Les Noces chymiques de Christian Rosenkreutz/Jour 5

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Traduction par Auriger.
Chacornac Frères (Les Écrits rosicruciens) (p. 92-102).

CINQUIÈME JOUR

Je quittai ma couche au point du jour, aiguillonné par le désir d’apprendre la suite des événements, sans avoir goûté un repos suffisant. M’étant habillé je descendis, mais je ne trouvai encore personne dans la salle à cette heure matinale. Je priai donc mon page de me guider encore dans le château et de me montrer les parties intéressantes ; il se prêta volontiers à mon désir, comme toujours.

Ayant descendu quelques marches sous terre, nous nous heurtâmes à une grande porte en fer sur laquelle se détachait en grandes lettres de cuivre l’inscription suivante :



Je reproduis l’inscription telle que je l’ai copiée sur ma tablette.

Le page ouvrit donc cette porte et me conduisit par la main dans un couloir complètement obscur. Nous parvînmes à une petite porte qui était entrebâillée, car, d’après mon page, elle avait été ouverte la veille pour sortir les cercueils et on ne l’avait pas encore refermée.

Nous entrâmes ; alors la chose la plus précieuse que la nature eût jamais élaborée apparut à mon regard émerveillé. Cette salle voûtée ne recevait d’autre lumière que l’éclat rayonnant de quelques escarboucles énormes ; c’était, me dit-on, le trésor du Roi. Mais au centre, j’aperçus la merveille la plus admirable ; c’était un tombeau précieux. Je ne pus réprimer mon étonnement de le voir entretenu avec si peu de soins. Alors mon page me répondit que je devais rendre grâce à ma planète, dont l’influence me permettait de contempler plusieurs choses que nul œil humain n’avait aperçu jusqu’à ce jour, hormis l’entourage du Roi.

Le tombeau était triangulaire et supportait en son centre un vase en cuivre poli ; tout le reste n’était qu’or et pierres précieuses. Un ange, debout dans le vase, tenait dans ses bras un arbre inconnu, qui, sans cesse, laissait tomber des gouttes dans le vaisseau ; parfois un fruit se détachait, se résolvait en eau dès qu’il touchait le vase et s’écoulait dans trois petits vaisseaux en or. Trois animaux, un aigle, un bœuf et un lion, se tenant sur un socle très précieux supportaient ce petit autel.

J’en demandai la signification à mon page :

« Ci-gît » dit-il, « Vénus, la belle dame qui a fait perdre le bonheur, le salut et la fortune à tant de grands ». Puis il désigna sur le sol une trappe en cuivre. « Si tel est votre désir » dit-il « nous pouvons continuer à descendre par ici ».

— « Je vous suis » répondis-je ; et je descendis l’escalier où l’obscurité était complète ; mais le page ouvrit prestement une petite boîte qui contenait une petite lumière éternelle à laquelle il alluma une des nombreuses torches placées à cet endroit. Plein d’appréhension, je lui demandai sérieusement s’il lui était permis de faire cela. Il me répondit : « Comme les personnes royales reposent maintenant je n’ai rien à craindre ».

J’aperçus alors un lit d’une richesse inouïe, aux tentures admirables. Le page les entr’ouvrit et je vis dame Vénus couchée là toute nue — car le page avait soulevé la couverture — avec tant de grâce et de beauté, que, plein d’admiration, je restai figé sur place, et maintenant encore, j’ignore si j’ai contemplé une statue ou une morte ; car elle était absolument immobile et il m’était interdit de la toucher.

Puis le page la couvrit de nouveau et tira le rideau ; mais son image me resta comme gravée dans les yeux.

Derrière le lit je vis un panneau avec cette inscription :



Je demandai à mon page la signification de ces caractères ; il me promit en riant que je l’apprendrais. Puis il éteignit le flambeau et nous remontâmes.

Examinant les animaux de plus près, je m’aperçus, à ce moment seulement, qu’une torche résineuse brûlait à chaque coin. Je n’avais pas aperçu ces lumières auparavant, car le feu était si clair qu’il ressemblait plutôt à l’éclat d’une pierre qu’à une flamme. L’arbre exposé à cette chaleur ne cessait de fondre tout en continuant à produire de nouveaux fruits.

