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Les Noces d’or de M. et Mme Van Poppel/02

La bibliothèque libre.
Paul Lacomblez, éditeur (3p. 41-58).


II


Un samedi matin que Ferdinand examinait une comptabilité avec le vieux Jérôme, MM. Rampelbergh et Posenaer, coiffés de soie et tout de noir habillés, entrèrent dans le somptueux magasin.

— Hé, fit Mosselman, un peu surpris de la solennité des visiteurs, qu’est-ce qui me procure…

— Fichtre, lança le droguiste d’un cri réflexe, ça est beau ici ! Vous avez encore fait des changements ?…

— Mais non, déclara Mosselman. Ah, vous voulez sans doute parler de mon sunburner électrique ? Eh bien oui, je me suis décidé à supprimer le gaz : j’en avais assez de cette sale lumière clignotante et des verres qui craquent tout le temps !

Il toucha un commutateur et l’appareil s’illumina au milieu du plafond.

— C’est une bonne idée, approuva le gros Posenaer qui demeurait en extase, le nez en l’air ; ça est facile avec l’électricité : tac, et ça est allumé, tac, et ça est éteint. Et puis on sait l’avoir où l’on veut, jusque dans vot’ lit !

— Oui, mais c’est un peu cher, hasarda timidement Jérôme que ces embellissements successifs jetaient dans une véritable inquiétude.

— N’écoutez pas ce vieux grognard, fit gaîment Mosselman. Jérôme demeure fidèle à l’huile de colza et à la chandelle d’une cens. Croiriez-vous qu’il regrette l’ancienne boutique ! Certes, elle était jolie, je ne dis pas, et je l’aimais bien ; mais que voulez-vous, il faut marcher avec le progrès. On ne fait plus fortune dans les boutiques. Aujourd’hui, on doit stupéfier, éblouir la clientèle pour la retenir et surtout pour l’étendre. Oui, j’ai tout transformé ici, bien à regret parfois, je l’avoue, car j’ai de la tendresse pour les vieilles choses, mais je pense que c’était nécessaire. D’ailleurs, Jérôme aura beau maugréer — car c’est un type, vous savez, et qui m’en donne de la corde à retordre ! — j’ai presque décuplé mon chiffre d’affaires depuis l’an dernier. Voyons, est-ce vrai, oui ou non, mon vieux nationaliste ?

Et Ferdinand frappa joyeusement sur l’épaule du commis qui se renfonça en bougonnant dans son grand-livre.

— Prenez garde, Jérôme, ajouta le jeune homme en le menaçant du doigt, pas de mauvaise humeur ou je me plaindrai à Thérèse… Elle me prie justement de vous gronder : vous ne lui avez plus écrit depuis trois jours !

À ces mots, le brave homme redressa la tête et sa physionomie s’éclaira d’un large sourire, comme il arrivait chaque fois qu’on lui parlait de la petite patronne, son enfant bien-aimée.

— Hé, c’est juste, s’écrièrent en même temps les deux visiteurs, comment est-ce que ça va là-bas à la Petite-Espinette ?

— Mais pas mal, répondit Ferdinand, j’y retourne ce soir. Papa Verhoegen est justement parti ce matin par le tram de 10 heures… Est-ce que vous ne viendrez pas nous voir un dimanche ?

— Ça est bien possible, dit M. Rampelbergh, mais pas encore demain, savez-vous. Je suis embêté à la maison… Quand ce n’est pas une chose c’est l’autre… Malvina a mal maintenant dans son dos !

— Ça est comme Charlotte, fit à son tour M. Posenaer ; j’ai beau lui dire, elle travaille encore plus qu’une servante. Et pourquoi faire, je vous demande ! Elle a bien assez avec les enfants !

— Rien de grave, n’est-ce pas ? interrogea Ferdinand en donnant à sa mobile figure une expression d’anxieuse sollicitude.

— Non, non, repartit le droguiste ; mais ces femmes, ça est chaque fois la même chose avec leurs grands nettoyages !

— Ah oui, c’est l’époque, soupira Mosselman en riant. Sombres jours ! Le grand nettoyage ! Ne m’en parlez pas ! Je frémis rien que d’y penser… Entre nous, c’est un peu pour ce motif que j’ai expédié Thérèse à la campagne avec ses moutards. Sans ça, ce qu’on allait seringuer, taper, brosser et reloqueter ici ! Bon Dieu de Dieu !

Et, plein d’épouvante à cette horrible vision, il saisit sa tête dans ses mains comme pour l’empêcher de rouler dans un affreux cauchemar.



