Les Nouvelles de Floréal

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Anthologie des nouvelles du journal
L’hebdomadaire illustré du monde du travail
1920 — 1923


Introduction

Ensemble des nouvelles de l’hebdomadaire Floréal disponibles sur Wikisource et classées par nom d’auteur.
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Marguerite AUDOUX


Les Nouvelles de Floréal
Floréal du 17 janvier 1920numéro 3 (p. 67-68).


FIN MOKA

Nouvelle Inédite par Marguerite AUDOUX


Quand Alfred rentra ce soir-là, il vit tout de suite que les enfants étaient déjà couchés et que Louise n’avait pas mis la table pour le dîner. Il posa sa mandoline sur le buffet en même temps qu’un gros rouleau de papiers, et il mit longtemps à accrocher son pardessus au portemanteau qui était cloué sur la porte. Ensuite, il alla embrasser les deux petits qui se dressaient en l’appelant et il revint s’appuyer contre le buffet sans rien dire. Louise enleva l’abat-jour de la lampe pour mieux voir son mari. Elle le fixa de ses yeux vifs et lui dit :

— Eh bien ?

Alfred essaya d’imiter la voix de sa femme en disant sur le même ton :

— Eh bien ?

Et tout en faisant une grimace, il retourna les deux poches de son gilet, et dit :

— Eh bien, voilà !

Louise remit l’abat-jour sur la lampe ; elle ramassa son travail de couture qui avait glissé à terre, et dit d’une voix tranquille, sans regarder Alfred :

— Tu n’as pas d’argent : c’est bien fait. Je voudrais que cela t’arrive tous les jours, tu aurais peut-être plus de courage pour reprendre ton métier, au lieu d’aller vendre des chansons par les rues.

Elle regarda encore son mari, et en lui montrant du doigt la mandoline, elle dit d’un air moitié riant, moitié méprisant :

— Si tu as faim, mange ton jambonneau.

Comme s’il eût craint vraiment que sa mandoline fût en danger d’être mangée, Alfred la prit et alla l’accrocher à un clou au-dessus du lit. Louise reprit en le suivant des yeux :

— Oui, tu la soignes mieux que tes enfants, mais il arrivera bien un jour que je la flanquerai dans le feu, et si elle ne peut nourrir tes petits, elle servira au moins à les chauffer.

Alfred revint près du buffet, et tout en se baissant pour regarder dedans, il rappela à sa femme qu’il lui avait laissé six sous le matin. Alors, Louise perdit patience ; elle haussa sa voix claire pour dire qu’elle avait fait six fois le tour du marché avec ses six sous, et qu’à la fin, elle avait acheté un peu de fromage pour elle et les enfants, et pour lui un radis noir qu’il réclamait depuis longtemps. Elle ajouta qu’elle l’avait même préparé. Elle le désigna dans le buffet ouvert :

— Tiens, là, dans ce bol recouvert d’une assiette.

Alfred prit le bol, et ce fut à son tour de hausser la voix :

— Mais ce n’est pas comme cela qu’on prépare un radis noir : il fallait au moins enlever la pelure.

Et comme Louise disait qu’elle avait fait de son mieux, il cria plus fort :

— On voit bien que Madame n’en mange pas. Si Madame en mangeait, elle aurait pris soin de le préparer proprement.

Il balançait le bol où le radis coupé en morceaux trempait avec du gros sel dans une eau grise. Il l’approcha sous le nez de sa femme :

— Enfin, regarde comme il est appétissant, ton radis noir ! On dirait des jetons d’un jeu de dames.

Et Alfred sortait les rondelles l’une après l’autre et les laissait retomber dans le jus.

Louise ne put s’empêcher de rire en voyant la mine dégoûtée de son mari. Son petit visage mince sembla disparaître, et on ne vit plus que sa bouche trop grande qui laissait voir toutes ses dents. Alfred regardait rire sa femme, et tout à coup, il allongea le bras vers elle et la coiffa du bol. Elle poussa un grand cri, puis elle secoua la tête et envoya rouler le bol qui se brisa, tandis que le radis s’éparpillait autour d’elle. Elle était si drôle avec ses cheveux mouillés et ses ronds de radis dans le chignon, que son mari éclata de rire à son tour.

Mais il ne rit pas longtemps : sa femme sauta sur lui, et de ses petits poings maigres, elle le frappa aux épaules et à la poitrine. Alfred n’y pouvait croire ; il disait, stupéfait :

— Elle me bat !

Et, tout en cherchant à s’éloigner de sa femme, il disait en riant :

— Voyez donc cette araignée ! Si je voulais, je l’écraserais sur le mur avec mon pouce, et c’est elle qui me bat !

Les enfants se mirent à pousser des cris perçants. Aussitôt, Louise lâcha son mari, et après avoir caressé les deux petits, elle alla s’asseoir près de la fenêtre, et se mit à pleurer tout bas.

Alfred ramassa les morceaux de radis qu’il jeta dans le feu. Il essuya soigneusement la table et le parquet que l’eau salée avait tachés ; puis il rapporta de la cuisine le filtre à café et une casserole pleine d’eau. Pendant que l’eau chauffait, il retira du filtre une grosse pincée de marc et il en saupoudra le couvercle du poêle. Aussitôt, une fumée âcre et épaisse monta en l’air et se répandit dans toute la chambre. Louise cessa de pleurer pour demander à son mari s’il avait l’intention de les asphyxier. Il répondit sans mauvaise humeur :

— Mais non. Seulement, puisque je n’ai rien à manger, je vais me faire un fin moka.

Louise savait qu’il n’y avait pas de café dans la maison. Elle le dit à son mari. Mais, lui, répondit qu’il n’en avait pas besoin, et que cela ne l’empêcherait pas de boire du bon café.

Louise alla fermer les rideaux qui entouraient le lit des enfants ; puis elle revint près de son mari qui s’était assis auprès du poêle. Elle lui dit, en se penchant un peu sur lui :

— Si je t’ai fait mal, c’est tant pis pour toi : tu l’avais bien mérité.

Alfred la fit asseoir sur une chaise qu’il attira près de lui ; il lui prit les deux mains, lui replia les doigts en dedans, et quand il eut enfermé les deux petits poings dans une seule de ses mains, il se remit à parler d’une voix un peu désenchantée. Il disait :

— Vois-tu, Louise, on s’aime bien tous les deux, mais ce qu’il y a de malheureux, c’est que tu ne me comprends pas…

Il versa un peu d’eau bouillante sur la cafetière, et en se redressant vers sa femme, il reprit :

— Moi, je suis un homme casernier.

Louise le regarda en ouvrant tout grands ses petits yeux noirs ; alors, il expliqua :

— Tu sais bien comme on appelle les gens qui n’aiment pas à sortir de chez eux.

— Ah, oui : casanier, dit Louise avec un petit mouvement de la bouche, comme si elle allait sourire.

— Eh bien, c’est comme je le dis, reprit Alfred, je suis casernier, et tu ne l’as jamais compris.

Il réfléchit un moment, et il continua :

— Si tu voulais, on pourrait être heureux ; les femmes gagnent plus d’argent que les hommes, à vendre des chansons ; et puisque tu as une jolie voix, et que tu sais jouer de la mandoline…

Il s’arrêta un petit moment, et il poursuivit en regardant sa femme :

— Moi, je resterai à la maison pour soigner les enfants, et je te soignerai bien aussi, parce que tu n’es pas forte.

Louise ne bougeait pas. Elle tenait sa tête inclinée comme si elle cherchait à comprendre une chose difficile. La voix de son mari disait maintenant :

— Il y a bien des femmes qui seraient contentes d’avoir un mari comme moi. Je ne suis pas méchant, comme mon frère Charles, ni menteur comme Léon, ni coureur comme Jules. Je ne suis pas gourmand non plus, et je me contenterai d’un morceau de pain et d’une saucisse, pourvu que je reste à la maison.

Le regard de Louise se posa sur le visage plein de santé de son mari. Il s’arrêta aussi sur ses larges épaules, et après un soupir, elle dit :

— J’avais déjà pensé à prendre ta place pour gagner notre vie.

Alfred embrassa les deux petits poings avant de leur rendre la liberté, et tout en versant le reste de l’eau bouillante sur la cafetière, il dit, tout triomphant :

— Tu verras comme je saurai bien tenir la maison propre et faire des économies.

Il mit une nouvelle pincée de marc sur le poêle, et il enfla un peu la voix pour dire qu’une bonne ménagère pouvait faire beaucoup de choses avec rien : et comme Louise souriait d’un air triste et incrédule, il lui montra tout de suite la manière de faire du café sans café :

— Oh ! ce n’est pas malin, dit-il. Pendant que l’eau passe sur une partie du marc, on brûle l’autre partie qui lui donne son parfum et ainsi, en le buvant, on a le goût et la bonne odeur d’une tasse de fin moka.

Il souleva la cafetière vers sa femme, et il dit tout en souriant :

— Tu vas en prendre une tasse avec moi, et demain tu pourras commencer à vendre des chansons.


Marguerite AUDOUX.
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Rodolphe BRINGER



UN PRIX DE VERTU

NOUVELLE INÉDITE DE RODOLPHE BRINGER


Celle-là, par exemple, dépasse tout ce que l’on peut imaginer. Certes, par les temps qui courent, il faut s’attendre à tout et les événements les plus fâcheux, les plus extravagants, les plus improbables, la révolution russe, l’augmentation du prix du pain et des timbres-poste, la crise du tabac, la crue de la Seine, le complet à cent dix francs, enfin, rien de tout ce qui nous arrive depuis quelque temps n’avait pu surprendre M. Olinde Gratefiot, mais celle-là, il n’en est pas encore revenu : Opportune a eu un prix de vertu à l’Académie française.

Comment ?… Qu’est-ce que vous dites ?… Vous ne connaissez pas Opportune ?…

Mais si… voyons… rappelez vos souvenirs… On ne voit qu’elle chez Olinde Gratefiot et un visiteur ne peut mettre le pied dans son petit salon sans que, tout aussitôt, elle ne vienne fourrer son nez dans l’entre-bâillement de la porte, sous un prétexte ou sous un autre, mais, en réalité, pour moucharder ce que fait son maître et aller tout chaud le répéter à la concierge, ou à la crémière, ou à la petite mercière qui fait le coin…

Ah ! l’exécrable vieille bonne femme !…

Dire que Olinde Gratefiot lui donne cent quinze francs par mois… quand elle mériterait, par jour, tout juste cent onze coups de pied dans le postère…

Car Opportune est la bonne, la vieille bonne d’Olinde Gratefiot, celle qui l’a élevé, comme elle avait déjà élevé son père et aussi son grand-père, sans doute et peut-être bien le père de son grand-père, car Opportune est sans âge et elle est immortelle comme les trente-cinq ou quarante imbéciles qui viennent de lui décerner un prix de vertu.

Sans cela, vous comprenez bien qu’il y a beaux jours qu’Olinde Gratefiot l’eût flanquée à la porte.

Mais il ne peut pas !

Quand sa tante Phrosine est morte, avec ses biens, meubles et immeubles, elle lui a légué Opportune, qui faisait partie de la succession, comme elle en avait hérité elle-même de sa défunte mère ; elle était inscrite dans le testament entre la vieille armoire normande et les œuvres complètes et illustrées de M. de Buffon. Bien entendu, Olinde Gratefiot vendit à un bouquiniste les œuvres complètes et illustrées de M. de Buffon et à un antiquaire la vieille armoire normande, mais nul ne voulut le débarrasser d’Opportune et force lui fut bien de la garder.

Alors, la vie devint tout simplement insupportable pour lui.

D’abord, sous prétexte qu’elle l’a vu naître, Opportune le tutoie ; ce n’est pas qu’Olinde Gratefiot soit fier, mais c’est toujours ennuyeux d’être tutoyé publiquement par sa bonne, surtout quand elle est vieille et laide ; cela fait mauvais effet dans le quartier. Et encore, si elle le tutoyait pour lui dire des choses aimables ; mais le pire, c’est que la sale bête profite de ce qu’elle le tutoie pour le traiter comme du poisson avarié et défraîchi.

Ce sont des réflexions désobligeantes sur sa personne et, comme de juste, toujours devant des tiers :

— Dire que tu étais si mignon quand tu étais petit… Vrai ! Ce que tu as changé en vieillissant et pas à ton avantage…

Ou bien encore, en façon de gentillesse, elle raconte quelques aventures fâcheuses de la jeunesse de son maître, qui le mettent immédiatement dans une posture ridicule auprès de ses amis et surtout des dames :

— Hein ?… Te rappelles-tu le jour où on t’a mené au cirque, et où en voyant des lions, tu as eu si peur que tu t’es oublié dans le fond de ta culotte… Tu as, d’ailleurs, toujours été assez froussard de ton naturel…

Ou encore :

— Et le jour du baptême de ta petite sœur, où tu as tant mangé du saint-honoré que tu as failli claquer !… Ah ! la gourmandise a toujours été ton péché mignon et tu ne t’en es jamais corrigé…

Comme c’est amusant, ces choses-là…

Ah ! il fallait qu’Olinde Gratefiot en eût une, de patience !…

Eh bien, il lui eût encore pardonné ces radotages pernicieux, si, de surcroît, elle n’eut émis la prétention de le régenter comme s’il était encore un petit garçon.

— C’est ça, les cravates que tu t’es achetées ? Et tu te figures que je te laisserai porter ça !… Ah ! mais non, par exemple… Qu’est-ce que l’on dirait de moi dans le quartier !

Ou bien :

— Non, mon garçon, tu ne mangeras pas de haricots rouges au lard fumé et encore moins de cassoulet et pas davantage de pilaf de homard !… Du bon pot-au-feu, de bonnes escalopes, tant que tu en voudras, mais pas de tes sales cuisines de boucaniers…

Ou encore :

— Il y a ton fameux ami Figue qui est venu… Je l’ai fichu à la porte comme de bien entendu… C’est comme ta petite Mme Mercadet… D’ailleurs, c’est bien simple… Tu choisiras entre elle et moi…

Que vouliez-vous que dise ce pauvre Olinde Gratefiot ? Il était bien obligé de se brouiller avec son ami Figue, de rompre avec la jolie petite Mme Mercadet, de se repaître d’escalopes qu’il ne pouvait souffrir et de se pavoiser de cravates vertes, achetées par Opportune elle-même chez la petite mercière du coin… On ne se sépare pas d’un vieux serviteur qui est depuis plus de cinquante-trois ans dans votre famille ; ce serait braver l’opinion publique et, si on essayait de l’assassiner, peut-être y aurait-il des juges qui ne comprendraient point vos justes raisons…

On subit Opportune ; on sait trop que rien, jamais, ne pourra vous en débarrasser ; que, de même qu’elle vous a vu naître, elle voudra absolument vous voir mourir, comme elle a vu mourir tous les vôtres, et l’on se réjouit tout simplement de n’avoir ni fils ni neveux, car du moins, l’on sera le dernier de la famille qu’elle aura tyrannisé.

Et alors, sous prétexte que, depuis plus de cinquante-trois ans, elle empoisonne l’existence de deux ou trois générations de braves gens qui, sans elle, eussent été les plus heureux du monde, l’Académie lui décerne un prix de vertu !…

Et, comme l’a si bien dit cet infortuné Olinde Gratefiot :

— Un prix de vertu à Opportune ? Je veux bien… Mais, que l’on me flanque la Légion d’Honneur, alors !

Rodolphe BRINGER.

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Les Nouvelles de Floréal
Floréal30 (p. 19-21).



LA CARABASSAÏRE

Nouvelle inédite
parue le 28 août 1920


Elle était si jolie avec son teint d’ambre blond, ses yeux couleur d’aigue marine, sa bouche savoureuse et fraîche comme un beau fruit, et cette sombre chevelure qui paraissait trop lourde pour sa petite tête, que, dès qu’il la vit, le poète Jean des Sèbes en tomba follement amoureux.

Ce n’était qu’une carabassaïre, une de ces habitantes de roulotte qui courent les votes et que l’on entrevoit à chaque fête de village devant un tir à la carabine ou derrière un de ces vire-vire où l’on gagne des verres grossiers pleins de pralines.

Mais celle-là appartenait à l’aristocratie du voyage. Son père était un gros bonnet parmi les forains et ne possédait pas moins de trois loges : lui, tenait le tir, un superbe tir électrique plein de figures découpées, où l’on voit un zouave qui joue du tambour quand on fait mouche ou bien la prise de Tuyen-Quan ; à côté, la mère veillait sur un jeu de massacre ; et elle, ne s’occupait que de carabasse tournant la roue de la fortune dont le numéro gagnant a droit à un splendide objet de porcelaine ou de cristal bien tintant.

