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Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz/Jour 3

La bibliothèque libre.
Traduction par Auriger.
Chacornac Frères (Les Écrits rosicruciens) (p. 35-63).

TROISIÈME JOUR


Le jour pointa. Dès que le soleil parut derrière la montagne pour accomplir sa tâche dans la hauteur du ciel, nos vaillants combattants commencèrent à sortir de leur lit et à se préparer peu à peu pour l’épreuve. Ils arrivèrent dans la salle, l’un après l’autre, se souhaitèrent mutuellement le bonjour et s’empressèrent de nous demander si nous avions bien dormi ; en voyant nos liens beaucoup nous raillèrent ; il leur semblait risible que nous nous fussions soumis par peur, plutôt que d’avoir osé à tout hasard, comme eux ; toutefois, quelques-uns dont le cœur ne cessait de battre fort, se gardaient de les approuver. Nous nous excusâmes de notre inintelligence, en exprimant l’espoir qu’on nous laisserait bientôt partir libres et que cette raillerie nous servirait de leçon à l’avenir ; puis nous leur fîmes remarquer qu’eux, par contre, n’étaient pas encore libres à coup sûr et qu’il se pourrait qu’ils eussent de grands dangers à surmonter.

Enfin, quand nous fûmes tous réunis, nous entendîmes comme la veille l’appel des trompettes et des tambours. Nous nous attendions à voir paraître le fiancé ; mais quant à cela beaucoup ne l’ont jamais vu.

C’était encore la vierge d’hier, vêtue entièrement de velours rouge et ceinte d’un ruban blanc ; une couronne verte de lauriers paraît admirablement son front. Sa suite était formée, non plus de lumières, mais d’environ deux cents hommes armés, tous vêtus de rouge et de blanc, comme elle. Se levant avec grâce, elle s’avança vers les prisonniers et, nous ayant salués, elle dit brièvement : « Mon maître sévère est satisfait de constater que quelques-uns parmi vous se sont rendus compte de leur misère ; aussi en serez-vous récompensés ». Et lorsqu’elle me reconnut à mon habit elle rit et dit : « Toi aussi tu t’es soumis au joug ? Et moi qui croyais que tu t’étais si bien préparé ! ». Avec ces paroles elle me fit venir les larmes aux yeux.

Sur ce, elle fit délier nos cordes, puis elle ordonna de nous attacher deux par deux et de nous conduire à l’emplacement qui nous était réservé d’où nous pourrions facilement voir la balance ; puis elle ajouta : « Il se pourrait que le sort de ceux-ci fût préférable à celui de plusieurs des audacieux qui sont encore libres ».

Cependant la balance, tout en or, fut suspendue au centre de la salle ; à côté d’elle on disposa une petite table portant sept poids. Le premier était assez gros ; sur ce poids on en avait posé quatre plus petits ; enfin deux gros poids étaient placés à part. Relativement à leur volume, les poids étaient si lourds qu’aucun esprit humain ne pourrait le croire ou le comprendre.

Puis la vierge se tourna vers les hommes armés, dont chacun portait une corde à côté de son épée et les divisa en sept sections conformément au nombre des poids ; elle choisit un homme dans chaque section pour poser les poids sur la balance, puis elle retourna à son trône surélevé.

Aussitôt, s’étant inclinée elle prononça les paroles suivantes :


Si quelqu’un pénètre dans l’atelier d’un peintre,
Et sans rien comprendre à la peinture
A la prétention d’en discourir avec emphase,
Il est la risée de tous.

Celui donc qui pénètre dans l’Ordre des Artistes
Et, sans avoir été élu,


Se vante de ses œuvres,
Est la risée de tous.

Aussi, ceux qui monteront sur la balance
Sans peser autant que les poids,
Et seront soulevés avec fracas
Seront la risée de tous.


Dès que la vierge eut achevé, l’un des pages invita ceux qui devaient tenter l’épreuve à se placer suivant leur rang et à monter l’un après l’autre sur le plateau de la balance. Aussitôt l’un des empereurs vêtu d’un habit luxueux, se décida ; il s’inclina d’abord devant la vierge et monta. Alors chaque préposé posa son poids dans l’autre plateau et l’empereur résista à l’étonnement de tous. Toutefois le dernier poids fut trop lourd pour lui et le souleva, ce qui l’affligea au point que la vierge même parut en avoir pitié ; aussi fit-elle signe aux siens de se taire. Puis le bon empereur fut lié et remis à la sixième section.

Après lui vint un empereur qui se campa fièrement sur la balance ; comme il cachait un grand et gros livre sous son vêtement, il se croyait bien certain d’avoir le poids requis. Mais il compensa à peine le troisième poids et le suivant l’enleva sans miséricorde. Dans sa frayeur il laissa échapper son livre et tous les soldats se mirent à rire. Il fut donc lié et confié à la garde de la troisième section. Plusieurs empereurs lui succédèrent et eurent le même sort ; leur échec provoqua le rire et ils furent liés.

Après eux s’avança un empereur de petite taille, portant une barbiche brune et crépue. Après la révérence d’usage il monta également et fut trouvé tellement constant que l’on n’aurait sans doute pas pu le soulever avec plus de poids encore. Alors la vierge se leva vivement, s’inclina devant lui et lui fit mettre un vêtement de velours rouge ; elle lui donna en outre une branche de laurier, dont elle avait une provision à côté d’elle et le pria de s’asseoir sur les marches de son trône.

Il serait trop long de raconter comment se comportèrent les autres empereurs, les rois et les seigneurs, mais je ne dois pas omettre de relater que bien peu d’entre eux sont sortis victorieux de l’épreuve. Toutefois, contre mon attente, bien des vertus devinrent manifestes : ceux-ci résistèrent à tel ou tel poids ceux-là à deux, d’autres à trois, quatre ou cinq. Mais bien peu avaient la véritable perfection ; et tous ceux qui échouèrent furent la risée des soldats rouges.

Quand les nobles, les savants et autres eurent également subi l’épreuve, et que dans chaque état on eut trouvé tantôt un, tantôt deux justes, souvent aucun, ce fut le tour de messeigneurs les fourbes et des flatteurs, faiseurs de Lapis Spitalauficus. On les posa sur la balance avec de telles railleries que, malgré mon affliction, je faillis éclater de rire et que même les prisonniers ne purent s’en empêcher. Car à ceux-là, pour la plupart on n’accorda même pas un jugement sévère ; mais ils furent chassés de la balance à coups de fouet et conduits à leurs sections près des autres prisonniers.

De toute cette grande foule il subsista un si petit nombre que je rougirais de le révéler. Parmi les élus il y eut aussi des personnes haut placées mais les unes comme les autres furent honorées d’un vêtement de velours, et d’une branche de laurier.

Quand tous eurent passé par cette épreuve sauf nous, pauvres chiens enchaînés deux par deux, un capitaine s’avança et dit : « Madame, s’il plaisait à votre Honneur, on pourrait peser ces pauvres gens qui avouent leur inaptitude, sans risque pour eux, mais pour notre plaisir seulement ; peut-être trouverait-on quelque juste parmi eux ».