— Écoutez une fois, dit alors M. Rampelbergh, nous sommes venus Posenaer et moi…

Mais Ferdinand ne lui laissa pas le temps de continuer :

— Hein, nous allons prendre d’abord quelque chose, un petit verre de Porto par exemple. Et puis, comme ça vous visiterez mes nouvelles installations. Tout a un peu traîné à cause de ce maudit architecte, mais Dieu merci, on commence à présent à en voir la fin !

Pour ceux qui connaissaient l’ancienne demeure du père Verhoegen, les transformations opérées par le nouveau maître étaient vraiment surprenantes.

Le premier soin de Mosselman avait été de faire gratter les couches de badigeon qui encroûtaient la façade, de sorte qu’elle apparaissait aujourd’hui nette et flambante dans ses briques rouges rejointoyées. Le pignon denticulé subsistait, ainsi que les vieilles fenêtres que l’on avait simplement restaurées et pourvues de petits carreaux verts, maillés de plomb.

Certes, le rez-de-chaussée détonnait un peu dans l’ensemble avec ses grandes vitrines esthétiques compliquées d’entrelacs et de rinceaux ; mais cela n’était pas pour faire « grincer » si fort un œil moderne, habitué maintenant à bien d’autres fantaisies ornementales. D’ailleurs, une jolie caravelle d’or voguant au-dessus de la porte en manière d’enseigne, amusait le regard et détournait les sévérités du critique.

Quant à l’intérieur de la maison, tout y avait été sérieusement modernisé. Jamais, par exemple, on n’eût supposé que l’antique magasin, perpétuellement encombré de marchandises et qui semblait si « bas de plafond » à cause de tous ces engins hétéroclites suspendus aux poutres culottées, fût en somme aussi spacieux.

Ferdinand avait fait démolir la cloison vitrée de la serre : celle-ci, dont le sol abaissé était maintenant de plain-pied avec le magasin, avait perdu sa destination et formait annexe. La vigne chevelue, si vieille, si familiale, n’était plus là. On l’avait arrachée. Mais ce n’était pas un crime sans excuse, car la bonne vigne souffrait depuis plusieurs années déjà, attaquée probablement par quelque funeste ver ; et elle était morte enfin, au printemps passé, emportant les regrets de ses maîtres et de tous ceux qui l’avaient connue et admirée.

De fait, à présent le magasin était immense ; Mosselman avait également supprimé tous les rayons qui masquaient les murs : ceux-ci, d’une seule teinte, miroitaient comme du marbre, ce qui semblait encore agrandir la pièce.

Le long comptoir, si encombrant, avait été remplacé par une élégante table de chêne modern style placée près de la cabine de verre où Jérôme se tenait d’habitude, penché sur ses gros registres à coins de cuivre.

Quant à la porte, elle s’ouvrait au milieu du rez-de-chaussée et s’encadrait de colonnes en pierres de Soignies. Il va sans dire qu’elle était pourvue d’un appareil pneumatique aux profonds soupirs.

Enfin, pour les articles de commerce — câbles de fer et de chanvre, poulies, gaffes, ancres, treuils, crics, anspects, etc., tous objets simplement exposés là en guise d’échantillons — ils reposaient sur un parquet de fausse mosaïque légèrement surélevé.

— C’est dommage que ça n’est pas le soir, dit M. Posenaer qui, les yeux en l’air, considérait le sunburner avec admiration.

— Je suis sûr que ça est alors comme au théâtre, émit M. Rampelbergh avec une vague ironie, car il enrageait un peu de ne rien trouver à redire.

— Hé, vous n’avez pas tout vu, s’écria Mosselman, enchanté de l’étonnement de ses hôtes, montons ! Vous allez un peu voir le parti que j’ai tiré de cette vieille bicoque !

Ils furent obligés de grimper jusqu’aux mansardes, car Ferdinand ne prétendit leur faire grâce de rien. Aussi, redescendirent-ils vraiment essoufflés, avec une grosse envie de s’asseoir. Mais, dans le salon du premier étage, la vue des meubles anglais parut les déconcerter, tant ces petits sièges cocasses et saugrenus leur semblaient fragiles et peu faits pour supporter des culasses flamandes.

Le jeune homme dut les rassurer :

— Oh, dit-il en riant, ça, c’est une toquade de ma femme ! Mais ne craignez rien, ils sont plus solides qu’ils n’en ont l’air…

Ils s’assirent enfin, avec précaution, dans de grêles fauteuils et l’on trinqua à la prospérité de la maison neuve.

Cependant, MM. Rampelbergh et Posenaer avaient repris leur grand air solennel. Profitant d’un silence, le droguiste se hasarda :

— Nous sommes venus, Posenaer et moi…

— Ah c’est juste, s’écria Mosselman, j’ai oublié de vous montrer la salle de bain et le Stanley-Falls ! Ce sera pour tout à l’heure.

