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Les Névroses (Janet)/Deuxième Partie/Chapitre III

La bibliothèque libre.
Ernest Flammarion, éditeur (p. 317-345).

CHAPITRE III

L’état mental hystérique.


Dans cette revue rapide des troubles névropathiques qui peuvent atteindre les diverses fonctions, j’ai toujours mis en parallèle deux catégories de troubles qui me paraissent mériter d’être distingués, les troubles proprement hystériques et les troubles psychasténiques de la même fonction.

Arrivé au terme de cette étude, il me semble intéressant de réunir ce qui appartient à chacune de ces névroses et les distinguer l’une de l’autre. Je chercherai donc dans ce chapitre à résumer les caractères les plus importants de la première de ces névroses, de l’hystérie, caractères qui se retrouvent à peu près les mêmes dans les divers accidents hystériques et qui donnent quelque unité à cette maladie.


1. - Résumé des symptômes propres à l’hystérie.


Pour faire cette étude, il est bien évident qu’il ne faut pas insister sur des symptômes rares et douteux dont l’existence est encore controversée, et qu’il ne faut parler que des phénomènes simples, d’une grande banalité, qui ont toujours été considérés comme hystériques. Il ne faut pas non plus choisir arbitrairement certains faits que l’on considérait comme hystériques à l’exclusion des autres : ainsi la conception récente de M. Bernheim, qui voudrait limiter l’hystérie à la seule attaque émotionnelle, me paraît tout à fait arbitraire.

Certains symptômes, assez nombreux, sont cliniquement des phénomènes hystériques, et cela depuis fort longtemps, parce qu’ils coexistent chez les mêmes malades, parce qu’ils alternent les uns avec les autres, qu’ils ont la même origine et souvent la même terminaison. Il reste à justifier ce groupement purement clinique en constatant que ces phénomènes ont les mêmes caractères fondamentaux. Mais il faut prendre comme point de départ ces données de l’observation clinique et ne pas leur substituer des hypothèse prématurées et toujours douteuses sur la nature inconnue de la maladie.

C’est en suivant cette méthode que j’ai mis au premier rang un certain délire observé depuis les temps les plus anciens et devenu même populaire, les idées fixes à forme somnambulique. Ce délire est, à mon avis, extrêmement original : il rentre bien dans les maladies mentales; mais, dans toute la pathologie mentale, je ne crois pas que l’on puisse trouver un délire semblable, qui ait les mêmes caractères et qui puisse être confondu avec celui-ci. D’abord, ce délire est extrême, il s’accompagne d’une conviction intense que l’on retrouve bien rarement; il détermine une foule d’actions, et, si je ne me trompe, amène quelquefois de véritables crimes. Il donne naissance à un foule d’hallucinations de tous les sens, extrêmement remarquables. Le développement de ce délire est étonnamment régulier : la scène de la crucifixion ou la scène du viol se répètent cent fois de suite exactement, avec les mêmes gestes, les mêmes mots au même moment. D’autres caractères, en quelque sorte négatifs, sont plus curieux encore : pendant le développement de son délire, le sujet, non seulement ne croit rien, n’accepte rien qui soit en opposition avec son idée dominante, comme on le voit dans les délires systématiques, mais il ne voit même rien, n’entend rien en dehors du système d’images de son idée : « Ses yeux sont ouverts, mais ils ne voient rien », disait déjà le médecin de lady Macbeth. Quand le délire se termine, le sujet revient à la vie normale et semble avoir complètement oublié ce qui vient de se passer. Dans bien des cas, comme j’ai essayé de le montrer, cette amnésie est plus complète encore : elle s’étend non seulement sur la période remplie par le délire, mais encore sur l’idée même qui a rempli le délire et sur tous les événements précédents où cette idée a été mêlée. Sans doute, cette amnésie, comme cette anesthésie, a des caractères étranges : elle n’est ni définitive, ni bien profonde, mais elle n’en est pas moins très réelle; elle n’est ni inventée, ni voulue par le sujet qui a l’idée fixe de l’événement auquel il pense dans son délire, mais qui n’a aucunement l’idée de tous ces caractères du délire, qui se reproduisent cependant, depuis des siècles, dans les pays les plus divers.

En résumé, ce premier grand symptôme de l’hystérie pourrait se caractériser ainsi : c’est une idée, un système d’images et de mouvement qui échappe au contrôle et même à la connaissance de l’ensem-ble des autres systèmes constituant la personnalité. D’un côté, il y a développement exagéré, régulièrement déterminé, de cette idée émancipée; de l’autre, il y a lacune, amnésie ou inconscience particulière, dans la conscience personnelle.

Considérons un phénomène très voisin de l’idée, le langage : dans bien des cas, nous voyons des crises singulières de logorrhée dans lesquelles le sujet parle indéfiniment, à tort et à travers, de toute espèce de chose sans pouvoir s’arrêter. Ces crises de langage, qui peuvent porter sur la parole ou sur l’écriture, ont revêtu bien des formes. On retrouve ici la même exagération, la même régularité que dans les crises d’idées fixes : on y retrouve les mêmes caractères négatifs, le sujet ne peut plus arrêter sa parole; mais, ce qui est le plus curieux, il ne peut plus non plus la produire volontairement. À mon avis, les phénomènes de mutisme hystériques doivent être étroitement rapprochés des cas de parole et d’écriture automatique dont ils ne sont que la contre-partie. Le malade n’a plus la libre disposition de la fonction du langage; dès qu’il fait attention, dès qu’il sent qu’il va parler, il ne peut plus dire un mot. Cependant, le langage existe encore, il se produit complètement dans des crises, dans des rêves du sommeil normal, dans des somnambulismes. Le langage existe en dehors de la conscience personnelle, il n’existe plus en même temps que cette conscience.

Quand nous avons étudié ensuite divers accidents portant sur les mouvements volontaires des membres, nous avons constaté que des petits systèmes de mouvements et quelquefois de grands systèmes riches et anciens, constituant de véritables fonctions, se développaient sans contrôle d’une manière exagérée et constituaient des tics et des chorées. Ce défaut de contrôle se manifestait aussi par des phénomènes négatifs étroitement associés avec les précédents, par des paralysies et des anesthésies qui semblaient jouer ici le même rôle que les amnésies du somnambulisme.

