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Les Nibelungen/14

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 124-133).

XIV. COMMENT LES DEUX REINES SE QUERELLÈRENT

Un jour avant la vesprée, les guerriers menaient grand bruit dans la cour du palais. Pour se divertir, ils se livraient à des jeux chevaleresques. Afin de les voir, hommes et femmes étaient accourus en foule.

Elles étaient assises l’une près de l’autre, les deux puissantes reines, et elles pensaient aux deux héros si dignes d’admiration. La belle Kriemhilt parla : — « J’ai un époux, à la main duquel toutes les terres de ce royaume devraient être soumises. »

Dame Brunhilt répondit : — « Comment cela pourrait-il être ? Si nul ne survivait que lui et toi, il est vrai, ce pays pourrait en ce cas lui être soumis. Mais tant que vivra Gunther, il ne peut en être ainsi. »

Kriemhilt reprit alors : — « Le vois-tu bien là-bas, comme il s’avance majestueusement devant les autres guerriers, pareil à la lune brillante parmi les étoiles. Certes, j’ai bien sujet de porter haut mon orgueil. »

Dame Brunhilt dit à son tour : — « Quelque gracieux, quelque loyal et quelque beau que soit ton mari, tu dois mettre avant lui Gunther le héros, ton noble frère. Celui-là, tu ne peux l’ignorer, doit précéder tous les rois sans conteste. »

Kriemhilt prit la parole : — « Mon époux est si digne d’affection que je ne l’ai point loué sans motif. En maintes choses sa gloire est grande, ne le crois-tu pas, Brunhilt ? Il est au moins l’égal de Gunther. »

— « Il ne faut point si mal me comprendre, Kriemhilt, car je ne t’ai point tenu ce discours sans de bonnes raisons. Je le leur ai entendu dire à tous deux, le jour où je vis le roi pour la première fois, où sa volonté de m’avoir pour femme s’accomplit

« Et où il conquit mon amour d’une façon si chevaleresque. Ce jour-là Siegfrid avoua qu’il était l’homme-lige de Gunther. C’est pourquoi je l’ai considéré comme mon vassal depuis que je le leur ai entendu dire. » — La belle Kriemhilt reprit : « En ce cas, mal m’en serait advenu.

« Comment mes nobles frères auraient-ils consenti à me voir ainsi la femme d’un vassal ? Je t’en prie très amicalement, Brunhilt, cesse ces propos de bonne grâce et par affection pour moi. »

— « Certes, je ne les cesserai point, répondit la femme du roi. Comment abandonnerais-je le service personnel de tant de chevaliers qui nous sont soumis avec Siegfrid, par les liens du vasselage ? » Kriemhilt la très belle commença de s’irriter fortement :

— « Tu dois pourtant y renoncer, car jamais il ne sera en ton service. Il est plus haut placé que Gunther mon frère, le très noble homme. Tu cesseras de tenir ces discours que j’ai entendus de ta bouche.

« Et aussi il me parait étonnant, s’il est ton homme-lige et que tu aies sur nous deux une telle puissance, qu’il t’ait si longtemps privée du tribut de ses services. J’en ai assez de ton outrecuidance, et non sans motif. »

— « Tu t’élèves trop haut, répondit la femme du roi ; maintenant je voudrais voir si on rendra à ta personne autant d’honneur qu’à la mienne. » La colère s’était emparée de l’âme de ces deux femmes.

Ainsi parla alors dame Kriemhilt : — « Eh bien ! nous verrons. Puisque tu as osé soutenir que mon mari est un homme-lige, les fidèles des deux princes devront décider aujourd’hui si, à la porte de l’église, j’ai passé devant la femme du roi.

« Il faudra que tu voies en ce jour que je suis de noblesse libre et que mon mari est plus considéré que le tien. Je ne veux plus être outragée à ce sujet. Tu comprendras, encore aujourd’hui, que ta vassale

« Marche, à la cour, devant tous les guerriers du pays burgonde. Je prétends être de plus haute dignité, que nulle reine qui jamais ait porté la couronne, à la connaissance des hommes. » Une haine terrible s’éleva entre ces deux femmes.

