Les Nibelungen/5

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Anonyme
Traduction par Émile de Laveleye.
Librairie internationale, A. Lacroix, Verboekhoven et Cie (p. 47-55).

V. COMMENT SIEGFRID VIT KRIEMHILT POUR LA PREMIÈRE FOIS.

On voyait chaque jour chevaucher vers les bords du Rhin ceux qui désiraient assister à la fête. À ceux qui venaient dans le pays par attachement pour le roi, on offrait des chevaux et des vêtements.

Des tables et des sièges étaient préparés pour les plus illustres et les plus braves, comme cela vous a été dit ; trente princes vinrent à la fête. Les femmes se parèrent à l’envi l’une de l’autre pour les recevoir.

Le jeune Gîselher n’eut point de repos. Par lui, par Gêrnôt et par leurs hommes furent cordialement reçus les étrangers et ceux qu’on connaissait déjà. Ils saluaient les guerriers, ainsi qu’il convenait de le faire, suivant les règles de la courtoisie.

Ceux-ci conduisaient dans le pays quantité de selles d’or rouge ; ils apportaient vers le Rhin, à la fête, des boucliers ornés et de beaux vêtements : on vit se ranimer et se réjouir beaucoup de malades.

Ceux qui souffraient au lit de leurs blessures, oubliaient combien dure est la mort. Les malades non guéris cessaient de se plaindre. Ils se réjouissaient à la nouvelle de ces jours de fête.

Comme ils allaient vivre en liesse ! Des plaisirs sans bornes, des joies au delà de leurs forces, goûtèrent tous ceux qui se trouvaient là. Une grande allégresse se répandit dans tout le pays de Gunther.

Un matin de Pentecôte, on vit s’avancer vers la fête, magnifiquement vêtus, beaucoup d’hommes hardis, cinq mille ou même davantage. En plusieurs endroits les divertissements commencèrent à l’envi.

L’hôte royal avait en l’esprit (cela lui était bien connu) combien de tout cœur et loyalement le héros du Nîderlant aimait sa sœur qu’il n’avait pas encore vue, mais en laquelle, plus qu’en toute autre femme, on devait admirer la beauté.

La bonne épée Ortwîn parla au roi : — « Voulez-vous que cette fête vous fasse le plus grand honneur, laissez admirer les plus belles jeunes filles qui font l’orgueil de la Burgondie.

« Quelle serait la joie de l’homme et quel serait son bonheur, s’il n’y avait ni belles vierges, ni femmes superbes ? Laissez paraître votre sœur en présence de vos hôtes. » Le conseil était donné à la satisfaction de maint héros.

— « Je le ferai volontiers, » dit le roi. Tous ceux qui l’entendirent furent très joyeux. Il pria dame Uote et sa fille de vouloir bien, avec leurs vierges, se rendre à la cour.

On prit hors des bahuts de beaux ajustements, on prépara maintes parures, galons et fermoirs, qui étaient soigneusement enveloppés. Plus d’une femme aux belles couleurs se para courtoisement.

Maint jeune guerrier pensa en ce jour qu’il était doux de voir des femmes et qu’en échange il n’eût point accepté la terre d’un chef puissant. Ils voyaient avec plaisir celles qu’ils ne connaissaient pas.

Le roi illustre ordonna qu’avec sa sœur marcheraient pour la servir cent guerriers de leur parenté ; ils portaient l’épée à la main : telle était la suite de la cour dans le pays des Burgondes.

On voyait venir avec eux Uote la très riche. Elle avait pris avec elle un groupe de jeunes femmes, cent ou même plus ; elles portaient de splendides vêtements. Et aussi derrière sa fille marchaient quantité de femmes jolies.

On les voyait toutes sortir d’une grande salle. Beaucoup de héros s’y pressaient, pleins du désir de voir le mieux possible La noble vierge.

Elle s’avançait en ce moment, la charmante, comme l’aurore du matin sortant de sombres nuages, et une grande souffrance quitta celui qui la portait dans son cœur depuis si longtemps. Alors il vit la vierge marcher en sa beauté.

Maintes pierreries brillaient en ses vêtements. Ses couleurs, semblables à celles de la rose, avaient cet éclat qui inspire l’amour. Et quelle qu’en fût son envie, nul n’eût pu soutenir que jamais en ce monde il avait vu quelque femme plus belle.

Comme la Lune éclatante surpasse les étoiles, lorsque sa lumière sort resplendissante des nuages, ainsi elle surpassait les autres femmes. L’âme de maint héros grandit en cet instant.

On voyait marcher devant elle de riches camériers. Les guerriers au grand cœur se pressaient en foule afin de voir la vierge charmante. Le seigneur Siegfrid ressentait à la fois amour et souffrance.