Tout d’abord cette proposition ne laissa de me chagriner, car, dans ma peine, j’avais au moins la consolation de ne pas être exposé honteusement et chassé de la balance à coups de fouet. J’étais convaincu que beaucoup de ceux qui étaient prisonniers maintenant eussent préféré passer dix nuits dans la salle où nous avions couché que de subir un échec si pitoyable. Mais comme la vierge donna son assentiment il fallut bien se soumettre. Nous fûmes donc déliés et posés l’un après l’autre. Quoique mes compagnons échouassent le plus souvent, on leur épargna les sarcasmes et les coups de fouet et ils se rangèrent de côté, en paix.

Mon camarade passa le cinquième ; il persista admirablement à la satisfaction de beaucoup d’entre nous et à la grande joie du capitaine qui avait proposé l’épreuve ; il fut donc honoré par la vierge selon la coutume.

Les deux suivants étaient trop légers.

J’étais le huitième. Lorsque tout tremblant je pris place sur la balance, mon camarade, déjà vêtu de son habit de velours m’engagea d’un regard affectueux, et, même, la vierge eut un léger sourire. Je résistai à tous les poids ; la vierge ordonna alors d’employer la force pour me soulever et trois hommes pesèrent encore sur l’autre plateau ; ce fut en vain.

Aussitôt l’un des pages se leva et clama d’une voix éclatante :

« C’est lui ».

L’autre page répliqua : « Qu’il jouisse donc de sa liberté ». La vierge acquiesça, et, non seulement je fus reçu avec les cérémonies habituelles, mais, de plus, l’on m’autorisa à délivrer un des prisonniers à mon choix. Sans me plonger dans de longues réflexions, je choisis le premier des empereurs, dont l’échec me faisait pitié depuis longtemps. Il fut délié aussitôt et on le rangea près de nous en lui accordant tous les honneurs.

Au moment où le dernier prenait place sur la balance — dont les poids furent trop lourds pour lui —, la vierge aperçut les roses que j’avais détachées de mon chapeau et que je tenais à la main ; elle me fit la grâce de me les demander par son page et je les lui donnai avec joie.

C’est ainsi que le premier acte se termina à dix heures du matin ; sa fin fut marquée par une sonnerie de trompettes, invisibles pour nous à ce moment.

En attendant le jugement, les sections emmenèrent leurs prisonniers. Le conseil fut composé des cinq préposés et de nous-mêmes, et l’affaire fut exposée par la vierge faisant office de présidente ; puis on demanda à chacun son avis sur la punition à infliger aux prisonniers.

La première opinion émise fut de les punir tous de mort, les uns plus durement que les autres, attendu qu’ils avaient eu l’audace de se présenter malgré qu’ils connussent les conditions requises, clairement énoncées.

D’autres proposèrent de les retenir prisonniers. Mais ces propositions ne furent approuvées ni par la présidente ni par moi. Finalement on prit une décision conforme à l’avis émis par l’empereur que j’avais délivré, par un prince, par mon camarade et par moi : les premiers, seigneurs de rang élevé, seraient conduits discrètement hors du château ; les seconds seraient congédiés avec plus de mépris ; les suivants seraient déshabillés et mis dehors tout nus ; les quatrièmes seraient fouettés par les verges ou chassés par les chiens ; mais ceux qui avaient reconnu leur indignité et renoncé à l’épreuve hier soir, repartiraient sans punition. Enfin, les audacieux qui s’étaient conduits si honteusement au repas d’hier, seraient punis de prison ou de mort selon la gravité de leurs forfaits.

Cet avis eut l’assentiment de la vierge et fut accepté définitivement ; on accorda en outre un repas aux prisonniers. On leur fit part aussitôt de cette faveur et le jugement fut fixé à douze heures de l’après-midi. Cette décision prise, l’assemblée se sépara.

La vierge se retira avec les siens dans sa retraite coutumière ; on nous fit servir une collation sur la première table de la salle avec la prière de nous contenter de cela jusqu’à ce que l’affaire fut complètement terminée ; ensuite on nous conduirait devant le saint fiancé et la fiancée, ce que nous apprîmes avec joie.

Cependant les prisonniers furent amenés dans la salle ; on les plaça selon leur rang avec la recommandation de se conduire plus décemment qu’auparavant ; mais cette exhortation était superflue car ils avaient perdu leur arrogance. Et je puis affirmer, non par flatterie, mais par amour de la vérité, que les personnes de rang élevé savaient en général mieux se résigner de cet échec inattendu, car, quoique assez dure, leur punition était juste. Les serviteurs leur restaient invisibles, tandis qu’ils étaient devenus visibles pour nous ; cette constatation nous fut une grande joie.

Mais, quoique la fortune nous eût favorisés, nous ne nous estimions cependant pas supérieurs aux autres et nous les engagions à reprendre courage en leur disant qu’ils ne seraient pas traités trop durement. Ils auraient voulu connaître la sentence ; mais nous étions tenus au silence de sorte qu’aucun de nous ne pouvait les renseigner. Cependant nous les consolions de notre mieux et nous les invitions à boire avec nous dans l’espoir que le vin les égayerait.

Notre table était recouverte de velours rouge et les coupes étaient en or et argent ; ce qui ne laissait d’étonner et d’humilier les autres. Avant que nous eussions pris place à table, les deux pages vinrent présenter à chacun de nous, de la part du fiancé, une Toison d’or portant l’image d’un Lion volant, en nous priant de nous en parer pour le repas. Ils nous exhortèrent à maintenir dûment la réputation et la gloire de l’Ordre ; — Car S. M. nous conférait l’Ordre dès cet instant, et nous confirmerait bientôt cet honneur avec la solennité convenable. — Nous reçûmes la Toison avec le plus grand respect et nous nous engageâmes à exécuter fidèlement ce qu’il plairait à Sa Majesté de nous ordonner.

En outre, le page tenait la liste de nos demeures ; je ne chercherais pas à cacher la mienne si je ne craignais qu’on ne me taxât d’orgueil, péché, qui cependant ne peut surmonter l’épreuve du quatrième poids.

Or, comme nous étions traités d’une manière merveilleuse, nous demandâmes à l’un des pages s’il nous était permis de faire porter quelques aliments à nos amis prisonniers, et, comme il n’y avait aucun empêchement à cela, nous leur en fûmes porter abondamment par les serviteurs, toujours invisibles pour eux. Ils ignoraient donc, de ce fait, d’où leur venaient les aliments ; c’est pourquoi je voulus en porter moi-même à l’un d’eux ; mais aussitôt l’un des serviteurs qui se trouvaient derrière moi m’en dissuada amicalement. Il m’assura que si l’un des pages avait compris mon intention, le roi en serait informé et me punirait certainement ; mais comme personne ne s’en était aperçu, sinon lui, il ne se trahirait point. Toutefois, il m’invita à mieux garder le secret de l’Ordre dorénavant. Et en me parlant ainsi, le serviteur me rejeta si violemment sur mon siège, que j’y restai comme brisé pendant longtemps. Néanmoins je le remerciai de son avertissement bienveillant, dans la mesure où mon trouble et mon effroi le permirent.