Mais Brunhilt répondit : — « Si tu ne veux pas être ma vassale, tu dois alors te séparer de ma suite, toi et tes femmes, quand nous irons à la cathédrale. » — « Par ma foi, il en sera fait ainsi, dit Kriemhilt. »

— « Allons, mes filles, habillez-vous, dit l’épouse de Siegfrid, il faut que ma dignité en sorte aujourd’hui sans déshonneur : il faut faire voir que vous avez de riches vêtements. Puisse-t-elle désirer démentir ce qu’elle m’a soutenu en ce jour. »

Il était facile de leur faire agréer ce conseil : elles cherchèrent leurs riches habits. Femmes et jeunes filles étaient magnifiquement vêtues. Elle s’avança avec sa suite, la noble femme du prince. Le beau corps de Kriemhilt était aussi splendidement orné.

Elle était accompagnée de quarante-trois jeunes filles qu’elle avait amenées aux bords du Rhin, et qui portaient de brillantes étoffes tissées en Arabie. Ainsi ces dames allèrent à l’église en grand apparat. Les hommes de Siegfrid les attendaient devant le palais.

Les gens s’étonnèrent de ce qui se passait. On voyait les reines, séparées, ne plus marcher côte à côte comme de coutume. Il en advint depuis lors malheur et souci à plus d’un guerrier.

La femme de Gunther se tenait devant la cathédrale. Les yeux de maint chevalier prenaient plaisir à considérer les gracieuses dames. Mais voici venir Kriemhilt la très belle avec sa troupe superbe.

Tout ce que jamais noble fille de chevalier porta en fait de vêtements, tout cela n’était qu’un souffle comparé à ceux de sa suite. Elle-même avait tant de richesses sur elle, que trente femmes de roi n’auraient pu montrer ce qu’elle étalait sur sa seule personne.

Quand il l’aurait voulu, nul n’eût osé dire qu’on avait jamais vu porter des costumes aussi riches que ceux que portaient en ce moment ses compagnes si bien mises. Si ce n’eût été pour mortifier Brunhilt, Kriemhilt n’y eût point attaché d’importance.

Elles arrivèrent ensemble devant la vaste église. La dame du logis agit ainsi par grande haine : elle ordonna rudement à Kriemhilt de s’arrêter. « Jamais la femme d’un vassal ne doit marcher devant la femme d’un roi. »

Alors la belle Kriemhilt parla ; elle était animée de fureur : — « Si tu avais pu te taire encore, cela eût mieux valu pour toi. Tu as déshonoré ton beau corps. Comment la concubine d’un homme pourrait-elle jamais devenir la femme d’un roi ? »

— « Qui donc ici appelles-tu concubine ? » s’écria l’épouse de Gunther. — « C’est toi que je nomme ainsi, dit Kriemhilt. Mon mari bien-aimé, Siegfrid, a le premier possédé ton beau corps. Oui, ce n’est pas mon frère qui t’a eue vierge.

« Où donc étaient tes esprits ? C’était par un coupable caprice que tu le laissais aimer par celui qui était ton vassal. C’est donc sans raison, ajouta Kriemhilt, que tu voudrais te plaindre de mes paroles. » — « Par ma foi, répondit Brunhilt, je dirai tout ceci à Gunther. »

— « Eh ! que m’importe ! Ton orgueil t’a trompée. Tu m’as, en tes discours, soumise à ton service ; sache-le bien, tu peux m’en croire, ce sera pour moi une blessure éternelle. Je ne serai plus disposée à t’accorder mon affection et ma confiance. »

Brunhilt se prit à pleurer. Kriemhilt passa outre. Elle entra dans la cathédrale avant la femme du roi, avec toute sa suite. La haine en devint plus grande. Plus d’un œil joyeux versa des larmes amères à ce sujet.