Certainement, elle n’avait pas plus de dix-huit ans ; grande, élancée, la poitrine saillante, les reins cambrés et des extrémités fines et délicates, des mains et des pieds d’enfant, en véritable fille d’Arles qu’elle était, descendante de ces Sarrasins maudits qui, s’ils ont tant fait de ravages en Provence, ont du moins légué l’élégance et la noblesse de leur forme à nos jolies filles du Midi.

Et c’est surtout cela qui emballa Jean des Sèbes, ces trois signes distinctifs de la pureté de la race d’Arles : le cheveu, la main et le pied.

Ce n’était pas un type ordinaire que Jean des Sèbes ; d’abord, il était poète comme d’autres sont vétérinaires ou agents voyers, non point par hasard, comme il advient aux poètes ordinaires, mais par destination et de par la volonté expresse de son père qui l’avait élevé à cette seule fin.

Si jamais vous allez à Cairane, qui est un village du Comtat regardant tranquillement couler l’Aygues du haut d’une colline abrupte, avant de traverser la rivière, vous verrez au milieu des vignes un petit mamelon tout couvert de pins, au milieu duquel s’élève une maisonnette du plus pur Louis XV.

Au temps passé, quelque galant châtelain des environs dut faire élever là ce pavillon, où avec des amis il devait venir se divertir. Les révolutions passèrent, les châteaux tombèrent, mais le pavillon demeura pimpant et joli et devint la propriété de Christophe des Sèbes, le père, qui fut, de son vivant, un grand vigneron devant l’Éternel.

Mais Christophe des Sèbes n’était pas seulement vigneron : cela eût-il suffi à l’occuper, à une époque où la vigne poussait comme le lierre ou le chiendent, où les ceps ne connaissaient aucune de ces maladies à nom barbare qui les accablent aujourd’hui, et où le plus gros travail du vigneron était la vendange ?

Non, le père des Sèbes était félibre, et quand Jean naquit, comme les coffres regorgeaient d’or, que, Dieu merci, le petit avait son pain cuit pour le restant de ses jours, dût-il arriver à l’âge avancé de Mathusalem, le père des Sèbes s’écria :

— Je veux que mon fils soit poète.

C’était un luxe que ce brave homme voulait s’offrir.

Et, en effet, grâce à une savante culture, le jeune Jean des Sèbes s’était épanoui en poète tel que son père n’en avait rêvé de pareil.



C’est à Paris, bien entendu, que le poète avait fleuri, et de quelle magnifique façon, libre, indépendant, superbe. Ah ! ce n’était pas lui qui, écrivassant dans un ministère quelconque, employait ses heures de bureau à rimer des vers réunis en un volume sous la couverture crème de l’homme qui bêche, ou à aligner des alexandrins d’une comédie que l’on porte en tremblant au concierge de l’Odéon ; ce n’était pas lui non plus qui pontifiait entre deux piles de bocks dans les cabarets de Montmartre, en psalmodiant des strophes qui font se pâmer les petites ouvrières. Jean des Sèbes était un poète de serre chaude, et ses vers précieux et colorés comme des orchidées étaient choses rares que les amateurs dégustaient lentement, telles des liqueurs des Îles, et sa poésie tenait moins dans ses œuvres que dans sa vie journalière : à quoi bon faire des vers, quand vos journées ne sont qu’un continuel poème ?

Mais pourquoi vous parler davantage de Jean des Sèbes ? Vous le connaissez tous, car qui ne le connaît pas, et plus de cent fois vous l’avez rencontré si exquis, si charmant, si élégant, que du premier coup vous vous êtes écrié :

— Voilà un poète.

Donc le poète Jean des Sèbes tomba amoureux de la jolie carabassaïre qui s’appelait Azalaïs, et, comme c’était un garçon qui ne faisait rien comme tout le monde, tout de suite il songea à l’épouser.

Ses amis lui disaient :

— Tu es fou, Jean des Sèbes, toi, le poète millionnaire — car Jean des Sèbes, comme vous le pensez, était millionnaire — toi, le poète millionnaire, épouser une carabassaïre de quatre sous, presque une bohémienne.

— C’est justement parce que je suis heureusement millionnaire que je puis m’offrir le luxe d’épouser une femme qui n’a pas un sou vaillant.

— Mais voici une fille qui n’a ni instruction, ni éducation.

— Est-elle jolie ?

— Certes, plus qu’aucune autre, mais cela suffit-il ?

Et Jean des Sèbes se fâcha.

— Vous êtes tous des brutes. Une seule chose compte dans la femme, la beauté. J’ai chez moi des bibelots rares qui me ravissent l’âme, des ivoires, des bronzes qui vous font pâmer d’aise, des tableaux devant lesquels on penserait à s’agenouiller ; il n’y a donc dans ma maison rien qui ne soit d’un art parfait, et vous voudriez que j’y amène une femme dont la laideur jurerait avec mes merveilles. Vous me faites rire avec votre éducation et votre instruction. Quand ma bohémienne aura une robe de chez Doucet, des chapeaux de la rue de la Paix, et pour deux ou trois cent mille francs de diamants, elle sera aussi bien élevée que qui que ce soit. Quant à son instruction, elle en saura toujours assez pour tenir tête aux perruches parisiennes que nous coudoyons dans tous les salons. Elle est jolie, c’est tout ce que je lui demande ; le reste m’importe peu.

Que vouliez-vous répondre à un garçon qui raisonne de cette façon ? On eut beau dire et beau faire, Jean des Sèbes épousa la petite carabassaïre.

Bien entendu, les parents ne firent aucune objection. C’était pour leur fille un parti inespéré ; pour la petite Azalaïs dont le cœur était encore tout neuf, quand elle vit devant elle ce jeune homme beau comme un dieu — car, bien entendu, le poète Jean des Sèbes était beau comme un dieu, — quand elle apprit que ce poète était millionnaire et qu’elle sut qu’il voulait l’épouser, elle se mit à l’aimer tout à coup avec toute sa fougue de fille du soleil.

Le mariage se fit là-bas dans le petit pavillon, au milieu des pins ; tout le Comtat y était invité, et je ne sais combien on y but de bouteilles de vin cuit et combien on y dansa de farandoles, car la noce ne dura pas moins de quatre jours ; mais, dès le soir, les nouveaux mariés étaient partis pour Paris.

Jean des Sèbes, certes, aurait pu se repentir d’avoir pris femme pour sa seule beauté ; fort heureusement, il se trouva que cette petite Azalaïs avait une âme exquise, et que, fine comme une mouche, tout de suite elle entra de plain-pied dans la vie parisienne.

La première fois que le poète montra sa femme, ce fut à l’Opéra, dans une belle loge, et ce jour-là, je vous jure que l’on lorgna fort peu les jambes des danseuses ; toutes les jumelles étaient braquées vers la loge de Jean des Sèbes, et tout Paris se demandait :

— Quelle est cette idéale personne à côté du poète ?

— Mais c’est sa femme.

— Je vous en donne ma parole d’honneur. Jean des Sèbes s’est marié sans tambour ni trompette, et c’est la véritable et authentique madame Jean des Sèbes qui se trouve à ses côtés.

— Comme elle est belle ! C’est, à coup sûr, quelque princesse des contes de fée.

Ah ! c’est que, toute scintillante de diamants, sur une robe de forme inédite dont son mari avait lui-même dessiné le modèle, la petite Azalaïs était une vraie merveille, et de ce jour elle devint la reine de Paris.

Azalaïs était de toutes les soirées, de tous les garden-party, de tous les five-o’clock, de toutes les premières, de tous les vernissages, et partout on se pressait sur son passage et partout on l’adulait, on la fêtait, et nul ne se doutait que cette femme, d’une si grande beauté et d’une si pure élégance, n’était qu’une petite carabassaïre élevée dans une roulotte, et qui hier encore tournait la roue d’un vire-vire et faisait gagner des objets de porcelaine ou de cristal bien tintant.

Oh ! quel changement dans son existence, et qu’elle devait être heureuse, la petite carabassaïre, éblouie par la splendeur de cette vie de luxe !

Eh bien, détrompez-vous, la petite carabassaïre n’était pas heureuse, et, le soir, quand un à un elle avait enlevé les deux ou trois cent mille francs de diamants qui l’ornaient comme une châsse de sainte et quand elle avait dévêtu ses merveilleuses robes que tout Paris copiait, mais que nulle femme ne savait porter comme elle, la petite carabassaïre s’asseyait dans un fauteuil et, le menton dans ses mains, les coudes sur ses genoux, elle se prenait à réfléchir bien mélancoliquement.



Elle évoquait les jours passés, la roulotte maternelle traînée par deux maigres haridelles où l’on dormait si bien la nuit, les bons dîners préparés en plein vent, la marmite posée sur trois pierres, puis, tous les dimanches, ces votes où, dans ses habits neufs, elle tenait sa carabasse, saluant celui-ci, serrant la main de celui-là, car elle connaissait tout le monde depuis le temps qu’elle courait les routes.

— Ah ! voilà ceux de Sainte-Cécile qui viennent, ou bien ceux de Sérignan, ou les farandoleurs de Courthézon.

Et les gars aux mains rudes lui secouaient les doigts.

— Bonjour, Azalaïs. Comme tu grandis et comme tu deviens bravette !

Car tout le monde la tutoyait.

Le vote durait deux ou trois jours, suivant le pays, puis on remballait tout, on attelait les deux haridelles et, hue, dia, l’on partait pour aller s’installer ailleurs. Et cela durait tout l’été.

Puis, quand la bise s’aigrissait, qu’une à une les feuilles se détachaient des arbres, on faisait comme les hirondelles et l’on cherchait un climat meilleur. On descendait les routes blanches, on s’en allait à Hyères, à Cannes, à Nice et à Menton, où tous les jours sont des votes.

Jean des Sèbes s’apercevait bien que la jeune femme était toute chose, mais pouvait-il deviner la cause de son mal, car il faisait tout ce qu’il pouvait pour la rendre heureuse ?

— Qu’avez-vous, Azalaïs ? disait Jean des Sèbes, quand il la voyait dans cet état.

— Mais je n’ai rien, répondait la jeune femme.

— Si, vous avez quelque chose. Pourquoi ne pas être franche ? Est-ce un bijou que vous avez vu à la devanture d’un joaillier et dont vous avez envie, ou bien une de ces dames portait-elle une robe qui vous a paru plus belle que la vôtre ?

— Non, mon cher seigneur, mes bijoux me suffisent, et je pense bien que, grâce à vous, j’ai les plus belles robes de Paris.

— Alors, pourquoi cette mélancolie ?

— Un peu de fatigue, peut-être.

Car vous pensez bien que la jeune Azalaïs n’osait pas avouer à son mari la cause de sa tristesse. C’est qu’elle l’aimait, son Jean des Sèbes, de toute la force de sa petite âme, et, le regardant du coin de l’œil, souvent elle se disait :

— Ah ! pourquoi est-il si riche, pourquoi est-il poète ? Comme nous aurions été heureux, dans une roulotte, à courir les votes, tous les deux !

Et elle soupirait fort.

Que vous dirai-je ? un jour, elle n’y put tenir. On était au mois d’août, on se trouvait à Deauville dans une superbe villa ; Azalaïs reçut une lettre du père, qui disait qu’on allait partir pour la vote d’Orange. Alors, ce fut une folie qui s’empara d’elle, et, comme Jean des Sèbes persillait sur la plage, elle prit sa plus vilaine robe, son chapeau le plus défraîchi, et, sans valise, sans malle, fila vers le Comtat-Venaissin non sans avoir laissé une lettre à Jean des Sèbes où elle lui expliquait longuement pourquoi elle était triste et pourquoi elle partait.

Quand Jean des Sèbes lut cette lettre, il haussa les épaules et dit :

— Elle est folle. Elle reviendra.

Mais quinze jours passèrent et elle ne revint pas.

Alors ce fut lui qui se languit, car il l’avait épousée par pur esthétisme, sa jolie carabassaïre, le poète avait fini par l’aimer pour tout de bon.

Et Jean des Sèbes partit pour le Midi ; il s’informa des votes ; c’était celle de Bollène, il s’y rendit. Et là, derrière le vire-vire où l’on gagne un objet en porcelaine ou en cristal bien tintant, il aperçut sa belle Azalaïs, rose et souriante, qui faisait tourner la carabasse.



— C’est toi, Jean.

— Te voilà donc, Azalaïs.

Et ils s’embrassèrent, et pour la première fois de leur vie ils se tutoyèrent.

— Ainsi, tu ne veux plus revenir à Paris.

Azalaïs soupira.

— Alors, puisque tu ne veux pas revenir, c’est donc moi qui dois te suivre, car, en vérité, je ne puis me passer de toi.

— Eh quoi, tu consentirais ?

Mais Jean des Sèbes releva la tête.

— Homéros, notre ancêtre à nous les poètes, chantait par les villages de la Grèce, pourquoi ne tiendrais-je pas une carabasse ? Rien ne déshonore un poète.

Et ma foi, il fit comme il le dit.



Si cette histoire n’était pas authentiquement vraie c’est à peine si elle serait croyable. Mais j’ai connu Jean des Sèbes, j’ai connu Azalaïs, et, si vous doutez de ma parole, quand les cigales chanteront, courez les votes de notre Comtat, informez-vous, et si j’ai menti d’un seul iota, je veux bien, le restant de mes jours, passer pour un Gascon.


Rodolphe BRINGER.
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Gabriel MAURIÈRE

Pour les autres utilisations de ce mot ou de ce titre, voir Le Revenant.

Version audio




Le Revenant

par Gabriel Maurière


L’homme, bardé de musettes, allait à grandes enjambées. Une canne tortueuse le devançait à chaque pas. Il était midi. La vie bourdonnante emplissait les haies ; le long du ruisseau, les peupliers dormaient, immobiles, le pied dans l’eau tiède. Derrière un pli de terrain, la maison haussait le dos, comme une bête gîtée qui se chauffe au soleil. Une lumière vive de juin enveloppait toute la terre ; à travers l’air surchauffé, le toit de tuiles tremblotait et la rumeur des oiseaux, des insectes, du travail universel, le ruissellement solaire, les lourdes odeurs, la sourde énergie qui coulait dans tous les êtres, semblaient se mêler en une profonde et sourde vibration. Les forces obscures de la vie jaillissaient de toutes parts : des fossés hypocrites où montaient des bulles, de toutes les hampes des graminées où se balançaient des insectes, des fleurs qui défaillaient sous le soleil, des horizons où gisait la forêt couchée.



Pierre Mazure s’arrêta net à la limite d’un fossé, cent mètres avant la maison. Devant lui, un espace vide d’obstacles, un dos de champ, tout hérissé de blé, dont les épis serrés striaient l’étendue et fatiguaient l’œil par leur papillotement. Au delà, la ferme disparaissait à demi, submergée par l’envahissement de la marée végétale. Sous sa carapace moussue, quelque chose vivait.

Il se remit à avancer, la nuque raidie, les reins étreints comme par une main de fer, la pensée serrée contre les tempes. Un moment, il sentit ses jambes s’amollir, et sembla prêt à s’affaisser comme une loque dont le support a disparu.

Trois ans de passé étaient là, dans ce tableau, ramassés dans la minute présente. Trois ans inconnus, avec ce qu’ils peuvent renfermer de grêles, d’incendies, de morts. C’est comme si, aujourd’hui, on vous disait : « Voici trois ans de votre vie à venir ; ouvrez cette porte, vous les verrez. Il y a de quoi trembler… »

Son angoisse ne dure pas, car le blé lui tire l’œil. Il saisit un épi et se rend compte que le grain est déjà ferme sous les doigts. Point de nielle, point d’herbes dans ce champ ; la toison de la terre est luisante comme celle d’un animal bien nourri. Depuis sa descente à Vendeuvre, Mazure se sent un autre homme. La gare, les trains, les villes traversées, c’est encore la guerre, c’est l’inconnu, — et c’est lointain déjà comme un mirage. Voici la vérité…

Voici la terre du pays avec ses herbes connues, ses parfums, et cette communion intime de l’homme et des choses que, seul, donne un long séjour dans les mêmes lieux et, sans doute, l’hérédité. Le peuplier d’Italie veille toujours sur la maison. Là-bas, une vache est couchée : on ne peut voir si c’est la Rouge. La vie est endormie et lente ; il y rentre, il s’y baigne, il s’y résorbe. Tout en continuant son chemin, il arrive au tournant de la barrière, dont les piliers s’enfoncent dans l’herbe haute. Voici la maison aux pans de bois, garnis de brique, l’écurie attenante, le vieux chaudron où boivent les poules, le fumier qui trempe dans le purin avec sa couronne mouvante de volailles… Comment ? le logis est fermé ? Ah ! oui, c’est dimanche ! Mais voici, sur une corde, des vêtements de femme, puis du linge d’enfant, qui sèche… Il pousse un soupir de soulagement ; cette vue le rassure ; elles ne sont pas là, mais elles y sont tout de même. Il passe sa manche sur sa moustache qui retombe : signe de satisfaction. À gauche, l’écurie baîlle ; Mazure entre : trois vaches y ruminent, comme autrefois, mais l’une d’elles lui est inconnue. Il s’avance, tâte le pis de la bête, qui se détourne et meugle en bavant du foin de chaque côté de la bouche.