En arrivant aux fonctions sensorielles, nous avons vu les mêmes agitations sous forme de douleurs et d’hallucinations, accompagnées de certaines pertes de contrôle, qui constituaient des anesthésies variées portant sur les sens spéciaux, comme sur les sensibilités générales. À propos de ces anesthésies, nous avons remarqué, plus nettement qu’à propos des phénomènes précédents, la véritable nature de ces amnésies, de ces paralysies, en un mot, de ces disparitions de fonctions; la fonction est loin d’être détruite, elle continue d’exister et se développe même souvent d’une manière exagérée; elle n’est supprimée qu’à un point de vue très spécial, elle n’est plus à la disposition de la volonté ni de la conscience du sujet.

Quoique ce soit surprenant, nous avons constaté les mêmes faits même dans l’étude des fonctions viscérales. Les refus d’aliments, les vomissements, les dyspnées hystériques ne sont pas des maladies de l’estomac ou du poumon. Elles consistent dans un sorte d’émancipa-tion de la fonction cérébrale et psychologique relative à ces organes : il y a tantôt exagération indépendante de la fonction, tantôt plus souvent disparition de la conscience des besoins organiques et des actes qui s’y rattachent.

Enfin, dans nos dernière études, nous avons cherché dans le caractère même de ces malades, dans la manière d’être de leur esprit, des stigmates fondamentaux qui permettent de reconnaître et de comprendre la maladie. Nous sommes arrivés à mettre en évidence des stigmates propres à l’hystérie : la suggestivité, la distractivité et une certaine mobilité bizarre des phénomènes qui se remplacent facilement les uns les autres d’une manière en apparence équivalente.

C’est là un tableau clinique qui doit nous suffire en pratique : en nous souvenant de ces faits principaux, en leur comparant les cas complexes et moins nets que la pratique nous présente, nous arriverons déjà à apprécier assez justement la maladie hystérique, à éviter bien des préjugés et bien des erreurs qui sont encore aujourd’hui très communs. Malheureusement, l’esprit humain ne se contente pas à si bon marché, il aime les dangers et les querelles, et nous éprouvons le besoin de formuler sur la maladie hystérique des conceptions d’ensemble, des interprétations, des définitions qui sont bien plus exposées à la critique et à l’erreur. Il me semble que c’est un peu une mode médicale que de donner des définitions de l’hystérie : déjà dans le vieux livre de Brachet, en 1847, il y avait au début une cinquantaine de formules passées en revue. Laségue, il est vrai, déclara avec prudence qu’on ne définirait jamais l’hystérie et qu’il ne fallait pas essayer; depuis cet avertissement, tout le monde est tenté de faire ce qu’il avait déclaré impossible. Dans mes petits livres sur l’hystérie, 1893, j’ai discuté une dizaine de définitions récentes, et j’ai eu la sottise d’en présenter une autre. Naturellement, on a continué dans la même voie dangereuse, et, depuis cette époque, il y a bien une dizaine de définitions nouvelles de l’hystérie qui ont été proposées.

Il faut obéir à la mode en disant quelques mots de ces définitions, tout en ayant conscience de l’insuffisance actuelle de nos connaissances physiologiques sur les fonctions cérébrales et sur l’analyse psychologiques des malades, tout en sachant bien que le vague de la langue psychologique actuelle nous interdit d’attacher trop d’importance aux termes d’une définition provisoire, il faut essayer de tirer de ces études quelques idées générales qui nous servent à résumer notre conception de la maladie.


2. – L’impossibilité d’une conception générale anatomo-physiologique de l’hystérie.


On a cherché tout naturellement parmi les symptômes anatomiques et physiologiques un caractère net, admis par tous, qui pût être régulièrement retrouvé dans tous ces phénomènes hystériques et qui pût caractériser la maladie. Il me semble évident que, jusqu’à présent du moins, on ne l’a pas trouvé. On n’a pas pu constater dans les troubles précédents un phénomène analogue aux modifications des réflexes tendineux, aux atrophies, aux altérations de la tonicité musculaire qui caractérisent certaines autres maladies des centres nerveux. Ce n’est pas, à mon avis, que les divers phénomènes physiologiques soient absolument normaux chez les malades hystériques; j’ai eu soin de faire observer à plusieurs reprises leurs modifications fréquentes. Mais, ou bien ces modifications sont douteuses et contestées comme les troubles des réflexes et les modifications circulatoires, ou bien ces troubles sont communs à toutes sortes de maladies et n’ont rien de caractéristique.

Les études anatomiques et les études histologiques faites après l’autopsie ont été l’objet de beaucoup de recherches, elles ont été jusqu’à présent entièrement négatives. Sans doute une modification anatomique ou histologique observée régulièrement dans plusieurs autopsies d’hystériques et mise en parallèle avec les symptômes bien analysés pendant la vie serait absolument décisive et donnerait une grande netteté et une grande unité à la maladie; mais il faut reconnaître que rien de semblable n’a été présenté d’une manière sérieuse. Dans une critique que je faisait, il y a quelques années, d’un livre, d’ailleurs remarquable, celui de M. Bastian, sur les paralysies hystériques, je faisais remarquer avec étonnement que l’auteur parlait sans cesse d’interprétations anatomiques de l’hystérie mais qu’il ne donnait jamais dans son livre ni une figure anatomique, ni une relation d’autopsie.