Quoique l’on servit Dieu et qu’on chantât là en son honneur, le temps parut à Brunhilt d’une longueur excessive. Car son corps était abattu et son âme était sombre. Maint guerrier bon et valeureux devait en être la victime.

Brunhilt et ses femmes allèrent se placer devant l’église. Elle pensait : « Kriemhilt doit me faire savoir pourquoi elle m’a ainsi outragée, tout haut, cette femme aux paroles hardies. S’il s’en est vanté, vraiment il lui en coûtera la vie. »

Voici venir Kriemhilt avec maint homme courageux. La fière Brunhilt lui dit : — « Tu vas t’arrêter ici. Tu m’as appelée concubine ; tu dois le démontrer. Tes paroles, tu ne l’ignores pas, m’ont blessée profondément. »

Dame Kriemhilt répondit : — « Tu peux me laisser passer ; car je prouve mon dire par cet anneau d’or que je porte à mon doigt. Siegfrid me l’apporta après la nuit qu’il passa avec toi. » Jamais Brunhilt n’avait eu une journée aussi funeste.

Elle reprit : — « Ce noble anneau d’or m’a été volé. Il y a longtemps qu’on me l’a dérobé méchamment. J’apprends à la fin qui me l’a enlevé. » Ces femmes étaient toutes deux animées d’une terrible colère.

Kriemhilt parla à son tour : — « Je ne veux point passer pour voleuse. Si ton honneur t’est cher, tu aurais mieux fait de garder le silence. Je prouve par cette ceinture, qui entoure ma taille, que je ne mens point. Oui, Siegfrid a été ton amant. »

Elle portait le cordon de soie de Ninive, orné de nobles pierreries ; il était vraiment magnifique. Quand Brunhilt le vit, elle commença de pleurer. Il fallait que Gunther l’apprit et tous ses hommes aussi.

La reine parla ainsi : — « Appelez le souverain du Rhin. Je veux lui faire entendre comment sa sœur m’a outragée. Elle a dit ici en public que j’ai été la femme de Siegfrid. »

Le roi vint avec ses guerriers. Il vit là sa bien-aimée pleurant ; il lui parla avec douceur : — « Dis-moi, femme chérie, qui donc t’a offensée ? » — Elle répondit au roi : — « Ah ! j’ai lieu d’être bien affligée !

« Ta sœur veut me déshonorer sans merci ; je t’en fais ma plainte. Elle prétend que Siegfrid, son mari, m’a eue pour concubine. » Le roi Gunther répondit : — « Elle a eu tort. »

— « Elle porte ici ma ceinture que j’avais perdue et mon anneau d’or vermeil. Je regrette amèrement d’être née. Si tu ne m’affranchis pas de cette grande honte, je ne t’aimerai plus jamais. »

Le roi Gunther parla : — « Qu’on appelle Siegfrid. Qu’il nous fasse savoir si réellement il s’en est vanté, ou bien que le héros du Nîderlant démente le fait. » L’intrépide Siegfrid fut appelé en hâte.

Quand le seigneur les vit si émus (il en ignorait la cause), il s’écria aussitôt : — « Pourquoi ces femmes pleurent-elles, je désirerais le savoir ? Et pour quel motif m’a-t-on appelé ici ? »

Le roi Gunther prit la parole : — « Je suis vivement affligé. Ma femme Brunhilt vient de m’apprendre la nouvelle que tu t’es vanté d’avoir été son premier amant. Ainsi du moins le soutient Kriemhilt, ta femme. Guerrier, as-tu fait cela ? »

— « Non, je ne l’ai point fait, répondit Siegfrid, et si elle l’a dit, je l’en ferai repentir. Je veux te prouver par mon serment suprême, devant tous les hommes, que jamais je n’ai rien avancé de pareil. »

Le roi du Rhin reprit : — « Fais-le nous connaître de cette façon. Si tu prêtes ici le serment que tu m’offres, je te décharge du soupçon de toute fausseté. » On vit alors les Burgondes se former en cercle.

