dépression. Dans un certain nombre de cas, elles apparaissent graduellement et se développent insidieusement pendant des mois et des années. Les malades ne peuvent plus parvenir au sentiment de la réalité dans la perception extérieure, mais ils ne s’en plaignent guère, ils ont de l’aboulie, de l’indécision, de la lenteur, de l’inachèvement des actes; ils deviennent incapables d’ap-prendre et ne se rendent plus bien compte de ce qu’ils lisent et de ce qu’ils entendent. Les choses continuent ainsi pendant très longtemps en s’aggravant insensiblement jusqu’à ce qu’à un moment donné éclatent des crises d’agitation ou des obsessions : c’est là une des formes communes de la maladie.
Plus souvent qu’on ne le croit, les choses se passent tout à fait différemment; il y a un changement brusque de l’état mental à propos d’une maladie physique ou plus souvent à propos d’une violente émotion. Tout d’un coup, en quelques instant, le malade se sent transformé, il entre immédiatement dans l’état de dépression que nous venons de décrire. Des faits de ce genre étaient déjà décrits autrefois sans qu’on les comprît bien : Ball publie la lettre suivante d’une de ses malades : « Au mois de juin 1874, dit celui-ci, j’éprouvai subitement, sans aucune douleur ou étourdissement, un changement dans la façon de voir; tout me parut drôle et étrange, bien que gardant les mêmes formes et les mêmes couleurs… Je me sentis diminuer, disparaître, il ne restait plus de moi que le corps vide. Tout est devenu de plus en plus étrange et maintenant, non seulement je ne sais ce que je suis, mais je ne peux me rendre compte de l’existence, de la réalité[4]»
J’ai observé très souvent des changements brusques de ce genre; j’ai décrit plusieurs malades qui tout d’un coup perdent leur personnalité et ne peuvent plus la retrouver. Le cas de Bei… était particulièrement typique : cette jeune fille, qui avait un amant à l’insu de ses parents, lut dans un journal une petite nouvelle quelconque ayant rapport à deux amants qui, par leur inconduite, avaient fait le malheur de leurs familles. Elle pensa immédiatement que cette histoire était tout à fait identique à la sienne, elle fut troublée et éprouva le besoin de prendre de l’air. À peine au dehors, elle fut surprise de ne plus se reconnaître : « Ce n’est pas moi qui marche, disait-elle, ce n’est pas moi qui parle, etc. » et ces insuffisances psychologiques ont continué pendant plus d’un an. La maladie du doute a commencé chez une femme Bre…, âgée de 36 ans, de la manière la plus étrange : elle soignait avec dévouement son mari très malade sans se rendre compte de la gravité de la situation. Un jour, elle demanda au médecin, avec beaucoup de tranquillité, si dans quinze jours son mari pourra l’accom-pagner à la campagne. Le médecin, avec une maladresse involontaire, se laissa à répondre : « Mais vous n’y songez pas, ma bonne dame, dans quinze jours, tout sera fini ». La pauvre femme fut bouleversée, elle ressentit comme un choc dans la tête, ce fameux choc que nous retrouvons si souvent au début des fugues, des délires, dans les grandes émotions et dont nous savons si peu la nature. Dès ce moment. La voici qui change de caractère, présente une foule de troubles et en particulier devient une douteuse, avec doutes de perception et surtout doutes de souvenir, ce qui ne tarde pas à amener toutes sortes d’obsessions.
Les faits de ce genre qui sont très nombreux seraient tous semblables, ils me paraissent si importants que j’ai proposé le mot de psycholepsie qui signifie « chute de l’énergie mentale » pour désigner cette crise tout à fait particulière. Elle est, par certains côtés, analogue aux phénomènes épileptiques et c’est pourquoi j’ai insisté sur le rapprochement qu’il y a lieu de faire entre les épileptiques et les psychasténiques[5], rapprochement que nous ne pouvons discuter ici. Dans quelques cas assez rares, l’état mental se relève aussi rapidement qu’il est tombé, mais dans beaucoup de cas, la dépression, même commencée brusquement, se prolonge assez longtemps et ne se termine que graduellement.