Bientôt les trompettes sonnèrent ; comme nous avions remarqué que cette sonnerie annonçait la vierge, nous nous apprêtâmes à la recevoir. Elle apparut sur son trône, avec le cérémonial habituel, précédée de deux pages qui portaient, le premier une coupe en or, l’autre un parchemin. Elle se leva avec grâce, prit la coupe des mains du page et nous la remit par ordre du Roi afin que nous la fassions circuler en son honneur. Le couvercle de cette coupe représentait une Fortune exécutée avec un art parfait ; elle tenait dans sa main un petit drapeau rouge déployé. Je bus ; mais la vue de cette image me remplit de tristesse car j’avais éprouvé la perfidie de la fortune.

La vierge était parée, comme nous, de la Toison d’or et du Lion, je présumai donc qu’elle devait être la présidente de l’Ordre. Quand nous lui demandâmes le nom de cet Ordre, elle nous répondit, qu’elle ne nous le révélerait qu’après le jugement des prisonniers et l’exécution de la sentence ; car leurs yeux étaient encore fermés pour la lumière de cette révélation, et les événements heureux qui nous étaient survenus ne pouvaient être pour eux que pierres d’achoppement et objets de scandale, quoique les faveurs que l’on nous avait accordées ne fussent rien en comparaison des honneurs qui nous étaient réservés.

Puis, des mains du second page, elle prit le parchemin ; il était divisé en deux parties. S’adressant alors au premier groupe de prisonniers la vierge lut à peu près ce qui suit : Les prisonniers devaient confesser qu’ils avaient ajouté foi trop aisément aux enseignements mensongers des faux livres ; qu’ils s’étaient cru beaucoup trop méritants ; de sorte, qu’ils avaient osé se présenter dans ce palais où ils n’avaient jamais été conviés ; que, peut-être, la plupart comptaient y trouver de quoi vivre ensuite avec plus de pompe et d’ostentation ; en outre, qu’ils s’étaient excités mutuellement pour s’enfoncer dans cette honte et qu’ils méritaient une punition sévère pour tout cela.

Et ils le confessèrent avec humilité et soumission.

Puis le discours s’adressa plus durement aux prisonniers de la deuxième catégorie. Ils étaient convaincus en leur intérieur d’avoir composé de faux livres, trompé leur prochain et abaissé ainsi l’honneur royal aux yeux du monde. Ils n’ignoraient pas de quelles figures impies et trompeuses ils avaient fait usage. Ils n’avaient même pas épargné la Trinité Divine ; bien plus, ils avaient tenté de s’en servir pour duper tout le monde. Mais maintenant les procédés qu’ils avaient employés pour tendre des pièges aux vrais convives pour leur substituer des insensés, étaient mis à découvert. En outre, nul n’ignorait qu’ils se plaisaient dans la prostitution, l’adultère, l’ivrognerie et autres vices qui sont tous contraires à l’ordre public de ce royaume. En somme, ils savaient qu’ils avaient abaissé, auprès des humbles, la Majesté Royale même ; ils devaient donc confesser qu’ils étaient des fourbes, des menteurs et des scélérats notoires, qu’ils méritaient d’être séparés des honnêtes gens et d’être punis sévèrement.

Nos gaillards ne convinrent pas volontiers de tout cela ; mais, comme la vierge les menaçait de mort, tandis que le premier groupe les accusait véhémentement et se plaignait d’une seule voix d’avoir été dupé par eux, ils finirent par avouer, pour échapper à de plus grands maux. Cependant ils prétendaient que l’on ne devait pas les traiter avec une rigueur excessive car les grands seigneurs, désireux d’entrer dans le château les avait alléchés par de belles promesses pour obtenir leur aide ; cela les avait amenés à ruser de mille manières pour happer l’appât, et, de fil en aiguille, ils avaient été entraînés jusque-là. Ainsi donc, à leur avis, ils n’avaient pas démérité plus que les seigneurs, parce qu’ils n’avaient pas réussi. Car les seigneurs auraient dû comprendre qu’ils ne se seraient pas exposés à de grands dangers en escaladant les murs avec eux, contre une faible rémunération, s’ils avaient pu entrer en toute sécurité. D’autre part, certains livres avaient été édités si fructueusement que ceux qui se trouvaient dans le besoin se crurent autorisés à exploiter cette source de bénéfices. Ils espéraient donc que, si l’on voulait rendre un jugement équitable et, sur leur demande pressante, examiner leur cas avec soin, l’on chercherait en vain une action blâmable à leur charge, car ils avaient agi en serviteurs des seigneurs. — C’est avec, de tels arguments qu’ils cherchaient à s’excuser.

Mais on leur répondit que Sa Majesté Royale était décidée à les punir tous, toutefois avec plus ou moins de sévérité ; car les raisons qu’ils invoquaient étaient, en effet, véridiques en partie, c’est pourquoi les seigneurs ne resteraient point sans punition. Mais ceux qui, de leur propre initiative avaient proposé leurs services, et ceux qui avaient circonvenu et entraîné des ignorants malgré leur volonté, devaient se préparer à mourir. Le même sort serait réservé à ceux qui avaient lésé Sa Majesté Royale par leur mensonges, ce dont ils pouvaient se convaincre eux-mêmes par leurs écrits et leurs livres.

Alors ce furent des plaintes lamentables, des pleurs, des supplications, des prières et des prosternations, qui cependant demeurèrent sans effet. Et je fus étonné de voir que la vierge supporta cela si vaillamment, tandis que, pleins de commisération, nous ne pûmes retenir nos larmes, quoique beaucoup d’entre eux nous eussent infligé maints peines et tourments. Loin de s’attendrir elle fit chercher par son page tous les chevaliers qui s’étaient rangés près de la balance. On leur ordonna de s’emparer de leurs prisonniers et de les conduire en file dans le jardin, chaque soldat devait se placer à côté de son prisonnier. Je remarquai, non sans étonnement, avec quelle aisance chacun reconnut le sien. Ensuite mes compagnons de la nuit précédente furent autorisés à sortir librement dans le jardin pour assister à l’exécution de la sentence.

Dès qu’ils furent sortis, la vierge descendit de son trône et nous invita à nous asseoir sur les marches afin de paraître au jugement. Nous obéîmes sans tarder en abandonnant tout sur la table, hormis la coupe que la vierge confia à un page. Alors le trône se souleva tout entier et s’avança avec une telle douceur qu’il nous sembla planer dans l’air ; nous arrivâmes ainsi dans le jardin et nous nous levâmes.

Le jardin ne présentait aucune particularité ; toutefois des arbres avaient été distribués avec art et une source délicieuse y jaillissait d’une fontaine, décorée d’images merveilleuses, d’inscriptions et de signes étranges ; j’en parlerai plus amplement dans le prochain livre s’il plaît à Dieu.

Un amphithéâtre en bois orné d’admirables décors avait été dressé dans ce jardin. Il y avait quatre gradins superposés ; le premier, d’un luxe plus resplendissant était masqué par un rideau en taffetas blanc ; nous ignorions donc si quelqu’un s’y trouvait à ce moment. Le second était vide et à découvert ; les deux derniers étaient de nouveau cachés à nos regards par des rideaux de taffetas rouge et bleu.

