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Les Noces d’or de M. et Mme Van Poppel/01

La bibliothèque libre.
Paul Lacomblez, éditeur (3p. 7-40).


I


C’était le mois de mai, la saison d’amour où tout chante, où tout fleurit, jusqu’aux ronces du chemin.

Le printemps s’avançait avec splendeur invitant les citadins à secouer le joug de la ville. Les premières hirondelles tournoyaient dans le ciel bleu. L’air était doux, parfumé ; ni vent, ni poussière.

Il ne fallait rien moins que cette conjonction de circonstances atmosphériques toute spéciale et qui semblait durable, pour décider les Kaekebroeck à s’établir à la campagne avec leurs enfants.

Ils s’étaient donc installés dans une auberge de la Petite-Espinette où, bientôt, les venaient rejoindre M. et Mme Théodore Van Poppel avec la petite Jeanne, ainsi que Mme Mosselman et ses jumeaux.

Ce furent des jours rapides, pleins de lumière et de belle humeur. Nos amis étaient infatigables et faisaient de longues promenades à travers les champs et les bois.

Pour Ferdinand, très occupé par la corderie qu’il dirigeait avec un sens commercial que personne n’eût soupçonné chez ce conteur de fleurettes, il ne retrouvait ses amis que tous les deux ou trois jours. Il arrivait d’ordinaire par le tramway de sept heures, à moins qu’il ne débuchât brusquement de la forêt, monté, sur sa chainless.

Ses absences attristaient un peu Thérèse, nature affective et passionnée. Mais les retours de Mosselman n’en étaient que plus charmants. Rien n’enchantait la jeune femme comme d’aller attendre son Ferdinand à l’avant-dernière halte du tramway et de rentrer avec lui sous les grands arbres de la drève. Elle se suspendait à son bras de toute sa tendresse ; elle se haussait, se pressait contre son mari, l’assaillait de questions sur le père Verhoegen, la vieille grand-maman, le bon Jérôme ; elle demandait aussi des nouvelles de Fifi, le serin vert, et du chat Minouche.

Ce n’était pas tout : elle s’informait de la blanchisseuse. Est-ce qu’elle avait enfin apporté le linge ? Non ? Mais ça c’était un peu trop fort ! Heureusement qu’il avait encore des « propres chemises » dans le second tiroir à gauche. ― Est-ce qu’on avait fini de peindre dans le magasin ? Mon Dieu, quelle misère toujours ces ouvriers dans la maison ! Il en faudrait un grand nettoyage après leurs saletés ! Et le ménage, comment cela marchait-il ? Est-ce que Justine se débrouillait toute seule et préparait de bonnes choses ?

Il souriait à cette voix douce et musicale, attendri et charmé par ce babillage de fillette devenue femme :

— Mais oui, mais oui, répondait-il avec enjouement, rassure-toi, tout le monde va bien. Je crois tout de même que la blanchisseuse est venue, mais je t’avoue que je n’ai pas compté le linge ! Quant à Justine, elle me fait des ratatouilles, je ne te dis que ça !

Tout en cheminant, voilà que nos amoureux apercevaient une blanche petite voiture qui s’avançait à leur rencontre. Oh alors, ils se mettaient à courir, car c’étaient Leïon et Georgeke, les jolis jumeaux tout roses et tout blonds, dont la ressemblance vraiment surprenante faisait l’objet d’intarissables commentaires.

— Voilà qui est grave, disait gaîment Kaekebroeck, pourvu que ces gaillards ne finissent pas un jour par se prendre eux-mêmes l’un pour l’autre !

Et cette troublante hypothèse n’était pas sans émouvoir la candide Mme Théodore Van Poppel qui n’entendait malice à rien du tout.