C’est qu’en effet on a imaginé depuis quelque temps, à propos de l’hystérie seulement, une singulière manière de parler d’anatomie pathologique. Au lieu de décrire des préparations réelles, on se borne à présenter des descriptions purement imaginaires de certaines modifications que l’on suppose devoir être dans tel ou tel centre nerveux. Que penserait-on aujourd’hui d’un auteur qui aurait la prétention d’établir la localisation d’un centre nerveux très simple dans la moelle ou dans le bulbe et qui procéderait uniquement de cette manière? Je trouve bien singulière l’attitude de beaucoup de neurologistes qui sont très sévères sur les méthodes employées quand il s’agit de localiser simplement l’origine d’un nerf spinal et qui deviennent tout à fait indulgents quand il s’agit de localiser les phénomènes les moins connus et les plus complexes de la pensée. On a singulièrement abusé des localisations corticales pour expliquer les troubles psychologiques qu’on ne comprenait pas. Gall disait autrefois avec quelque naïveté : « Ces hommes sont des voleurs parce qu’ils n’ont pas la bosse de l’honnêteté ». Sommes-nous aujourd’hui beaucoup plus sérieux quand nous disons : « Le centre du langage est obnubilé, c’est pour cela que votre fille est muette »? Il ne faut pas oublier que de telles suppositions qui amusent les esprits superficiels n’ont rien à voir avec l’anatomie pathologique ni avec la physiologie et que, malgré les prétentions de leurs auteurs, de telles études ne sont anatomiques ou physiologiques que de nom. Ce sont en réalité des caractères psychologiques, plus ou moins mal compris d’ailleurs, que l’on traduit grossièrement dans un langage vaguement anatomique. Au lieu de dire modestement : « La fonction du langage semble être séparée de la personnalité normale du sujet, c’est tout ce que je constate », on dit fièrement : « Le centre du langage n’a plus de communication avec les centres les plus élevés de l’association »; au lieu de dire : « La synthèse mentale semble être diminuée », on dit : « Le centre le plus élevé de l’association est endormi », et le tour est joué. Un pareil langage ne doit jamais être pris au sérieux. S’il est vrai, ce qui est démontré, qu’une explication purement psychologique d’un trouble morbide soit une explication inférieure, plus humble, moins scientifique, il faut cependant se résigner à ne formuler que des explications psychologiques, si on n’en a pas d’autres; cela est toujours plus scientifique que de se payer de mots.

En résumé, il n’y a pas actuellement de caractère anatomo-physiologiques observé pendant la vie ou après la mort qui se retrouve dans tous les symptômes hystériques et qui n’existe que dans l’hystérie; que cela soit regrettable ou non il est absolument inutile de chercher à dissimuler cette ignorance.


3. – L’hystérie résumée par la suggestion.


« L’hystérie, disait déjà Charcot, est une maladie mentale »; mais cette expression qu’il aimait à répéter restait pour lui et pour ses contemporains une pure formule et en réalité on continuait à considérer cette maladie comme un syndrôme analogue à ceux que l’on observait dans les lésions des centres nerveux, on l’étudiait de la même manière sans prendre plus de précautions et on ne voulait pas se donner la peine de pénétrer dans les idées et dans les sentiments du malade. J’ai eu beaucoup de peine à me faire comprendre à cette époque, quand je voulais simplement expliquer que l’anesthésie hystérique était un symptôme moral analogie à la distraction et non pas un symptôme physique. Les longues études des psychologues n’ont pas été cependant tout à fait sans influence, car maintenant les temps sont bien changés. Personne n’ose plus parler de l’hystérie comme d’une maladie organique; les partisans les plus convaincus des anciennes théories, ceux-là mêmes qui expliquaient les transferts les plus fantastiques par l’action physique des aimants n’admettent plus que l’interprétation psychologique de tous les symptômes et se figurent même l’avoir inventée.

Mais si cette études psychologique de l’hystérie est aujourd’hui triomphante, il ne faut pas en conclure que l’on doive supprimer toute précision dans l’analyse des symptômes et dans le diagnostic, il ne faut pas en arriver à jeter pêle-mêle tous les faits observés dans le groupe des troubles psychologiques. Il ne faut pas que l’interprétation psychologique vienne supprimer ce qu’ont fait de bon et d’excellent tous nos ancêtres. Or, il y a eu une œuvre monumentale du siècle dernier, c’est l’œuvre clinique; avec une patience et une pénétration infinie tous ces grands cliniciens ont mis de l’ordre dans un véritable chaos, quand ils ont rangé les symptômes en groupes distincts les uns des autres. Sans doute toutes sortes de perfectionnements doivent s’ajouter à leur travail, mais il ne faut jamais le supprimer ni le méconnaître. Dire, sous prétexte de psychologie, qu’un somnambulisme est identique à un délire quelconque, qu’un vomissement hystérique est une simple toquade à confondre avec les manies du doute ou les mélancolies ou peut-être même avec les tics des idiots, c’est revenir deux cents ans en arrière et il vaudrait bien mieux supprimer l’inter-prétation psychologique et en rester à la description clinique. Par conséquent, en faisant de l’hystérie une affection psychologique, nous n’avons pas du tout l’intention, comme certains auteurs semblaient le croire, de la confondre avec une maladie mentale quelconque. Nous disons même que c’est aujourd’hui le trouble psychologique le mieux caractérisé et celui qu’il importe le plus de distinguer des autres. C’est une obligation qu’il ne faut jamais oublier quand on examine les théories psychologiques de l’hystérie.

La notion psychologique qui paraît la plus élémentaire et celle qui semble se dégager tout d’abord de tous les travaux déjà anciens, c’est la notion de l’importance de l’idée dans les accidents hystériques. Charcot étudiant les paralysies de ces malades avait montré que le trouble n’est pas produit par un véritable accident, mais par l’idée de cet accident; il n’est pas nécessaire que la roue de la voiture ait réellement passé sur la jambe du malade, il suffit qu’il ait l’idée que la roue a passée sur ses jambes. Cette remarque est facile à généraliser et j’ai montré dans beaucoup d’observations détaillées que l’hystérie était souvent une maladie déterminée par des idées fixes. Il y a de ces sortes d’idées fixes dans les somnambulismes et dans les fugues, idée d’un amour contrarié, idée de la mort de la mère, idée de visiter des pays tropicaux, etc.; il y a de même de ces idées dans les contractures systématiques, par exemple, quand une malade tient les pieds étendus parce qu’elle se croit sur la croix; il y a de ces idées dans les troubles viscéraux et nous avons étudié l’observation d’une malade qui est morte de faim parce qu’elle avait l’idée fixe des navets servis au réfectoire de la pension. Ces remarques ont été bien faites de tous côtés, on a constaté également que chez les hystériques les idées ont une plus grande importance et surtout une plus grande action corporelle que chez l’homme normal. Elles semblent pénétrer plus profondément dans l’organisme et y déterminer des modifications motrices et viscérales. C’est un point sur lequel insistaient encore dernièrement MM. Mathieu et Roux dans l’article qu’ils consacraient au vomissement hystérique. « Ce qui caractérise les hystériques, disaient-ils, c’est moins le fait qu’elle acceptent une idée quelconque, que l’action exercée par cette idée sur leur estomac ou sur leur intestin. » En troisième lieu, les études sur la suggestion dont M. Bernheim a si bien montré l’importance ont permis de déterminer expérimentalement, par l’action des idées, bien des phénomènes au moins analogues aux accidents hystériques. Il est résulté de toutes ces remarques que les conceptions de l’hystérie les plus communes ont mis en évidence le premier caractère de l’influence des idées sur le développement de la maladie. Moebius, Strumpell, Forel, répétaient comme Charcot : « On peut considérer comme hystériques toutes les modifications maladives du corps qui sont causées par des représentation. ».