Siegfrid, le très hardi, leva la main pour le serment. L’opulent roi reprit la parole : — « Ta parfaite innocence m’est complètement démontrée. Je suis convaincu que tu n’as point dit ce qu’a prétendu ma sœur. »

— « Elle payera cher d’avoir ainsi contristé ta femme si belle, répondit Siegfrid. Certes, cela m’afflige au delà de toute mesure. » Les deux guerriers braves et magnanimes se regardaient l’un l’autre.

— « On devrait bien apprendre aux femmes à laisser là toutes ces paroles insolentes, ajouta Siegfrid, la bonne épée. Interdis-les à ta femme, j’en ferai autant à la mienne. Une pareille outrecuidance me remplit vraiment de confusion. »

On sépara, et non sans cause, maintes belles dames. Brunhilt était si profondément affligée que les fidèles de Gunther en eurent pitié. Voici venir vers sa suzeraine Hagene de Troneje.

Il lui demanda comment elle était, car il la trouva pleurant. Elle lui raconta tout : aussitôt il promit que l’époux de Kriemhilt en porterait la peine, ou que lui, Hagene ne se livrerait plus jamais à la joie.

Pendant ce discours arrivèrent Ortwîn et Gêrnôt, et ces héros conseillèrent la mort de Siegfrid. Survint aussi Gîselher, le fils de la belle Uote. Quand il entendit leur propos, il leur parla avec loyauté :

— « Ô vous, excellents guerriers, pourquoi feriez-vous cela ? Certes Siegfrid ne mérite point une telle haine, qu’il faille ainsi lui enlever la vie. Un rien excite la colère des femmes ? »

— « Est-ce que nous élèverons des bâtards, répliqua Hagene ; d’aussi braves guerriers en tireront peu d’honneur. Puisqu’il s’est vanté aux dépens de sa suzeraine, il le paiera de sa vie, ou je veux mourir. »

Le roi lui-même parla : — « Il ne nous a rien fait, si ce n’est pour notre bien et notre gloire. Il faut lui laisser la vie. Que vous en semblerait-il si je haïssais ce guerrier ? Il nous fut toujours fidèle et tout dévoué. »

Ortwîn, la bonne épée de Metz, parla : — « À coup sûr sa grande force ne lui servira de rien. Si vous me le permettez, mon maître, je lui ferai tout le mal possible. » Depuis lors, les héros lui devinrent ennemis et sans bonne raison.

Mais personne n’y songea plus, si ce n’est Hagene qui répétait à chaque instant à Gunther, que si Siegfrid cessait de vivre, maint territoire du roi lui serait soumis. Le prince en devint sombre.

Ils en restèrent là. Les joutes recommencèrent. Ah ! quelles fortes lances on brisa devant la cathédrale jusqu’au palais, en présence de la femme de Siegfrid. Mais les hommes de Gunther étaient pleins de mécontentement.

Le roi dit : — « Renoncez à cette fureur sanguinaire. Il est né pour notre gloire et pour notre prospérité. Mais aussi elle est terrible la colère de cet homme merveilleusement brave. S’il apprenait vos desseins, nul ne pourrait lui résister. »

— « Non pas, dit Hagene, si vous voulez y consentir. Je crois pouvoir tout préparer si secrètement qu’il portera la peine des pleurs de Brunhilt. Hagene lui est désormais un ennemi pour toujours. »

Le roi Gunther répliqua : — « Mais comment cela pourrait-il se faire ? » — « Je vais vous le faire savoir, répondit Hagene. Nous ferons venir vers nous, par le pays, des messagers que nul ne connaîtra, et qui viendront nous défier publiquement.

« Alors vous annoncerez à vos hôtes que vous et vos hommes vous allez partir pour la guerre. Cela fait, il vous offrira son service et il y laissera la vie. J’obtiendrai le moyen de le tuer, de la femme même du hardi guerrier. »

Le roi suivit méchamment l’avis de Hagene, son vassal. Ils commencèrent à ourdir cette grande trahison, ces chevaliers illustres, sans que personne s’en doutât. La querelle de deux femmes causa la mort de maint héros.