Un samedi soir, Ferdinand arriva à la Petite-Espinette avec Pauline. La jeune fille se faisait attendre depuis quinze jours, en dépit des lettres pressantes d’Adolphine. Il n’y avait point de sa faute : c’était M. Platbrood qui la retenait injustement à Bruxelles pour la punir de son équipée du mois de mars et déplaire en même temps aux Kaekebroeck ; car l’affaire Maskens avait mis quelque froid entre Joseph et son beau-père.

Mais Pauline, sévèrement claustrée, dépérissait à vue d’œil, si bien que l’inflexible major avait dû céder aux supplications de sa femme et surtout à l’ordonnance du docteur qui prescrivait la campagne.

La présence de Pauline mit tout le monde en joie, à commencer par Albert et Jeanne qui se la disputaient avec des jalousies furieuses ; elle leur apportait du reste force « boules » et de belles images achetées dans la boutique des demoiselles Janssens, les vieilles papetières de la rue de Flandre.

Elle donna aussi de bonnes nouvelles d’Émile Platbrood qui était parti inopinément pour le Congo au mois de janvier, chargé d’une mission par sa Société. « Cette fois, il n’avait pu écrire qu’une petite carte ; mais il se portait comme un baobab, disait-il, et comptait rentrer en Europe à la fin du mois d’octobre avec le lieutenant Verhulst, le propre cousin des demoiselles Janssens ».

Les amis étaient enchantés.

— Pauvre Mileke ! soupira Adolphine, je suis sûre qu’il a si chaud ! Hein, ça serait tout de même de la chance s’il savait être de retour pour les noces de bon-papa et de bonne-maman ! Enfin il n’est pas malade, ça est le principal.

Déjà, Pauline avait enlevé son chapeau et voulait se rendre utile. Elle aida à coucher les marmots, présida au dosage du lait dans les biberons destinés aux jumeaux et à la petite Gabrielle Kaekebroeck qui ne prétendait plus prendre le sein. Après quoi, on se mit à table pour souper.

Mais, quoiqu’on fit pour la distraire, Pauline demeurait pâle et songeuse ; au fond de ses yeux on lisait à la fois l’inquiétude et la tristesse.

— Eh bien, Filleke, s’écriait Adolphine vraiment alarmée, qu’est-ce qui se passe ? J’espère que tu n’es pas venue ici pour t’embêter ? Voyons, est-ce que tu as mal quelque part ? Tu dois seulement le dire…

— Mademoiselle Pauline est peut-être trop serrée, hasarda Mosselman, toujours hanté par la déplorable aventure de Mme Keuterings.

— C’est vrai aussi, remarqua Thérèse, on ne lui a pas laissé le temps de se déshabiller. Tu sais, Pauline, fais seulement ton goût, il ne faut pas se gêner avec nous autres.

Mais Pauline, embarrassée par tant de sollicitude indiscrète, protestait de son parfait bien aise.

Pourtant, elle touchait à peine aux plats ; la grande sœur grondait avec sa grosse voix tendre :

— Ici, on ne se laisse rien manquer : on mange tous comme des loups. Hé, ça n’est pas étonnant que tu as si mauvaise mine ! Tiens, prends cette tranche… Bois un bon verre. Allo !…

— Je t’en prie, intervint alors Kaekebroeck, ne la forçons pas. Demain, j’en suis sûr, Pauline sera fraîche comme une rose, et gaie comme une fauvette. Oui, oui, retenez bien ce que je vous dis…

Il ajouta avec une pointe d’ironie :

— Et d’abord, les Rampelbergh viennent demain par le tram de onze heures !

À cette nouvelle, les Mosselman et les silencieux Van Poppel témoignèrent une assez forte surprise. Ils ne purent s’empêcher de faire la grimace, car la compagnie des Rampelbergh, surtout celle de Malvina, leur semblait un plaisir médiocre. Mais leurs figures se rassérénèrent aussitôt sur un clin d’œil furtif de Joseph qui, sans autre explication, se leva brusquement de table et proposa, dans la salle du café, une partie de zavel billard, honnête jeu de campagne où les dames se montrèrent d’une maladresse tout à fait attendrissante.