M. Bernheim surtout a lutté pendant des années pour faire prévaloir la conception qu’il avait alors de l’hystérie, conception qui semblait très séduisante et très simple. « Tout phénomène hystérique, disait-il, n’est qu’un phénomène de suggestion déterminé par l’idée que le sujet a de son accident ou par les idées que le médecin lui met en tête à propos de son accident : l’hystérique réalise ses accidents comme elle les conçoit. »

Récemment M. Babinski s’est rattaché à l’enseignement ancien de M. Bernheim, mais il a essayé de renouveler la définition donnée autrefois par cet auteur en l’exprimant d’une manière un peu différente : « un phénomène est hystérique quand il peut être reproduit exactement par suggestion et guéri par persuation ». Examinons d’abord cette dernière formule avant de discuter l’idée fondamentale contenue dans les définitions précédente. Cette formule nouvelle peut-elle être considérée comme une définition indiquant la nature essentielle de l’hystérie et réalise-t-elle sur ce point un progrès sur les conceptions anciennes de Moebius, de Bernheim et de bien d’autres?

Je ne le pense pas : on ne peut guère caractériser une chose naturelle par les conditions de sa reproduction artificielle plus ou moins exacte. Une reproduction, une imitation, ou le plus souvent une simulation donnent-elles un phénomène exactement identique au fait naturel, ce serait souvent bien difficile à démontrer. Dans le cas actuel, je ne suis pas convaincu que les caractères psychologiques d’un accident reproduit par suggestion soient exactement les mêmes que ceux de l’accident primitif. La ressemblance extérieure plus ou moins grande n’a pas d’importance, quand il s’agit de troubles qu’on reconnaît être mentaux. Il se peut qu’il y ait dans les pensées et les sentiments du sujet, dans la durée des phénomènes psychologiques des différences très graves. Il faudrait commencer par une longue étude sur la comparaison des accidents hystériques naturels et de leurs reproductions chez tels ou tels sujets, ce qui n’a jamais été fait, et ce qui d’ailleurs n’apprendrait pas grand’chose sur les caractères essentiel de la maladie. En effet rien ne prouve que le phénomène approximativement reproduit de cette manière ne puisse pas être produit d’une autre et que cette autre production n’ait infiniment plus d’importance. Comme M. Claparède le disait plaisamment, on ne définit pas la mort en disant que c’est un phénomène fort exactement reproduit par la guillotine.

Une autre difficulté encore vient de ce fait que cette reproduction toute imparfaite qu’elle soit ne peut évidemment pas être obtenue sur tout le monde par simple affirmation : je n’arrive pas à paralyser mon bras quand je pense qu’il est paralysé. Cette reproduction ne peut avoir lieu que sur certains sujets déterminés, or ces sujets sont précisément des hystériques. La définition devient ainsi purement verbale : les phénomènes hystériques sont ceux que l’on peut déterminer chez les hystériques. Cela n’apprend pas beaucoup à ceux qui n’ont pas à leur disposition ces sujets types ou qui n’admettent pas la dénomination de ces sujets que l’on prend comme type ou tout simplement qui cherchent à savoir ce que c’est qu’une hystérique.

Cette formule n’a peut-être pas la prétention de nous instruire sur la nature de la maladie elle-même, n’a-t-elle pas simplement un intérêt pratique comme moyen de diagnostic et ne permet-elle pas de reconnaître à coup sûr sur un sujet donné, les phénomènes hystériques et ceux qui ne le sont pas? Sans doute on pourra dire qu’un accident qui cesse rapidement chez un malade sous l’influence de la persuation et que l’on peut ensuite reproduire sur le même sujet par suggestion est probablement un accident hystérique. Cela est à peu près exact, surtout si l’on donne une définition précise du mot suggestion. Mais c’est-là tout ce que l’on peut dire : il me paraît impossible d’en tirer une conclusion à propos des accidents de beaucoup les plus nombreux et les plus importants que ne satisfont pas à cette condition. Il est impossible de nier d’avance le caractère hystérique d’un accident parce que l’on ne peut pas le faire disparaître par persuation et le reproduire par suggestion chez le malade. Ces modifications artificielles ne sont réellement possibles que chez les sujets dressés ou du moins chez des sujets déjà en bonne voie de guérison et tout à fait sous l’influence de leur médecin. N’admettre comme hystériques que ces individus là , c’est retomber dans l’erreur de Charcot qui ne voulait pas reconnaître l’hypnotisme chez un individu ne présentant pas les trois états. Bien des malades, tout en étant capables de devenir suggestibles sous certaines conditions et vis-à-vis de certaines personnes ne peuvent pas du tout être suggestionnées par leur médecin, surtout quand il s’agit de leurs accidents pathologiques. Il y a malheureusement bien des hystériques qui restent longtemps sans être guéris, dont les accidents n’ont pas été enlevés par persuation et par conséquent n’ont pas été reproduits par suggestion. On ne pourra donc jamais leur appliquer le diagnostic d’hystérie. Bien des malades n’ont pas pu être suggestionnés par tel médecin et plus tard ont pu l’être par un autre. Faudra-t-il dire qu’ils ne sont pas hystériques pour le premier et qu’ils ne le sont que pour le second? C’est rendre le diagnostic de l’hystérie bien difficile que de le subordonner à la guérison et c’est surtout le rendre inutile, car c’est justement avant de les traiter qu’il faut reconnaître le caractère hystérique des accidents.