Lorsque nous fûmes près de cet édifice la vierge s’inclina très bas ; nous en fûmes très impressionnés, car cela signifiait clairement que le Roi et la Reine n’étaient pas loin. Nous saluâmes donc également. Puis la vierge nous conduisit par l’escalier au second gradin, où elle prit la première place, les autres conservant leur ordre.

Je ne puis raconter à cause des méchantes langues, comment l’empereur que j’avais délivré se comporta envers moi, tant à cet endroit que précédemment à table ; car il se rendait facilement compte dans quels soucis et tourments il attendrait l’heure du jugement, tandis que maintenant, grâce à moi, il était parvenu à cette dignité.

Sur ces entrefaites, la vierge qui m’avait apporté jadis l’invitation et que je n’avais plus aperçu depuis, s’approcha de nous ; elle sonna de sa trompette et, d’une voix forte, elle ouvrit la séance par le discours suivant :

Sa Majesté Royale, Mon Seigneur, aurait désiré de tout son cœur que tous, ici présents eussent parus seulement sur Son invitation, pourvus de qualités suffisantes, pour assister en grand nombre, en Son honneur, à la fête nuptiale. Mais, comme Dieu tout-puissant en avait disposé autrement, Sa Majesté ne devait pas murmurer, mais continuer à se conformer aux usages antiques et louables de ce royaume, quelque fussent les désirs de Sa Majesté. Mais, afin que Sa clémence naturelle soit célébrée dans le monde entier, Elle est parvenue, avec l’aide de Ses conseillers et des représentants du royaume, à mitiger sensiblement la sentence habituelle. Ainsi, Elle voulait, premièrement, que les seigneurs et gouvernants, n’eussent pas seulement la vie sauve, mais même que la liberté leur fut rendue. Sa Majesté leur transmettait Sa prière amicale de se résigner sans aucune colère à ne pouvoir assister à la fête en Son honneur, de réfléchir que Dieu tout-puissant leur avait déjà confié sans cela une charge qu’ils étaient incapables de porter avec calme et soumission et que, d’ailleurs, le Tout-puissant partageait ses biens suivant une loi incompréhensible. De même, leur réputation ne serait pas atteinte par le fait d’avoir été exclus de notre Ordre, car il n’est pas donné à tous d’accomplir toutes choses. D’ailleurs les courtisans pervers qui les avaient trompés ne resteraient pas impunis. En outre, Sa Majesté était désireuse de leur communiquer sous peu un Catalogue des Hérétiques et un Index expurgatorium, afin qu’ils pussent discerner dorénavant le bien du mal avec plus de facilités. De plus, comme Sa Majesté avait l’intention d’opérer un classement dans leur bibliothèque et de sacrifier à Vulcain les écrits trompeurs, Elle les priait de lui prêter leur aide amicale à cet effet. Sa Majesté leur recommandait également de gouverner leurs sujets ; de manière à réprimer tout mal et toute impureté. Elle les exhortait de même à résister au désir de revenir inconsidérément, afin que l’excuse d’avoir été dupés ne fut reconnue comme mensongère et qu’ils ne fussent en butte à la risée et au mépris de tous. Enfin, si les soldats leur demandaient une rançon, Sa Majesté espérait que personne ne songerait à s’en plaindre et ne refuserait de se racheter soit avec une chaîne, soit avec tout autre objet qu’il aurait sous la main ; puis il leur serait loisible de prendre congé de nous, amicalement, et de s’en retourner vers les leurs, accompagnés de nos vœux.

Les seconds qui n’avaient pu résister aux poids, un, trois et quatre, n’en seraient pas quittes à si bon compte, mais afin que la clémence de Sa Majesté leur fut sensible également, leur punition serait d’être dévêtus entièrement et renvoyés ensuite.

Ceux qui avaient été plus légers que les poids deux et cinq, seraient dévêtus et marqués d’un, de deux ou de plusieurs stigmates suivant qu’ils avaient été plus ou moins lourds.

Ceux qui avaient été soulevés par les poids six et sept et non par les autres, seraient traités avec moins de rigueur.

Et ainsi de suite ; pour chacune des combinaisons une peine particulière était édictée. Il serait trop long de les énumérer toutes.

Les modestes, qui hier avaient renoncé à l’épreuve de leur plein gré seraient délivrés sans aucune punition.

Enfin, les fourbes qui n’avaient pu contrebalancer un seul poids seraient punis de mort par l’épée, la corde, l’eau ou les verges, suivant leurs crimes ; et l’exécution de cette sentence aurait lieu irrévocablement pour l’exemple des autres.

Alors notre vierge rompit le bâton ; puis la seconde vierge, celle qui avait lu la sentence, sonna de sa trompette et, s’approchant du rideau blanc ; fit une profonde révérence.

Je ne puis omettre, ici, de révéler au lecteur, une particularité relative au nombre des prisonniers : Ceux qui pesaient un poids étaient au nombre de sept ; ceux qui en pesaient deux, au nombre de vingt et un ; pour trois poids il y en avait trente-cinq ; pour quatre, trente-cinq ; pour cinq, vingt et un ; et pour six, sept. Mais pour le poids sept, il n’y en avait qu’un seul qui avait été soulevé avec peine ; c’était celui que j’avais délivré ; ceux qui avaient été soulevés aisément étaient en grand nombre. Ceux qui avaient laissé descendre tous les poids à terre étaient moins nombreux.

Et c’est ainsi que j’ai pu les compter et les noter soigneusement sur ma tablette tandis qu’ils se présentaient un à un. Or, chose étrange, tous ceux qui avaient pesé quelque chose étaient dans des conditions différentes. Ainsi ceux qui pesaient trois poids étaient bien au nombre de trente-cinq, mais l’un avait pesé 1, 2, 3, l’autre 3, 4, 5, le troisième 5, 6, 7 et ainsi de suite ; de sorte, que par le plus grand miracle il n’y avait pas deux semblables parmi les cent vingt-six qui avaient pesé quelque chose ; et je les nommerai bien tous, chacun avec ses poids si cela ne m’était défendu pour l’instant. Mais j’espère que ce secret sera révélé dans l’avenir avec son interprétation.

Après la lecture de cette sentence les seigneurs de la première catégorie exprimèrent une grande satisfaction, car, après cette épreuve rigoureuse, ils n’avaient osé espérer une punition aussi légère. Ils donnèrent plus encore que ce qu’on leur demanda et se rachetèrent avec des chaînes, des bijoux, de l’or, de l’argent, enfin tout ce qu’ils avaient sur eux.

Quoique l’on eût défendu aux serviteurs royaux de se moquer d’eux pendant leur départ, quelques railleurs ne purent réprimer le rire ; et, en vérité, il était fort amusant de voir avec quelle hâte ils s’éloignèrent. Toutefois quelques-uns avaient demandé qu’on leur fît parvenir le catalogue promis afin qu’ils pussent faire le classement des livres selon le désir de Sa Majesté Royale, ce qu’on leur avait promis à nouveau. Sous le portail on présenta à chacun la coupe remplie de breuvage d’oubli afin qu’aucun ne fut tourmenté par le souvenir de ces incidents.