Il faut aussi connaître une forme remarquable de ces dépressions, ce sont les dépressions périodiques. En effet, la maladie est rarement continue, il y a, au bout d’un certain temps, une amélioration. La plupart des sentiments d’incomplétude disparaissent graduellement, en même temps que les diverses fonctions mentales augmentent d’éner-gie. Quand la guérison n’est pas absolument complète, on dit qu’il s’agit de forme rémittente : après un certain temps d’amélioration, il se produit une rechute soit lente, soit subite. Dans d’autre cas, la maladie est franchement intermittente, l’amélioration est assez marquée pour amener la disparition à peu près complète de tous les symptômes. Dans cette forme, la rechute est moins facile et vient ordinairement après un temps plus ou moins long à l’occasion de quelque bouleversement nouveau, physique ou moral, assez grave. Il y a ainsi des malades qui ont, dans le cours de leur vie, trois ou quatre grandes crises de dépression au moment de la puberté, par exemple, après un accouchement, à la ménopause. Mais un certain nombre de malades nous présentent une forme de développement de ces dépressions qui est vraiment très extraordinaire et qui ne me paraît pas complètement élucidée. La durée des périodes de dépression et la durée des intermittences semble à peu près régulière et cela pendant un temps très long : ils ont six mois de dépression, trois ou quatre mois de bonne santé, puis, inévitablement, au moins en apparence, une dépression nouvelle. Ce sont des malades de ce genre qui ont donné naissance aux diverses conceptions médicales de la folie intermittente, de la folie à double forme, de la folie circulaire. On peut se demander si le caractère à peu près périodique de leur maladie suffit pour les distinguer des autres psychasténiques et pour constituer une maladie toute spéciale appelée aujourd’hui par les Allemands la « psychose maniaque-dépressive ».
Dans certains cas, il y a là évidemment des phénomènes assez distincts de ceux que nous venons de décrire, mais je crois que bien souvent on a exagéré cette distinction. Au point de vue psychologique, beaucoup de ces malades ne diffèrent point du tout de nos psychasténiques. Il n’y a que l’évolution de leur maladie qui, par suite de circonstances spéciales encore mal élucidées, prend une allure un eu particulière. Notons seulement que la même difficulté s’est déjà présentée à propos de la double personnalité des hystériques; comme nous l’avons montré, ces doubles existences ont pour point de départ des dépressions périodiques, simplement compliquées par l’addition des phénomènes d’amnésie propres aux hystériques. À mon avis, la double personnalité est la forme que prend le délire circulaire chez l’hystérique. Il n’était peut-être pas indispensable de changer tout à fait la conception de la maladie simplement à cause d’une modification dans son évolution.
Il serait plus important d’étudier les conditions qui semblent déterminer l’apparition de ces crises de dépression. Les maladies infectieuses, les fatigues physiques et morales, les émotions d’un certain genre amènent d’ordinaire l’abaissement du niveau mental. Il faudrait déterminer également les influences qui déterminent l’excitation, les substances excitantes, le changement, le mouvement et l’effort, l’attention et également certaines émotions jouant à ce propos un grand rôle. Ces études permettraient de comprendre mieux des évolutions bizarres et quelquefois de les diriger.
- ↑ Névroses et idées fixes, II, p. 258.
- ↑ Sur ce problème des somnambulismes complets qui sont simplement la reproduction artificielle de l’état normal, voir Automatisme psychologique, pp. 114, 136, 177, Accidents mentaux des hystériques, p. 226, Névroses et idées fixes, I, pp. 50, 239, 435.
- ↑ Obsessions et psychasténie, p. 239.
- ↑ BALL, Revue scientifique, 1882, II, p. 42.
- ↑ Obsessions et psychasthénies, p. 497.