— Allons, ça n’est pas mal tenu.

Il fait le tour de l’enclos, sans hâte maintenant, le sourcil froncé sous un vieux calot. Son nez long, d’où semble sortir la touffe de poils de la moustache se tourne et flaire à droite et à gauche. Mazure échenille un arbre fruitier ; il regarde les citrouilles qui s’étalent, obèses et sans gêne, dans le potager ; il constate qu’il y aura des prunes et que les abeilles travaillent. Au plein soleil, des pigeons dorment, pareils à une végétation de lichens moussus, sur le toit de tuiles.

C’est l’heure du dîner des poules. Étonnées de la porte fermée, elles viennent en troupe comme pour réclamer, caquettent, se piquent de coups de bec et tournent la tête de côté avec une œillade vers le nouveau venu.

— Attendez, dit Mazure.

Là, dans l’écurie, se trouve le coffre à avoine. Il remplit une mesure. Les poules l’ont compris ; elles volètent sous ses pas. À larges gestes, il répand le grain et le troupeau, mouvant et multicolore, pique, pique, avec un bruit de machine à coudre.

Alors, il s’assied sur un vieux tronc, sous la treille, tire sa pipe et fume, l’âme pleine d’un bonheur qui la vide de toute pensée — car, enfin, le bonheur, c’est ça, de ne songer à rien, en sachant que tout va bien, que la récolte pousse et que la terre, autour de soi, est large, féconde, éternelle…

Mais, voici, dans le petit chemin des prés, une voiture, oscillant au gré des ornières, frôlant les gaulis à droite et à gauche, comme un homme qui a bu. C’est bien le cheval bai ; il trotte sec comme autrefois.

Deux formes droites, sur la planche qui, rembourrée d’une botte de paille, sert de siège. L’une est grêle, l’autre plus forte. Elles sautent de la voiture.

Mazure a cessé de fumer sa pipe. Elles ne l’ont pas vu ; il est, d’ailleurs, gris et immobile. Dans sa poitrine, quelque chose remue un peu, sans qu’il se rende bien compte de son émotion. C’est sa femme et sa fille, ces deux êtres, cette paysanne solide et hardie, cette gamine de douze ans, aux cheveux lisses et au corset plat, pareille à un roseau grêle et jaune. Elles vont et elles viennent ; il est là, mais il n’existe pas encore pour elles. Il jouit du spectacle de leur vie de tous les jours, qu’il a devant les yeux. La petite a bien forci depuis qu’il ne l’a pas vue.

Elles détellent le cheval ; il n’a pas remué ; il a le temps. Pendant trois ans, il a tout ignoré de leur existence. Qu’apprendrait-il de nouveau, maintenant, qui ne puisse se remettre à plus tard ? Elles sont là, elles ne sont pas malades : il en sait assez pour l’instant.

Mais voici la bête remisée ; la voiture, à cul, lève ses brancards vers le ciel. Elles reviennent vers la maison en tapant leurs tabliers. Il s’est dressé.

— Maman, un soldat !

La femme a levé la tête, tandis qu’il avance, ses musettes brinquebalant autour de lui. Une idée de paysan facétieux lui traverse la tête.

— Hé, la patronne, y aurait-il du travail, chez vous ?

La femme s’arrêta, la main à la hauteur des yeux et, toute pâle, elle regarda l’homme sans mot dire en se reculant d’un pas, tandis que la petite, droite comme une latte, ouvrait tout grands ses yeux.

— Seigneur Dieu !

Et elle ajouta, en le fixant :

— C’est-y toi, Pierre ?

— Ça y ressemble, paraîtrait. Ah ! on y met le temps à reconnaître les gens, goguenarda-t-il en s’avançant vers sa femme.

— C’est-y Dieu possible ! Marie, c’est ton père !

Le soldat s’était avancé, un peu gêné, comme s’il y avait entre eux une barrière d’un instant, ce que met entre deux êtres une longue absence, quelque chose qui arrête le geste, le temps qu’il faut à l’âme pour s’accommoder à une situation tellement inattendue qu’aucune réaction du sentiment ou de la pensée ne se produit sur-le-champ : et le petit groupe reste, une seconde, cristallisé par une vague épouvante devant ce retour extraordinaire et quasi surnaturel.

— Alors, on n’embrasse pas son homme ?

Elle fut dans ses bras, et trois gros baisers à la mode du pays retentirent.

— Et la drôline ?

— Marie, embrasse ton père !

La fillette s’avançait, mais il la retint au bout de son bras pour l’examiner comme un objet.

— T’as forci. A se porte ben, affirma-t-il, en reportant son regard sur sa femme.

— Pour ça, oui…

Alors, il l’enleva et l’embrassa à son tour.

— C’est pas étonnant, après trois ans, qu’elle te reconnaissait pas !

L’enfant, la figure sans expression, ses mains pendantes au bout de ses bras longs, restait immobile.

— Et si on entrait ? Vrai, c’est pas pour dire, mais on ne dirait pas que je suis le patron ! Faut pas me prendre pour un chemineau, bien que je sois pas reluisant !

La clef grinça, la porte s’ouvrit sur une vaste pièce carrelée où dormait, dans un coin, un lit haut comme une meule de blé, couvert d’un édredon rouge, ce qui retint d’abord l’attention de Mazure.

— Au moins, on pourra se pagnoter, ici.

D’un coup d’œil, il se réaccoutume… Rien de changé. Il rentre… Jamais si longtemps qu’il est parti ! Il lui semble qu’il rentre de charrue.

— À part ça, y a rien à manger ici ?

Le cotillon de la femme ne fait qu’un tour ; elle se hâte en poussant sans discontinuer de petits cris de surprise :

— Mon Dieu, mon Dieu, quelle histoire !

Elle passe les assiettes.

— Des œufs, j’ai des œufs… En voilà une affaire !… Marie, va remplir la cruche.

Il se mit à manger, lentement, plein de déférence pour la nourriture, jouissant des assiettes, des verres clairs, et de ces bonnes choses qui venaient de sa terre.

Il hume le vin.

— C’est encore du 1902 ?

— Oui, il n’en reste plus guère… Seigneur ! quelle surprise, quelle surprise !

Elle restait debout à regarder manger l’homme, son homme, Mazure.

Comme il finissait, sans avoir quasi parlé, bien que sa femme le questionnât sans cesse, une voiture légère entra dans la cour, au trot. Un homme y ballottait, un homme d’une cinquantaine d’années, gros et rouge, la moustache retroussée, l’air réjoui du campagnard riche à qui ses écus donnent le verbe haut et familier…

— V’là M. Durand, dit la petite en se levant et en claquant des mains pour chasser les poules qui entraient dans la cuisine.

L’homme avait sauté de la voiture et, déjà, s’apprêtait à dételer le cheval. La femme était devenue toute pâle et le verre qu’elle portait trembla dans sa main. Elle fit un signe à la petite, qui comprit sans doute, et fila vers l’homme.

Mazure semblait n’avoir rien vu et continuait à manger avec application. Tout à coup, dans l’embrasure, la large carrure du visiteur apparut.

— Ah ! sacré coquin ! En voilà une surprise ! Ah ! par exemple ! Ce vieux Mazure ! Mais c’est un revenant ! Ah ! mon vieux, tout le monde t’avait enterré… Ah ! sacré coquin ! même que t’as eu des messes ! Allons, que je te voie…

Et il tournait, comme un objet, l’homme maigre vers la lumière.

— T’as tout de même pas tout à fait la mine d’un déterré, bien que tu ne sois pas gras. T’es pas beau, c’est vrai ; faudra que tu te fasses raser si tu veux embrasser ta femme.

Et il continuait ainsi, goguenardant et riant. Mazure se faisait petit, se rétrécissait sur sa chaise. Non, il n’était pas mort, mais il se sentait tout de même un peu étranger. Il s’asseyait au bord de la chaise comme « chez le monde ». Il avait toujours craint sa femme, qui était dure au travail, pour elle comme pour les autres. Aujourd’hui, il était l’hôte, le chemineau, pas encore bien chez lui, encore un peu chez elle. Le gros voisin semblait, au contraire, le vrai maître du logis ; il se coupa du pain ; il versait à boire. Docile, Pierre tendait son verre.



— Ben, enfin, comment que te v’là ici ?

Pierre ne songea pas qu’il aurait pu poser la même question à son voisin et il répondit :

— Des bêtises, quoi. On a été faits prisonniers à Maubeuge. Il y avait beaucoup de territoriaux. On nous a emmenés comme des moutons, dans des trains. Malheur, ce qu’on a roulé, ce qu’on a roulé ! Des jours, des nuits entières. Là où qu’on était ?… On se le demandait. Quand il faisait jour, on voyait des pays et des pays que je ne m’en rappelle plus le nom. C’est peut-être à des mille lieues d’ici. Je croyais jamais revenir. Ça me fait drôle de me retrouver là comme si j’étais pas parti.

— Pourquoi que t’as pas donné de tes nouvelles ? Le fils à Médée est prisonnier ; il a écrit.

— Ah ! il est prisonnier. Et Foucart ?

— Il est tué. Alors, pourquoi que t’as rien fait savoir ?

— J’ai donné deux lettres à un homme de la Marne qu’était prisonnier aussi, vu que moi je pouvais pas…

— Où que t’étais ?

— J’sais d’belle. J’ai été à Langensalze pour commencer, mais il y a eu des blagues de faites. J’ai voulu me sauver, on nous a rattrapés ; et puis, il y a des imbéciles qui ont tué un feldwebel dans le coin où j’étais. J’y étais pour rien, ben sûr. Oh ! je dis pas que c’était un grand malheur : il nous faisait crever de faim… Mais, un homme, c’est un homme : il n’était pas là pour son plaisir ; c’est comme nous. Alors, on nous a enfermés. Ah ! on en a vu, on en a vu… Et de la betterave à manger… Malheur !

Par moments, son petit museau s’ouvrait, au milieu des poils et un morceau d’omelette disparaissait ; puis il mastiquait en hochant la tête.

— Bon Dieu, le pinard ! Ce que j’y ai pensé des fois. Non, merci, assez, dit-il à l’homme qui lui versait.

Sa langue se déliait.

— Alors, un jour que j’avais chu, je leur ai fait croire que j’avais quelque chose de cassé dans les reins. J’ai plus pu me redresser. J’ai resté des mois et des mois et des années plié en deux. C’est là qu’ils m’en ont fait voir !… Ils m’ont étendu de force sur des planches et des hommes me pesaient dessus…

… J’hurlais, j’hurlais comme si on m’avait tué. Ils m’ont déchiqueté les membres avec des machines à l’électricité. Pour sûr que j’ai gueulé… ça m’arrachait les os. Tant pis, je me disais : « Bon Dieu ! on les aura. » Je les ai eus tout de même. À la fin, il faut que je les aie dégoûtés : ils m’ont renvoyé avec les manchots. J’ai resté cassé en deux jusqu’à la Suisse, et même plus loin. J’avais pas confiance dans les copains : on sait jamais ; des copains, c’est pas toujours sûr. Ils ont cru, eux aussi, que j’avais l’échine cassée. Personne s’a douté que Mazure il aurait aussi bien pu être droit. Même que, maintenant, il faut que j’y pense pour me redresser.

— Sacré Mazure, sacré coquin !



Émoustillé, l’homme s’était levé, puis il marchait péniblement, un bâton à la main, courbé en deux, le corps déjeté, en gémissant :

— Misère ! Ah ! aïe ! Teufel ! Schafkopf ! Aïe, aïe ! tandis qu’il tortillait son museau du côté droit, la bouche contractée et paraissant souffrir comme un damné. Puis, se redressant tout d’un coup, il jeta son bâton, et ce fut si soudain et si drôle que la fillette s’esclaffa et que le rire de Durand faisait trembler les vitres.

— Ah ! sacré Mazure ! Cré coquin ! Qui qu’aurait jamais cru ça de lui ?

Tout le monde était en joie.

— Et y a-t-il des belles emblaves par là ?

Mazure avança les lèvres avec dégoût.

— Par des places, oui, le reste, rien ; des « marauchis » ou des « grillottes ». Ça ne vaut pas ici, pour sûr. Les pommes de terre sont belles cette année. Comment que t’as pu t’en tirer ? reprit-il un instant après, en s’adressant à sa femme qui, maintenant, semblait plus à son aise et qui buvait aussi.

M. Durand m’a bien aidée. Sans lui, j’aurais jamais pu y arriver.

— On a fait ce qu’on a pu, répondit le voisin en se balançant sur sa chaise.

Brusquement attendri, Mazure lui tendit la main :

— Ça, c’est bien, c’est bien, voisin !

Puis, tout d’un coup, il se leva, avec un fourmillement de joie que réveillait en lui la chaleur du vin.

— Si on faisait le tour de la maison ?

Ils s’en allèrent, les esprits un peu échauffés ; Mazure en tête, ouvrait les portes, tâtait les bêtes, grisé par le retour, par l’odeur de fumier, par la bonne nourriture absorbée d’un coup. Ses paroles, qui se pressaient, s’étranglaient dans sa gorge et il bégayait : « Ça, c’est bon ; ça, c’est bien… », tandis que sa femme avec Durand venaient par derrière, comme deux futurs à qui on montre la richesse de la maison.

Durand, malgré son assurance, semblait soucieux et un peu gêné ; il causait à voix basse avec la femme qui, l’air tout sérieux, répondait, sans le regarder :

— Faut plus y penser, à cette heure…

Enfin, il se décida à s’en aller et Mazure lui serra les mains, tout attendri.

— Ça fait rien, valait mieux que tu reviennes ! Il était le moment que tu reviennes, dit Durand en le quittant et en lui tapant sur l’épaule, comme on fait à une bonne bête familière, en riant d’un gros rire.

La femme haussa les épaules en regardant le voisin d’un air de reproche.

Mazure revint à la maison ; mais il ne tenait plus en place :

— Faudrait que j’aille dire bonjour aux amis… On ne peut pas moins… En soldat… parce que, demain, demain, c’est plus ça.



Il fit tournoyer son bâton-couleuvre, et, chassant du chemin les pierres qui vrombissaient, il alla chez l’un et chez l’autre, jouissant de l’anonymat que lui donnaient sa défroque miteuse et l’effacement du souvenir.

Il s’amusait, à chaque visite, de la stupéfaction des gens. Au moulin des Baffosses, le meunier appela sa femme et on but le vin blanc.

— Ça ne fait rien, lui dit-elle, vaut mieux que vous soyez rentré.

— Des fois que t’aurais retrouvé ta femme remariée, appuya le meunier. Dame, depuis le temps !… Moi, la mienne, a n’aurait p’têtre pas attendu si longtemps !

Comme le vin blanc lui faisait gigoter la cervelle, Mazure se mit à rire, car cette idée lui semblait plaisante entre toutes.

— C’est ça qui aurait été une drôle d’affaire !… Heureusement qu’a ne s’est point pressée.

— Des fois que ton voisin Durand aurait pris ta succession ; vois-tu ça ?

— Eh, eh ! il en ferait une tête à cette heure !

Il riait de la déconvenue qu’auraient éprouvée les nouveaux époux : puisque ça n’était pas, on pouvait bien plaisanter !

— Tout de même, le mariage n’aurait point été valable… Mais ça fait tout de même drôle de penser à ces affaires-là. C’est comme si on serait mort et qu’on revienne…

— Sûrement, tout le monde te croyait ben pourri dans quelque coin.

Une joie de ressuscité était en lui, avec une sorte de gros contentement d’avoir attrapé les gens, en leur faisant une bonne farce.

Il semblait, d’ailleurs, qu’on se fût donné le mot pour lui parler de Durand : Durand par-ci, Durand par-là.

— Paraît qu’il a rendu bien des services à la patronne…

— Pour ça, oui.

Et on souriait.

Le lendemain, comme on arrivait au moment des gros travaux, il était debout dès l’aube, ayant revêtu sa culotte rapiécée et coiffé sa casquette : et le revoici, grattant le sol comme autrefois, ses trois années de malheur abolies. À peine s’est-il étonné quand sa femme l’a envoyé au travail dans le champ des Rougevaux :

— Tu feras ça et ça.