Ils furent suivis par ceux qui s’étaient rétractés avant l’épreuve ; on laissa passer ces derniers sans encombre, à cause de leur franchise et de leur honnêteté ; mais on leur ordonna de ne jamais revenir dans d’aussi déplorables conditions. Toutefois si une révélation plus profonde les y invitait, ils seraient, comme les autres, des convives bienvenus.

Pendant ce temps les prisonniers des catégories suivantes furent dévêtus ; et là encore on faisait des distinctions, suivant les crimes de chacun. On renvoya les uns tout nus, sans autres punitions ; à d’autres on attacha des sonnettes et des grelots ; quelques autres encore furent chassés à coup de fouet. En somme leurs punitions furent trop variées pour que je pusse les relater toutes.

Enfin ce fut le tour des derniers ; leur punition demandait plus de temps, car suivant le cas, ils furent ou pendus ou décapités, ou noyés ou encore expédiés différemment. Pendant ces exécutions je ne pus retenir mes larmes, non tant par pitié pour eux — en toute justice, ils avaient mérité leur punition pour leurs crimes, — mais j’étais ému par cet aveuglement humain qui nous amène sans cesse à nous préoccuper avant tout de ce en quoi nous avons été scellés depuis la chute première.

C’est ainsi que le jardin qui regorgeait de monde un instant auparavant se vida, au point qu’il ne resta guère que les soldats.

Après ces événements il se fit un silence qui dura cinq minutes. Alors une belle licorne, blanche comme la neige, portant un collier en or signé de quelques caractères, s’approcha de la fontaine, et, ployant ses jambes de devant, s’agenouilla comme si elle voulait honorer le lion qui se tenait debout sur la fontaine. Ce lion, qui en raison de son immobilité complète m’avait semblé en pierre ou en airain, saisit aussitôt une épée nue qu’il tenait sous ses griffes et la brisa au milieu ; je crois que les deux fragments tombèrent dans la fontaine. Puis il ne cessa de rugir jusqu’à ce qu’une colombe blanche, tenant un rameau d’olivier dans son bec, volât vers lui à tire d’ailes ; elle donna ce rameau au lion qui l’avala ce qui lui rendit de nouveau le calme. Alors, en quelques bonds joyeux, la licorne revint à sa place.

Un instant après, notre vierge nous fit descendre du gradin par un escalier tournant et nous nous inclinâmes encore une fois devant la draperie ; puis on nous ordonna de nous verser de l’eau de la fontaine sur les mains et sur la tête et de rentrer dans nos rangs après cette ablution jusqu’à ce que le Roi se fût retiré dans ses appartements par un couloir secret. On nous ramena alors du jardin dans nos chambres, en grande pompe et au son des instruments, tandis que nous nous entretenions amicalement. Et cela eut lieu vers quatre heures de l’après-midi.

Afin de nous aider à passer le temps agréablement, la vierge ordonna que chacun de nous fût accompagné par un page. Ces pages, richement vêtus, étaient extrêmement instruits et discouraient sur toute chose avec tant d’art que nous avions honte de nous-mêmes. On leur avait donné l’ordre de nous faire visiter le château — certaines parties seulement — et de nous distraire en tenant compte de nos désirs autant que possible.

Puis la vierge prit congé de nous en nous promettant d’assister au repas du soir ; on célébrerait, aussitôt après, les cérémonies de la Suspension des poids ; ensuite, il nous faudrait prendre patience jusqu’à demain, car demain seulement nous serions présentés au Roi.

Dès qu’elle nous eût quittés, chacun de nous chercha à s’occuper selon ses goûts. Les uns contemplèrent les belles inscriptions, les copièrent, et méditèrent sur la signification des caractères étranges ; d’autres se réconfortèrent en buvant et en mangeant. Quant à moi, je me fis conduire par mon page par-ci, par-là, dans le château et je me réjouirai toute ma vie d’avoir fait cette promenade. Car, sans parler de maintes antiquités admirables, on me montra les caveaux des rois, auprès desquels j’ai appris plus que ce qu’enseignent tous les livres. C’est là que se trouve le merveilleux phénix, sur lequel j’ai fait paraître un petit traité il y a deux ans. J’ai l’intention de continuer à publier des traités spéciaux conçus sur le même plan et comportant le même développement sur le lion, l’aigle, le griffon, le faucon et autres sujets.

Je plains encore mes compagnons d’avoir négligé un trésor aussi précieux ; cependant tout me porte à croire que telle a été la volonté de Dieu. J’ai profité plus qu’eux de la compagnie de mon page, car les pages conduisaient chacun suivant ses tendances intellectuelles, aux endroits et par les voies qui lui convenaient. Or, c’est à mon page qu’on avait confié les clefs et c’est pour cette raison que je goûtai ce bonheur avant les autres. Mais maintenant, quoiqu’il les appelât, ils se figuraient que ces tombeaux ne pouvaient se trouver que dans des cimetières, et là ils les verraient toujours à temps — si toutefois cela en valait la peine. Pourtant ces monuments, dont nous avons pris tous deux une copie exacte, ne resteront point secrets à nos disciples méritants.

Ensuite nous visitâmes tous deux l’admirable bibliothèque ; elle était encore telle qu’elle avait existé avant la Réforme. Quoique mon cœur se réjouisse chaque fois que j’y pense, je n’en parlerai cependant point ; d’ailleurs le catalogue en paraîtra sous peu. Près de l’entrée de cette salle, l’on trouve un gros livre, comme je n’en avais jamais vu ; ce livre contient la reproduction de toutes les figures, salles et portes ainsi que des inscriptions et énigmes réunies dans le château entier. Mais quoique j’eusse commencé à divulguer ces secrets, je m’arrête là, car je ne dois en dire davantage, tant que le monde ne sera pas meilleur qu’il n’est.

Près de chaque livre je vis le portrait de son auteur ; j’ai cru comprendre que beaucoup de ces livres-là seront brûlés, afin que le souvenir même en disparaisse parmi les hommes de bien.

Quand nous eûmes terminé cette visite, sur le seuil même de la porte, un autre page arriva en courant ; il dit quelques mots tout bas à l’oreille de notre page, prit les clefs qu’il lui tendait et disparut par l’escalier. Voyant que notre page avait affreusement pâli, nous l’interrogeâmes et, comme nous insistâmes, il nous informa que Sa Majesté défendait que quiconque visitât ni la bibliothèque ni les tombeaux et il nous supplia de garder cette visite absolument secrète, afin de lui sauver la vie parce qu’il avait déjà nié notre passage dans ces endroits. À ces mots nous fûmes saisis de frayeur et aussi de joie ; mais le secret en fut gardé strictement ; personne d’ailleurs ne s’en soucia, quoique nous eussions passé trois heures dans les deux salles.

