La Czarine noire et autres contes sur la flagellation/Les Noces sanglantes de Kiew (946)

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LES NOCES SANGLANTES DE KIEW

(946)

I

Sous la coupole dorée de son château de Kiew, le czar Igor, en compagnie du moine grec Anastase, l’un des apôtres les plus infatigables que l’Église de Bysance envoyât parmi les Slaves payens, était occupé à jouer aux échecs, lorsqu’on vint lui annoncer une ambassade des Dérewlans, habitants de la Podolie.

— Je les verrai demain ou après, quand je me sentirai disposé.

Ainsi parla le czar à la taille de héros et de virile beauté dans ses larges pantalons de soie, sa longue tunique de même étoffe bordée de somptueuses fourrures, qui le faisaient ressembler à un monarque de l’Orient, plus qu’à un prince européen.

— Puissant roi, objecta le chambellan, les envoyés désirent être reçus tout de suite.

— Ils désirent ? Ne sont-ils pas mes sujets ? n’est-ce pas moi qui les gouverne et les protège ? s’écria le monarque irrité. Mais, qui sait les nouvelles qu’ils apportent ? Peut-être les hordes asiatiques menacent-elles une fois de plus nos frontières. Fais-les entrer, je veux les voir.

Le chambellan s’inclina et sortit chercher les Dérewlans, pour les conduire auprès du czar. Lorsqu’ils entrèrent, Igor avait pris place sur son trône, consistant en un siège d’or richement décoré, surélevé de quelques marches. À ses côtés, une belle et jeune femme, aux formes opulentes, à la chevelure d’or, au regard clair et dominateur, vêtue de tissus et de fourrures non moins riches, que le czar.

Mak, jeune boyard que ses compatriotes avaient choisi comme porte-parole, demanda avec une vivacité singulière qui était cette personne.

— C’est l’épouse de notre maître, la czarine Olga, lui répondit le chambellan.

Les traits du jeune homme s’assombrirent un instant, puis il marcha, suivi de ses compagnons, d’un pas assuré à travers la salle, jusqu’au siège du monarque.

La manière dont ces hommes libres saluèrent leur souverain, était fort différente de l’humilité obséquieuse qui régnait au palais de Byzance. Ils ne plièrent même pas le genou. Un salut plein de dignité fut tout ce qu’ils accordèrent au respect.

— Eh bien, que m’annoncez-vous de bon ? commença le czar.

Mak prit la parole.

— Sire, nous ne sommes pas venus t’apporter des présents, mais te prier de reprendre ceux que tu nous a faits.

Le czar fronça le sourcil.

— Vous vous plaignez du nouveau tribut ?

— Sire, vous l’avez dit.

— Vous avez fait bien du chemin en vain. Il m’est impossible de rien changer à mes décisions.

— Et nous, il nous est impossible de suffire à tes exigences. Le tribut fixé par toi est trop élevé, il nous écrase et nous pousse à la révolte, par cela seul, déjà, que son produit n’est destiné ni à toi ni au royaume, mais aux hommes de ta suite. Est-il juste, czar Igor, que nous payions de notre sang, ceux qui n’ont pas fait pour toi et tes ancêtres, plus que nous-mêmes ? Ne vous avons-nous pas suivis, toi et tes prédécesseurs, par terre et par mer, dans toutes vos campagnes contre les empereurs de Byzance ?

— Et qui retira le plus d’avantage de ces guerres ? interrompit le monarque, sinon vous, habitants de la Podolie. Qui vous a libérés de la domination des Chasars et du tribut que vous payiez à ces brigands d’Asie ? nous, les czars de Kiew. Le Dniester ne porte-t-il pas vos blés d’or jusqu’à la mer Noire ? La mer ne les conduit-elle pas jusqu’aux Sept Tours ? Et ne recevez-vous pas en échange, les précieux tissus et autres marchandises rares, produit de l’art des Grecs, pour les écouler sur nos marchés ? On dit qu’en Podolie coulent le miel et le lait, que ses gras pâturages maritimes sont couverts de troupeaux, qu’à perte de vue s’étendent ses champs féconds en un océan jaune d’épis, et que, sur les rives du Dniester, mûrissent la noble vigne et les doux fruits du midi. Vous habitez un paradis et jouez le rôle de mendiants qui se nourrissent péniblement dans un désert.

— Notre peuple nous a délégués pour prier… recommença le jeune ambassadeur.

— Et si j’oppose un refus à vos prières ?

— Nous opposerons notre refus au tien.

— Alors, c’est un défi ? cria le czar en se levant. Eh bien, nous verrons cela. Retournez à votre pays de miel et de lait et apprenez à vos mandataires que ce que vous ne donnerez pas de bon cœur, j’irai me le chercher.

— Tu laisses partir ces arrogants, avec cette bonté ? demanda la czarine à son époux, en jetant sur les Dérewlans un regard étincelant de colère. Je sais un meilleur procédé.

— Et que ferais-tu ?

— Je les ferais enchaîner, et j’imaginerais de nouvelles tortures, pour vaincre leur orgueil.

— J’ai donné ma parole, je la maintiens. Allez !

— La belle créature ! murmura Mak en quittant la salle.