Sans doute, il est bien le maître ; mais la Mélie a toujours été une rude femme et elle a pris l’habitude de commander, depuis trois ans — comme lui, celle d’obéir à tout le monde. Il ne s’en étonne guère, et, il pioche et butte ses pommes de terre.

— Y a tout de même pas beaucoup de pinard, grogne-t-il en remuant sa langue pâteuse.

Mais sa femme le rejoint, une bouteille dans son panier. Alors, tout va bien : et les voilà qui tous deux travaillent, insectes laborieux dans la plaine immense, sous l’ardent soleil.

Mais, tandis qu’il pioche et qu’il casse les mottes, une idée grignote sa cervelle. Des incidents la chassent : la maladie qui se met dans certains pieds de pommes de terre, un lièvre qui s’enfuit — mais elle revient. Pourquoi donc tout le monde lui a-t-il parlé de Durand ? Durand… On riait…

Il demande à la petite :

— Alors, Durand, il vous a aidées… Il venait souvent ?

— Des fois. Il a labouré la grand’pièce.

— Tous les jours, qu’il venait ?

— Des fois.

La figure de l’enfant se ferme.

À la sieste, il s’enhardit ; la gamine est repartie à la maison.

— Alors, Durand, tu l’as payé ? Ça a dû te coûter bon…

— Je ne dois rien à personne, répond-elle en levant la tête.

— Ça, c’est bien.

Puis, il se raidit :

— Alors, c’est vrai que tu l’aurais épousé ?

Elle s’attendait, sans doute, à la question, car elle ne bougea pas ; seulement, ses paupières battirent un peu plus vite. Prête à la défense, elle repartit brusquement :

— Des bêtises. On t’a déjà raconté ça ?

— Oh ! tu sais… tout le monde me croyait mort depuis trois ans… Et une femme toute seule dans la culture…

Il cherchait à faire excuser sa hardiesse.

— Bien sûr, si j’avais voulu… J’aurais pu plus mal tomber. Il a du bien, reprit-elle.

— Mazette ! Pour sûr !

Sous leurs yeux s’étendaient les herbages riverains et les champs de Durand, avec une jolie maison blanche — la sienne — au milieu des têtes rondes des noyers.

— Oui, pour sûr ; ça aurait arrondi notre ferme.

Il regarda… Bon Dieu ! tout de même… cette belle prairie grasse, cette terre noire où la roue faisait des coupures sombres, comme dans une pâte ; une bonne herbe, des peupliers le long du ruisseau, des plaques jaunes de champs de blé — tout l’autre côté de la vallée, quoi ! Réunie à la sienne, quelle riche propriété ça aurait fait ! Il en venait à oublier qu’une condition de cette belle affaire, c’était sa propre mort…

Mais il secoua le rêve.

— Ç’aurait été le filon. Mais je suis encore là. Ça vaut tout de même mieux.

Il ne dit rien de plus et se remit à biner à grands coups réguliers, comme une machine. Ça ne fait rien, la Mélie, elle avait de la tête !

— Au fond, ça y fait p’t’être comme un regret à c’te femme, pensa-t-il.

Quand le soir tomba, ils revinrent tous deux.

— Faut que je repasse du côté des Vaudes. Y a la terre à Jean Bédier qu’est à vendre…

— La terre à Jean Bédier ?

— Oui. J’ai su ça, hier. Dans les dix mille, on l’aurait.

Elle avait ouvert tout grands les yeux, car elle était ambitieuse du sol, comme tous les paysans.

— J’ai trois cents pistoles de côté, dit-elle. Dame, depuis trois ans ! Ça n’a pas été sans mal !

— T’as trois cents pistoles ? T’as trois cents pistoles ?

Il la dévisageait, la voix changée. Elle le regarda.

— Eh bien ! moi, reprit-il, j’en ai cent vingt qu’on m’a versées, de la solde que je n’ai pas touchée pendant que j’étais prisonnier… rapport à la haute paye… et pis le pécule. Le pécule, c’est de l’argent. Alors, tu vois…

Il parlait vite ; les mots s’accrochaient dans son gosier. Jamais il n’en avait tant dit d’un coup.

— Ça fait quatre mille. Il en manque six…

— Six ? Et les peupliers ? Le bois a raugmenté du double, au moins. Je gage que les quatre-vingts peuples de la rivière valent ça, pour le moins. Richard, le meunier, me le disait hier. Qu’est-ce que tu dirais de cette affaire-là ? Si tu repassais par les Vaudes ?

Ils firent un crochet. La pièce des Vaudes étalait ses cinq hectares en bordure de leur ferme. Mazure prit un peu de terre et la fit couler, comme du blé, entre ses doigts.

— C’est d’un bon grain.

— Ça, pour une riche affaire, c’en serait une. On laisse la récolte à l’acquéreur, paraît-il.

Ils rentrèrent ; la soupe, préparée par l’enfant, fumait sur la table, et, tandis qu’il mangeait à pleines cuillerées, la femme se déridait. Ça, vraiment, c’était un beau retour. Elle se sentit tout heureuse et regarda son homme, les yeux animés :

— On ira chez le notaire demain. Faut pas que Durand nous souffle ça.


Gabriel MAURIÈRE.
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Les Nouvelles de Floréal
Floréal du 8 mai 1920numéro 14 (p. 323-324).


L’embusqué

NOUVELLE INÉDITE par G. MAURIÈRE


Une parole humaine… Mon Dieu, ça n’a l’air de rien et c’est pis qu’une balle ou qu’un obus, qui filent droit devant eux, selon une trajectoire définie… Une parole ? Elle tombe au hasard, celui qui l’a jetée sans y penser n’imagine pas le chemin tortueux qu’elle peut prendre, les ricochets qu’elle fait, les ravages qu’elle peut causer… Un mot : qu’est-ce que c’est ? On en dit tant dans une journée ! On ouvre la bouche ; quelquefois le hasard, une erreur d’articulation, la langue qui fourche, la machine à penser qui a un raté et voilà que nous disons n’importe quoi, peut-être ce que nous ne voulions pas, peut-être le contraire de ce que nous aurions dit un instant auparavant… Ou bien alors, c’est une plaisanterie, c’est une raillerie qui, tombant sur un objet fragile, qu’on ne savait pas là, le réduit en miettes.

Ainsi parlait, dans une réunion de camarades, mon ami Maubois, arrivé de Sologne depuis quelques jours.

— Raconte-nous ça, dis-je en riant.

Il parut surpris.

— Quoi donc ? Ah ! oui… vous flairez une histoire. C’en est à peine une… Vous savez que je vis à peu près toute l’année en Sologne, non loin d’un petit village de briques entouré de pins ; j’aime cette région, ses paysages grêles et la mélancolie de ses étangs.

On n’y trouvait à ce moment-là presque plus d’hommes ; c’était la troisième année de la guerre. Les femmes s’étaient mises au travail et, ma foi, les bois se coupaient et les seigles poussaient tout de même. Pourtant un homme encore jeune restait au village ; mais personne ne s’en offusquait, car c’était un gars qui « n’en avait pas son compte », selon l’expression du pays. Autrement dit, un idiot. On l’appelait La Fleur, peut-être à cause de sa manie de mâchonner une scabieuse ou une pâquerette. Sa peau pâle, tendue sur les os, bridait les yeux, aplatissait le nez et semblait tirée vers les oreilles qui s’écartaient.

Il pouvait avoir dans les vingt-cinq ans et il n’était à peu près bon à rien… sauf à déraciner quelques églantiers qu’il allait vendre dans les châteaux, ou par moments, dans ses meilleurs jours, à fagoter le sapin. Il parlait à peine ; un aboiement rauque sortait parfois de sa poitrine. Il hochait la tête en ouvrant la bouche quand on lui parlait et, uniformément, souriait. Malgré sa force physique, personne ne le craignait, car il était doux et taciturne et les filles le taquinaient et le bourradaient comme un chien débonnaire.

Or, il se produisit, vers décembre 1916, des faits singuliers. D’abord, le bûcheron Simon, un braconnier que je ne connais que trop, car il a déclaré la guerre à mon gibier, sortit de chez lui, un soir, en jurant comme un païen. Ses cartouches et son fusil avaient disparu pendant une courte absence de son logis. Il crut d’abord à une mauvaise plaisanterie, comme il s’en fait au village. Mais il eut beau chercher, il ne trouva rien. En moi-même, d’ailleurs, je me félicitais de l’aventure.

Or, voilà qu’un soir, on accourut chez moi. Vous ai-je dit que, depuis la guerre, je remplis les fonctions de maire, ce qui me vaut toutes sortes d’ennemis d’ailleurs ?

— Monsieur, monsieur, on vient de tirer sur les gendarmes.

Je sortis. Il faisait un de ces temps noirs et pluvieux d’hiver ; la nuit tombait ; je ne voyais plus l’autre rive de l’étang que nous suivions… Au bourg, des gens étaient rassemblés, autour des gendarmes et le maréchal ferrant pansait un des chevaux dont le cou avait été effleuré par une chevrotine. J’interrogeai les uns et les autres ; on chercha des traces : rien. Les braconniers suspects, interrogés, démontrèrent leur innocence.

Je vous avoue que cette histoire qui me semblait une vengeance, me laissa assez froid. Je n’y pensais plus guère quand, quatre ou cinq jours après, les gendarmes, fouillant les bois, se trouvèrent en face d’un individu petit et trapu qui, la veste retournée et masqué d’un foulard, tranquillement visait l’un d’eux à trente pas… Ils sortirent leurs revolvers et les déchargèrent sur l’inconnu qui, sans broncher, abattit le cheval du premier gendarme. Le second se précipitait vers son camarade ; il reçut un coup de fusil dans l’épaule. L’homme disparut aussitôt.

L’affaire se corsait. Les femmes étaient en révolution. Elles barricadaient leurs portes, les hommes faisaient des rondes, le garde champêtre en tête — un vieux à moitié branlant — poussé par les autres et maudissant sa fonction. Il ne voulut jamais d’ailleurs dépasser le bout du pays.

— Les bois, c’est pas mon affaire. J’suis pas chargé des braconniers !

Mais cependant une petite armée était mobilisée : gardes-chasses, gendarmes et soldats se mirent en campagne, fouillant le pays sous le commandement d’un lieutenant de gendarmerie. Mais allez donc découvrir quelqu’un dans ces immenses genétières, plus hautes qu’un homme et touffues comme des balais, dans ces buissons d’ajoncs, ces pineraies où on ne voit pas un chien à quatre pas… Mon Dieu, j’en étais, sans enthousiasme ; mais enfin, comme maire, il me fallait les suivre. Un soir, la petite troupe revenait bredouille, quand, en arrivant sur la chaussée de mon étang, d’un arbre jaillit une espèce de singe court en pattes, un sac jeté sur les épaules, la figure dissimulée sous un foulard.

— Le v’là !

Une volée de coups de fusil partit dans sa direction, mais l’homme avait disparu, courant et se dissimulant de tronc d’arbre en tronc d’arbre : on apercevait une seconde un pan de son vêtement, puis plus rien… Du plomb siffla autour de nous, une fumée s’étala sur les joncs. Au hasard, on tira de ce côté, mais le gibier n’y était déjà plus…

— Ça ne peut pas durer, dit le lieutenant.

Quelques gendarmes passèrent de l’autre côté de l’étang et l’homme cerné ne pouvait manquer d’être pris. D’ailleurs, soudain, il se montra… Des coups de feu partirent dans sa direction. Il parut n’y point faire attention ; mais, sans doute, il avait épuisé ses munitions, car on le prit sans résistance. Un gendarme arracha son masque et un cri jaillit :

— La Fleur !

Ce fut une stupéfaction. Comment cet idiot, si paisible, si inoffensif, ce jouet des enfants et des filles avait-il pu agir ainsi ? Je n’y comprenais rien.

Déchiré de ronces, saignant, il restait stupide. On allait lui passer les menottes quand on s’aperçut qu’il avait une chevrotine dans le bras.

— Comment que t’as fait des coups pareils ! Alors, tu voulais nous tuer tous ? interrogea le garde champêtre qui avait retrouvé son aplomb.

Avec un raclement violent, une sorte de beuglement bref sortit de la poitrine de l’idiot :

— Hon ! hon !

— Il dit que non, reprit une femme… C’est son langage.

— Alors ?

Il ne répondit pas… les yeux à terre. Tout à coup, un son de voix lui fit redresser la tête ; quelque chose s’éveilla dans son regard : c’était la fille de Tiennette, une Solognote assez gentille fine et brune comme il y en a pas mal, qui venait de parler… Il fit un pas, la regarda et, rauque, sa voix jeta ces mots, comme une poignée de cailloux :

— Suis-t’y embusqué ? dis, suis-t’y ?

La drôline, vous pensez bien, se cacha aussitôt, toute rouge, mais on l’interrogea. Tout le monde voulait savoir ce que signifiaient ces paroles étranges, cette histoire d’embusqué.

— Je sais-t-y, moi ? Si vous faites attention à ce que dit un simple !

Tout émue et tremblante d’avoir été interpellée par un assassin, elle s’enfuit au plus vite. Je conseillai d’ailleurs aux gendarmes de ne pas l’interroger en public, d’attendre, et je leur proposai de questionner moi-même la fillette.

Pendant qu’on emmenait La Fleur, je me rendis chez la Tiennette… La petite pleurait, effarée d’être mêlée à ce drame… J’eus toutes les peines du monde à en tirer quelque chose.

— Pour sûr qu’a ne dira rien, dit la mère. On n’a pas envie d’aller devant la justice. Jamais on n’a été devant la justice, chez nous !

Je tâchai de lui faire entendre qu’elle n’était pas en cause, pas plus que sa fille. Et d’ailleurs l’enfant ne comprenait qu’à demi l’interpellation de La Fleur. Pourtant, à la fin, elle me dit que La Fleur venait mendier à la maison, et puis qu’il la regardait, qu’elle le plaisantait parfois comme les autres filles…

La mère l’interrompit :

— J’y avais même dit de ne pas trop y causer, sait-on jamais ?… Sûr que la petite, il la regardait d’un air pas comme les autres…

— Penses-tu ! Je l’ai appelé embusqué une fois ou deux. Un jour qu’il me dit : « Je t’embrasserai-t-y au jour de l’an ? » j’y ai répondu : « J’embrasse pas les embusqués… » C’est-y ça qui y est revenu ? Je ne sais pas autre chose. C’était pour le faire enrager.

Visiblement, elle disait vrai.

Je revins à la mairie. On emmenait l’homme : il passa dans la rue du village, tout droit, regardant autour de lui. Positivement, il avait l’air fier !

Alors, alors, vous ne comprenez pas ? Moi non plus, sur le moment. J’y ai mis du temps. Je ne sais pourquoi, mais ce qui s’était passé dans cette misérable cervelle, le tripatouillage d’images et de mots qui avait déterminé son acte, m’attirait invinciblement. J’allai voir son avocat, j’obtins d’interroger l’homme avec lui. Et voici ce que je sus, ce que nous devinâmes, d’après les aboiements de La Fleur. Comme je revenais sur son apostrophe à la petite Tiennette — je sentais que le nœud de l’affaire était là — je lui dis :

— Tiennette, tu te serais bien marié avec elle ?

Il hocha la tête avec précipitation, affirmatif.

— Oui, mais si elle t’appelle encore « embusqué » ?

Il fit un signe négatif.

— Hon ! hon ! Pas embusqué… moi, pas embusqué.

Il tapa sur son bras bandé qu’une chevrotine avait atteint…

Un éclair me traversa l’esprit.

— Alors, c’est pour ça que tu as fait la guerre aux gendarmes ?

Sans mot dire, comme un enfant, il fit oui de la tête. Il fut impossible d’en rien tirer de plus.

— Vous avez compris ? dis-je à l’avocat.

— Pas très bien, mais…

— À mon sens, voilà : cet idiot est amoureux d’une fillette. Elle se moque de lui, elle l’appelle embusqué. C’est une grosse injure, il ne l’ignore pas… Et puis, il a sans doute entendu crier après les gendarmes : les poilus ne sont pas toujours tendres pour eux. La petite n’embrassera jamais un embusqué… un embusqué, celui qui a peur, un lâche qui ne sait pas tenir un fusil… Alors, lui, il prend un fusil et il fait la guerre, la guerre dans son coin, la guerre aux gendarmes… Et quand il revoit la petite, aussitôt après le crime, son premier mot est pour répondre à cette injure…

Naturellement, il y eut non-lieu. Le fou est dans un asile d’aliénés. Seulement, quand je disais qu’on ne sait jamais jusqu’où va un mot… le plus inoffensif, le plus simple, avais-je raison ? En y réfléchissant bien, c’est à vous dégoûter de parler.