Sept heures venaient de sonner ; cependant on ne nous appela pas encore à table. Mais les distractions sans cesse renouvelées nous faisaient oublier notre faim et à ce régime je jeûnerais volontiers ma vie durant. En attendant le repas on nous montra les fontaines, les mines et divers ateliers, dont nous ne pourrions produire l’équivalent avec toutes nos connaissances réunies. Partout les salles étaient disposées en demi-cercle, de sorte que l’on pouvait observer facilement l’Horloge précieuse établie au centre sur une tour élevée et se conformer à la position des planètes qui s’y reproduisait avec une précision admirable. Ceci nous montre à l’évidence par où pèchent nos artistes ; mais il ne m’appartient pas de les en instruire.

Enfin je parvins à une salle spacieuse qui avait déjà été visitée par les autres ; elle renfermait un Globe terrestre dont le diamètre mesurait trente pieds. Presque la moitié de cette sphère était sous le sol à l’exception d’une petite bande entourée de marches. Ce Globe était mobile et deux hommes le tournaient aisément de telle manière que l’on ne pouvait jamais apercevoir que ce qui était au-dessus de l’Horizon. Quoique j’eusse deviné qu’il devait être affecté à un usage particulier, je n’arrivais cependant pas à comprendre la signification de certains petits anneaux en or qui y étaient fixés ça et là. Cela fit sourire mon page, qui m’invita à les regarder plus attentivement. À la fin je découvris que ma patrie était marquée d’un anneau d’or ; alors mon compagnon y chercha la sienne et trouva une marque semblable, et, comme cette constatation se vérifia encore pour d’autres qui avaient réussi dans l’épreuve, le page nous donna l’explication suivante qu’il nous certifia être véridique.

Hier, le vieil Atlante — tel est le nom de l’Astronome — avait annoncé à Sa Majesté que tous les points d’or correspondaient très exactement aux pays que certains des convives avaient déclarés comme leur patrie. Il avait vu que je n’avais pas osé tenter l’épreuve, tandis que ma patrie était cependant marquée d’un point ; alors il avait chargé l’un des capitaines de demander que l’on nous pesât à tout hasard, sans risques pour nous, et cela parce que la patrie de l’un de nous se distinguait par un signe très remarquable. Il ajouta qu’il était, parmi les pages, celui qui disposait du plus grand pouvoir et que ce n’était pas sans raison qu’il avait été mis à ma disposition. Je lui exprimai ma gratitude, puis j’examinai ma patrie de plus près encore et je constatai qu’à côté de l’anneau il y avait encore quelques beaux rayons. Ce n’est pas pour me vanter ou me glorifier que je relate ces faits.

Ce globe m’apprit encore bien des choses que toutefois je ne publierai pas. Que le lecteur tâche cependant de trouver pourquoi toutes les villes ne possèdent pas un Philosophe.

Ensuite on nous fit visiter l’intérieur du Globe ; nous entrâmes de la manière suivante : Sur l’espace représentant la mer, qui prenait naturellement beaucoup de place, se trouvait une plaque portant trois dédicaces et le nom de l’auteur. Cette plaque se soulevait facilement et dégageait l’entrée par laquelle on pouvait pénétrer jusqu’au centre en abattant une planche mobile ; il y avait de la place pour quatre personnes. Au centre, il n’y avait, en somme, qu’une planche ronde ; mais quand on y était parvenu on pouvait contempler les étoiles en plein jour — toutefois à cet instant il faisait déjà sombre. — Je crois que c’étaient de pures escarboucles qui accomplissaient dans l’ordre leur cours naturel et ces étoiles resplendissaient avec une telle beauté que je ne pouvais plus me détacher de ce spectacle ; plus tard le page raconta cela à la vierge qui me plaisanta maintes fois à ce sujet.

Mais l’heure du dîner était sonnée et je m’étais tellement attardé dans le globe que j’allais arriver le dernier à table. Je me hâtai donc de remettre mon habit — je l’avais ôté auparavant — et je m’avançai vers la table ; mais les serviteurs me reçurent avec tant de révérences et de marques de respect que, tout confus, je n’osai lever les yeux. Je passai ainsi, sans prendre garde, à côté de la vierge qui m’attendait ; elle s’aperçut aussitôt de mon trouble, me saisit par mon habit et me conduisit ainsi à table.

Je me dispense de parler ici de la musique et des autres splendeurs, car, non seulement les paroles me manquent pour les dépeindre comme il conviendrait, mais encore je ne saurais ajouter à la louange que j’en ai faite plus haut ; en un mot il n’y avait là que les productions de l’art le plus sublime.

Pendant le repas nous nous fîmes part de nos occupations de l’après-midi — cependant je tus notre visite à la bibliothèque et aux monuments. — Quand le vin nous eût rendus communicatifs, la vierge prit la parole comme suit :

« Chers seigneurs, en ce moment je suis en désaccord avec ma sœur. Nous avons un aigle dans notre appartement et chacune de nous deux voudrait être sa préférée ; nous avons eu de fréquentes discussions à ce sujet. Pour en finir, nous décidâmes dernièrement de nous montrer à lui toutes les deux ensemble et nous convînmes qu’il appartiendrait à celle à qui il témoignerait le plus d’amabilité. Quand nous réalisâmes ce projet je tenais à la main un rameau de laurier, suivant mon habitude, mais ma sœur n’en avait point. Dès que l’aigle nous eut aperçues, il tendit à ma sœur le rameau qu’il tenait dans son bec et réclama le mien en échange ; je le lui donnai. Alors chacune de nous voulut en conclure qu’elle était la préférée ; que faut-il en penser ? »

Cette question que la vierge nous posa par modestie, piqua notre curiosité, et chacun aurait bien voulu en trouver la solution. Mais tous les regards se dirigèrent vers moi, et l’on me pria d’émettre mon avis le premier ; j’en fus tellement troublé que je ne pus répondre qu’en posant le même problème d’une manière différente et je dis :

« Madame, une seule difficulté s’oppose à la solution de la question qui serait facile à résoudre sans cela. J’avais deux compagnons qui m’étaient profondément attachés ; mais comme ils ignoraient auquel des deux j’accordais ma préférence, ils décidèrent de courir aussitôt vers moi, dans la conviction que celui que j’accueillirais le premier avait ma prédilection. Cependant, comme l’un d’eux ne pouvait suivre l’autre, il resta en arrière et pleura ; je reçus l’autre avec étonnement. Quand ils m’eurent expliqué le but de leur course, je ne pus me déterminer à donner une solution à leur question et je dus remettre ma décision, jusqu’à ce que je fusse éclairé sur mes propres sentiments ».

La vierge fut surprise de ma réponse ; elle comprit fort bien ce que je voulais dire et répliqua : « Eh bien ! nous sommes quittes ».