— Elle eût préféré nous voir écarteler tout de suite, railla l’un de ses compagnons.

— Elle ne m’en plaît que davantage, repartit le jeune homme. Quant au czar, je le hais deux fois, depuis que je connais sa femme.

Un marchand grec m’a parlé, un jour, d’une femme à cheveux d’or, pour laquelle des rois étaient partis en guerre et une grande résidence avait été la proie des flammes. Cela me sembla un conte ; aujourd’hui, je le crois.



II

Le czar Igor s’en tint à sa décision et ne diminua pas le tribut des Podoliens. Ceux-ci s’obstinèrent de même à ne pas le payer. Journellement, des gens de la suite d’Igor, des nobles, des boyards à qui il avait abandonné ce tribut, venaient se plaindre.

— À quoi nous sert ta générosité, disaient-ils, si nous ne pouvons tirer profit de ce que tu donnes ? Tu aurais pu, tout aussi bien, nous abandonner les trésors de l’empereur de Byzance ou des propriétés dans la lune.

Ce mécontentement ironique chagrinait le czar et, comme il savait sa femme rusée et jamais à court de bons conseils, il alla lui demander avis sur ce qu’il conviendrait de faire pour forcer les rebelles à s’exécuter.

Olga ne chercha pas longtemps.

— Montre que tu es le maître, dit-elle, va chez eux, accompagné des guerriers de ta suite, et lève le tribut toi-même, de gré ou de force. S’ils résistent, fais semblant de céder, et puis retourne avec une armée.

Le czar se décida à suivre ce conseil. Il fit appel à ses boyards et, en peu de temps, cinq cents guerriers brillamment équipés se trouvaient réunis à son château de Kiew. Lui-même, aidé par son chambellan, revêtit sa cuirasse et ses éperons, et ceignit son sabre courbe, incrusté de diamants. Puis il embrassa sa femme, monta sur son cheval, couleur blanc de lait, et partit, à la tête de son escorte.

Lorsque la troupe passa le pont, Olga se tenait au haut des créneaux, les saluant de son voile blanc.

Longtemps, les cavaliers la purent voir comme une colombe blanche sur la coupole d’or, et, finalement, disparaître.

Les Dérewlans informés de l’arrivée du souverain, envoyèrent à sa rencontre cent gentilshommes à cheval, qui le reçurent à la frontière et l’escortèrent jusqu’à Iskoreskou, leur capitale, construite tout en bois, mais solidement fortifiée.

Au moment où, le pont-levis ayant été baissé, le cheval du czar y posa son sabot, l’animal d’ordinaire si brave et si soumis, se cabra, et son maître dut recourir à ses éperons, pour le faire avancer. Les hommes de la suite d’Igor y virent un mauvais présage, les Dérewlans échangèrent des regards de sournoise entente.

Le jour même de son arrivée, Igor rassembla tous les notables de la ville et fit connaître son intention de lever lui-même le tribut. Personne ne fit d’objection et le czar envoya ses cavaliers dans toutes les directions. Mais, comme ni les nobles ni les bourgeois, ni les paysans ne se décidaient à payer, les gens d’Igor s’emparèrent de force, chez les uns, des chevaux de race, chez les autres, des marchandises entassées dans les greniers, et prirent aux paysans, leurs bestiaux et leurs récoltes. Il en résulta, dans tous le pays, une sourde fermentation qui, bientôt, dégénéra en révolte. De toutes parts, éclatèrent des rixes entre les hommes de Kiew et les habitants de la contrée.

Un matin, le czar Igor fut réveillé par la nouvelle qu’à Jampol, des hommes de sa suite, une vingtaine environ, avaient été surpris dans leur sommeil, et massacrés. Les boyards indignés crièrent à la trahison. Le czar lui-même, rouge de colère, prit les armes pour se rendre à Jampol et y exercer une terrible justice. Mais, parvenu à la place du marché, il se heurta à une foule compacte venue des environs, qui se jeta à la tête des chevaux en les arrêtant par la bride. Le czar menaçant de se servir de ses armes, ils lâchèrent prise, mais au même moment, parut une troupe de cavaliers, à leur tête Mak, qui lui barrèrent la route.

— Grand czar, cria le chef des insurgés, nous sommes ici pour te demander, une dernière fois et les armes à la main, ce que tu as refusé à nos prières. Déclare que tu retires les impôts, donne-le-nous par écrit, et nous te laissons partir. Si tu refuses, tu ne quitteras cette ville qu’en passant sur nos cadavres.

— Jamais encore, répondit le czar, la violence ne m’a arraché ce que je n’ai point fait de ma libre volonté.

— Est-ce là ton dernier mot, czar Igor ?

— La parole d’un homme est toujours sa dernière, fit le czar avec hauteur. Laissez-moi passer.

Il éperonna son cheval en le poussant sur les mutins, qui s’écartèrent pour lui livrer passage. Alors Mak, le suivant, lui asséna, avec la rapidité de l’éclair, un coup de sabre sur la tête. Igor tomba de selle sans proférer un cri. Son cheval se pencha sur lui et poussa un hennissement étrange, qui ressemblait à un sanglot ; puis il s’élança en tempête au travers de la foule, et disparut.