Gabriel MAURIÈRE.
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Gillais et Son notaire

NOUVELLE INÉDITE, par Gabriel MAURIÈRE


— C’est pourtant là… Quand il y a un trou, il y a un trou. Et il y a plus de trou… Hé ! toi, mon pote, viens voir.

Le soldat interpellé feignait de ne pas entendre, mais l’ivrogne insista, s’accrocha à lui comme à une bouée.

— Mon pote, tu pourrais pas me dire pourquoi y a plus de trou ?

Et il montrait à son camarade le cône blanc d’une tente dont il cherchait vainement l’ouverture.

— Tu es du mauvais côté. Fais le tour.

Il l’emmena par le bras, entr’ouvrit la toile. Une bouffée d’odeurs chaudes et fortes lui souffla à la figure ; on ronflait à l’intérieur.

— Voilà, va te coucher.

— Ben, mon vieux, t’y vois clair, toi. Ah ! c’est toi, le notaire ? Les notaires, tu sais, c’est des vaches. Y en a un que sans lui j’en aurais des ronds ! Ah ! le voleux ! C’est des vaches, que je te dis…

Et il fit le geste de tordre le cou, puis il se ressaisit un instant :

— Je te dis ça, tu comprends, parce que toi, t’es un notaire, mais t’es un frère. Toi, t’es un pote. Tiens, c’est pas core fermé chez la Maltournée. Je paie un litre. Toi, t’es notaire, mais t’es pas vache… Alors, tu sais, moi, les types qui sont pas vaches…

Mais l’autre se dégagea.

— Demain, c’est entendu. Ce soir, couche-toi, bonsoir !

Et le notaire poussa Gillais dans la tente et s’éloigna tandis que l’ivrogne piétinait les tibias des copains.

Ce service rendu colla à jamais Gillais à son bienfaiteur. Ah ! celui-ci n’avait pas affaire à un ingrat. Gillais, sale, avec une peau olivâtre et des poils noirs en épis, approchait de la quarantaine. Il était, dans le civil, « gars de batterie », c’est-à-dire qu’il travaillait dans les fermes, au hasard de ses périodes d’activité, coupées de rémissions bachiques.

Ici, dans le dépôt cantonné aux Aydes, au début de la mobilisation, il traînait comme un chien galeux, oublié aux appels, lent, ahuri, objet des haussements d’épaule du sergent qui le rencontrait, débraillé, loqueteux, traînant ses espadrilles avec indolence.

Mais, chaque fois qu’il apercevait le notaire propre et net, fumant sa cigarette ou lisant le journal, il ne manquait pas d’aller s’asseoir auprès de lui, de lui conter des histoires, les souvenirs embroussaillés de son séjour à la Légion et des bêtises qu’il avait faites. Puis il laissait errer ses yeux gris, quasi sans regard, sur le passé. On riait, on s’amusait de lui. Bonnasse et paisible comme une bête docile, il faisait des commissions pour l’adjudant, pour les camarades bourgeois, qui l’appelaient en sifflant, et lui donnaient comme récompense un bout de sucre, sous forme de tabac.

Cette amitié encombrante poursuivait le notaire partout où il se trouvait. Gillais montrait son pote aux copains.

— C’est un notaire, mais c’est pas une vache !

Et bon gré, mal gré, il emmenait son ami boire chez la Maltournée. Le notaire, de caractère faible et un peu timide, n’osait guère refuser, mais il s’enfuyait le plus vite possible, honteux de s’être assis à côté de cet ivrogne poisseux.

Gillais avait la reconnaissance expansive et, un jour que la femme du notaire était venue voir son mari, on vit le trimardeur s’approcher du couple qui passait. Il portait à la main un bouquet de fleurs un peu avachies qu’il avait chipées dans le voisinage et nouées avec un cordon de soulier. Tout souriant de sa bouche ébréchée et noire comme un vieux pot, il offrit le bouquet à la dame en disant :

— Parce que votre patron, c’est un pote, comprenez !…

La femme du notaire était une bourgeoise un peu pincée ; elle accepta, mais elle se hâta d’entraîner son mari, qui, pour se débarrasser de Gillais, lui abandonnait le reste d’un paquet de cigarettes.

— Tu pourrais mieux choisir tes camarades. Dieu, qu’il sent mauvais !

— Mais, ma chérie…

Et le notaire s’enfuyait, cependant que, sur le trottoir, une table de sous-officiers riait.

Depuis ce jour-là, le notaire s’efforça d’échapper à Gillais. Mais il se laissait parfois surprendre ; comme une mouche qui vous poursuit, Gillais le rattrapait toujours.

— Mon pote, on en boit une… mon pote par-ci, mon pote par-là.

Et, chose curieuse, il se trouvait toujours un officier ou un adjudant pour être témoins des effusions de l’ancien légionnaire.

— Tu sais, ma bourgeoise, elle vient aussi, dit un jour Gillais en clignant de l’œil.

Elle vint, en effet. C’était un infâme souillon, vêtue d’une jupe effilochée qui traînait sur des talons tournés ; un œil noir encore vif et canaille, une bouche vidée et des chairs flasques.

On les enferma par plaisanterie dans une remise : Gillais, d’ailleurs, goûta fort la farce et barricada la porte. Cependant, le sergent Thévenin, étant allé regarder par les fentes des planches, revint tout rouge et l’œil allumé. Ce fut un jeu d’aller voir Gillais vautré sur la paille avec sa femme.

— J’en fremissais, disait Thévenin en racontant la chose. Et ce fremissais, sans accent aigu, faisait passer un frisson dans son échine.

Mais ne voilà-t-il pas qu’on se mit à monter une scie au pauvre notaire à ce sujet ?

— La femme de votre ami Gillais est-elle encore là ? laissait tomber de haut le sergent-major.

— La corvée de pommes ? Eh bien, envoyez le notaire avec son copain… Et la femme !…

— Ça ne fait rien, tes clients, s’ils sont tous de cet acabit-là, gouaillaient les camarades.

Le notaire rougissait, impatienté. Il n’était pas accoutumé à ces plaisanteries lourdes et sans gêne. Mais ce qui fut le pire, c’est qu’un soir, sous la baraque de la gare des Aubrais, une voix aigrelette l’accueillit par ces mots, comme il relevait de garde et qu’il préparait sa place dans la paille :

— Eh bien ! le notaire, c’était-il réussi c’te partie carrée avec Gillais, l’autre fois ? Avez-vous changé de femme ?

D’un bond, il se redressa :

— Quel est l’insolent ?…

Mais la petite voix se tut. Des rires soufflèrent, puis un éclat de gaieté formidable retentit.

— Idiots ! glapit le notaire, furieux.

— Assez ! cria le sergent, en se roulant dans sa couverture. Le notaire, ferme ça ; on est ici pour dormir. Et puis, vous autres, ça ne me regarde pas ce qu’il fait. Chacun s’arrange comme il l’entend !

Furieux, il allait répliquer quand des cris divers, des plaisanteries énormes, grasses, pesantes, jaillirent de tous les coins.

Alors il comprit qu’il valait mieux se taire, et il s’en alla dehors, sous la lune. Il ne rentra qu’une heure après, alors que tout le monde dormait.

Le lendemain, il lui sembla que des rires ironiques le poursuivaient ; il trouvait, dans les moindres paroles, des allusions blessantes auxquelles personne ne songeait.

Mais ce fut Gillais qui fut mal reçu ! Comme il s’était approché du notaire, sans être vu, celui-ci se leva.

— Mon pote…

— Ah ! non, assez. Fiche-moi la paix, hein ! Je t’ai assez vu. Va te laver ; tu fouettes…

Ayant fait cette concession à l’argot, le notaire tourna le dos à Gillais et s’enfuit.

Il en fut ainsi désormais, malgré les travaux d’approche du « gars de batterie » qui voulait à toute force suivre son pote.

Gillais qui se soignait un peu plus depuis quelque temps — on l’avait vu rasé de frais, la capote boutonnée et les mains propres (Dame ! quand on a un notaire dans ses amis !) — retomba dans la plus profonde abjection. Et pourtant, de temps en temps, il venait, humblement, vers son pote, déçu comme un bon chien quand l’autre lui tournait le dos.

— Mon pote ! eh bien ! je paye, aujourn’hui.

Hélas ! le notaire n’entendait plus. Il pressait le pas, serrait les fesses en regardant autour de lui, furtif, craignant d’être vu.

Mais, comme il fut bientôt promu à la dignité de scribe, il profita de sa situation pour faire inscrire Gillais sur la prochaine liste de départ au front (en ce temps-là, les « tours » n’étaient pas réglés). Et, au moment de quitter le dépôt, Gillais, écrasé sous le harnais, le fusil entre les jambes, faisait encore de petits signes d’amitié au notaire :

— Au revoir, mon pote… Toi, t’es un vrai pote !


Gabriel MAURIÈRE.
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Version audio



Le Petiot

NOUVELLE INÉDITE de Gabriel MAURIÈRE


C’était avant la guerre.

Avant la guerre — après la guerre : ces mots, comme un mur divisent le temps, partagent le monde, les souvenirs, les vies. Avant, Mathieu avait cinquante ans ; maintenant, il en tient soixante-dix et plus ! Assis contre la jambette de la cheminée, les coudes sur les genoux qui se touchent, les poings dans ses joues enfoncées, il semble soutenir, sur ses épaules maigres tout le poids de la lourde maison. Les objets de ménage traînent dans les coins et sur les meubles ; la poussière couvre les faïences peintes de l’étagère.

— Dans le temps, tout ça reluisait, ma bonne ! dit-il à sa vieille.

Dans le temps ! Un grand vide les sépare de ce passé : quand ils s’y aventurent, et c’est souvent, ils perdent toute envie d’agir. Si l’un ou l’autre tente de saisir un objet ou une idée, le bras retombe comme si le nerf était coupé, et la pensée s’enfuit, pareille à l’eau d’un seau percé…

… Il y avait là deux grands fils, blonds, rouges, musclés. Il y avait sous ces vastes charpentes de la ferme, deux larges garçons dont la force bruyante et brutale gouvernait les gens, faisait marcher les bœufs et obéir le taureau. Ils maîtrisaient la terre, buvaient ferme, mangeaient fort et dans la maison tout chantait la belle chanson de la vie. Eux, les vieux, qui s’en retournaient doucement vers la faiblesse puérile souriaient devant ces vigoureux rejets de leur vieille souche.

Ils sont morts là-haut, vers Suippes, l’un près de l’autre. La nouvelle en est tombée sur les parents comme un mur qui s’écroule. Et de fait, tout ce qui soutenait leur existence s’est écroulé aussi… L’un avait vingt-sept ans, l’autre vingt-cinq.

Quand il va au puits, dangereux à cause de sa margelle branlante, la même idée passe toujours dans la cervelle du père Mathieu : il faudra arranger cette pierre, car ça serait dangereux pour les petits… Hélas ! des petits, il n’y en aura jamais dans la maison ! Ce n’est pas la peine, non, ce n’est pas la peine d’arranger rien ! Ah ! que la terre est mélancolique au couchant, et qu’elles sont funèbres, ces soirées sans lumière où l’on se noie dans l’obscurité et le désespoir, où l’on n’est plus, au fond de la cuisine sombre, qu’une insaisissable palpitation de l’ombre… On s’en irait bien tout à fait vers l’ombre éternelle… Il vaudrait même mieux s’en aller ; le voyage n’est pas grand jusqu’au cimetière…

Parfois, un sursaut de colère fait tressaillir l’homme, comme un coup de fouet sur une bête épuisée, qui se redresse un moment. C’est lorsque vient à passer la Fleuriote.

— C’est c’te traînée. C’est sa faute, à c’te rien du tout !

Les mâchoires de Mathieu se mettent à trembler, et sous ses joues creuses, des os s’agitent, roulent, tandis que ses doigts se crispent, comme pour saisir quelqu’un à la gorge. Puis il retombe sur son fauteuil de bois, épuisé… Les terres s’encrassent de chiendent, la prairie est ulcérée de cuscute ; voici que le toit s’affaisse par endroit et laisse voir ses côtes, comme une bête décharnée… À quoi bon s’encolérer !

— Ça durera bien autant que nous… Ce qui est fait est fait.

Et il radote déjà, à cinquante-sept ans. Il y a des moments où il ne sait plus où il en est, où sa vision du passé est si forte qu’il parle tout seul, d’une voix bredouillante et basse, comme s’il s’adressait à ses fils, comme si ses deux gars s’asseyaient à ses côtés, devant la potée aux choux…

Un instant après, il passe sa main sur ses yeux, et il se réveille avec un : Ahan ! rauque, comme un cri de bête blessée, puis, s’en va, pour faire fuir la vision, le long du chemin de plaine…

Dès qu’il est parti, la mère Mathieu enfile la venelle, les fuseaux de ses jambes emmanchés dans de grands sabots tricotent le long des haies ; elle arrive au bout du verger et regarde, le menton sur la claie. Si elle ne voit personne, elle appelle, à voix étouffée :

— Georges ! Georges !

Un gamin de cinq ans, barbouillé, jambes nues, bronzé et solide, apparaît, le nez entre deux lames de palissade.

— Ta mère n’est pas là ? interroge la vieille.

L’enfant secoue la tête.

— Alors, viens un peu !

La vieille entr’ouvre la barrière. Du coin de son mouchoir, elle débarbouille le petit qui grimace et qui souffle ; elle rattache une bretelle, arrange les cheveux. Ensuite, elle tire de sa poche quelques noix, un morceau de sucre enroulé dans un bout de journal. Georges tend la main : mais il lui faut payer d’avance : la vieille présente sa joue qu’il embrasse sans entrain, car elle le serre, elle le serre, à tel point qu’il en est un peu étouffé.

Le père Mathieu est rentré ce soir plus affaissé et plus geignant que d’habitude ; il couve la cendre. Les pieds sur les chenêts, il regarde la neige qui tombe et parsème de fleurs la terre morte : on est en janvier.

La porte s’ouvre. Il n’est pas poli de frapper à la campagne : la cuisine, hospitalière, doit s’ouvrir sans qu’on ait à le permettre, et l’on n’a rien à cacher.

— Tiens, c’est toi ! Comme te voilà moult beau !

— C’est le petit à la Fleuriote, dit la mère. Il vient chercher ses étrennes.

L’enfant, intimidé par ce vieux osseux qui le regarde, fait oui de la tête, saisit les deux œufs que lui donne la vieille, et tourne le dos pour sortir.

— C’est le petit à la Fleuriote, répète la femme.

— Je vois, je vois. Comment qu’on t’appelle ?

— Georges…

C’était le nom du fils aîné… Le vieux paysan resta immobile un moment, puis il tira sa jambe, saisit son portemonnaie, chercha et tendit une pièce d’argent à l’enfant :

— Tiens, c’est pour toi… Pas pour ta mère, surtout… T’entends ?

Le gosse affirma de la tête, vigoureusement, puis il s’enfuit.

— Il est fort pour son âge, dit la mère. C’est un beau petiot.

Le vieux soupira, et son grondement rauque,

— Ahan !


sortit de la poitrine, comme un râle. Enhardie par la générosité sans exemple de son homme, la mère Mathieu se mit à parler, étonnée de s’entendre.

— Si on le prenait avec nous ! C’est tout le portrait de notre pauvre garçon !

Mais le vieux s’était levé.

C’te traînée ! C’te saleté qui a empêché mon garçon de se marier ! Il serait peut-être mort tout de même — et encore on ne sait pas si ça n’aurait pas changé quelque chose !… Mais, au moins, j’aurais des petits-enfants pour le remplacer…

— Il ne s’agit pas de la mère. La Fleuriote, elle, peut rester où elle est ! Rien que le petit… La mère, qu’elle aille se faire pendre ailleurs, si elle veut.

Elle riait d’un gros rire, excessif, affectant, pour complaire à son homme, un mépris plus grand que de raison pour la fille-mère.

Il ne répondit pas, et sortit, la tête congestionnée, pour se rafraîchir à l’air du dehors.

Mais la vieille revint chaque jour à cette idée, avec l’obstination des femmes qui finissent par imposer leurs idées à force d’y revenir sans en avoir l’air. La Fleuriote pourrait quitter le pays ; le petit resterait avec eux… Ça ne serait pas mal vu dans le village… C’est tout de même l’enfant de notre gars ; on ne peut pas le renier, et patati, et patata !

Un jour, ce fut chose admise — car le vieux la laissa dire sans protester.