« Écoutez » dit le page, « ce que j’ai entendu dire à Atlas parlant au Roi. Quand l’arbre, a-t-il dit, sera fondu entièrement, dame Vénus se réveillera et sera mère d’un roi ».

Il parlait encore et m’en aurait peut-être dit davantage, quand Cupidon pénétra dans la salle. De prime abord il fut atterré d’y constater notre présence ; mais quand il se fut aperçu que nous étions tous deux plus morts que vifs, il finit par rire et me demanda quel esprit m’avait chassé par ici. Tout tremblant je lui répondis que je m’étais égaré dans le château, que le hasard m’avait conduit dans cette salle et que mon page m’ayant cherché partout m’avait finalement trouvé ici ; qu’enfin j’espérais qu’il ne prendrait pas la chose en mal.

« C’est encore excusable ainsi », me dit-il, « vieux père téméraire. Mais vous auriez pu m’outrager grossièrement si vous aviez vu cette porte. Il est temps que je prenne des précautions ».

Sur ces mots il cadenassa solidement la porte de cuivre par où nous étions descendus. Je rendis grâce à Dieu de ne pas avoir été rencontrés plus tôt et mon page me sut gré de l’avoir aidé à se tirer de ce mauvais pas.

« Cependant », continua Cupidon, « je ne puis vous laisser impuni d’avoir presque surpris ma mère ». Et il chauffa la pointe d’une de ses flèches dans l’une des petites lumières et me piqua à la main. Je ne sentis presque pas la piqûre à ce moment tant j’étais heureux d’avoir si bien réussi et d’en être quitte à si bon compte.

Entre temps mes compagnons étaient sortis de leur lit et s’étaient rassemblés dans la salle ; je les y rejoignis en faisant semblant de quitter mon lit à l’instant. Cupidon qui avait fermé toutes les portes derrière lui avec soin me demanda de lui montrer ma main. Une gouttelette de sang y perlait encore ; il en rit et prévint les autres de se méfier de moi car je changerai sous peu. Nous étions stupéfaits de voir Cupidon si gai ; il ne paraissait pas se soucier le moins du monde des tristes événements d’hier et ne portait aucun deuil.

Cependant notre présidente s’était parée pour sortir ; elle était entièrement habillée de velours noir et tenait sa branche de laurier à la main ; toutes ses compagnes portaient de même leur branche de laurier. Quand les préparatifs furent terminés, la vierge nous dit de nous désaltérer d’abord et de nous préparer ensuite pour la procession. C’est ce que nous fîmes sans perdre un instant et nous la suivîmes dans la cour.

Six cercueils étaient placés dans cette cour. Mes compagnons étaient convaincus qu’ils renfermaient les corps des six personnes royales ; mais moi je savais à quoi m’en tenir ; toutefois j’ignorais ce qu’allaient devenir les autres cercueils.

Huit hommes masqués se tenaient près de chacun des cercueils. Quand la musique se mit à jouer — un air si grave et si triste que j’en frémis, — ils levèrent les cercueils et nous suivîmes jusqu’au jardin dans l’ordre qu’on nous indiqua. Au milieu du jardin on avait érigé un mausolée en bois dont tout le pourtour était garni d’admirables couronnes ; le dôme était supporté par sept colonnes. On avait creusé six tombeaux et près de chacun se trouvait une pierre ; mais le centre était occupé par une pierre ronde, creuse, plus élevée. Dans le plus grand silence et en grande cérémonie on déposa les cercueils dans ces tombeaux, puis les pierres furent glissées dessus et fortement scellées. La petite boîte trouva sa place au milieu. C’est ainsi que mes compagnons furent trompés, car ils étaient persuadés que les corps reposaient là. Au sommet flottait un grand étendard décoré de l’image du phénix, sans doute pour nous égarer encore plus sûrement. C’est à ce moment que je remerciai Dieu de m’avoir permis de voir plus que les autres.

Les funérailles étant terminées, la vierge monta sur la pierre centrale et nous fit un court sermon. Elle nous engagea à tenir notre promesse, à ne pas épargner nos peines et à prêter aide aux personnes royales enterrées là afin qu’elles pussent retrouver la vie. À cet effet nous devions nous mettre en route sans tarder et naviguer avec elle vers la tour de l’Olympe pour y chercher le remède approprié et indispensable.