Le lendemain, tandis que mesdames Kaekebroeck et Mosselman débarbouillaient les enfants et vaquaient aux mille soins de leur toilette, Joseph imita sa belle-sœur à se rendre avec lui au devant des Rampelbergh, jusqu’à la Sapinière.

Il faisait un temps merveilleux ; le soleil moirait les sarraus neufs des villageois, avivait les fleurs de soie brodées aux mantilles des paysannes ; les coqs claironnaient d’allégresse dans toutes les basses-cours et sur la chaussée, les lourds chevaux des carrioles hennissaient en secouant leurs fortes crinières. C’était un dimanche de fête.

Cependant, Pauline, peu empressée, refusait d’accompagner Kaekebroeck, sous prétexte qu’elle devait habiller son filleul et surveiller les bonnes. Et Joseph insistait sans venir à bout de son entêtement, quand Adolphine surgit à une fenêtre et menaça gaîment sa sœur de la renvoyer tout de suite à Bruxelles si elle s’obstinait à ne pas faire ce qu’on lui prescrivait « pour le bien ».

Aussitôt, Pauline lui lança un baiser et parut se soumettre. Elle se coiffa d’un joli chapeau de paille, prit son ombrelle et marcha à côté de son beau-frère sans nulle mauvaise grâce, mais sans proférer une parole.

— Hein, tu boudes, lui dit Joseph en riant ; mais enfin, comprends donc que les Rampelbergh ne seraient pas contents, si j’étais tout seul à les attendre au débarcadère… Cette chère Malvina ne me le pardonnerait sûrement pas !

La jeune fille s’étonnait de tant de soudaine prévenance. Quoiqu’elle eût sur le cœur le ton de raillerie de son beau-frère, elle répondit doucement qu’elle ne boudait pas, mais qu’elle était un peu contrariée parce qu’elle avait encore une foule de « bidons » à mettre en ordre dans sa chambre.

— Bah, tu as tout le temps, répliqua Joseph. Et d’abord, oui ou non, est-ce que tu es ici pour te promener du matin au soir et recouvrer ta belle santé d’autrefois ?

Il lui prit gentiment le bras :

— Voyons, Polintje lief, j’ai juré que tu serais contente aujourd’hui ; il faut un peu m’aider à tenir parole. Hein, il y a encore quelque chose ? Allons, qu’est-ce qui ne va pas ? Tu sais bien qu’on peut tout me dire à moi…

Elle le remercia d’un bon regard attendri, car elle savait le dévoûment fraternel de ce généreux garçon. Mais soudain, sur le point d’épancher son cœur, la voix lui manqua ; un air de souffrance empreignit son visage et ses grands yeux s’humectèrent. Alors, pour donner le change, elle s’occupa fièvreusement à ouvrir son parasol ; car, aussi bien, ils venaient de sortir de l’ombre de la drève pour apparaître devant l’auberge de la Sapinière, un endroit planté de jeunes arbres et tout inondé de soleil.

En ce moment, une rumeur courut le long du fil électrique :

— Voilà les Rampelbergh ! fit Kaekebroeck.

On ne voyait pas encore le tramway, mais bientôt il apparut à la courbe du chemin, roulant avec vitesse.

Il n’avait pas encore stoppé devant le poteau d’arrêt qu’un jeune homme en grand deuil bondissait de la première voiture sur la chaussée.

— François ! s’écria Pauline.

Déjà il était près d’elle et la soutenait dans ses bras, car elle défaillait de bonheur.

Et quand elle put parler :

— Oh Joseph, c’est mal, c’est mal de me faire des farces comme ça !

Mais la joie qui flambait dans ses yeux démentait ses reproches. Alors, brusquement, elle sauta au cou de son beau-frère qu’elle embrassa de tout son cœur pour cette admirable surprise.