Mais ce n’était que demi-besogne. Il fallait décider la Fleuriote, qui faisait un tas d’histoires, comme si c’était une rente pour elle que ce mioche à nourrir. La mère Mathieu cependant, sut la convaincre par des mots qu’elle ne répéta sûrement pas à son homme, car elle amena le petit Georges un dimanche de relevée. La mère suivait à dix pas.

Mathieu aperçut celle-ci, et tout de suite s’emporta :

— Qui que je revois ici ? Veux-tu démarrer de là, toi !

Le vieux, les yeux exorbités, la taille redressée, marchait sur la Fleuriote.

— Tais-toi voyons, Mathieu, tais-toi, lui disait la vieille.

Et elle faisait des signes désespérés à la mère, en haussant les épaules comme si son homme étant fou, elle eût pitié de lui.

— C’est moi le maître ici. Et on n’y entre que si je veux ! C’est-y à moi tout ça ? C’est-y moi qui commande ?

Et il montrait les vastes bâtiments qui enserraient sa vie chétive et rabougrie.

— Mais, puisqu’elle s’en va, qu’on te dit, cria la mère Mathieu, plus fort que lui.

La langue du vieux s’arrêta dans sa bouche ouverte. Il poussa un grognement, puis d’un seul coup, tourna le dos, et comme à son habitude, pour finir la discussion, il s’en alla vers les champs.

La Fleuriote se précipita sur l’enfant en l’embrassant.

— C’est pour toi, mon petit ! C’est pour toi, ne pleure pas !

Et elle le jeta dans les bras de la mère Mathieu. Quoi dire ? Elle sait bien qu’elle n’est rien, qu’elle ne peut pas répondre à cet homme riche et puissant. Et elle sait aussi qu’il n’en a pas pour longtemps, et que tout cela, ces bâtiments, cette terre, ça sera au petit Georges… À cette pensée, elle s’attendrit et l’embrasse plus fort ; il lui en devient plus cher.

Cependant, il faut partir. La Fleuriote fait quatre pas ; l’enfant tire sur le bras de sa grand’mère comme un chien sur sa corde :

— Maman ! maman !

Elle revient l’embrasser.

— Vaudrait mieux partir tout de suite. Il ne vous verrait plus, il n’y penserait plus. C’est comme quand on sèvre un agnelet.

Alors, les yeux et le nez gonflés sous sa capeline bleue, la Fleuriote regarde le petit qui se débat dans les bras de la mère Mathieu, puis elle se raidit et s’enfuit par la venelle, tandis que l’enfant qui s’entraînait à crier, hurle et trépigne.

La mère Mathieu le ramena à la maison, où elle l’amignota, le berça dans ses bras, si bien que le petit s’endormit bientôt.

Quand le vieux rentra, l’enfant reposait sur le lit ; sa femme le lui montra.

— C’est notre gars, dit-elle.

Alors, il hocha la tête, regarda un instant cette petite chose vivante, anéantie par le sommeil, mais où revivait son fils, sa race… Il tâta doucement la chair ronde et ferme des bras. Puis il s’en alla vers la margelle du puits, qu’il se mit à consolider et, regardant le toit qui s’affaissait, il dit à sa femme :

— Je vas voir le couvreux. Faut pas laisser tomber les bâtiments.

Gabriel MAURIÈRE.
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Version audio
Les Nouvelles de Floréal
Floréaln°3 du 21 janvier (p. 57).

Elle a dit : Non !


Elle a dit : Non ! ce soir-là, dans un parc où la brume argentait les masses étagées des verdures, pareilles à de beaux décors tendus pour une solennité d’amour. Le silence reposait sur les eaux calmes. La barque s’en allait doucement sur la pente insensible du fleuve comme vers une mystérieuse destinée… Une attente immense régnait : l’âme de Jacques lui semblait s’élargir, se diluer dans le crépuscule, emplir la vallée… La jeune fille était brune et pâle comme dans un poème romantique. Un oui, un non, flottaient dans l’air. C’est le non qui s’est posé. Pourquoi ? Parce que son regard a suivi un éphémère sur les herbes ? parce que le remous de la barque l’a distraite ? pour rien, peut-être parce qu’elle pensait : oui ?

Elle a dit : Non ! et ce n’est pas même à une demande d’aveu qu’elle répondait. C’était à une de ces questions banales auxquelles celui qui interroge attache parfois un sens beaucoup plus grand que les mots. Il disait simplement :

— Viendrez-vous demain, comme ce soir ?

Elle laissa tomber un non, négligemment, en caressant du doigt l’eau fuyante.

Il soupira, assez fort pour que sa désillusion fut manifeste. Déjà, tout à l’heure, elle avait répondu avec la même indifférence à une question où il avait mis tant de volonté, tant de désir, ramassé tant de lui-même qu’elle aurait dû comprendre… C’était une étape sur la pente de l’aveu : il attendait un encouragement, un sourire, une inflexion tendre de la voix. Elle ne s’apercevait de rien ; elle jouissait nonchalamment de la paix du soir. L’instant d’après, elle eût été surprise sans doute, s’il lui eût rappelé sa réponse… Mais voilà ! il ne le savait pas ! Tout ce qu’il pouvait faire, c’était construire autour d’elle un merveilleux décor de bonheur où elle passait, parée des fraîches couleurs des amours de vingt ans.

Il poussa nerveusement son aviron : elle le regarda. Il répéta ses paroles avec un accent de dépit dont elle s’aperçut :

— Alors, vous ne viendrez pas ?

Elle hocha la tête et ce fut tout. Il ramena la barque. La nuit tombait comme une loque sombre devant les beaux feux du soir…

Il y avait trente ans de cela. Depuis lors, il s’était, par dépit, jeté dans les bras d’une femme qui le guettait, qu’il n’aimait pas et qu’il perdit tôt. Sa jeunesse chavira dans la vie médiocre et difficile.

Maintenant, pour lui, chaque jour entassait ses heures comme un vieux buveur abruti ses soucoupes dans le fond d’un estaminet. Ce n’est pas que son amour passé fut tel qu’un chagrin sans trêve rongeât sa vie. Mais il était sans racines et à la merci des courants. Son existence devint veule et poisseuse, comme une épave gluante qui glisse le long des estacades, avec des hauts et des bas, coulant dans les bas-fonds, revenant à la lumière au gré des lames. À cinquante ans, il est là, sur une banquette de café borgne, le poil piquant et raide, des pellicules sur son veston, un nez qui s’allonge en grosse goutte de chair vineuse, la paupière sanglante et une larme qui renaît sans cesse au coin de l’œil.

Cependant, dans ses yeux qui s’ouvrent au niveau de son verre, un lumineux spectacle revient chaque soir, quand l’alcool excite les dernières cellules vivantes de son cerveau… Une barque glisse sur les eaux ; le soir de province est vaporeux et bleu : la ceinture des vieux remparts enserre les vieilles maisons comme une gerbe paisible… La jeune fille est brune et pâle… comme dans les poèmes romantiques. Elle a dit oui, et ils passent tous deux dans la vie comme passeraient des anges sur des nuées. Tout ce qu’il a recueilli de visions heureuses s’agrège à ce tableau. Voici la villa des rêves, où les fleurs sont amoureuses du jour, le jardin pareil à une brassée de joies, la vie unie et régulière où les heures défilent comme dans un jeu où à tout coup l’on gagne…

Ce soir-là, soir de mai, il est entré dans ce petit café du quartier de Javel, étroit et sombre. Comme il est là depuis un moment et qu’il n’a rien commandé, une voix de femme l’interpelle :

— Qu’est-ce qu’il faut vous servir, monsieur ?

Il a levé la tête lentement — ne sachant si c’est son rêve qui se poursuit et s’il a bien entendu. Cette voix ne retentissait-elle pas tout à l’heure sur le chemin de ses souvenirs ?… Il se lève à demi, se trouble et ne répond rien. Aussi, tout en lui tournant le dos, la femme répète la question, puis elle le regarde…

Étonné, il balbutie :

— Un amer-citron.

Il fixe les yeux sur elle, la bouche entr’ouverte, la main tremblante sur le pied de son verre… Serait-ce elle ? Peu à peu, il retrouve les traits connus, qui apparaissent tour à tour comme les choses familières qu’on découvre dans une demi-obscurité… Non ! ce serait elle, cette femme épaisse et lourde, aux cheveux grisonnants et rares ?

Elle l’a servi… Il ne doute plus maintenant : au coin de la lèvre, ce grain touffu, ce fut autrefois la mouche friponne qu’il adora ; ces yeux fatigués, cette misère, cette déchéance pareille à la sienne, c’est tout ce qui reste de ce qu’il chérit. Allons, buvons ! Et il jette dans son gosier… Machinalement, pourtant, il met la main à son col où s’affaisse un nœud de cravate qu’il tente de rajeunir, à ses cheveux rares qu’il ramène de ses tempes vers son front. Mais elle ne l’a pas reconnu — et c’est tant mieux. Laissant son argent sur le marbre, sans la rappeler, il s’en va, il s’enfuit, rasant les murs, comme s’il craignait d’être vu ; puis, il tombe sur un banc, ses derniers ressorts brisés. Marmonnant tout bas, il tente de reconstruire son rêve, d’évoquer devant sa route grise et boueuse, les belles scènes colorées et vivantes d’autrefois, la villa heureuse, les allées rectilignes de la vie paisible et honorée… Mais, hélas ! rien, rien ne revient plus : et, dans la dernière étape de sa déchéance, le pauvre homme a perdu le talisman qui lui ouvrait de loin, en un éblouissement d’un instant, les portes de l’Éden.


Gabriel Maurière.
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Version audio
Les Nouvelles de Floréal
Floréal1er mars (p. 97-98).

LE TRÉSOR


C’était le dur soir des étés secs où, dans le ciel uniformément rouge et poudreux, règne un soleil qui semble à jamais immobile. Toute l’équipe fatiguée attendait qu’il disparût derrière les frênes de la vallée. De la carrière, une colonne de poussière montait ; le cheval morne dormait debout, jusqu’au coup de fouet du réveil. Maître Tavernier, le propriétaire, remplaçait un ouvrier absent, et, de la manche, s’essuyait le front, tout trempé d’une sueur abondante de gros homme et de buveur :

Tout à coup, sa pioche rendit un son métallique. Une sorte de coffre rouillé apparut ; le couvercle disjoint laissa voir, dans un bâillement, un nid de monnaies verdâtres, où Tavernier crut distinguer un reflet jaune.

— Un trésor, pensa-t-il.

Le rêve des carriers se réalisait là, à ses pieds, à portée de sa main, qui en tremblait. Justement, il se trouvait embarrassé, la main-d’œuvre était chère ; la maison Tavernier ne paraissait pas des plus solides, et comme le client, de plus en plus, aime à s’adresser aux gros établissements, les affaires devenaient rares et difficiles.

Le premier geste de Tavernier fut de jeter un coup d’œil oblique autour de lui… Rien heureusement ne montrait que sa trouvaille eût été remarquée ; les pics retentissaient sur la pierre sonore comme une cloche, la poussière desséchante régnait et, sur la paroi éblouissante, des insectes humains s’accrochaient… Cependant Gravot, le contremaître, roulait vers lui sa brouette ; Tavernier l’aperçut de l’autre côté d’un buisson d’églantiers. À la hâte, il recouvrit la précieuse couvée, puis se dirigea vers son employé qui s’était arrêté, et pesamment jetait des pierres dans sa brouette. Il lui sembla que l’homme le regardait d’un air singulier…

Mais Tavernier avait les décisions promptes et bruyantes des manieurs d’hommes :

— Allons ! ce n’est pas tenable. Il fait trop chaud. On quitte le travail. Je ne veux pas qu’il arrive des accidents. Je paye une tournée.

Gravot toisa de nouveau le patron, puis, sans répondre, il siffla la cessation du travail. Surpris, les hommes levèrent les yeux vers la lèvre de la plaie que faisait la carrière au flanc du coteau. Tavernier répéta le signal.

— On quitte. Tout de suite. Rendez-vous chez la mère Magne.

Bien que l’ordre fut insolite, surtout de la part de Tavernier, les carriers rangèrent leurs outils, remirent leur gilet, et, traînant les pieds dans la poussière blanche, ils sortirent du chantier.

— Allons, Gravot, tu viens, dit le maître.

— Je finis ma brouettée… Je vous retrouverai.

— Bon sang de bon sang ! pensa Tavernier. Est-ce qu’il m’aurait vu ?

— Non, tout de suite, reprit le patron. Tu te ferais mal voir des autres. Quand je dis une chose, c’est une chose.

L’homme ne répondit pas, et quitta les lieux. Quand il fut parti, Tavernier s’assura que rien n’apparaissait de son trésor, puis il fit, des yeux, le tour de la carrière d’où montait une chaude haleine de four.

Les six hommes l’attendaient en bas. Il expliqua :

— J’ai fait une pas mauvaise affaire, ce midi, avec un entrepreneur de Troyes. Alors, faut que tous ils en profitent.

Et il frappa du poing pour appeler la mère Magne :

— On n’est-il pas des camarades ? reprit-il.

Il se sentait prêt aux fraternelles effusions. Au fond c’étaient de bons gars ces carriers ! La cordialité régnait. On entendait le petit bruit de cailloux roulés que fait le vin blanc quand il descend dans des gosiers desséchés. Sans doute, il fallait que l’affaire fût bonne : On n’avait jamais vu Tavernier aussi généreux. Mais le vin blanc chasse toute envie de réfléchir, le moment présent est bon, il faut jouir de l’aubaine. C’est la vie : une roche vous blesse un doigt, un copain paye un verre : tout s’arrange.

Quand il fut bien certain que ses hommes allaient raconter des histoires ou faire une manille jusqu’à la raide nuit, Tavernier paya la consommation et les laissa attablés.

La nuit descendait sur le hameau. Le long des haies, par les derrières des maisons, maître Tavernier s’en alla, en hâtant le pas. Comme il arrivait au coteau, il entendit gratter. Haletant, il écouta… Pas de doute : quelqu’un travaillait là-haut. Il se précipita.

Sur le trou, un homme à genoux, arrachait du sol le coffre précieux.

— Qu’est-ce que vous faites-là ? cria Tavernier, la voix étranglée.

L’homme surpris, s’était redressé, plaçant le trésor derrière lui.

— Gravot ! C’est toi ? Veux-tu me f… le camp d’ici !

— Quoi ? Ce qui est dans la terre, c’est à celui qui le trouve, je croirais. C’est-y moi qui ai déterré ça, oui ou non ? Fallait être le premier, ricana-t-il.

Tavernier ne répondit pas : gonflé de ses bonnes raisons, de son droit de propriétaire, outré de colère, il n’aurait pu parler, la fureur le faisait trembler.

— Ôte-toi de là ! ôte-toi de là, dit-il, ou je fais un malheur !

Gravot le repoussa brusquement.

Alors, comme un sanglier, le gros homme se jeta sur son contremaître qui ne put résister au choc et bascula. Mais Tavernier, emporté par son élan, tomba sur lui. Les deux hommes s’étreignirent en roulant sur le sol. Des pierrailles se détachèrent de la pente, sautèrent par saccades jusqu’au fond de la carrière, où « floc », elles firent, dans le fond, un sourd écho.

Enlacés, dans un monstrueux accouplement, avec des ahanements et des souffles rauques, ils se sentirent tout à coup dévaler la pente.

Au-dessous d’eux c’était l’abîme. Trente pieds, la roche nue…

— Si j’y vas, t’y vas, dit Gravot… Le magot ça sera pour les autres ! Tavernier raidit ses muscles dans un effort suprême, pour se dégager : c’était impossible. Leur sort était lié ; la lutte, fatalement, les entraînait à la mort… Tout mouvement les en rapprochait.

La tête écrasée sur le sol, crachant des gravats, le carrier râla ces mots :

— Partageons… Ça se fait toujours chez les carriers, maître Tavernier, vous avez fauté là. Fallait pas détourner les hommes. C’est-y dit ? on partage et on se lâche. Chacun moitié…

Gravot s’arrêta, essoufflé, écrasé par le poids de Tavernier… Sous eux, des pierres glissaient ; ils se sentaient au bord du précipice, n’osant plus se battre, ne voulant pas se lâcher, rivés à la terre, ils restaient immobiles ; seul leur souffle, dans la nuit, faisait un bruit rauque.

— Oui, dit Tavernier. C’est dit.

Ils se redressèrent sur les genoux, face à face, sans se lâcher, se défiant l’un de l’autre, craignant la traîtrise, la brusque poussée sur la pente, craignant aussi le glissement d’un bloc, l’écroulement du sol.

— Je te lâcherai en haut… Attention à remonter.