Il n’est pas nécessaire d’être aussi sévère et dans la pratique la constatation des caractères que nous avons indiqués à propos de chaque accident suffit parfaitement pour le diagnostic. Un trouble qui porte sur une fonction est probablement hystérique, probablement, car il n’y a rien de mathématique dans la clinique médicale, quand on ne constate pas en même temps des symptômes de la détériorisation de la fonction elle-même, quand il se montre, spontanément et non sous l’influence du médecin, variable dans les diverses conditions psychologiques du sujet et quand il disparaît au moment où la fonction s’exerce automatiquement en cessant d’être à la disposition de la conscience personnelle du sujet. Ces remarques suffisent pour que l’on essaye avec des chances de succès le traitement de l’hystérie et plus tard apparaîtront peut-être comme confirmation du diagnostic la modification par persuasion et la reproduction expérimentale par suggestion. Cette formule nouvelle proposée par M. Babinski, tout en ayant l’avantage de mettre en évidence comme les précédentes le caractère psychologique de la maladie, ne me paraît donc pas leur être bien supérieure ni au point de vue pratique, ni au point de vue théorique.

Mais il n’y a pas lieu d’insister sur une formule évidemment défectueuse, en réalité la pensée qui se trouve sous cette expression est fort claire, si on ne veut pas ergoter sur les termes. C’est l’ancienne conception de M. Bernheim : les phénomènes hystériques ont un grand caractère qui leur est commun à tous et qui n’existe que chez eux; c’est qu’ils sont le résultat de l’idée même que le sujet a de son accident, « l’hystérique réalise son accident comme elle le conçoit ». C’est cette conception qu’il faut maintenant considérer elle-même. Cette conception est vraiment intéressante et elle ne manque pas d’une certaine précision, car il n’y a guère de maladies organiques ni même de maladies mentales où les choses se passent ainsi. Personne ne soutiendra que dans un délire maniaque le malade soit agité parce qu’il pense à l’agitation : ce développement des accidents par un mécanisme toujours identique à celui de la suggestion serait quelque chose de propre à l’hystérie et pourrait évidemment servir à la définir.

Toute la question est de savoir si cela est vrai et si ce caractère se retrouve en fait dans tous les accidents cliniquement hystériques. L’illusion vient de ce que cette conception semble réellement s’appli-quer à quelques accidents. J’ai vu des jeunes filles émotionnées par la vue d’un accès épileptique, penser beaucoup à cet accès et à la suite présenter des attaques qui reproduisaient grossièrement le phénomène. Dans quelques cas que l’on répète, toujours les mêmes, le malade paralysé semble bien avoir eu l’idée de sa paralysie : « J’ai cru, dit-il, avoir la jambe écrasée, j’ai eu l’idée que ma jambe n’existait plus ». La paralysie consécutive avec anesthésie du membre semble la traduction même de son idée. Mais est-ce là une observation exceptionnelle, ou est-ce la règle? La coïncidence entre l’idée de l’accident et l’acci-dent lui-même est-elle constante? Si elle existe, est-il démontré que l’idée a toujours été antérieure et non postérieure à l’accident maladif? Même dans le cas où l’idée est antérieurs, l’analyse psychologique a-t-elle démontré le rôle effectif de l’idée dans la production de l’accident? Ce sont là des questions de psychologie pathologique très délicates que l’ont résout à mon avis d’une façon bien brutale.

Autrefois on expliquait tous les phénomènes hystériques par la simulation, parce qu’on avait surpris et plus ou moins bien compris quelques faits de simulation. Puis on a dit que tous ces accidents dépendaient de la mauvaise volonté du sujet, on lui disait : « Vous êtes paralysé, vous avez des crises de sommeil, c’est parce que vous le voulez bien ». Aujourd’hui on veut bien reconnaître à peu près qu’il ne simule pas toujours et qu’il n’est pas malade pour son bon plaisir, mais on lui dit qu’il est malade parce qu’il pense à être malade, parce qu’il s’est mis en tête d’être malade. En somme le pauvre hystérique continue à être dans son tort. On ajoute, il est vrai, que c’est aussi la faute de son médecin qui lui a donné des symptômes en l’examinant, ce qui fait que tout le monde est coupable le malade et le médecin : il n’y a que la maladie dont on ne parle pas. Tout cela, je l’avoue, me paraît d’une psychologie bien simpliste et bien enfantine.

Je crois, pour ma part, après avoir analysé minutieusement la pensée d’un millier de ces malades que les hystériques ont très rarement la notion précise de leur accident et surtout qu’elles l’ont très rarement avant l’accident lui-même. Je suis convaincu que le plus souvent l’accident se développe à la suite d’un trouble émotionnel, suivant des lois qui lui sont propres et que le sujets ignore complètement. On peut le démontrer de bien des manières : comme l’avait déjà observé Lasègue, beaucoup de symptômes hystériques se développent chez les malades à l’insu du malade et à l’insu de leur médecin. Beaucoup plus souvent qu’on ne le croit, on a l’occasion d’examiner des sujets qui n’ont absolument jamais été examinés à ce point de vue et qui sont porteurs de symptômes qu’ils ignoraient, dont ils n’avaient pas la moindre idée. On constate ainsi des anesthésies cutanées, des altérations des sens spéciaux, des amauroses unilatérales, des anorexies, je dirai même, quoique cela paraisse surprenant, des parésies hystériques parfaitement nettes et dont personne ne se doutait : tous les médecins ont observé des faits de ce genre. Il y a même des symptômes hystériques qui ne sont pas classiques, que la plupart des médecins ignorent, les amnésies systématiques, les phénomènes de subconscience, la distractivité, etc.., dont nous constatons le développement dans l’histoire du malade sans que personne ait pu avoir l’idée d’en parler auparavant. D’ailleurs, l’histoire de la médecine nous apprend qu’il en était ainsi autrefois, quand les anciens observateurs constataient des faits nouveaux pour eux qui sont devenus classiques depuis leur époque.