— Hé, lança le narquois Joseph, je cours en avant pour dire que les Rampelbergh ne viennent pas !

Il se sauva et nos amants restèrent seuls, confus et émerveillés.

Le repas fut joyeux. Les Kaekebroeck célébraient justement le quatrième anniversaire de leur mariage ; la table était toute fleurie, sans compter que pour la circonstance on avait renforcé le frugal menu de l’auberge de quelques solides victuailles commandées à Bruxelles.

Au milieu des convives qu’une amitié déjà ancienne affranchissait de toute cérémonie, le pauvre Cappellemans, correctement vêtu de noir, encarcané dans son haut col, se sentait fort mal à l’aise. Une timidité insurmontable paralysait ses moindres gestes et c’est à peine s’il osait manger ou boire. Toute la cordialité qu’on lui montrait ne parvenait pas à l’enhardir. Le brave garçon était si peu habitué à dîner en famille ! Aujourd’hui, il se croyait dans le monde !

Bien qu’il fût assis à côté de sa chère Pauline, il n’avait garde de lui parler maintenant, tant il redoutait d’ouïr le son de sa voix, tant il était sûr, en ouvrant la bouche, de dire quelque grosse balourdise. Aussi, se tenait-il hermétiquement coi, résolu à continuer de sourire doucement et perpétuellement, en dépit des crampes qui le prenaient aux pommettes.

La présence des Mosselman augmentait encore son trouble en lui rappelant ses brèves fiançailles avec la fille du cordier. La situation lui paraissait plutôt fausse, malgré que Ferdinand et Thérèse fissent semblant d’avoir tout oublié et fussent remplis de sincère gentillesse à son égard.

L’excellente Adolphine, qui voyait sa gêne, l’interpella à diverses reprises, espérant ainsi le remettre en nature ; mais elle ne réussit qu’à l’interloquer tout-à-fait. Alors, pour créer une diversion, elle entreprit de taquiner son mari :

— Voulez-vous croire, dit-elle, que Joseph ne m’a pas seulement donné ça pour notre anniversaire ! Hein, c’est skerp !

— Ça, c’est un peu fort ! s’écria Kaekebroeck en train d’asticoter la tante Adèle, ne la croyez pas, vous savez ! Et d’abord, qu’est-ce que tu m’as demandé ce matin que je t’ai donné tout de suite ?

À cette réplique imprévue, la jeune femme se troubla manifestement et rougit :

— Oeïe, dit-elle, est-ce que ça compte, ça ? Tu ne dois pas faire tant d’embarras pour une baise…

— Hé, hé, nargua Joseph, une baise, plusieurs baises, oui, avec beaucoup de choses autour…

— Oh, oh, firent Van Poppel et Mosselman en affectant une grande pudibonderie.

Mais Joseph, lancé, gronda comiquement :

— Taisez-vous seulement vous deux !…

Et, décochant un regard à sa tante et à la gentille Mme Mosselman :

— Hein, qu’ils en ont fait tout autant !

À ces mots, le rouge sauta aux joues de tante Adèle et de Thérèse et ce fut toute leur réponse, d’ailleurs suffisamment affirmative.

Pour François et Pauline, ils ne comprenaient pas très bien, mais ils riaient de confiance, au risque de compromettre leur réputation de blanche hermine, lorsqu’un incident arrêta les dîneurs sur cette voie déclive de la grivoiserie.

Le petit Albert et la petite Jeanne, qu’on avait eu l’imprudence d’asseoir à côté l’un de l’autre, venaient de se prendre de querelle : cela, à propos d’un demi-siphon dont l’entêté gamin, fort intéressé par cette machine, voulait se servir tout seul et que sa raisonnable cousine, qui jouait déjà à la gouvernante, prétendait à tout prix lui arracher des mains.

Ils luttaient, obstinés et rageurs, très comiques dans leur colère, quand arriva ce qu’il n’était que trop facile de prévoir. Alberke toucha la détente de l’appareil et, soudain, un jet bruyant s’échappa, qui vint donner dans la figure de l’oncle Théodore.