Les boyards de Kiew avaient tous tiré leurs sabres, s’apprêtant à une lutte héroïque, lorsque Mak prit la parole.

— Le czar est mort, dit-il, un mort vaut-il la peine que des vivants s’entr’égorgent pour lui ?

Les gens de Kiew se consultèrent ; finalement, le plus ancien parla.

— Laissez-nous enterrer le mort, dit-il, et retourner tranquillement chez nous. Nous n’en demandons pas davantage.

— Qu’il soit fait comme vous le désirez, répondit Mak.

Tous, alors, remirent leurs sabres aux fourreaux.

Puis, ceux de Kiew portèrent le prince mort hors de la ville, à un endroit ombragé par trois chênes. Là, ils creusèrent une fosse, y déposèrent le czar, et roulèrent une grosse pierre sur sa tombe.



III

Il faisait nuit noire, quand la czarine se réveilla avec un cri. Elle posa son pied sur la peau d’ours au pied de son lit, et revint lentement à elle, examinant sa chambre à la lueur de la veilleuse, suspendue au milieu, à une lourde chaîne. Elle était tout à fait réveillée maintenant et songeait, assise sur ses coussins. Tout à coup un bruit sourd, mais distinct, frappa son oreille. Il lui sembla qu’un poing géant heurtait à la porte de son château. Bientôt, elle ne douta plus : c’était un sabot de cheval frappant à coups réguliers le pavé de la rue. Olga appela ses femmes et s’habilla. Tout le palais était en mouvement.

Saisie d’un effroyable pressentiment, la princesse s’enveloppa d’une pelisse et descendit, accompagnée de ses gens portant des torches, jusqu’à la porte que l’on ouvrit.

Là, elle vit le cheval blanc de son mari, la tête penchée, tout couvert de poussière, de sueur et de sang. Aussitôt que l’animal aperçut sa maîtresse, il poussa un court et plaintif hennissement et s’étendit à ses pieds, fatigué à mourir.

— Un grand malheur est arrivé, dit Olga pâle et tremblante d’émotion. Le czar est blessé ou prisonnier, peut-être mort !

Et elle dépêcha des messagers. Avant qu’ils ne fussent partis, les boyards de l’escorte du czar revenaient, apportant la nouvelle de la mort de leur maître, tué de la main d’un insurgé.

Olga écouta en silence. Ses sens ne la trahirent point, elle ne tomba, ni ne pleura. Muette, elle congédia les boyards et s’enferma pendant trois jours et trois nuits, sans consentir à prendre aucune nourriture, regardant devant elle, les yeux fixes, sans bouger. Le quatrième jour, elle descendit aux écuries et s’approchant du cheval blanc de lait, passa son bras autour du cou de l’animal, qui posa la tête sur son épaule. Elle resta longtemps ainsi, puis remonta à ses appartements, revêtit des habits de deuil et commanda un somptueux office mortuaire.

De vingt lieues à la ronde, le peuple accourut, les boyards portant leurs armures sur leurs vêtements de deuil. Des chants funèbres retentirent, et les prêtres récitèrent les prières des morts. Puis les boyards se réunirent dans la grande salle, où des bœufs et des moutons entiers furent servis sur une longue table. Le cuisinier, armé d’un coutelas étincelant, les découpa en larges tranches, tandis que des esclaves apportaient incessamment des cruches en grès, remplies d’hydromel.

Ainsi fut célébré le festin mortuaire d’Igor, tandis que la czarine, enveloppée de voiles épais, restait assise dans ses appartements, entourée de ses femmes pleurant ou chantant des lamentations et de déchirantes complaintes.

Pendant ce temps, Mak, élu prince des Dérewlans, avait réuni en son palais, les nobles et notables des diverses communes, élaborant avec eux de nouveaux projets contre Kiew. Tous étaient d’accord sur ce point, que les Podoliens ne recouvreraient leur indépendance qu’en ne s’arrêtant pas au premier pas et en se décidant aussitôt à un second, plus décisif, celui de soumettre Kiew et de transporter le centre du royaume à Iskorteskou. Mais, sur les moyens d’atteindre ce but, les avis se partagèrent. Les jeunes et belliqueux parlaient d’envahir le royaume tombé aux mains d’une femme, avant qu’il n’ait retrouvé un chef. Les anciens, au contraire, rêvaient d’une conquête pacifique et que Kiew leur fût soumis de la manière qu’une femme est soumise à son mari, en recherchant, pour leur prince, la main de la veuve d’Igor.

Cette combinaison eut l’assentiment de Mak, non que l’ardeur au combat lui fît défaut, mais parce que la passion qu’Olga lui avait inspirée à première vue, dominait sa volonté, et qu’il avait plus d’espoir de conquérir la belle et fière czarine en venant à elle comme messager de la paix, qu’en frappant de son épée à la porte de sa retraite de veuve.

La lune n’avait point rempli son disque depuis la mort d’Igor, que le Dniester vert et mugissant amenait à Kiew un vaisseau tout doré et d’une splendeur inouïe, portant les ambassadeurs chargés de demander la main d’Olga pour le jeune prince des Dérewlans.

Une foule innombrable les reçut au débarcadère et les escorta jusqu’au palais.