Même, quand il s’agit d’accidents où l’idée du sujet joue un rôle évident, comme dans les idées fixes à forme somnambulique par exemple, c’est observer les choses bien grossièrement que de limiter l’accident à la simple expression, à la réalisation de l’idée du sujet. Le malade a dans l’esprit, je le veux bien, l’idée fixe de certaine scène de sa vie, mais, à moins de jouer sur les mots, il est évident qu’il n’a pas l’idée fixe de la manière dont ces scènes se reproduisent, de l’anesthésie spéciale, de l’amnésie particulière qui accompagnent et caractérisent les somnambulismes divers, de cette dissociation même descendant jusqu’à un certain niveau et pas au delà, de tous les caractères de sa maladie, en un mot. Un malade est poursuivi par le souvenir que sa femme l’a quitté et l’a volé, cette émotion s’accompagne chez lui d’un mutisme tout particulier et d’une modification des perceptions auditives; il est bien certain qu’il n’avait pas l’idée fixe de ces détails. Un sujet se blesse à la main droite, il a ensuite une hémiplégie droite, mais en même temps il a du mutisme : connaissait-il donc l’association si fréquente, même dans l’hystérie, des troubles de la paroles et des troubles respiratoires avec l’hémiplégie droite? Comment se fait-il qu’après des traumatismes oculaires ou simplement des émotions portant sur les yeux, il y ait des paralysies distinctes de la vision binoculaire ou de la vision monoculaire avec leurs lois si singulières, des troubles curieux de l’accommodation, des rétrécissements du champ visuel, et même des hémianopsies, car il s’en rencontre? Tous ces phénomènes et bien d’autres auront donc toujours été enseignés au malade par le médecin qui l’a examiné avant nous. Cette supposition est enfantine et, dans bien des cas, tout à fait impossible. Ce qui est vrai, c’est que presque toujours les symptômes maladifs dépassent de beaucoup les idées que le sujets peut avoir, quelle que soit l’origine qu’on leur suppose.

Cet argument se rattache à un ordre de réflexions dont l’impor-tance est encore assez faible, mais qui prendra de plus en plus de valeur avec les progrès de la psychologie pathologique. Les accidents névropathiques, les accidents hystériques en particulier ne sont pas du tout, comme on le croit naïvement, livrés au hasard des idées, des inspirations du sujet ou des bavardages de son médecin. Ils ont, comme le pensait Charcot, un déterminisme très rigoureux, ils sont soumis aux mêmes conditions dans tous les temps et dans tous les pays; ils sont déterminés par des lois physiologiques et psychologiques que les sujets ignorent et que nous ignorons aussi. Nous découvrons péniblement avec beaucoup de tâtonnements et d’erreurs quelques-unes de ces lois qui s’appliquent depuis des siècles, à l’insu de tout le monde, des malades et de leurs médecins.

Enfin, je signale rapidement une dernière difficulté que l’on rencontre quand on essaye de résumer toute l’hystérie par la suggestion, c’est que tout dépend du sens que l’on donne au mot suggestion. Si on l’entend d’une manière vague, comme le faisait d’ailleurs M. Bernheim, si on en fait un phénomène psychologique quelconque ou même un phénomène psychologique fâcheux pénétrant dans l’esprit d’une manière quelconque, on n’apprend pas grand’chose en disant que l’hystérie est entièrement constituée par des phénomène de suggestion; on répète seulement que c’est une maladie mentale dans laquelle des phénomènes psychologiques quelconques jouent un rôle quelconque. Se décide-t-on à donner au suggestion une signification précise, admet-on que chez certains malades les idées ne se comportent pas comme chez tout le monde, qu’elles agissent d’une manière spéciale sur l’esprit et sur l’organisme. C’est alors cette action spéciale qui est le point essentiel, c’est elle qui constitue l’hystérie et vous n’avez pas le droit de faire une définition dans laquelle vous sous-entendez l’essentiel. Commencez par définir ce que vous appelez suggestion et après, vous direz, si vous le voulez et si c’est vrai, que l’hystérie est une maladie par suggestion. Mais pour définir la suggestion, vous allez être obligés d’introduire dans votre définition certaines notion nouvelles qui sont précisément celles que je réclamais.

En un mot, ce résumé général de l’hystérie par le mot « sugges-tion » est plus spéciaux que scientifique. Si on cherche à serrer cette conception d’un peu près, on n’y trouve que des idées fort vagues, des accusations banales contre les malades ou les médecins, analogues aux anciennes accusations de simulation, la négation de tous les faits spontanés de l’hystérie qui sont innombrables et surtout la négation de tout déterminisme précis de ces névroses. L’introduction de la psychologie dans ce domaine n’aurait ainsi d’autre résultat que de supprimer toute la clinique et toute la science de ces maladies.


4. – Le rétrécissement du champ de la conscience.


Il est malheureusement bien difficile de remplacer aujourd’hui cette conception vague et fausse par d’autres plus précises parce que les phénomènes psychologiques morbides sont connus avec bien peu de précision et parce que notre langage est très insuffisant pour les exprimer. Il est probable que bientôt l’analyse physiologique et psychologique découvrira bien des caractères communs à tous les symptômes hystériques, et enlèvera toute importance à ceux que j’ai relevés moi-même. En attendant, certains caractères que j’ai signalés il y a vingt ans et qui n’ont guère été discutés, me paraissaient encore avoir conservé quelque intérêt.

Au lieu de généraliser à tort et à travers le phénomène de la suggestion sans le comprendre, constatons-le quand il existe et voyons de quoi il dépend. Il y a là, comme on l’a vu, un développement excessif des éléments contenus dans une idée, et ce développement semble se faire sans effort volontaire de la part du sujet, sans qu’il y ajoute, comme nous serions obligés de le faire nous-mêmes, tout l’effort de la personnalité. Comment cela est-il possible? Il me semble malheureusement qu’on a guère dépassé l’ancienne explication que je proposait en 1889. Il est facile de remarquer qu’au moment où le sujet s’aban-donne à une suggestion, il a tout oublié, et ne peut rappeler dans sa pensée aucun souvenir, aucune tendance opposée à l’idée suggérée. Sans doute cet arrêt dépend d’un trouble émotionnel, mais ce trouble émotionnel se manifeste d’une façon toute spéciale par la suppression de tous les phénomènes psychologiques qui d’ordinaire s’opposent au développement de l’idée suggérée. Toutes sortes d’observations et d’expériences démontrent que la suggestion dépend de cette suppression, et que si on rétablit les phénomènes antagonistes, la suggestion ne se développe pas. C’est parce qu’il n’y a pas de réaction mutuelle entre diverses idées, diverses tendances simultanées, que chaque système peut se développer démesurément et que nous observons le phénomène de la suggestion.

Si nous étudions le deuxième stigmate qui a été décrit, cette singulière distractivité que nous n’avons pas pu désigner autrement, cet état bizarre dans lequel les malades oublient immédiatement les perceptions, les souvenirs qui ne sont pas immédiatement en rapport avec leur pensée actuelle, nous nous trouvons en présence d’un phénomène analogue au précédent. Ce second fait n’est en réalité qu’un autre aspect du premier : nous avons vu que chaque idée existait dans l’esprit d’une manière très isolée, nous voyons maintenant que toutes les autres idées voisines de la première sont en effet supprimées. On dirait, disions-nous, une pensée où manque la pénombre, qui est réduite à l’idée claire, centrale, sans aucun cortège d’images incomplètes environnantes. Le troisième stigmate, l’alternance perpétuelle, le remplacement d’un accident par un autre est encore un fait du même genre, la pensée passe successivement sans transitions d’un fait à un autre.