Tout le monde sursauta, tandis que le bon Van Poppel, complètement aveuglé, se débarbouillait avec sa serviette :

— Sapristi, ça n’est pas agréable, vous savez !

— Bah, lança Mosselman, soyez heureux… Dans les festins de Jordaens, les petits garçons ont des jets moins catholiques !

Cependant, Alberke, humant une odeur de gifles, avait prestement disparu sous la table. Mais on riait avec indulgence, à commencer par Joseph dont la sévérité à l’égard de son fils se relâchait beaucoup depuis quelque temps.

On s’aperçut tout à coup qu’il était près de deux heures.

— Bon Dieu ! s’écria Kaekebroeck, dépêchons-nous d’avaler le dessert, si nous voulons faire notre grande promenade…

Ils partirent enfin avec un retard de près d’une heure, car ces dames avaient demandé cinq minutes pour mettre leurs chapeaux.

Les petites voitures où se prélassaient les jumeaux et Gabrielle Kaekebroeck — trois bébés charmants, car ils dormaient beaucoup — roulaient en avant, poussées par les bonnes.

Les amis suivaient en bon ordre. Mais Jeanne et Albert ne pouvaient s’accommoder de tant de discipline et se poursuivaient sur la chaussée en soulevant une épaisse poussière, ce qui faisait enrager Adolphine :

— Voulez-vous bien lever vos pieds, méchants enfants !

On avait décidé d’atteindre le joli bois qui s’étend à l’ouest de la forêt de Soignes et de pousser jusqu’à Linkebeek. Le chemin qui traverse d’abord la campagne est assez caillouteux et parfois escarpé ; aussi, les hommes se plaignaient-ils : cela manquait de charme après un copieux dîner.

Bientôt, ennui nouveau, la route se resserra tellement que nos promeneurs durent marcher à la file. Comme par hasard, il se trouva que François et Pauline étaient les derniers. Alors, ils ralentirent le pas et se laissèrent fortement devancer sans que le gros de la troupe prît garde à leur manège.

Ils ne disaient rien. François cheminait derrière Pauline. Il respirait à présent ; plus de petites transes qui lui comprimaient l’estomac ; sa gêne s’en était allée. Et il sentait son cœur bondir, un feu étrange enflammer ses veines en regardant la svelte jeune fille, toute rose sous son coquet tricorne de paille d’où s’échappaient de blonds cheveux follets pétillants de soleil.

Elle lui semblait bien plus gracieuse encore qu’autrefois. En effet, le chagrin l’avait dégourdie : elle n’était plus lambine, elle était leste, prompte comme une hirondelle. Aujourd’hui, elle avait retrouvé son grand air de fraîche et brillante santé. Et François admirait la blancheur de sa nuque, les lignes parfaites de son beau corps ; elle portait une robe de linon très simple qui lui faisait une exquise parure ; le tissu en était si léger qu’il dessinait l’entre-deux de la chemise en laissant transparaître aussi la chair suave des épaules et des bras.

Pourtant, dans son amour encore nuancé de respect, il hésitait à la rejoindre, quand Pauline trébucha contre une pierre. Et François fut auprès d’elle :

— Mon Dieu, vous ne vous êtes pas fait du mal ?

— Oh non, dit-elle avec un embarras charmant, je l’ai un peu fait en exprès…

Ils se prirent la main et, ravis, enivrés de bonheur, ils allèrent à travers les champs, dans la fine musique des seigles remués par la brise.

C’était la première fois qu’ils se retrouvaient depuis l’enterrement du père Cappellemans ; ils se regardaient à la dérobée, aussi confus presque qu’ils l’avaient été ce matin à la Sapinière. Ils ne pouvaient croire à tant de joie soudaine. Leur émotion était si forte qu’ils ne savaient que pousser des exclamations ou bredouiller des phrases sans suite sur la beauté de cette journée nonpareille. Ils parlaient des fleurs, des oiseaux, du soleil ; ils parlaient de tout, sauf d’eux-mêmes, bien que leurs âmes ne fussent remplies que de leur tendresse.