La czarine était assise à la petite fenêtre de sa tour, absorbée dans des rêves de vengeance, et laissait errer sa vue sur les lointains brumeux. Tout à coup, elle remarqua le mouvement dans la rue et en demanda la raison.

— Le Dniester a apporté un navire tout en or, lui répondit-on et, sur ce navire, des hommes vaillants, étincelants de pierreries. Ce sont les ambassadeurs que t’envoie le prince des Dérewlans.

— Je ne veux pas les voir, répondit la czarine en fronçant les sourcils, mon oreille est sourde à leurs prières. Renvoyez-les.

L’instant d’après, ses femmes revinrent :

— Les Dérewlans implorent la faveur de se jeter à tes pieds.

— La faveur serait grande en effet.

— Ils t’offrent, en expiation de la mort de ton époux, la main de leur prince, le vaillant Mak.

Olga regarda son interlocutrice de ses grands yeux clairs et perçants, dans lesquels une idée infernale étincela.

— Dis-tu vrai ? dit-elle enfin d’un air sombre.

— Aussi vrai que je vis.

— Alors, c’est autre chose. Amène-les-moi, je veux les entendre.

Un soldat de la garde entra.

— Les hommes de Podolie demandent que ceux de Kiew les portent sur leurs bras jusqu’au palais.

— C’est leur droit, dit Olga. Ils sont les vainqueurs, et vous, les vaincus. Faites ce qu’ils désirent.

En conséquence, les habitants de Kiew, obéissant aux ordres de leur princesse, portèrent les Dérewlans sur leurs bras, jusque dans le château où Olga les reçut, assise sur son trône d’or, et écouta leur demande avec un sourire mauvais. Puis elle les convia à un grand festin.

Dans la salle même où avait été célébré le festin mortuaire du czar assassiné, la table était dressée. Tout en haut, la princesse ; les boyards de Podolie et ceux de Kiew, en longues files à ses côtés. Ces derniers ayant déposé leurs armes à la porte, les étrangers suivirent leur exemple. Olga prit une coupe pleine de vin précieux et la vida en l’honneur de ses hôtes.

C’était le signal convenu : de tous côtés, les gardes du corps et les gens de sa suite pénétrèrent dans la salle, les Podoliens sans défense furent, en un clin d’œil, saisis et garrottés.

— Le sang du czar Igor crie vengeance contre vous, dit la czarine qui s’était levée, imposante et terrible. Le mort réclame son droit.

Elle fit creuser sur les bords du fleuve, une fosse géante. Des centaines de paysans y travaillèrent jour et nuit. Quand ils eurent fini, on y descendit le navire et les ambassadeurs, et on les ensevelit.

Après quoi, la czarine envoya deux boyards au prince des Dérewlans, lui porter son salut et ses remerciements. La czarine, disait le messager, considérait d’un œil favorable la demande en mariage du prince de Podolie ; mais son ambassade lui avait paru insuffisante. Elle le priait, en conséquence, de lui adresser les hommes les plus importants de ses États, ainsi que l’exigeait sa haute situation.

Les Dérewlans n’ayant pas le moindre soupçon du sort échu à leurs premiers envoyés, choisirent aussitôt les plus nobles parmi leurs boyards et les embarquèrent sur un vaisseau encore plus beau que le premier.

Olga les reçut en vêtements de deuil, mais avec un sourire qui leur sembla de bon augure. Puis, elle invita les Dérewlans à se mettre à leur aise et à dîner avec elle.

Les ambassadeurs, sensibles à l’honneur qui leur était fait, se confondirent en remerciements, et, aussitôt, douze jeunes filles parurent, avec mission de les accompagner au bain, selon l’usage de Russie.

Les Podoliens les suivirent sans appréhension jusqu’au jardin où se trouvait, isolée, une construction en bois, formant établissement de bains.

À peine y eurent-ils pénétré que les jeunes filles en fermèrent les issues. Puis, apportant en hâte des fagots enduits de poix et de goudron, elles les entassèrent autour de la maison et y mirent le feu.

Bientôt, les flammes et la fumée montèrent de toutes parts, menaçant d’étouffer les Dérewlans qui, saisis d’angoisse, crièrent au secours après avoir, en vain, essayé d’échapper par les portes.

Ils entendirent la czarine crier :

— Quel bain sans pareil ! Il est, ma foi, capable de laver le sang d’un czar ! Mais tâchez qu’il ne vous devienne pas trop chaud.

En vain, les Podoliens supplièrent grâce, la czarine demeura impitoyable ; elle ne répondit pas à leurs cris, les laissant rôtir sans pitié.


IV

Satisfaite d’une première vengeance, Olga réunit une suite nombreuse, assez forte pour la protéger, et adressa à Mak, de nouveaux messagers, lui annonçant sa visite. Le cœur de l’ardent jeune homme se gonfla d’orgueil et d’ivresse. Il fit de somptueux préparatifs pour recevoir la femme qu’il idolâtrait, avec tous les honneurs qui lui étaient dus. L’impatience du prince de voir celle qu’il aimait de toute la passion d’une âme païenne, l’adorant comme une divinité, l’empêcha de l’attendre ainsi qu’il eût convenu à son propre rang. Il se rendit au-devant d’elle à la frontière, et l’apercevant en ses voiles de deuil, portée par quatre esclaves sur une litière d’or, ne se sentant plus maître de lui, il descendit de cheval et se jeta à ses pieds.