— Nous sommes venus

— Mon Dieu, interrompit de nouveau Ferdinand, pardonnez-moi ! C’est vrai, je vous rase depuis une heure avec ma maison. Au fait oui, qu’est-ce qui me procure l’honneur ?

— Nous sommes venus, Posenaer et moi, recommença M. Rampelbergh en gonflant la voix, pour vous dire quelque chose…

Il s’arrêta, but une gorgée de porto et reprit :

— Oui, nous avons été délégués par les membres du comité du syndicat de la Fédération des sociétés du bas de la ville, pour vous causer un peu de M. et Mme Van Poppel, rapport aux Noces d’or, vous comprenez…

Et, rempli d’importance, il expliqua que toutes les sociétés de musique, de pigeons, de vogel-pick, de tir à la perche, etc., qui avaient leur local dans la rue de Flandre, se proposaient d’organiser une grande manifestation en l’honneur des jubilaires ; mais, comme de juste, elles comptaient sur le concours des habitants du quartier. Ceux-ci devaient souscrire sans exception. Il fallait donc les aller voir individuellement, et l’on avait tout de suite pensé à Mosselman pour cette mission délicate. Il était un notable, personne n’oserait lui refuser…

— Sacrebleu, répondit Ferdinand assez interloqué, c’est beaucoup d’honneur que me font les membres du syndicat du comité — non je me trompe — les membres de la Fédération du comité — sapristi, comment est-ce que vous dites ça ? — mais les Noces d’or des Van Poppel, c’est seulement pour le mois d’octobre ou de novembre Rien ne presse à ce qu’il me semble ?

Ce n’était pas l’avis du droguiste qui avait d’ailleurs prévu cette objection :

— Hé, dit-il, ça demande du temps, vous savez, pour préparer une fête comme celle-là !

Il entra dans tous les détails des réjouissances, énuméra longuement les multiples devoirs des promoteurs. Non, non, ça n’était pas une petite affaire !

— Je le veux bien, repartit Mosselman, mais les Van Poppel attendront sûrement le retour de leur petit-fils. Vous savez bien qu’Émile Platbrood ne doit rentrer en Europe qu’au mois de novembre… Et vous verrez qu’il y aura encore du retard…

— Enfin, conclut Posenaer, ça est mieux qu’on est prêt longtemps à l’avance. Sans ça, on ne sait plus en sortir au dernier moment. Je connais ces histoires-là ! Eh bien, qu’est-ce qu’on doit dire aux membres du comité…

Au fond, tout cela amusait beaucoup le jeune homme, sans compter que la visite chez les habitants du quartier lui semblait un excellent moyen de propagande personnelle. Il prit donc une attitude très grave et, plissant son front comme un vieux lion de l’Atlas :

— Messieurs, dit-il, vous répondrez aux membres « du comité du syndicat de la Fédération des sociétés », — hé, cette fois ça y est ! — que leur démarche me flatte extrêmement et que je suis tout disposé à prêter mon humble concours. C’est vrai, il faut que les fêtes en l’honneur des Van Poppel soient brillantes et même qu’elles dépassent en splendeur tout ce qu’on a vu en ce genre. Laissez-moi faire. Dès lundi, je commence mes tournées et je me fais fort de recueillir les adhésions de tous les habitants du voisinage. D’ailleurs, rien ne sera plus facile : les Van Poppel ne comptent que des amis.

— Donc, c’est une affaire entendue ?

— C’est entendu, confirma Ferdinand. Je retourne ce soir à la Petite-Espinette. Joseph Kaekebroeck me fixera sur la date approximative de la Fête et j’élaborerai sans retard un programme que je soumettrai aux membres du comité du syndicat de la Fédération des sociétés. Soyez sans crainte, ce sera bien. Ainsi, à la semaine prochaine !

Les visiteurs voulurent alors se mettre debout ; mais ils enlevèrent avec eux les petits fauteuils anglais dont les bras enserraient leur large croupe, comme des pinces. Ils eurent toutes les peines du monde à s’en extraire : Mosselman dut leur porter secours :

— Hé, dit-il en riant, excusez, ce sont des meubles de dames !

— Pas toujours pour Malvina ! protesta le droguiste, celle-là, on ne saurait plus l’avoir dehors !

Et l’épicier, songeant à la grosse Charlotte, pensait dans son cœur que de tels sièges ne l’eussent non plus si facilement restituée.

Ferdinand les reconduisit jusqu’à la porte en les chargeant d’une foule de compliments pour ces dames.

Et MM. Rampelbergh et Posenaer s’en furent pleins de majesté, aussi graves que les plénipotentiaires de la conférence de La Haye.