Ce discours eut notre assentiment ; nous suivîmes donc la vierge par une autre petite porte jusqu’au rivage, où nous vîmes les sept vaisseaux, que j’ai déjà signalés plus haut, tous vides. Toutes les vierges y attachèrent leur branche de laurier et, après nous avoir embarqués, elles nous laissèrent partir à la grâce de Dieu. Tant que nous fûmes en vue, elles ne nous quittèrent pas du regard ; puis elles rentrèrent dans le château accompagnées de tous les gardiens.

Chacun de nos vaisseaux portait un grand pavillon et un signe distinctif. Sur cinq des vaisseaux on voyait les cinq Corpora Regalia ; en outre, chacun, en particulier le mien, où la vierge avait pris place, portait un globe.

Nous naviguâmes ainsi dans un ordre donné, chaque vaisseau ne contenant que deux pilotes.

En tête venait le petit vaisseau a, où, à mon avis, gisait le nègre ; il emportait douze musiciens ; son pavillon représentait une pyramide. Il était suivi des trois vaisseaux b-c-d, nageant de conserve. On nous avait distribués dans ces vaisseaux-là ; j’avais pris place dans c. Sur une troisième ligne flottaient les deux vaisseaux e et f, les plus beaux et les plus précieux, parés d’une quantité de branches de laurier ; ils ne portaient personne et battaient pavillon de Lune et de Soleil. Le vaisseau g venait en dernière ligne ; il transportait quarante vierges.

Ayant navigué ainsi par delà le lac, nous franchîmes une passe étroite et nous parvînmes à la mer véritable. Là, des Sirènes, des Nymphes, et des Déesses de la mer nous attendaient ; nous fûmes abordés bientôt par une jeune nymphe, chargée de nous transmettre leur cadeau de noces ainsi que leur souvenir. Ce dernier consistait en une grande perle précieuse sertie, comme nous n’en avions jamais vue ni dans notre monde ni dans celui-ci ; elle était ronde et brillante. Quand la vierge l’eut acceptée amicalement, la nymphe demanda que l’on voulût bien donner audience,
à ses compagnes et s’arrêter un instant ; la vierge y consentit. Elle ordonna d’amener les deux grands vaisseaux au milieu et de former avec les autres un pentagone.

Puis les nymphes se rangèrent en cercle autour et chantèrent d’une voix douce :


I

Rien de meilleur n’est sur terre
Que le bel et noble amour ;
Par lui nous égalons Dieu,
Par lui personne n’afflige autrui.
Laissez-nous donc chanter le Roi,
Et que toute la mer résonne,
Nous questionnons, donnez la réplique.


II

Qui nous a transmis la vie ?
L’amour.
Qui nous a rendu la grâce ?
L’amour.
Par qui sommes-nous nés ?
Par l’amour.
Sans qui serions-nous perdus ?
Sans l’amour.


III

Qui donc nous a engendrés ?
L’amour.
Pourquoi nous a-t-on nourris ?
Par amour.
Que devons-nous aux parents ?
L’amour.

Pourquoi sont-ils si patients ?

Par amour.


IV

Qui est vainqueur ?
L’amour.
Peut-on trouver l’amour ?
Par l’amour.
Qui peut encore unir les deux ?
L’amour.


V

Chantez donc tous,
Et faites résonner le chant
Pour glorifier l’amour ;
Qu’il veuille s’accroître
Chez nos Seigneurs, le Roi et la Reine ;
Leurs corps sont ici, l’âme est là.


VI

Si nous vivons encore,
Dieu fera,
Que de même que l’amour et la grande grâce
Les ont séparés avec une grande puissance ;
De même aussi la flamme d’amour
Les réunira de nouveau avec bonheur.


VII

Cette peine,
En grande joie,
Sera transmuée pour toujours,
Y eût-il encore des souffrances sans nombre.


En écoutant ce chant mélodieux, je compris parfaitement qu’Ulysse eût bouché les oreilles de ses compagnons, car j’eus l’impression d’être le plus misérable des hommes en me comparant à ses créatures adorables.