Puis elle demanda l’avis des autres. Mon récit les avait déjà éclairés ; celui qui me succéda parla donc ainsi :

« Dans ma ville une vierge fut condamnée à mort dernièrement ; mais comme son juge en eut pitié, il fit proclamer que celui qui voudrait entrer en lice pour elle, afin de prouver son innocence par un combat serait admis à faire cette preuve. Or elle avait deux galants, dont l’un s’arma aussitôt et se présenta dans le champ clos pour y attendre un adversaire. Bientôt après, l’autre y pénétra également ; mais comme il était arrivé trop tard, il prit le parti de combattre et de se laisser vaincre, afin que la vierge eût la vie sauve. Lorsque le combat fut terminé, ils réclamèrent la vierge tous les deux. Et dites-moi maintenant, messeigneurs, à qui la donnez-vous ? »

Alors la vierge ne put s’empêcher de dire : « Je croyais vous apprendre beaucoup et me voici prise à mon propre piège ; je voudrais cependant savoir si d’autres prendront la parole ? »

« Certes, » répondit un troisième. « Jamais on ne m’a raconté plus étonnante aventure que celle qui m’est arrivée. Dans ma jeunesse, j’aimais une jeune fille honnête, et, pour que mon amour pût atteindre son but, je dus me servir du concours d’une petite vieille, grâce à laquelle je réussis finalement. Or, il advint que les frères de la jeune fille nous surprirent au moment où nous étions réunis tous les trois. Ils entrèrent dans une colère si violente qu’ils voulurent me tuer ; mais, à force de les supplier, ils me firent jurer enfin de les prendre toutes les deux à tour de rôle comme femmes légitimes, chacune pendant un an. Dites-moi, messeigneurs par laquelle devais-je commencer, par la jeune ou par la vieille ? »

Cette énigme nous fit rire longtemps ; et quoique l’on entendit chuchoter, personne ne voulut se prononcer.

Ensuite, le quatrième débuta comme suit :

« Dans une ville demeurait une honnête dame de la noblesse, qui était aimée de tous, mais particulièrement d’un jeune gentilhomme ; comme celui-ci devenait par trop pressant, elle crut s’en débarrasser en lui promettant d’accéder à son désir, s’il pouvait la conduire en plein hiver dans un beau jardin verdoyant, rempli de roses épanouies, et en lui enjoignant de ne plus reparaître devant elle jusque-là. Le gentilhomme parcourut le monde à la recherche d’un homme capable de produire ce miracle et rencontra finalement un petit vieillard qui lui en promit la réalisation en échange de la moitié de ses biens. L’accord s’étant fait sur ce point, le vieillard s’exécuta ; alors, le galant invita la dame à venir dans son jardin. À l’encontre de son désir, celle-ci le trouva tout verdoyant, gai et agréablement tempéré et elle se souvint de sa promesse. Dès lors elle n’exprima que ce seul souhait, qu’on lui permît de retourner encore une fois près de son époux ; et lorsqu’elle l’eut rejoint elle lui confia son chagrin en pleurant et en soupirant. Or, le seigneur, entièrement rassuré sur les sentiments de fidélité de son épouse, la renvoya à son amant, estimant qu’à un tel prix il l’avait gagnée. Le gentilhomme fut tellement touché par cette droiture que, dans la crainte de pécher en prenant une honnête épouse, il la fit retourner près de son seigneur, en tout honneur. Mais, quand le petit vieillard connut la probité de tous deux, il résolut de rendre tous les biens au gentilhomme, tout pauvre qu’il était, et repartit. Et maintenant, chers seigneurs, j’ignore laquelle de ces personnes s’est montrée la plus honnête ».

Nous nous taisions, et la vierge, sans répondre davantage demanda qu’un autre voulût bien continuer.

Le cinquième continua donc comme suit :

« Chers seigneurs, je ne ferai point de grands discours. Qui est plus joyeux, celui qui contemple l’objet qu’il aime ou celui qui y pense seulement ? »

— « Celui qui le contemple » dit la vierge. — « Non, » répliquai-je. Et la discussion allait éclater lorsqu’un sixième prit la parole :

« Chers Seigneurs, je dois contracter une union. J’ai le choix entre une jeune fille, une mariée et une veuve ; aidez-moi à sortir d’embarras et je vous aiderai à résoudre la question précédente ».

Le septième répondit :

« Lorsqu’on a le choix c’est encore acceptable ; mais il en était autrement dans mon cas. Dans ma jeunesse, j’aimais une belle et honnête jeune fille du fond de mon cœur et elle me rendait mon amour ; cependant nous ne pouvions nous unir à cause d’obstacles élevés par ses amis. Elle fut donc donnée en mariage à un autre jeune homme, qui était également droit et honnête. Il l’entoura d’affection jusqu’à ce qu’elle fit ses couches ; mais alors elle tomba dans un évanouissement si profond que tout le monde la crut morte ; et on l’enterra au milieu d’une grande affliction. Je pensai alors, qu’après sa mort je pouvais embrasser cette femme qui n’avait pu être mienne durant sa vie. Je la déterrai donc à la tombée de la nuit, avec l’aide de mon serviteur. Or, quand j’eus ouvert le cercueil et que je l’eusse serrée dans mes bras, je m’aperçus que son cœur battait encore, d’abord faiblement puis de plus en plus fort au fur et à mesure que je la réchauffais. Lorsque j’eus la certitude qu’elle vivait encore, je la portai subrepticement chez moi ; je ranimai son corps par un précieux bain d’herbes et je la remis aux soins de ma mère. Elle mit au monde un beau garçon,… que je fis soigner avec autant de conscience que la mère. Deux jours après je lui racontai, à son grand étonnement, ce qui avait eu lieu et je la priai de rester dorénavant chez moi comme mon épouse. Elle en eut un grand chagrin, disant que son époux, qui l’avait toujours aimée fidèlement, en serait très affligé, mais que par ces événements, l’amour la donnait autant à l’un qu’à l’autre. Rentrant d’un voyage de deux jours, j’invitai son époux et je lui demandai incidemment s’il ferait de nouveau bon accueil à son épouse défunte si elle revenait. Quand il m’eut répondu affirmativement en pleurant amèrement, je lui amenai enfin sa femme et son fils ; je lui contai tout ce qui s’était passé et je la priai de ratifier par son consentement mon union avec elle. Après une longue dispute, il dut renoncer à contester mes droits sur la femme ; nous nous querellâmes ensuite pour le fils ».

Ici la vierge intervint par ces paroles :

— « Je suis étonnée d’apprendre que vous ayez pu doubler l’affliction de cet homme. »

— « Comment, » répondit-il, « je n’étais donc pas dans mon droit ? »

Aussitôt une discussion s’éleva entre nous ; la plupart étaient d’avis qu’il avait bien fait.

« Non, » dit-il, « je les lui ai donnés tous deux, et sa femme et son fils. Dites-moi, maintenant, chers seigneurs, la droiture de mon action fut-elle plus grande que la joie de l’époux ? »

Ces paroles plurent tellement à la vierge qu’elle fit circuler la coupe en l’honneur des deux.

Les énigmes proposées ensuite par les autres furent un peu plus embrouillées de sorte que je ne pus les retenir toutes ; cependant je me souviens encore de l’histoire suivante racontée par l’un de mes compagnons : Quelques années auparavant un médecin lui avait acheté du bois dont il s’était chauffé pendant tout l’hiver ; mais quand le printemps était revenu il lui avait revendu ce même bois de sorte qu’il en avait usé sans faire la moindre dépense.