Il pensait en lui-même : « Comment cela s’est-il fait qu’il m’ait fallu ainsi l’aimer ? C’est une illusion d’enfant. Pourtant, si je dois m’éloigner de toi, il me serait plus doux d’être frappé à mort. »

Agité par ces pensées, il devint plusieurs fois rouge et pâle. Le fils de Sigelint était là, digne d’amour, comme s’il eût été peint sur le parchemin par le talent d’un bon maître. Et tous avouaient que jamais on n’avait vu un héros si beau.

Ceux qui accompagnaient les femmes demandèrent que chacun se retirât de leur chemin ; les guerriers obéirent. La vue de ces femmes au noble cœur réjouit les braves ; car on voyait s’avancer en costume splendide maintes femmes charmantes.

Le chef Gêrnôt de Burgondie parla : — « À celui qui vous a si généreusement offert ses services, ô Gunther, mon frère chéri, faites honneur devant tous ces héros. Je ne rougirai jamais de ce conseil.

« Faites approcher Siegfrid de ma sœur, afin qu’elle le salue, nous en serons heureux ; que celle qui jamais ne salua de guerrier, rende hommage à Siegfrid, afin que cette noble épée vous soit acquise. »

Les parents du roi allèrent trouver le héros. Ils parlèrent ainsi au guerrier du Nîderlant : — « Le roi vous invite en sa cour, afin que sa sœur vous salue : c’est pour vous faire honneur. »

Le chef en ressentit de la joie en son cœur. Il portait en son âme tendresse sans amertume : il allait voir la fille de la belle Uote. La jeune fille digne d’amour salua Siegfrid avec grâce et vertu.

Lorsqu’elle vit debout devant elle l’homme au grand courage, une flamme colora ses joues. Elle dit, la belle vierge : — « Soyez le bienvenu, seigneur Siegfrid, bon et noble chevalier. » Ce salut éleva son âme.

Il s’inclina courtoisement et lui offrit ses remercîments.

L’attrait des vœux d’amour les poussait l’un vers l’autre. Ils se regardaient avec de doux regards, le chef et la jeune fille. Cela se faisait à la dérobée.

Si en ce moment sa blanche main fut pressée par tendre affection de cœur, je l’ignore. Mais je ne puis croire qu’ils ne l’aient point fait. Sinon ces deux cœurs agités d’amour auraient eu tort.

Ni en la saison d’été, ni aux jours de mai, jamais il ne sentit en son âme une joie si vive que celle que lui fit éprouver la main de la vierge qu’il désirait pour amie.

Maint guerrier pensa : « Ah ! que ne puis-je aussi marcher à ses côtés, ainsi que je vois Siegfrid, ou reposer près d’elle. En moi s’éteindrait toute haine. » Jamais depuis guerrier ne servit mieux si belle princesse.

Ceux qui étaient venus des pays d’autres rois, admirèrent tous Siegfrid et Kriemhilt. Il fut permis à la jeune fille d’embrasser l’homme vaillant. Jamais il ne lui arriva rien d’aussi doux sur cette terre.

Le roi du Tenemark parla ainsi en ce moment : — « Pour ces hautes salutations, plus d’un a reçu de graves blessures de la main de Siegfrid : et moi-même j’ai éprouvé sa force. Que Dieu éloigne à jamais de lui la pensée de revenir au pays de Tenemark. »

Partout on fit faire place sur le chemin de la belle Kriemhilt. On vit plus d’un guerrier hardi l’accompagner à l’église, magnifiquement vêtu. Bientôt il fut séparé d’elle, le héros très vaillant.

La voilà qui s’avance vers la cathédrale ; mainte femme la suit. Elle est si richement parée que bien des vœux s’élèvent autour d’elle. Elle était née pour être la délectation des yeux de plus d’un guerrier.

Siegfrid attendit avec impatience que les chants eussent cessé. Il pouvait se féliciter du bonheur de savoir que celle qu’il portait en son cœur lui était également favorable. Et lui aussi chérissait en son âme la belle jeune fille, et non sans motif.

Quand, après la messe, elle sortit de la cathédrale ; on invita le héros hardi à aller derechef vers elle. La vierge digne d’amour commença d’abord à le remercier de ce que devant les guerriers il avait si vaillamment combattu.

— « Que Dieu vous récompense, seigneur Siegfrid, dit la noble enfant, de ce que vous avez mérité que les guerriers vous soient si attachés et de si bonne amitié, ainsi que je l’entends dire. » Il se prit à regarder tendrement la vierge Kriemhilt.