— Que les dieux bénissent ton entrée en Podolie ! s’écria-t-il, accorde au premier de tes serviteurs la faveur de passer sur lui, en posant le pied sur ce sol.

— Relevez-vous, répondit Olga, ce n’est pas un esclave que je viens chercher, mais un seigneur et protecteur, un époux.

Elle lui tendit la main, sur laquelle il imprima ses lèvres brûlantes, et le releva.

— Tu es trop indulgente pour ton serviteur, s’écria le prince rayonnant de jeunesse et de beauté, en dévorant d’un regard d’adoration la gracieuse et majestueuse femme, dont le doux visage s’entourait de boucles d’or comme de serpents.

— La bonté ne serait pas encore de mise, reprit Olga d’un ton grave. Nous venons apaiser d’abord l’ombre sainte de mon époux.

Le prince pâlit sous le regard clair des grands yeux qui le pénétraient jusqu’au fond de son âme. Il baissa la tête, comme un pécheur qui demande son pardon, un criminel qui implore sa grâce.

— Nous sommes venus, poursuivit Olga, pleurer sur la tombe de notre maître et époux, ainsi qu’il sied à une fidèle épouse et à de loyaux serviteurs. Nous éléverons un mohila (petits monticules de terre que les Russes dressaient sur les tombes de leurs héros tombés au champ d’honneur) et célébrerons un festin mortuaire.

— Si tu le permets, auguste princesse, nous partagerons ton deuil et nous nous joindrons à toi pour offrir des sacrifices au mort.

La czarine inclina la tête en signe d’assentiment. Sur un signe d’elle, le cortège se remit en marche.

Le prince chevauchait humblement à quelques pas de sa litière, respectant sa douleur et se contentant de répondre à ses questions, sans oser lui adresser la parole. Ainsi ils atteignirent Iskoretskou, dont les hautes tours étaient pavoisées et dont les habitants vinrent offrir à genoux, selon la coutume slave, à leur royale hôtesse le pain et le sel, symboles de paix et d’hospitalité.

Quand Olga se trouva seule dans le luxueux appartement qui lui avait été préparé, elle arracha ses voiles, s’assit devant un miroir serti d’or, et s’y regarda longuement.

— Mes joues sont pâlies par les larmes, dit-elle, mais je suis belle et désirable encore. Je veux être belle, car il faut qu’il m’aime.

— Quel beau jeune homme que le prince, remarqua l’une de ses femmes.

— Noble et beau, reprit la czarine, rêveuse. Mais il y a du sang à ses mains, le sang de mon maître qui crie vengeance. Oui, je pourrais l’aimer si je n’étais forcée de le haïr.

De grand matin, la czarine se rendit avec ses femmes et les hommes de sa suite, à la tombe de son époux. Elle s’y laissa tomber en sanglotant, couvrant la froide terre de ses larmes brûlantes, et s’arrachant ses cheveux d’or. Puis elle fit dresser un grand tertre, en forme de cercueil. Elle-même y apporta les trois premières pelletées de terre. Aucun Dérewlan ne fut autorisé à y mettre la main, elle ne le souffrit pas, et Mak se soumettait en toutes choses, à sa volonté.

Elle avait dépouillé son voile de veuve, mais conservé ses vêtements de deuil. Mak mit un genou en terre, attendant de ses lèvres la décision d’où dépendait son bonheur.

— Le mort a reçu satisfaction, commença-t-elle, d’un ton grave, mais doux. Maintenant, il nous faut faire justice aux vivants. Vous avez demandé ma main, noble prince, la voici. Je suis à vous.

— Comment te remercier, ô ma reine ! s’écria Mak, enivré. Avec ces mots, tu fais de ton esclave un dieu.

— Je suis prête, continua-t-elle, à échanger ces sombres couleurs contre celles qui conviennent à la joie, à l’amour et au bonheur, et, si Dieu veut, avant que la lune ne soit pleine, nous fêterons nos noces à Kiew.

— Pourquoi à Kiew, ma souveraine ?

— Ce n’est pas ici un lieu de réjouissances pour moi, dit-elle d’un ton grave. Sur le marché de cette ville…

— N’en parlons plus, si tu le permets, fit Mak avec vivacité. Tu ordonnes, j’obéis.

— Comme il sied à un esclave, fit-elle en souriant, et se penchant vers lui, elle lui donna selon l’usage, le baiser des fiançailles. Mais ses lèvres, en l’effleurant, étaient froides comme celles d’une morte.



V

Les timbales retentissaient, les trompettes éclataient en fanfare du haut des coupoles dorées, et des milliers de voix joyeuses acclamaient l’arrivée des vaisseaux podoliens qui, les voiles rouges déployées, remontaient le Dniester, à leur tête, la nef d’or du prince Mak. Olga vint au devant de lui jusqu’aux rives du fleuve. Aussitôt que le prince aperçut la bien-aimée, sans attendre que le vaisseau eût accosté, il se jeta d’un bond par-dessus les eaux mugissantes, aux pieds de la czarine.