J’ai essayé autrefois de résumer ces caractères psychologiques d’une façon aussi simple que possible par la conception du rétrécissement du champ de la conscience. La vie psychologique n’est pas uniquement constituée par une succession de phénomènes venant à la suite les uns des autres et formant une longue chaîne qui se prolonge dans un seul sens. Chacun de ces états successifs est en réalité complexe, il renferme une multitude de faits plus élémentaires et ne doit son unité apparente qu’à la synthèse, à la systématisation de tous ces éléments dans une seule conscience personnelle. J’ai proposé d’appeler « champ de la conscience le nombre le plus grand de phénomènes simples ou relativement simples qui peuvent être réunis à chaque moment, qui peuvent être simultanément rattachés à notre personnalité dans une même perception personnelle »[1]. Ce champ de conscience ainsi entendu est fort variable suivant les divers individus et suivant les diverses circonstance de la vie. On peut décrire sous le nom du rétrécissement du champ de la conscience une certaine faiblesse morale consistant dans la réduction du nombre des phénomènes psychologiques qui peuvent être simultanément réunis dans une même conscience personnelle.

Ce caractère psychologique ainsi entendu, ce rétrécissement du champ de la conscience se retrouve dans tous les stigmates dont nous venons de parler. Il n’est que le résumé de la suggestivité et de la distractivité. On pourrait facilement montrer qu’il se retrouve toujours dans ce qu’on appelle vaguement le caractère des hystériques. Leurs enthousiasmes passagers, leurs désespoirs exagérés et si vite consolés, leurs convictions irraisonnées, leurs impulsions, leurs caprices, en un mot ce caractère excessif et instable, nous semblent dépendre de ce fait fondamental qu’elles se donnent toujours tout entières à l’idée présente sans aucune de ces nuances, de ces réserves, de ces restrictions mentales, qui donnent à la pensée sa modération, son équilibre et ses transitions.

Mais je crois que l’on peut aller beaucoup plus loin et que l’on peut retrouver ce trouble de la personnalité, cette étroitesse de la conscience personnelle comme un caractère essentiel de la plupart de leurs accidents. C’est là ce qui fait le développement de l’idée fixe somnambulique, c’est là ce qui détermine l’aspect de la somnambule qui a les yeux ouverts et qui ne voit pas, ou plutôt qui voit certains objets en rapport avec son idée et non les autres. C’est là ce qui détermine, par des lois que je ne puis étudier ici, l’amnésie consécutive aux idées fixes de forme somnambulique. On retrouve ce même caractère dans le bavardage exagéré qui se développe isolément sans être arrêté par aucune autre fonction. On le retrouve aussi dans le mutisme de l’hystérique incapable de ramener dans sa conscience personnelle la fonction du langage émancipée. C’est un caractère commun des agitations motrices, des phénomènes subconscients, des paralysies et des anesthésies. L’anesthésie[2] se comporte comme une distraction bizarre, elle est variable, mobile, elle disparaît souvent quand on peut provoquer un effort d’attention du sujet; elle n’est ni profonde, ni complète, car elle laisse subsister des sensations élémentaires sous forme de phénomènes subconscients faciles à constater dans bien des cas. On peut produire par la distraction elle-même des insensibilités qui ont tous les caractères des anesthésies hystériques. Quand la répartition de l’anesthésie se modifie, on constate des alternances, des équivalences dans les sensations disparues. « La sensibilité disait autrefois Cabanis[3], semble se comporter à la manière d’un fluide dont la quantité totale est déterminée, et qui, toutes les fois qu’il se jette en plus grande abondance dans l’un de ses canaux, diminue proportionnellement dans tous les autres .» Il faudrait revenir sur beaucoup d’anciennes études pour montrer que ce caractère joue un grand rôle dans les attaques, les dédoublements de la personnalité, les écritures automatiques, et sans une foule d’autres phénomènes. « Les choses se passent comme si le système des phénomènes psychologiques qui forment la perception personnelle était chez ces individus désagrégé et donnait naissance à plusieurs groupes simultanés ou successifs, le plus souvent incomplets, se ravissant les uns aux autres les sensations, les images et par conséquent les mouvements qui doivent être réunis normalement dans une même conscience et un même pouvoir »[4].

Je ne crois pas que ce caractère se retrouve dans les autres maladies mentales où l’on ne voit ni ce genre de suggestion, ni cet isolement des idées, ni cette distractivité, ni cette forme de dédoublement de la personnalité. Il ne faut pas confondre le sentiment du dédoublement, le sentiment de l’automatisme qui peuvent exister chez les psychasténiques et chez beaucoup d’autres avec le dédoublement réel et l’automatisme véritable dans lequel les états psychologiques sont séparés par l’amnésie et par l’inconscience. Le rétrécissement du champ de la conscience ainsi entendu est quelque chose d’assez spécial qui se retrouve dans la plupart des phénomènes hystériques les plus nets et uniquement dans cette maladie, il doit former l’un des caractères généraux de l’état mental hystérique.


5. – La dissociation des fonctions dans l’hystérie.


Pour comprendre l’hystérie, il faut insister également sur un autre caractère dont les anciennes études médicales se préoccupait beaucoup et que l’on semble trop oublier aujourd’hui. Ce caractère est d’ailleurs analogue au précédent, il en est une conséquence ou un aspect particulier.

La conscience étroite du somnambule renferme peu de phénomènes, mais ce sont des phénomènes bien choisis qui ont une unité, qui font tous partie d’un même système, d’une même idée. D’autre part elle refuse d’accepter d’autres phénomènes, d’autres perceptions, c’est que celles-ci font partie d’un autre système, d’une autre idée. La séparation des phénomènes psychologiques ne se fait pas au hasard, elle se fait aux limites qui existent entre divers systèmes psychologiques : il y a, en un mot, une véritable dissociation des idées.