Enlacés toujours, rampant à tâtons comme une bête étrange, s’arc-boutant des pieds sans vouloir se lâcher, ils arrivèrent à la petite fosse ouverte, où bâillait le cercueil de métal… Là, sur la terre solide, ils se désunirent brusquement…

Alors, avec des précautions habiles d’hommes du métier, ils soulevèrent le coffre, en s’entr’aidant maintenant — puisque l’accord était fait — ils descendirent le coteau. Arrivés à la maison de Tavernier, ils entrèrent dans la remise aux outils. Ils y déposèrent le coffre au fond d’un réduit dont l’un prit la clef. L’autre eut celle de la remise. De cette façon aucun d’eux ne pouvait toucher au trésor sans que l’autre fût là.

Le lendemain même, ils partirent de bonne heure, le coffre bien caché au fond de la voiture. Ayant commencé la journée par le vin blanc qui faisait sonner de la joie dans leur tête comme des louis flamboyants dans une bourse, ils lançaient de petits bonjours aux gens qui allaient au travail — ils n’avaient pas trouvé de trésor, eux ! — et qui se disaient :

— Tiens, voilà une ribote qui commence !

— Tout de même, ce qu’on était bête, déclarait Tavernier. Valait-il pas mieux s’entendre !

— Ça c’est vrai, patron. Seulement, vous avez fauté, tout de même. Moi, je dis ce qui est, fallait pas détourner les copains !

— Mais imbécile, c’est entre sept qu’il faudrait partager aujourd’hui !

— Je parle de moi, patron. Les autres n’étaient pas là, vu qu’ils étaient en bas ; ils n’avaient rien à voir, conséquemment.

Et il hochait sa tête, emmanchée d’un long cou, qui, comme un marteau, tapait sur cette idée avec obstination.

Enfin, arrivés à la ville, ils cherchèrent des antiquaires. Un vieux juif en calotte examina le coffre et les monnaies, mélangées à de la terre.

— C’est vieux, allez ! C’est au moins du temps de César ! dit Gravot.

L’homme regardait à la loupe, fouillait, hochait la tête, puis il fit la moue.

— Rien. Ça ne m’intéresse pas.

— Rien ? Quoi, rien ? Un trésor, que c’est du temps des guerres, que ç’a été trouvé dans la terre, à au moins trente pieds ! s’écria Tavernier.

Il donna un coup de coude à Gravot pour que celui-ci ne le démentît pas ; puis il continua :

— On sait ce que ça vaut. On les a montrés à un expert, avant de venir ici, vous comprenez. Combien que vous en donnez ?

— Cinquante francs, si vous voulez, à cause du coffre. Les monnaies de bronze de Constantin et de Fausta… C’est aussi rare que des gros sous de Badinguet.

— Cinquante francs ! Cinquante francs ! Tiens, tiens, Gravot, ramasse ça. Fiévreusement, le carrier remit les pièces dans le coffre et ils sortirent indignés.

— Pour un peu je l’aurais étranglé ce vieux filou. Faut-il qu’il y en ait du monde malhonnête !

La colère de Gravot sortait en grands gestes. Tout vibrant, il frappa à la porte d’un brocanteur qui, lui, ne leur offrit rien du tout !

Chez le conservateur du musée, ils restèrent une bonne demi-heure : curieusement, un vieux monsieur blanc et barbu examinait une à une les monnaies et lisait tout haut les inscriptions. Après quoi il leur dit :

— Je vous eusse acheté volontiers tout ce lot, mais je n’ai pas de crédits. Allez donc voir M. Mazeray, l’avoué, qui aime la numismatique.

M. Mazeray reçut les deux carriers.

— Alors, voilà. C’est un trésor qu’on a trouvé, dit Tavernier. On nous en a offert déjà deux mille francs. Mais ça vaut davantage. Alors…

— Deux mille francs ! Deux mille francs ! Mais, mes bons amis, dépêchez-vous d’aller retrouver ce fou !

Et il les poussa dehors.

— Je te disais bien, ronchonna Gravot, tu vas trop fort. Peut-être qu’en demandant moins…

— En demandant moins ! Ça vaut-il ça, oui ou non ? Parle, alors, toi !

Ils se chamaillèrent le long du chemin. Le lourd coffre pesait au bras de Tavernier. À la fin de la journée, ayant vu tous les antiquaires de la ville, ils trouvèrent un amateur pour cent francs : et c’est avec un soupir de soulagement qu’ils lui remirent le fameux trésor.

Puis ils revinrent vers le village, ayant mangé et bu si bien, que du trésor il ne restait rien ou à peu près, à leur retour. Mais ils s’attendrissaient sur eux-mêmes :

— Dire qu’on se serait quasiment battus pour ça, gémissait Tavernier.

— Et qu’on aurait pu se tuer ! T’avais fauté, c’est vrai ; fallait pas détourner les copains… Mais ça fait rien, ce qu’on était bêtes !

— Et silence là-dessus, dit Tavernier, levant le cou, solennel.

— Tu parles ! dit Gravot plein de la gravité du secret.

Le silence qu’ils devaient garder augmenta pour eux l’importance de la trouvaille. Ils avaient tout de même découvert un trésor ! Ça fait époque dans la vie.

C’était une grosse chose, trop grosse dans la vie d’un carrier pour qu’on ne la laissât pas transpirer. Est-ce par les femmes, par les confidences de cabaret ? Mais on sut que Maître Tavernier avait, à des profondeurs de quinze pieds, rencontré un coffre plein d’or… On le dit requinqué ; on lui fit crédit pour l’achat d’une scie mécanique ; il augmenta sa carrière ; ses affaires prospérèrent. Et il ne proteste qu’en goguenardant lorsque, tout en lui tapant sur le ventre, on lui glisse dans l’oreille : Hein, sacré veinard, tout de même ! sans le trésor !

Il n’y a que Gravot qui répète :

— Tout de même, on aurait dû partager. Le patron il a fauté !

Mais on le soupçonne fort d’avoir eu sa part ; une certaine considération en rejaillit sur lui. Il va marier avantageusement sa fille, et la morale de tout ceci c’est qu’il n’est pas nécessaire d’avoir un trésor si les autres croient que vous en possédez un.

Gabriel MAURIÈRE.
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Mathias MORHARDT


LA FÊTE

NOUVELLE INÉDITE
Par Mathias MORHARDT


Il y a dans l’air comme un frémissement profond. La foule est ivre. Les drapeaux sont ivres. Et, à la fête que célèbrent les hommes, l’automne ajoute le glorieux pavois des feuilles.

Au delà des choses qu’on voit, au delà de ces grands murs gris bariolés d’oriflammes flottantes, une clameur immense est suspendue comme le bruit de millions de cloches assourdies qui sonneraient toutes ensemble. Et parfois, pareille au crissement d’une fusée qui monte, éclate et retombe, c’est tout à coup un tumulte de voix claires qui domine un instant le grondement des multitudes permanentes.

À l’appel de cette ivresse profusément répandue, et qui est folle et douce à pleurer, Aloys a éloigné de lui le papier où s’entrecroisent capricieusement les arabesques du poème inachevé :

Ah ! tout est bu, tout est mangé…

Où l’état d’innocence qui convient au génie et qui le libère du scrupule de redire ce qui a été dit déjà ? Où donc la robuste violence qui étrangle la voix du doute et qui souffle les fortes tempêtes du large ? Mais n’est-il pas, peut-être, une spiritualité supérieure ? Et l’homme qui atteint le sommet de l’intelligence et du savoir n’est-il pas, par là même, impropre à la fonction subalterne du poète ?…

Aloys obéit à la sollicitation invincible qui l’assiège, et il descend, lui aussi, dans la rue. Ah ! combien pèse peu le rêve délicat qui le hante auprès de l’énorme besogne collective d’une foule inoccupée ! Et comme un sourire de consentement et de complicité s’harmonise, seul, à ce moment, avec le cœur des hommes !

Il va. Il va devant lui n’importe où, là où le mène la multitude, toujours diverse et pareille à elle-même, dans le cycle fermé de son piétinement perpétuel.

— Hé, là-bas, lui crie une petite passante, une apprentie de quinze ans, sans chapeau, aux cheveux défaits, au visage enflammé, et qu’entraînent dans leur parabole sans fin, quelques dizaines de gamins et de gamines, qui se tiennent par la main — hé, là-bas ! ris donc, toi, c’est fête !…

Cependant, Aloys a marché longtemps. Ses yeux sont gorgés de toute cette joie répandue, qui brille sur le front lumineux de la foule et dont il est visible qu’aucune satiété ne menace la manifestation ardente. Le sentiment de cette unanimité le pénètre d’une émotion si profonde que c’est à peine s’il remarque, en passant, les endroits où la vaste cité est le plus séduisante et, particulièrement, le fleuve attirant et mystérieux qui roule docilement son dos moiré de vert sous les portes ouvertes des ponts, et d’où il monte pourtant un peu d’humidité fraîche sur les lèvres que la poussière a desséchées. Et voici que tout à coup quelque chose d’insolite l’arrache à son extase imprécise. Le rythme d’un pas ferme et léger accompagne son pas. Depuis combien de temps ? Il ne sait. Il n’ose ni ralentir, ni s’arrêter, ni se retourner… Mais il se souvient soudain. C’est à l’angle du quai et du pont qu’il a ressenti la commotion précise de deux yeux clairs qui le regardaient. Plaisamment, il s’était dit à lui-même que si ces yeux avaient projeté au dehors la flamme qu’ils recélaient, il y aurait, sur les siens, comme une trace de brûlure.

Ce pas jeune et souple, comme il sonne sur le sol dur ! Aloys perçoit, maintenant, le bruissement d’une jupe flottante. Mais est-ce bien à son propre pas que ce pas est attaché ? Que lui veut, à lui, rêveur irrésolu, cet esprit volontaire et hardi ? Il n’a rien qui lui appartienne. Que donnerait-il, lui qui attend tout ?

Il s’est arrêté et soudain elle a surgi à côté de lui. Elle le regarde de ses grands yeux ardents où tremble un rire un peu ému, et qui semblent l’interroger jusqu’au fond de l’âme. Perplexe, il balbutie. Il ôte gauchement son chapeau. Il le remet. Il devrait parler pour parler le premier. Il ne parvient à formuler aucune pensée. C’est une ouvrière blonde, aux cheveux fous qui encadrent son visage mat. Ses vêtements noirs sont propres et modestes. C’est fête ! Elle a mis la toilette qui sied le mieux à sa taille flexible et au floconnement d’or pâle qui s’échappe de dessous sa capeline de crêpe noir. Et c’est une image douce et charmante que celle de cette enfant qui semble s’offrir chastement pour la consommation totale de la fête. Elle parle avec une confiance courageuse, la poitrine gonflée, le ton passionné et pressant : — Comme c’est beau, la Fête ! Je n’ai pu rester chez moi. De ma fenêtre, on ne voit ni la foule, ni les drapeaux. Et quand on est seule, il n’y a pas de fête.

Aloys n’a pas essayé de l’interrompre. Il l’écoute. Le son de cette voix correspondrait-il mystérieusement aux voix qu’on entend le soir lorsque, fatigué par les longues et vaines méditations, on songe tout à coup qu’une journée entière s’est écoulée, et que nul n’a recueilli le bénéfice du trésor d’amour accumulé en nous ?

— Alors même qu’il y a du travail pressé, ajouta-t-elle, on sent bien que le bruit de la foule veut qu’on fasse comme les autres. La foule, c’est comme le vide qui vous attire. Il semble qu’il ferait si bon de s’y laisser tomber…

Elle a dit ces mots avec tant de douceur, il y a tant de détresse dans cette créature, née, comme nous tous, pour l’orgueil de vivre, et qu’un destin inexorable enferme dans une captivité étroite et condamnée qu’Aloys n’a pu rien répondre. Mais dans un élan de protection, son bras s’est approché d’elle, et voici qu’elle y appuie le sien avec une sorte de tendre insistance et qu’ils partent ensemble en pèlerinage de joie.

— Allons n’importe où, dit-elle, la Fête est partout.

Et comme ils traversent de nouveau le fleuve, elle le contraint de s’arrêter un instant. La fuite lente de la grappe dorée est comme l’appel de la sirène qui entraîne le voyageur vers l’espace enchanté :

— Voyez !… L’eau elle-même est en fête ! Elle a mis sa robe claire.

Et lui, machinalement, il pousse plus loin l’image qui lui est suggérée :

— On la voit tout comme si elle était nue…

— C’est la Fête ! conclut-elle avec un empressement voluptueux. Elle marche à côté d’Aloys. Son pas est, comme son regard, solide et franc, et, comme son rire, il sonne clair sur le pavé. Aloys sent la petite main qui s’appuie un peu contre son bras. Et il en sort une source de chaleur et de fierté qui se répand en lui délicieusement.

Ici, dans la rue, la foule est particulièrement dense. Une masse compacte de gens dressés devant une porte fermée attendent, et soudain, la porte s’ouvre avec fracas, et la foule se précipite en un mouvement d’impatience frémissante. C’est une salle de spectacle. Aloys désigne du doigt à sa compagne l’affiche de couleur claire qui annonce un spectacle affriolant. N’entreront-ils pas ? Mais la petite main serre plus vivement le bras d’Aloys, et elle l’entraîne au loin.

— Non, non ! Je veux que cette journée soit toute pour moi. C’est mon tour !

Ils vont. Les rues succèdent aux rues. Partout des drapeaux flottent et partout flotte la grande rumeur de la foule. Parfois, ils s’arrêtent pour considérer avec une sorte d’indulgence souriante la brusque fantaisie d’un ivrogne ou le passage turbulent d’une chaîne de jeunes gens et de jeunes filles. Parfois, ils regardent les couples qui, dans la poussière, au centre d’un carrefour, dansent sur la musique d’un aigre orchestre où il y a une flûte, un clairon et un violon. Puis, tout à coup, ils se trouvent devant une rue qui s’élève en pente raide à perte de vue, et qui semble plus étroite et plus maussade que toutes celles qu’ils ont vues. Ici, aucun souffle n’agite les rares drapeaux qui pendent aux fenêtres chassieuses des maisons. Et le soleil ne pénètre jamais que sur le pavé humide et gras.

Elle lui dit :

— L’homme a une existence à lui. Il en peut faire ce qu’il veut. Il est un être. La femme n’est que la moitié de quelque chose.

Et elle dit encore :

— C’est là !

La maison est une vieille masure sordide dont les six étages portent les traces de longs suintements d’eaux noires et rousses. Des enfants font rouler des billes dans le ruisseau puant. D’autres obstruent l’entrée. À ce moment, deux femmes sortent qui portent de lourds paquets. Pour elles, il n’y aura pas eu de Fête. Elles ont reconnu la compagne d’Aloys. Elles ne témoignent aucune surprise de la voir appuyée doucement sur le bras de son ami, mais elles saluent le couple d’un sourire consenti, car le cœur de la femme comprend aisément le surnaturel et l’inexplicable.

Ils montent, longtemps. L’escalier est mal éclairé. L’odeur en est suspecte. Parfois, le pied y heurte quelque chose d’insolite dont le contact donne un frisson. Enfin, au sommet de l’escalier, elle ouvre soudain une porte. Un peu de lumière se répand sur eux. C’est sa chambre. Pour entrer, il faut passer par-dessus le lit qui est installé en travers de la porte. Mais une fois le lit franchi, il y a de la place pour deux. Elle a offert à Aloys la chaise unique. Elle s’assied familièrement en face de lui sur la petite table et d’en haut son regard plonge dans les yeux d’Aloys avec une expression d’indicible ravissement.

Aloys regarde une fois encore autour de lui. L’intérieur misérable de la petite chambre est aussi irréprochablement propre que le comporte la nature des choses. Mais quelle détresse ! Et comme la solitude est étroite dans cette chambre minuscule, où on se sent comme en exil, infiniment loin des êtres et des choses.

— Ce n’est pas immense, chez moi, n’est-ce pas ?

Non ! Ce n’est pas immense. Mais a-t-elle besoin de plus d’espace celle qui tient si peu de place dans la vie du monde ?

Elle rit de ses deux grands yeux bleus franchement ouverts. La fête est dans son cœur. Elle est dans sa tête. Elle est dans le frémissement de ce petit être vif et timide. Elle s’est donnée une journée entière à adorer celui qu’elle a élu. Et c’est pour ce sacrifice unique, qui n’a pas eu de précédent, qui n’aura pas de lendemain, qu’elle est là, en face d’Aloys, toute tremblante de la révélation attendue, toute délivrée de l’idée qu’elle ne s’appartiendra plus et qu’elle sera bientôt, comme un objet docile, sous une volonté dévoratrice.

— Comment vous appelle-t-on ? demande-t-elle.

Mais comme il va répondre, elle dit :

— Non ! laissez-moi deviner. Ce sera si amusant !