— « Je vous servirai toujours, dit Siegfrid la bonne épée, et je ne reposerai mon front que lorsque j’aurai conquis votre faveur, si je conserve la vie. Il doit en être fait ainsi pour votre service, ma dame Kriemhilt. »

Durant douze jours, on vit près du héros la vierge digne de louanges, quand elle s’avançait vers la cour, devant ses fidèles. Avec grande affection on servait le guerrier.

Et il y avait chaque jour, joie, plaisir et grand bruit devant la salle de Gunther, et dedans et dehors beaucoup de vaillants hommes. Ortwîn et Hagene firent merveille.

Tout ce qu’on peut tenter, ils étaient prêts à l’accomplir, sans crainte ni retard, ces héros joyeux au combat. Ces guerriers furent remarqués par tous les hôtes. Ce fut un grand honneur pour le pays entier de Gunther.

On vit s’avancer ceux que leurs blessures avaient retenus. Ils voulaient prendre part aux divertissements des convives et combattre avec la lance et le bouclier. Beaucoup joutèrent avec eux ; leur force était très grande.

Durant la fête, l’hôte royal fit servir les meilleurs mets. Il n’épargnait nulle peine pour éviter le moindre reproche qu’un roi peut encourir en ces circonstances. On le voyait s’avancer amicalement vers ses convives.

Il dit : — « Ô vous, bons guerriers, avant de partir d’ici, acceptez mes présents. Mon intention est de vous être toujours agréable. Ne dédaignez point mon bien, je le veux partager avec vous. Telle est ma ferme volonté. »

Ceux du Tenemark parlèrent ainsi : — « Avant de chevaucher derechef vers notre pays, nous désirons une perpétuelle paix. Il le faut pour nos guerriers. Nous avons perdu sous vos épées un grand nombre de nos amis. »

Liudgast était guéri de ses blessures. Le chef des Sahsen échappa aux suites du combat, mais ils laissèrent quelques morts en ce pays. Le roi Gunther alla trouver Siegfrid.

Il dit au guerrier : — « Conseille-moi, que dois-je faire ? Nos hôtes veulent chevaucher demain matin ; ils offrent une paix durable à moi et à mes hommes. Dis-moi, ô Siegfrid, épée vaillante, qu’y a-t-il à faire ?

« Je te dirai ce que m’offrent ces chefs : si je les laisse partir librement, ils me donneront autant d’or qu’en pourront porter cinq cents chevaux. » Le seigneur Siegfrid dit : — « Ce serait mal agir.

« Laisse-les partir d’ici libres, et que ces nobles guerriers cessent dorénavant leurs incursions hostiles dans votre pays. Que la main des deux chefs vous en soit garant. »

— « Je suivrai ce conseil : qu’ils partent donc. » Il fut annoncé aux ennemis que nul n’accepterait rien de l’or qu’ils avaient offert. Dans leur patrie, ceux qui les chérissaient gémissaient sur ces guerriers vaincus.

On apporta maint bouclier rempli de trésors. Le roi les partagea, sans peser, à ses amis. Il y avait bien cinq cents marcs et même plus. Gêrnôt le très hardi avait donné ce conseil à Gunther.

Ils prirent congé, car ils désiraient partir. On vit s’avancer les hôtes devant Kriemhilt et devant dame Uote, la reine. Jamais depuis guerriers ne furent plus courtoisement salués.

Bien des logements restèrent vides quand ils furent partis pour leur patrie. Pourtant le roi aux habitudes magnifiques demeura avec les siens et avec un grand nombre de nobles hommes. On les voyait chaque jour se rendre chez Kriemhilt.

Siegfrid, le bon héros, voulait aussi prendre congé ; il n’espérait pas obtenir celle qu’il portait en son cœur. Le roi entendit dire qu’il voulait partir ; mais Gîselher le jeune parvint à le détourner du voyage.

— « Où veux-tu donc chevaucher maintenant, noble Siegfrid ? Reste près de nos guerriers ; reste, je t’en prie, près de Gunther et de ses hommes. Il y a ici beaucoup de belles femmes, vous pourriez les voir. »

Le fort Siegfrid dit : — « Laissons là nos chevaux. Je voulais chevaucher loin d’ici. J’ai abandonné ce dessein, rentrez les boucliers. Je voulais retourner en mon pays. Gîselher m’en a honorablement détourné. »

Ainsi l’amitié de ses amis retint le brave. Aussi nulle part, dans aucun pays, n’eût-il pu demeurer avec plus de bonheur. Il en résulta que chaque jour il vit la belle Kriemhilt.

Le chef demeura là pour sa beauté sans mesure. On passa le temps en maints divertissements, mais l’amour le tenait ; il en éprouvait souvent l’angoisse. Par suite de cet amour il souffrit depuis une mort lamentable.