Si nous considérons ce qui se passe pour le langage nous voyons que les faits sont analogues. Le langage ou certain langage fait tout entier partie de la conscience ou bien il est tout entier en dehors : il se passe ici pour la fonction quelque chose d’analogue à ce qui avait lieu pour les idées : c’est une dissociation des fonctions. Après tout, qu’est-ce qu’une fonction si ce n’est un système d’image associées les unes avec les autres exactement comme une idée? Le système est plus considérable, il est surtout plus ancien, mais c’est quelque chose de semblable : une idée est une fonction qui commence, une fonction est une idée de nos ancêtres qui a vieilli. Le même trouble peut s’appli-quer aux deux phénomènes et le mutisme hystérique nous présente la même dissociation qu’une amnésie. Les mêmes remarques peuvent s’appliquer à tous les accidents. Le vrai caractère de toutes les paralysies hystériques, c’est d’être accompagnées ou suivies de l’agitation indépendante de la même fonction, c’est l’acte subconscient qui caractérise la paralysie hystérique. L’essentiel est ici une dissociation soit d’une petite fonction récente dans les paralysies systématiques, soit d’une grande fonction très ancienne dans les paraplégies et les hémiplégies.

Rien ne nous montre mieux cette dissociation des fonctions que l’étude des troubles de la vision. La maladie semble ici disséquer la vision et séparer chacune de ses fonctions élémentaires mieux que ne pouvait le faire l’analyse psychologique. C’est là un caractère des troubles hystériques de la vision qui avait été très bien reconnu autrefois par M. Parinaud et que l’on est trop disposé à méconnaître aujourd’hui. En un mot, on pourrait noter des faits semblables à peu près dans tous les accidents de la névrose.

Pour bien comprendre cette notion de la dissociation des fonctions dans l’hystérie, il est indispensable d’avoir présentes à l’esprit quelques remarques psychologiques. De même que la synthèse et l’association sont les grands caractères de toutes les opérations psychologiques normales, de même la dissociation est le caractère essentiel de toutes les maladies de l’esprit. La dissociation existe partout et on peut dire que dans les états démentiels on se trouve en présence d’un poussière d’idées, d’habitudes, d’instincts, à la place des constructions complètes tombées en ruine. Dire que la dissociation des fonctions existe dans l’hystérie, c’est simplement répéter une fois de plus que cette névrose rentre dans le grand groupe des maladies de l’esprit.

Pour préciser cette interprétation il est essentiel de se rendre compte du degré de profondeur auquel descend la dissociation des complexus mentaux, de même que dans les études de la chimie on fait connaître la nature d’une substance obtenue par une opération d’analyse quand on indique à quel degré de dissociation sont parvenues les substances complexes que l’on décomposait. À ce point de vue un fait me paraît essentiel dans l’hystérie, c’est que, malgré la dissociation, la fonction elle-même est restée à peu près intacte. Sans doute on rencontre à ce propos certaines difficultés : dans certains cas nous avons cru observer qu’une certaine dégradation accompagnait la dissociation des fonctions et nous étions disposés à expliquer par cette modification des fonctions dissociées certains caractères des contractures ou des troubles de la circulation. Mais ces phénomènes sont rares et encore discutables, d’ailleurs les altérations ne portaient que sur les parties les plus élevées, les plus perfectionnées de la fonction. D’une manière générale nos anciennes études sur les phénomènes subconscients montrent presque toujours que la fonction séparée de la conscience personnelle subsiste encore à peu près intacte. Le souvenir persiste malgré l’amnésie apparente, de même que la parole et la marche se manifestent en rêve ou en somnambulisme malgré le mutisme et la paraplégie de l’état de veille. Cette conservation des fonctions à l’état dissocié me paraît propre à l’hystérie, elle ne se retrouve pas dans les autres maladies de l’esprit. Dans celle-ci le plus souvent les souvenirs, les actions coordonnées, les habitudes se dissocient davantage, se séparent en éléments plus petits et n’existent plus en temps que fonctions complètes.

Sur quoi donc porte essentiellement la dissociation hystérique, puisque le système qui constitue la fonction n’est pas décomposé? Elle porte uniquement sur la réunion de ces fonctions en un faisceau, sur leur synthèse qui a pour effet la constitution de la personnalité. L’hystérie est avant tout une maladie de la personnalité qui détermine la décomposition des idées et des fonctions dont la réunion constitue la conscience personnelle. C’est d’ailleurs une idée à laquelle étaient parvenus à la suite de mes travaux un très grand nombre d’auteurs quand ils disaient comme MM. Breuer et Freud : « La disposition à la dissociation de la conscience et en même temps à la formation d’état de conscience hypnoïdes constitue le phénomène fondamental de la névrose ». M. Morton Prince, en étudiant un cas remarquable de dédoublement de la personnalité, montrait aussi que les somnambulismes, les médiumnités, les doubles existences sont le terme vers lequel se dirige toujours l’hystérie et que les caractères essentiels de ces phénomènes se retrouvent toujours en germe dans tous les accidents de cette maladie.

Ces notions du rétrécissement du champ de la conscience et de la dissociation de la conscience personnelle sont parallèles. On peut les considérer comme deux aspects l’une de l’autre et on peut suivant les cas considérer l’une ou l’autre comme plus importante. Tantôt, c’est parce que la conscience personnelle est mal constituée qu’elle reste étroite et que toutes les fonctions ne peuvent plus en faire partie simultanément. Tantôt, ce sera la transformation, l’isolement de certaines fonctions devenues plus difficiles par suite de certaines circonstances qui contribueront encore au rétrécissement de la conscience. Ce sont là des études délicates à faire sur chaque cas particulier. L’essentiel c’est que nous connaissons deux caractères psychologiques qui n’existent guère dans les autres maladies de l’esprit et que l’on retrouve à peu près constamment dans tous les phénomènes que la clinique avait réunis sous le nom d’hystérie. L’hystérie devient alors une forme de dépression mentale caractérisée par le rétrécissement du champ de la conscience personnelle et par la tendance à la dissociation et à l’émancipation des systèmes d’idées et des fonctions qui par leur synthèse constituent la personnalité.

  1. Autonomie psychologique, 1889, p. 194.
  2. État mental des hystériques, 1893, I, p. 35.
  3. CABANIS, Histoire des Sensations dans l’étude des rapports physiques et du moral, oeuv. compl., 1831, III, p. 153.
  4. Automatisme psychologique, 1889, p. 364.