La première question des Dérewlans fut pour leurs ambassadeurs.

— Ne les avez-vous pas rencontrés ? leur demanda Olga. C’est étrange ! Peut-être que, honteux de leur insuccès, ils seront retournés chez eux.

— C’est ainsi que cela se sera passé, opina Mak.

Escortés de tous les habitants, les Dérewlans, au nombre de cinq mille, pénétrèrent dans la cité.

Le jour s’écoula en réjouissances de toutes sortes. Les chevaleresques boyards montrèrent leur adresse aux armes dans des luttes courtoises, des chanteurs aveugles accompagnèrent au son de la harpe, de vieux poèmes relatant les hauts faits des héros nationaux, et lorsque la nuit vint, les hommes se réunirent dans les vastes salles, jouant et buvant. Le jeune prince, qui ne quittait plus la czarine, assis sur des coussins soyeux, tenait sa froide main dans la sienne et lui parlait d’amour.

Le lendemain, eut lieu le mariage. Olga, pour la première fois, dépouilla ses robes de deuil et se para, aidée de ses femmes, comme jamais elle ne l’avait fait, même au jour de son mariage avec le czar Igor. Dans la cour, les boyards de Kiew attendaient la princesse, en compagnie des Podoliens, tandis que Mak, fiévreux d’impatience, se tenait dans l’antichambre. Lui aussi resplendissait dans la magnificence d’un souverain russe. Tout, sur lui, étincelait : les brocarts de soie, l’or, les joyaux et les fourrures de prix.

Mais quand Olga parut, suivie de ses dames d’honneur également parées, il sembla rentrer dans l’ombre.

La robe de la czarine était en soie bleu de ciel et découvrait ses petits pieds, chaussés de cuir fin. Par-dessus la robe, une sorte de sarafan en drap d’or étincelait, bordé et doublé d’hermine éblouissante. Le haut bandeau en brocart bleu, brodé d’or et de pierreries, entourait son front d’un nimbe d’où s’échappaient les pans du voile blanc, comme deux ailes de cygne, sur ses épaules, lui donnant un aspect de triomphante majesté, sans lui ravir le charme qui ne saurait être absent de la beauté la plus auguste et la plus accomplie.

Le jeune prince poussa un cri de surprise et voulut, dans son transport, prendre la divine apparition entre ses bras. Un regard hautain et sévère le retint et le fit tomber aux pieds de son idole.

Le couple descendit lentement les marches recouvertes de tapis. Alors la joie générale ne connut plus de bornes, de tous les côtés, on criait :

— Bonheur et santé !

— Longue vie et bonheur !

Deux jeunes filles, vêtues de soie blanche, amenèrent le cheval blanc de lait, dont la selle et le harnachement étincelaient de pierreries. Olga, s’élança en selle, aidée par Mak. Le gracieux animal portant son fardeau avec orgueil, prit la tête du cortège. Le prince des Dérewlans suivit, également à cheval ; derrière eux le cortège des nobles des deux pays et la foule du peuple.

Ils avancèrent lentement jusqu’au temple du dieu du feu, qui était aussi le dieu de la gloire et des fêtes nuptiales.

La cérémonie finie, le cortège revint par le même chemin. Cette fois, Mak chevauchait aux côtés de la czarine. Arrivé dans la cour du château, il la prit dans ses bras pour la faire descendre de cheval. Presque toutes les salles du château avaient été emménagées pour un festin monstre, où boyards de Kiew et boyards de Podolie se trouvaient réunis. Les esclaves avaient peine à traîner les plats géants et les cruches énormes, pleines d’hydromel et de vin. Une forêt des environs de Kiew avait été abattue, pour faire rôtir les bœufs et les moutons destinés tant aux boyards dans les salles qu’au peuple dans la cour.

Au fond de la dernière salle, étaient assis, côte à côte, sur une estrade, le prince des Dérewlans et la czarine Olga, qu’il croyait sienne à tout jamais. Le prince buvait et mangeait de bon cœur et les paroles d’amour coulaient avec abondance de ses lèvres. Olga l’écoutait, silencieuse et froide comme un marbre. Elle ne toucha à aucun mets, ni n’humecta ses lèvres à une coupe.

Les hommes festoyèrent jusque très avant dans la nuit, lors même que le prince et la czarine se furent retirés, pour se rendre à la chambre nuptiale splendidement décorée.

L’audacieux Mak qui ne craignait rien, pas même les dieux, tressaillit en franchissant le seuil, saisi d’un frisson étrange, comme si un souffle de mort l’eût effleuré. Était-ce l’amour, la passion, qui l’étreignait ? ou bien, alors,… qu’était-ce ?… Il ne sut s’en rendre compte. Pendant qu’il déposait sa tunique et sa ceinture et défaisait son sabre, Olga se retira avec ses femmes derrière un rideau blanc, qui séparait la chambre par le milieu. Puis, ayant éloigné ses femmes, elle appela le prince auprès d’elle. Celui-ci rejeta le rideau et vit la merveilleuse créature, assise sur la couche royale. Elle était enveloppée d’une ample pelisse en hermine, qui descendait jusqu’à terre. Autour de ses cheveux s’enroulait un turban, couleur de sang.