Ils entrèrent dans le bois ; sous le calme et odorant feuillage, la contrainte qu’ils sentaient tous deux les quitta par degré. Ils prirent tout de suite par un layon qui longe la grand’route. Ils étaient seuls. Alors, hardiment, François passa le bras autour de la taille de son amie et c’est lui qui parla le premier :

— Ah, Pauline, comme j’ai eu du chagrin à cause de vous ! Non, personne ne saura jamais le croire !

Elle le regarda avec ses grands yeux limpides :

— Et moi, François, je ne faisais plus de bien, tellement que j’étais malheureuse !

Ils devinrent très verbeux ; ils se contaient les multiples incidents de leur séparation et s’interrogeaient avidement :

— Est-ce que vous m’avez vu, disait-il, quand je suis un soir rentré au théâtre pour vous regarder une dernière fois ?

— Oeïe oui, et ça m’a fait un effet, n’est-ce pas !

— Et pourtant, vous aviez l’air de si fort vous amuser…

— Oh non, mais je faisais semblant de rien pour mon père, vous comprenez… Et puis, il ne faut pas m’en vouloir, on avait raconté de si laides histoires sur votre compte…

— Et vous avez cru ça ?

— Tout le monde disait que vous étiez un méchant garçon… Alors je…

Il ne la laissait pas achever ; il expliquait naïvement son martyre. Chaque nuit, il rêvait à elle. Toujours, elle lui était apparue sévère, presque méprisante. Oui, cela surtout le désespérait qu’elle n’eût plus même de l’estime pour lui. Et pourquoi ça ! Et pourquoi ça ! Oh combien de douleurs l’avaient accablé qu’il se rappelait par le menu et ne savait pas dire ! Brusquement, il s’interrompait pour la questionner de nouveau :

— Et quand vous m’avez croisé un soir, rue des Fabriques, vous savez bien ?

— Oh, cette nuit-là, je n’ai pas su dormir…

— Et quand j’avais si mal dans ma jambe et que vous êtes passée rue du Boulet ?

— Oeïe, taisez-vous ! Cette-fois là, j’ai pleuré, j’ai pleuré !

Il avouait encore, sans crainte qu’on l’accusât de pusillanimité :

— Moi, j’avais si peur de vous rencontrer en rue ! Oh, je savais tout de suite quand vous étiez là… Je sentais ça dans l’air ; et alors je devenais si floche sur mes jambes que je ne savais plus mettre un pied l’un devant l’autre !

Elle répondait, tout apitoyée :

— Si ça est permis ! Vous auriez seulement dû venir me parler…

— Oh, vous dites ça maintenant ! mais moi je n’aurais jamais osé ! Je croyais que vous me détestiez… Vous étiez si fière !

Elle secouait doucement la tête :

— Oh non, j’étais si triste ! C’est vrai, à cause de toutes ces histoires, je ne vous aimais plus et pourtant je ne savais qu’à même pas m’empêcher de vous aimer encore un tout petit peu… Oui, ça était plus fort que moi !

Il tressaillait de joie à ces purs aveux qui le payaient de toutes ses souffrances. Il la regardait : une lumière jeune brillait sur sa douce figure et c’était l’éclat tranquille de la bonté même.

Alors, il ne put se contenir. Dans son ardent bonheur il la pressa contre lui de toutes ses forces et, quittant le « vous » pour la première fois, il murmura passionnément à son oreille :

— Pauline, oh Pauline, comme je suis heureux près de toi !

— François !