Mais bientôt la vierge prit congé et donna l’ordre de continuer la route. Les nymphes rompirent donc le cercle et s’éparpillèrent dans la mer après avoir reçu comme rétribution un long ruban rouge. — À ce moment je sentis que Cupidon commençait à opérer en moi aussi, ce qui n’était guère à mon honneur ; mais, comme de toute manière mon étourderie ne peut servir à rien au lecteur, je veux me contenter de la noter en passant. Cela répondait précisément à la blessure que j’avais reçue à la tête, en rêve, comme je l’ai décrit dans le premier livre ; et, si quelqu’un veut un bon conseil, qu’il s’abstienne d’aller voir le lit de Vénus, car Cupidon ne tolère pas cela.

Quelques heures plus tard, après avoir parcouru un long chemin, tout en nous entretenant amicalement, nous aperçûmes la tour de l’Olympe. La vierge ordonna donc de faire divers signaux pour annoncer notre arrivée ; ce qui fut fait. Aussitôt nous vîmes un grand drapeau blanc se déployer et un petit vaisseau doré vint à notre rencontre. Quand il fut près de nous accoster, nous y distinguâmes un vieillard entouré de quelques satellites habillés de blanc ; il nous fit un accueil amical et nous conduisit à la tour.

La tour était bâtie sur une île exactement carrée et entourée d’un rempart si solide et si épais que je comptai deux cent soixante pas en la traversant. Derrière cette enceinte s’étendait une belle prairie agrémentée de quelques petits jardins où fructifiaient des plantes singulières et inconnues de moi ; elle s’arrêtait au mur protégeant la tour. Cette dernière, en elle-même, semblait formée par la juxtaposition de sept tours rondes ; celle du centre était un peu plus haute. Intérieurement elles se pénétraient mutuellement et il y avait sept étages superposés.

Quand nous eûmes atteint la porte, on nous rangea le long du mur côtoyant la tour afin de transporter les cercueils dans la tour à notre insu, comme je le compris facilement ; mais mes compagnons l’ignoraient.

Aussitôt après on nous conduisit dans la salle intérieure de la tour qui était décorée avec art ; mais nous y trouvâmes peu de distractions, car elle ne contenait rien qu’un laboratoire. Là nous dûmes broyer et laver des herbes, des pierres précieuses et diverses matières, en extraire la sève et l’essence et en emplir des fioles de verre que l’on rangea avec soin. Cependant notre vierge si active et si agile, ne nous laissa pas manquer de besogne ; nous dûmes travailler assidûment et sans relâche dans cette île jusqu’à ce que nous eussions terminé les préparatifs nécessaires pour la résurrection des décapités.

Pendant ce temps — comme je l’appris ultérieurement — les trois vierges lavaient avec soin les corps dans la première salle.

Enfin quand nos travaux furent presque terminés on nous apporta, pour tout repas, une soupe et un peu de vin, ce qui signifiait clairement que nous n’étions point ici pour notre agrément ; et quand nous eûmes accompli notre tâche, il fallut nous contenter, pour dormir, d’une natte qu’on étendit par terre pour chacun de nous.

Pour ma part, le sommeil ne m’accabla guère ; je me promenai donc dans le jardin et j’avançai jusqu’à l’enceinte ; comme la nuit était très claire, je passai le temps à observer les étoiles. Je découvris par hasard de grandes marches en pierre menant à la crête du rempart ; comme la lune répandait une si grande clarté, je montai audacieusement. Je contemplai la mer qui était dans un calme absolu, et, profitant d’une si bonne occasion de méditer sur l’astronomie, je découvris que cette nuit même les planètes se présenteraient sous un aspect particulier qui ne se reproduirait pas avant longtemps.

J’observai ainsi longuement le ciel au-dessus de la mer quand, à minuit, dès que les douze coups tombèrent, je vis les sept flammes parcourir la mer et se poser tout en haut sur la pointe de la tour ; j’en fus saisi de peur car, dès que les flammes se reposèrent, les vents se mirent à secouer la mer furieusement. Puis la lune se couvrit de nuages, de sorte que ma joie prit fin dans une telle terreur que je pus à peine découvrir l’escalier de pierre et rentrer dans la tour. Je ne puis dire si les flammes sont restées plus longtemps sur la tour ou si elles sont reparties, car il était impossible de me risquer dehors dans cette obscurité.

Je me couchai donc sur ma couverture et je m’endormis aisément au murmure calme et agréable de la fontaine de notre laboratoire.

Ainsi ce cinquième jour se termina également par un miracle.