— Agenouille-toi, fit la czarine d’un ton froid, et fais ton service.

Le prince gravit les marches et plia le genou devant sa femme, pour la déchausser. C’était, selon l’usage, la première et la dernière humiliation de l’homme devant la femme. À partir de ce moment, il était le maître.

Tandis qu’Olga posait son pied sur le genou du prince l’enveloppant d’un regard de menace et de pitié, il s’écriait avec toute l’exaltation de la jeunesse :

— Je te sers pour la première et dernière fois, ma souveraine, mais je suis ton esclave pour la vie.

— Oui, repartit Olga dont le visage s’assombrit, tu me sers pour la première et dernière fois. Mais tu es mon esclave et seras traité en conséquence. Arrière, impudent !

Et elle le poussa du pied, de toute la force dont elle était capable. Le coup fut si inattendu que le jeune homme roula au bas des marches. Il n’avait pas eu le temps de se relever qu’Olga, saisissant la hache du czar Igor, en frappa le petit bouclier rond, suspendu au chevet du lit.

Elle en tira un son étrange, lugubre et sonore, résonnant comme un glas, à travers les salles et les couloirs du palais ; mais il ne réveilla pas les Dérewlans qui s’étaient assoupis, ivres de boisson, sous les tables et les bancs. C’était, pour la garde, le signal de surprendre les dormeurs et de les massacrer ; pour les esclaves, l’ordre de pénétrer dans la chambre nuptiale et de s’emparer du prince qui venait de se relever, pour le terrasser à nouveau. En un clin d’œil, on lui lia les mains et les pieds et on l’étendit, garrotté, aux pieds de la czarine.

— Te voilà en mon pouvoir, prince de Podolie, commença Olga sur un ton d’effrayante ironie. La ruse de la femme a triomphé de la valeur et du courage de cinq mille hommes.

— Trahison ! gémit Mak, trahison de toi que j’aime !

— L’amour d’un esclave ! railla Olga, un crime de plus et que je punirai.

À présent, on entendait des cris d’angoisse et de douleur, des vociférations et des râles monter du rez-de-chaussée.

— Qu’est-ce que cela ? fit Mak terrifié.

— Cela ? c’est notre musique de noce. Cinq mille Dérewlans que j’envoie au czar Igor, en un sacrifice funèbre tel qu’on n’en a jamais vu depuis qu’on honore les morts et qu’on châtie les meurtriers.

— Femme, ne crains-tu pas les dieux ? cria le prince, après avoir fait de furieux et vains efforts pour se libérer de ses liens.

— Et toi, les as-tu craints, reprit Olga avec solennité, lorsque tu assaillis ton prince, en traître, par derrière ? Et tu croyais, aveugle que tu es, qu’une épouse vertueuse, une princesse de la maison Rurik, s’oublierait au point de laisser sans vengeance l’ombre sainte de son époux et de tendre la main à son meurtrier ? Tu croyais que je déchoirais au point d’accorder mes faveurs et mon amour à un esclave ? Aussi sacrilège que fut ton crime, aussi insultants pour moi sont tes espérances et tes désirs, aussi cruel sera ton châtiment. Tous ceux qui t’ont suivi, mourront, mais pas toi. La mort serait une grâce et je ne connais point la clémence. Tu ne mourras point.

Sur ces mots, la czarine sortit, laissant le prince étendu dans la chambre. Entourée de ses esclaves, elle descendit achever l’œuvre de vengeance.

Plus de quatre mille Dérewlans avaient été massacrés, quand elle parut dans la salle remplie de la vapeur chaude et de l’âcre odeur du sang. Les plus nobles parmi les boyards podoliens, avaient seuls été épargnés. C’étaient la plupart de ceux qui avaient pris part au meurtre d’Igor. Ils attendaient enchaînés, que l’on statuât sur leur sort.

Olga n’eût point satisfait l’âpre besoin de son amour ni les désirs de son peuple, en les faisant simplement mettre à mort. Digne fille de ces temps barbares, elle ne se lassa point d’inventer de nouvelles tortures et des supplices surhumains qu’elle faisait exécuter en sa présence.

Aux uns, elle fit couper les mains et les pieds, et puis scier la tête. Les autres furent cloués entre deux planches et, graduellement, étouffés. D’autres furent couchés sur le pavé de la cour, le visage à découvert, et la czarine, montée sur le cheval de son époux assassiné, passa sur leurs corps, belle et terrible comme la déesse de la vengeance, suivie par une escorte des plus jeunes et fougueux boyards, jusqu’à ce que la dernière victime eût expiré sous les sabots de leurs chevaux.

Ici, flambèrent des bûchers, enveloppant de leurs flammes quelques malheureux Dérewlans, là il y en eut d’étendus sur des grils rougis au feu et qui hurlaient comme des bêtes sauvages, tandis qu’au jardin, se creusaient des fosses où on en enterrait vivants, par séries de dix. Des deux côtés du palais, s’éleva une pyramide géante, construite avec les crânes des Podoliens massacrés.