Elle se laissa aller dans ses bras et, fermant les yeux, elle lui abandonna sa bouche parfumée, délicieusement entrouverte comme une rose…

Des appels lointains résonnèrent dans la profondeur du bois. Ils se réveillèrent :

— Oeïe, pour sûr, c’est Adolphine. Mon dieu, on va en attraper !

Et, de sa voix pure et forte, Pauline se hâta de lancer un cri, qui resta d’ailleurs sans réponse.

— Il faut vite courir, dit-elle, on sait peut-être encore les rejoindre…

François sourit et consulta sa montre :

— C’est impossible, dit-il ; devine un peu l’heure qu’il est ? Presque le quart de six heures…

— Le quart de six heures, s’écria Pauline, déjà !

Elle était stupéfaite. Oui, le temps avait coulé tandis qu’ils goûtaient ces heures pleines de fleurs.

— Viens, dit le jeune homme, reprenons seulement la route ; peut-être qu’ils rentrent et qu’on les rencontrera…

Mais une fois sur le grand chemin, ils avaient oublié leurs compagnons. Maintenant, la présence des promeneurs qu’ils croisaient à toute minute, faisait leurs caresses plus discrètes. D’ailleurs, des pensées graves occupaient leur esprit ; ils parlaient de l’avenir.

— Écoute, conclut Pauline qui voyait son ami devenir songeur, ne pensons pas à tout ça aujourd’hui. Il faut laisser faire Joseph. Il ne nous abandonnera pas. Il sait si bien me taquiner, mais il est si bon ! Oh, sans lui, je serais peut-être Mme Maskens aujourd’hui… Mais non, je serais morte !

Il frémit. Oui, sans Joseph, elle était à jamais perdue pour lui. C’est Joseph qui leur avait rendu l’espoir ; c’est lui qui leur avait promis le bonheur !

Et longuement, ils chantèrent les louanges de ce garçon narquois et pourtant si accessible aux sentiments tendres.

Mais l’heure s’avançait. Bien sûr, Kaekebroeck et ses amis étaient rentrés à la Petite Espinette par Rhode-Saint-Genèse ou Saint-Job.

Ils rebroussèrent chemin. Déjà, le soleil rougissait les taillis. Ils sortirent du bois et se retrouvèrent dans la campagne voilée maintenant d’une ombre bleuâtre à travers laquelle pointaient les feux de la première étoile. Les jeunes cigales chantaient ; un souffle tiède montait de la terre et parfumait le crépuscule. Ils respiraient avec délices. Tout à coup, une chapelle lointaine fit retentir sa clochette romantique…

François s’était arrêté, envahi d’une grosse émotion.

— Qu’est-ce que tu as ? s’écria Pauline bouleversée, qu’est-ce que tu as ?

Il répondit d’une voix entrecoupée :

— La petite cloche de Sainte-Catherine sonne parfois ainsi… Ah, mon pauvre papa, qu’il aurait été content de nous voir ensemble !

Elle se pressa contre lui, violemment remuée, elle aussi, au souvenir de ce brave homme qui l’aimait tant.

Cependant, François avait retiré de sa poche un petit objet qu’il débarrassait de son enveloppe de papier de soie. C’était un écrin. Il l’ouvrit et, sur le velours de la boîte, apparut une jolie bague ornée d’un rubis :

— Il a dit comme ça, une heure avant de mourir : « Tu sais, fils, où est la bague de maman… Eh bien, ça est pour Pauline : tu la lui donneras de ma part ». Et cette bague, la voilà…

En même temps, il baisa le frêle anneau ; puis, d’une main malhabile et tremblante, il le passa au doigt de Pauline qui montrait une surprise attendrie et posa à son tour les lèvres sur le bijou familial.

Ils s’en revinrent lentement sous les étoiles. Leur joie profonde les rendait graves. Ils se disaient que rien ne les pourrait plus séparer désormais. Certes, leurs peines n’étaient pas finies, mais au bout du long chemin difficile, ils en voyaient à présent la revanche grande et sûre.