— « Cela s’est fait par acte, sans doute ? » dit la vierge, « mais l’heure passe et nous voici arrivés à la fin du repas ». — « En effet » répondit mon compagnon ; « Que celui qui ne trouve pas la solution de ces énigmes la fasse demander à chacun ; je ne pense pas qu’on la lui refusera ».

Puis on commença à dire le gratias et nous nous levâmes tous de table, plutôt rassasiés et gais que gavés d’aliments. Et nous souhaiterions volontiers que tous les banquets et festins se terminassent de cette manière.

Quand nous nous fûmes promenés un instant dans la salle, la vierge nous demanda si nous désirions assister au commencement des noces. L’un de nous répondit : « Oh oui, vierge noble et vertueuse ».

Alors, tout en conversant avec nous, elle dépêcha en secret un page. Elle était devenue si affable avec nous que j’osai lui demander son nom. La vierge ne se fâcha point de mon audace et répondit en souriant :

« Mon nom contient cinquante-cinq et n’a cependant que huit lettres ; la troisième est le tiers de la cinquième ; si elle s’ajoute à la sixième, elle forme un nombre, dont la racine est déjà plus grande de la première lettre que n’est la troisième elle-même, et qui est la moitié de la quatrième. La cinquième et la septième sont égales ; la dernière est, de même égale, à la première, et elles font avec la seconde autant que possède la sixième, qui n’a cependant que quatre de plus que ne possède la troisième trois fois. Et maintenant, seigneurs, quel est mon nom ? »

Ce problème me sembla bien difficile à résoudre ; cependant je ne m’en récusai pas et je demandai :

« Vierge noble et vertueuse, ne pourrais-je obtenir une seule lettre ? »

— « Mais certainement », dit-elle « cela est possible ».

— « Combien possède donc la septième » demandai-je.

— « Elle possède autant qu’il y a de seigneurs ici », répondit-elle. Cette réponse me satisfit et je trouvai aisément son nom. La vierge s’en montra très contente et nous annonça que bien d’autres choses nous seraient révélées.

Mais voici que nous vîmes paraître plusieurs vierges magnifiquement vêtues ; elles étaient précédées de deux pages qui éclairaient leur marche. Le premier de ces pages nous montrait une figure joyeuse, des yeux clairs et ses formes étaient harmonieuses ; le second avait l’aspect irrité ; il fallait que toutes ses volontés se réalisent ainsi que je m’en aperçus par la suite. Ils étaient suivis, tout d’abord, par quatre vierges. La première baissait chastement les yeux et ses gestes dénotaient une profonde humilité. La deuxième était également une vierge chaste et pudique. La troisième eut un mouvement d’effroi en entrant dans la salle ; j’appris plus tard qu’elle ne peut rester là où il y a trop de joie. La quatrième nous apporta quelques fleurs, symboles de ses sentiments d’amour et d’abandon. Ensuite nous vîmes deux autres vierges parées plus richement ; elles nous saluèrent. La première portait une robe toute bleue semée d’étoiles d’or ; la seconde était vêtue de vert avec des raies rouges et blanches ; toutes deux avaient dans leurs cheveux des rubans flottants qui leur seyaient admirablement.

Mais voici, toute seule, la septième vierge ; elle portait une petite couronne et, néanmoins ses regards allaient plus souvent vers le ciel que vers la terre. Nous crûmes qu’elle était la fiancée ; en cela nous étions loin de la vérité ; cependant elle était plus noble que la fiancée par les honneurs, la richesse et le rang. Ce fut elle qui, maintes fois, régla le cours entier des noces. Nous imitâmes notre vierge et nous nous prosternâmes au pied de cette reine malgré qu’elle se montrât très humble et pieuse, Elle tendit la main à chacun de nous tout en nous disant de ne point trop nous étonner de cette faveur car ce n’était-là qu’un de ses moindres dons. Elle nous exhorta à lever nos yeux vers notre Créateur, à reconnaître sa toute-puissance en tout ceci, à persévérer dans la voie où nous nous étions engagés et à employer ces dons à la gloire de Dieu et pour le bien des hommes. Ces paroles, si différentes de celles de notre vierge, encore un peu plus mondaine, m’allaient droit au cœur. Puis s’adressant à moi : « Toi, » dit-elle, « tu as reçu plus que les autres, tâche donc de donner plus également ».

Ce sermon nous surprit beaucoup, car en voyant les vierges et les musiciens nous avions cru qu’on allait danser.

Cependant les poids dont nous parlions plus haut étaient encore à leur place ; la reine — j’ignore qui elle était — invita chaque vierge à prendre l’un des poids, puis elle donna le sien qui était le dernier et le plus lourd à notre vierge et nous ordonna de nous mettre à leur suite. C’est ainsi que notre gloire majestueuse se trouva un peu rabaissée ; car je m’aperçus facilement que notre vierge n’avait été que trop bonne pour nous et que nous n’inspirions point une si haute estime que nous commencions presque à nous l’imaginer.

Nous suivîmes donc en ordre et l’on nous conduisit dans une première salle. Là, notre vierge suspendit le poids de la reine le premier, tandis qu’on chanta un beau cantique. Dans cette salle, il n’y avait de précieux que quelques beaux livres de prières qu’il nous était impossible d’atteindre. Au milieu de la salle se trouvait un prie-dieu ; la reine s’y agenouilla et nous nous prosternâmes tous autour d’elle et répétâmes la prière que la vierge lisait dans l’un des livres ; nous demandâmes avec ferveur que ces noces s’accomplissent à la gloire de Dieu et pour notre bien.

Ensuite nous parvînmes à la seconde salle, où la première vierge suspendit à son tour le poids qu’elle portait ; et ainsi de suite, jusqu’à ce que toutes les cérémonies fussent accomplies. Alors la reine tendit de nouveau la main à chacun de nous et se retira accompagnée de ses vierges.

Notre présidente resta encore un instant parmi nous ; mais comme il était presque deux heures de la nuit elle ne voulut pas nous retenir plus longtemps ; — j’ai cru remarquer à ce moment qu’elle se plaisait en notre société. — Elle nous souhaita donc une bonne nuit, nous engagea à dormir tranquilles et se sépara ainsi de nous amicalement, presqu’à contre-cœur.

Nos pages, qui avaient reçu des ordres, nous conduisirent dans nos chambres respectives, et afin que nous puissions nous faire servir en cas de besoin, notre page reposait dans un second lit installé dans la même chambre. Je ne sais comment étaient les chambres de mes compagnons, mais la mienne était meublée royalement et garnie de tapis et de tableaux merveilleux. Cependant je préférais à tout cela la compagnie de mon page qui était si éloquent et si versé dans les arts que je pris plaisir à l’écouter pendant une heure encore, de sorte que je ne m’endormis que vers trois heures et demie.

Ce fut ma première nuit tranquille ; cependant un rêve importun ne me laissait pas jouir du repos tout à mon aise, car toute la nuit je m’acharnais sur une porte que je ne pouvais ouvrir, finalement j’y réussis. Ces fantaisies troublèrent mon sommeil jusqu’à ce que le jour m’éveillât enfin.