Ainsi Olga, la czarine, sut venger la mort de son époux Igor, le héros fameux qui, sur de blancs vaisseaux, avait porté, à maintes reprises, la terreur dans Constantinople et tomba des mains d’un assassin.

Le prince des Dérewlans, maintenu dans les chaînes, fut jeté dans un cachot souterrain privé d’air et de lumière, jusqu’au jour où il plairait à la justicière de prononcer son jugement.



VI

Après que Mak fût tombé en son pouvoir et que les hommes les plus valeureux et les plus considérables de son pays eussent été massacrés, l’infatigable et courageuse femme, dont le corps de déesse contenait l’âme d’un homme, s’arma en guerre pour aller soumettre la Podolie. Elle réunit une grande armée, monta le cheval blanc qui avait porté son époux à de si nombreuses victoires, et, la poitrine délicate recouverte d’une cuirasse d’argent, l’épée au côté, l’hermine flottant sur son épaule, elle conduisit elle-même son peuple contre les Dérewlans. Ceux-ci équipèrent tout ce qui pouvait porter les armes et, choisissant pour chef Olef, allèrent vaillamment à sa l’encontre.

Dans un sanglant combat, non loin du Dniester, les Dérewlans furent vaincus abandonnant le champ de bataille en une fuite échevelée, Olga, à la tête de ses cavaliers, les poursuivit aussi loin que leurs chevaux purent les porter, faisant plus de mille captifs, qui furent aussitôt exécutés. Le général Olef, tombé en ses mains dès le début de la bataille, fut livré comme cible, aux archers de sa garde.

En une véritable course à la victoire, elle arriva devant Iskoretskou, incendiant sur son passage les hameaux et les villes, et exterminant les habitants. La capitale des Dérewlans se défendit désespérément. Plusieurs de leurs tours avaient été abattues, quand la czarine, en un message, leur déclara sa vengeance assouvie, ne demandant plus que les apparences de la soumission et, en signe de paix, trois passereaux de chaque maison et trois pigeons de chaque pigeonnier.

Les bourgeois de la ville trouvant les conditions bénignes, s’empressèrent de se rendre à ses désirs. La czarine reçut avec bienveillance, les otages ailés, promettant de quitter dès le lendemain le camp avec son armée. Mais, sitôt que la nuit fut venue, elle fit distribuer les oiseaux parmi ses soldats, qui leur attachèrent aux pattes de l’étoupe enflammée et leur rendirent la liberté. Les oiseaux reprirent leur vol vers la cité de bois, y portant le feu destructeur. Bientôt, tous les toits d’Iskoretskou, ainsi que les tours du château, furent la proie des flammes. Dans l’impuissance où ils étaient d’arrêter l’incendie, les habitants ne songèrent qu’à fuir, mais les assiégeants les repoussèrent, les armes à la main. Ceux qui ne périrent pas sous le fer, furent victimes du feu. La czarine, assise sur le tertre funéraire de son époux, assista au spectacle, le cœur rempli d’une infernale joie, jusqu’à ce que la ville entière ne fût plus qu’un monceau de cendres.

Puis elle parcourut la Podolie en tous sens, réduisant la population par le fer et par le feu, pillant, châtiant, décapitant, jusqu’à ce qu’enfin tout le pays rampât dans la poussière à ses pieds. Les boyards prisonniers devinrent esclaves. Elle en choisit plusieurs pour elle et distribua le reste parmi ses guerriers, qui les attachèrent à la queue de leurs chevaux. En quittant le pays, elle y laissa un gouverneur chargé d’y régner avec la plus extrême rigueur.

Sa rentrée à Kiew fut un triomphe. Le peuple vint au-devant de la guerrière, avec des cris d’admiration. Son premier soin fut de s’occuper de Mak, le meurtrier d’Igor. Il tressaillit en revoyant la jeune femme, dont l’attitude était empreinte d’une sombre majesté. Vêtue de zibeline, elle était étendue sur un divan et entourée d’esclaves, parmi lesquels il reconnut les hommes les plus considérables de son pays.

— Je t’ai promis, commença-t-elle avec un ironique sourire, un châtiment plus cruel que la mort. La Podolie vaincue rampe à mes pieds ; ses nobles sont esclaves, ses villes incendiées, Iskoretskou n’est plus qu’un tas de cendres.

— C’est impossible, s’écria Mak atterré.

— Cela est, affirma la czarine, et ton châtiment sera de survivre à la honte et à la déchéance de ta patrie. Tu seras mon esclave, moins encore, une bête que chacun pourra repousser du pied. Faites ce que j’ai dit.

Quelques esclaves se saisirent du prince et, à coup de haches, lui coupèrent les mains et les pieds. Sa vie durant, le malheureux fut condamne à ramasser avec la langue, les miettes tombées de la table d’Olga.

Olga régna à Kiew au nom de son fils mineur, Saitoslaw, avec une prudence et une énergie capables de remplacer un héros.

Des moines grecs la convertirent au christianisme. Elle se rendit à Constantinople pour mieux s’y faire instruire, et reçut le baptême en l’an 955.

Elle mourut en 969, pleurée et regrettée de tous. Le célèbre chroniqueur Nestor lui donne le nom d’« Étoile du salut », le peuple la nomma « la sage », et l’Église, « la sainte ».