Elle se voile les yeux de sa main qui est fine et longue encore que meurtrie par les rudesses du travail quotidien. Et ainsi, enfermée dans sa méditation, on n’aperçoit presque plus rien de son visage.

— Cherchez bien, dit Aloys.

Elle cherche. Tout entière à l’incantation laborieuse, on voit entre ses doigts quelques-uns de ses traits qui se crispent sous l’effort de contention qu’elle s’impose. C’est en vain pourtant. Elle ne trouve pas. Puis tout à coup, elle a un cri de triomphe :

— Vous vous appelez… Dites.

Mais sa langue ne formule pas l’impulsion imprécise qu’elle a reçue.

— Il y a un l…, il y a un y… On dirait un mot qui ressemble au mot lys.

Aloys est un peu pâle. Ce petit organisme féminin que la passion exalte au point suprême, ne va-t-il pas éclater tout à coup comme ces bulles fragiles qui montent jusqu’au moment où leurs parois délicieusement irisées dépassent les limites extrêmes de la résistance et où elles retombent sur le sol en un mince flocon gris.

— Et vous, demande-t-il à son tour, quel est votre nom ?

Elle ose à peine : son nom est si simple, si répandu.

— Jeanne.

— Jeanne ? dit-il.

Il a prononcé cette syllabe unique d’une voix où il semble avoir un charme si pénétrant que, tout d’abord, elle n’a pas reconnu son propre nom. Et elle répéta :

— Jeanne !

Et lui, de nouveau, il dit le mot : Jeanne, et, de nouveau, c’est comme une caresse ineffable,

— Ce nom ne vous déplaît pas ?

Elle est venue d’un mouvement confiant et félin s’asseoir sur les genoux d’Aloys. Elle se pelotonne contre lui comme un enfant frileux qui a besoin de tendresse et de chaleur. Ses grands yeux, à peine un peu voilés par l’image du désir voluptueux qui la pénètre sont pleins d’une lumière bleu et or.

Aloys regarde l’être charmant qu’il berce dans ses bras. Quel destin inattendu lui confie, dans ce décor de misère et de solitude, ce cœur dévoué ? Une journée d’amour ! C’est toute la part qu’elle réclame de la fête immense dont le bruit est venu jusqu’à elle. Pauvresse, elle a demandé cette aumône de joie au passant dont la physionomie lui a inspiré confiance. Or, voici qu’il est là, maintenant, avec le merveilleux trésor qu’il presse doucement contre son cœur d’homme. Et il songe à ce poème inachevé qu’il a laissé sur sa table de travail. Il y a quelques instants, il répandait l’or de son âme sur l’humanité tout entière. Il y a quelques instants, il était le dispensateur élu qui enrichissait le monde de sa propre substance. Serait-il si dénué soudain, qu’il ne pût donner à cette chère et pitoyable mendiante pressée contre lui, que la part juste qu’elle attend, dans son humilité de pauvre être abandonné ?… Il se penche vers elle et à l’oreille, comme un murmure, il dit :

— Jeanne !… C’est ma vie entière que je vous donne !

Mais elle s’est redressée. Elle a pris sa tête dans ses deux mains. Ses cheveux tombent défaits en ruissellement blond autour d’elle. Il y a dans ses yeux, dans sa bouche, dans son cri, quelque chose de suprême, de déchirant et de désespéré :

— Non ! non !… Ne dites pas cela !… Je ne veux pas !… Je ne veux pas !…

Mais il l’a reprise dans ses bras. Il l’a enfermée dans sa tendresse résolue et protectrice :

— Et moi, je veux…

Appuyée contre le cœur d’Aloys, elle a fermé ses deux grands yeux bleus et il entend venir de loin, comme un murmure d’angoisse :

— Que deviendrais-je si j’allais me réveiller tout à coup ?


Mathias MORHARDT.

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Jean PELLERIN




Pour le rail.

NOUVELLE INÉDITE PAR JEAN PELLERIN


William H. Herton venait d’offrir à ses invités la primeur d’un film tourné dans le Sud, de mille mètres de chevauchées, de bandits et de mousquetades. Et, la lanterne éteinte, on se pressait autour d’un beau vieillard, témoin des temps héroïques.

— Oui, j’ai connu cela, dit l’ingénieur Baxwell. Oh ! certes ! on a beaucoup exagéré. Et je n’ai eu affaire qu’à deux brigands en trente années de Prairie.

— Contez-nous l’histoire ! supplièrent les femmes.

L’ingénieur conta :

— Mon chef d’alors, le gros Ustinn, avait assumé la pose d’un rail de Los Dados à Orracil. Quarante milles à couvrir. Il s’agissait de joindre par voie ferrée deux petites cités au commerce florissant, à l’industrie naissante. Mais il fallait traverser un pays sauvage, une montagne coupée par deux gorges peu sûres. Ustinn, qui prétendait en avoir vu d’autres, n’hésita cependant pas à demander le travail à forfait pour une somme très ronde. Et, muni de ses pouvoirs, je commençai à ouvrir la route.

Tout marcha bien jusqu’au défilé que j’avais choisi. Un matin que j’explorais le passage, indiquant des rochers à faire sauter, une pierre vint tomber à quelques mètres de moi. Un message était attaché au caillou. Par une lettre fort courtoise, el señor José-Maria — un descendant, paraît-il, du célèbre Tempranito, le tyran de l’Andalousie — me priait de suspendre mon labeur, de ne pas placer un mètre de fer dans la gorge, « à moins, ajouta-t-il, que vous ne teniez essentiellement à ce que j’en place dans la vôtre et dans celles de vos compagnons. Veillez sur vous ! »

Je portai le papier au capitaine Cadéza, un vieux soldat de 1860, qui était chargé de la protection et de la discipline de notre troupe. Il haussa les épaules :

— Naturellement ! Nous lui volons ses diligences et ses voyageurs isolés, au caballero ! Mais — et le capitaine cracha sur l’ultimatum — voilà le cas que je fais de ses menaces ! Ce José-Maria doit avoir une dizaine d’hommes armés d’escopettes. Moi, je dispose de quarante fusils et de deux mitrailleuses. Allez-y carrément, señor ! Et vous verrez que le bandit ne mettra pas ses rodomontades à exécution.

Nous continuâmes à travailler. Chaque jour, des tirailleurs protégeaient techniciens et manœuvres. José-Maria ne se montrait pas. « Vous voyez ! » finit par constater le capitaine. Or, un matin, nous entendîmes un coup de feu. On venait de me tuer un homme. J’en perdis deux le lendemain, trois le surlendemain. Quatre le quatrième jour. Le cinquième, ma petite garde, à l’unanimité, refusa de prendre ses postes. Cadéza ne réussit pas à les entraîner. Ils alléguaient l’impossibilité de combattre un ennemi qui savait tous les replis de la montagne et les descendait sans que l’on vît un atome de fumée.

Je passai une matinée atroce, injuriant mes hommes, José-Maria, le pays et le destin. Vers midi, comme je regagnais ma baraque pour écrire au gros Ustinn, je vis venir, juché sur une mule, le plus singulier personnage. Imaginez un grand diable, vêtu d’une robe de moine, un énorme rosaire au cou, un chapelet à chaque main, coiffé du vaste chapeau pointu et chaussé de bottes à éperons gigantesques. Il se dirigea vers moi, sauta lestement de sa monture et me salua, appelant sur ma tête les bénédictions du ciel, la protection des saints et les félicités terrestres. Puis, avant que j’eusse le loisir d’ouvrir la bouche :



— Votre Grâce est bien embarrassée, me dit-il. Mais un saint homme d’Église a le pouvoir de la tirer d’affaire. Je voudrais construire dans ces parages une chapelle, une belle chapelle afin d’avoir moi aussi ma chapelle au Paradis quelque jour. Si Votre Grâce me promet cinq cents dollars en bonne monnaie, j’écarterai de votre chemin les fusils de José-Maria et de ses bandits…

— Cinq cents dollars. Payables d’avance, n’est-ce pas ? dis-je en ricanant.

Le moine, malgré son habit et ses chapelets, poussa d’effroyables blasphèmes :

— Si tu n’as pas confiance en un homme d’honneur, je te tourne le dos, dernier venu de la portée d’une truie, cria-t-il… Allons ! fit-il, revenu soudain à sa mansuétude première, un pari loyal ! Quinze jours, cinq cents dollars !

Je lui promis solennellement de lui verser la somme. Il me fit jurer sur une demi-douzaine d’images crasseuses qu’il extirpa de la ceinture cachée sous sa robe, d’une cartouchière où voisinaient la navaja et le poignard… Quinze jours après, heure pour heure, il revint. Il me montra le défilé d’un doigt impérieux :

— Fais travailler tes hommes ! Il ne leur sera fait aucun mal !

J’étais sceptique. Il insista :

— Garde-moi comme otage ! Et si une tête tombe, que la mienne tombe aussi !

Son accent convainquit ma troupe. Et, sans aucune difficulté, le rail fut conduit jusqu’à Orracil.

— Vous dites, madame ? fit l’ingénieur à une curieuse. Non, ce n’était pas un homme de José-Maria. Que pouvaient cinq cents dollars sur l’héritier du Tempranito ? Il en glanait plus de mille chaque semaine. Non. Voici tout simplement comment le moine « eut » le bandit.

José-Maria qui rançonnait toutes les femmes, protégeait spécialement une hacienda florissante, celle d’une jeune veuve, la belle Assomption. Vous devinez pour quelles convoitises ! Donc, notre moine, après m’avoir arraché mes serments, se dirigea vers cette maison où on l’accueillit avec tout le respect dû à sa robe. Il se fit servir un repas à tuer douze nègres, but trois outres de vin et se mit à confesser tout le monde. Quand le tour d’Assomption arriva :



— Ma fille, lui dit-il, des hérétiques assassins de notre Mère bien-aimée veulent construire un chemin de fer dans le pays. C’est la fin de nos mœurs patriarcales ! Toutes les señoras de la région qui ne voulaient pas meurtrir leur douce peau durant quatre jours afin de gagner la ville pourront s’y rendre en quelques heures avec les machines du diable ! Ah ! les villes ! les jolis amoureux aux balcons, les sérénades, le théâtre, les marchandes de dentelles, les sirops glacés… Damnation ! Damnation ! Usez de tout votre pouvoir, ma fille, sur le caballero José-Maria pour qu’il empêche l’enfer de mener là-bas, en soufflant sa fumée, les créatures du vrai Dieu !

Ce conseil donné, il renchérissait sur les agréments des fêtes citadines. Sa mimique extraordinaire peignait la langueur des coquettes à la promenade, la poursuite des cavaliers, la remise des cadeaux, le lancer des baisers et des bouquets, le délice des gâteaux, la splendeur des toilettes, le jeu des acteurs. Assomption pâlissait d’envie. Après trois jours de ce supplice de Tantale, elle gémit, doucement :

— Et qu’arriverait-il, Père, si José-Maria laissait construire le chemin de fer ?

Le moine tonna :

— Toutes les dames et la dame Assomption ici présente iraient rôtir sur un gril plus grand que celui du pieux Laurent et à un feu beaucoup plus vif !

— Même si l’on fait une belle offrande ? insista la jolie veuve.

— Alors, dit nettement le religieux, ce sera deux cents dollars payés en une seule fois.

Assomption courut à son tiroir. Le moine empocha. Le soir même, une lettre allait surprendre José-Maria dans son repaire. Vous devinez la suite.

— Qu’est devenu le moine ? demanda l’une des auditrices.

— Avec mon argent, dit Baxwell, mon argent et celui de la veuve, il a acheté des fusils et recruté une bande. C’est lui, maintenant, qui opère dans le secteur de José-Maria qu’il a détrôné. Ne vous étonnez pas trop si l’on arrête votre train quand vous irez admirer les célèbres cascades d’Orracil.


Jean pellerin.

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Claude VARÈZE

Les Nouvelles de Floréal
Floréal (Journal hebdomadaire) du 23 octobre 192038 (p. 19-20).

Ma petite ville


NOUVELLE INÉDITE DE CLAUDE VARÈZE


Du haut de la colline, je la vois, épaisse et toute ronde, au bord de sa rivière ; sa carapace de toits bruns s’enfonce dans la verdure ; ses murs baignent dans une eau courante : ceinture liquide, nouée et dénouée, qui jette partout dans la campagne des pans moirés et frangés de roseaux : elle se tapit, toute petite, sous sa pesante cathédrale, ramassée toujours dans le moule idéal d’anciens remparts détruits, si compacte que dans son bloc les rues semblent des entailles.

C’est une vieille petite ville bâtie par des hommes morts, empreinte encore, l’empreinte de leurs soucis. Dans le pays, libre aujourd’hui, elle se resserre, fermée au soleil, comme au temps où l’ennemi était toujours proche et toujours menaçant.

Suivons le sentier qui descend la colline. Il aboutit au faubourg. Voici les bâtisses qui annoncent l’approche des agglomérations humaines : des cafés, des entrepôts de vins, de charbon, l’hôtel « des Voyageurs », le restaurant du « Cheval Noir », et sa haie de troènes mélancoliques dans des caisses de bois peint en vert ; la gendarmerie, qui garde un coup de vent figé dans les plis de son drapeau de zinc.

Nous arrivons au grand pont de l’Orvannes. C’est le centre actif de la ville. Deux minoteries au travail s’y accrochent et, de leurs profondeurs, j’entends monter un grondement rythmé fait du battement régulier des palettes sous le ruissellement continu des gouttes ; la carriole du boucher passe, traînant un chien dans son sillage, la voiture à âne qui tangue au trot des petites jambes grêles ; et sans cesse y gronde le tonnerre patient des charrettes… Sur les berges, les laveuses, à genoux dans leur baquet, pétrissent à deux mains le linge blanc, l’aplatissent à coups de battoir dans la mousse irisée.

Sur la colline, les champs moissonnés couvrent la terre d’un vêtement inégal, rapiécé, qui tourne au jaune et au gris comme une robe usée, mais la vallée garde toujours le vert du printemps, le même vert tendre et juteux.

Au fond, le fleuve coule, étalé en son énorme lit, avec des grâces, des jeux et des chansons, entre ses berges fraîches, parmi le cresson, la renoncule et l’iris, autour de petites îles frissonnantes de roseaux ; il court, il fuit, pour buter, semble-t-il, sur cette colline boisée qui ferme l’horizon, là-bas.

La Porte de Ville s’ouvre tout près de nous, sous ses créneaux et ses clochetons.

Entrons-nous ? À quoi bon s’assurer qu’il y a, derrière, des humains entassés, des ruisseaux noirs et que, parmi les vieilles pierres, nous trouverons une mairie de briques neuves, une rue Gambetta, un kiosque à musique, et un beau jardin public ombreux, où nul jamais ne s’arrête.

Accoudés au parapet de fer du pont, attendons la nuit.

Sous nos pieds, l’eau baigne d’une éternelle fraîcheur les soubassements antiques, l’eau vive et jeune, et renouvelée comme les générations humaines parmi les pierres immuables…

La petite ville aussi, respire sa rivière ; partout des maisons s’accrochent aux remparts, des fenêtres percent leurs vieux murs survivants ; sur les balcons de bois, les géraniums, les tabacs blancs, les fuchsias s’inclinent vers l’haleine du fleuve…

Respirons l’odeur d’eau, l’odeur maternelle, odeur de terre humide et de tiges juteuses dans laquelle sensible à peine, un effluve de vase perce comme le sel et l’arôme

Elle est passée, l’heure de cristal et d’or du couchant, l’ombre déjà emplit les airs : pourtant l’eau étincelle encore, plus lumineuse que le ciel qu’elle reflète ; au lieu que sur la terre la nuit monte du sol, ici, voilà qu’elle sort des pierres obscures, des touffes de branches noires, qu’elle s’étend peu à peu sur tout le paysage…

Attendons encore… Au sommet de la colline là-bas, les arbres ne sont plus que des ombres chinoises sur le ciel d’où le jour s’épuise… Dans l’eau brune et rose encore les lumières qui s’allument dans la ville s’allongent en zigzags d’or…

Claude VARÈZE.


NOS NOUVELLES

Nous allons publier, prochainement, une curieuse nouvelle de notre collaboratrice Renée Dunan. Cette nouvelle se passe aux temps reculés de l’histoire humaine, il y a vingt mille ans. Pour en faciliter la compréhension, nous avons demandé à Renée Dunan de fournir à ses lecteurs quelques explications préliminaires. Les voici :

Dans des couches de terrain qui se sont formées, il y a des centaines de siècles, on trouve des ossements humains, et cela témoigne de l’antiquité de l’homme sur la terre, Mais on découvre toujours, avec les ossements, des vestiges d’industrie, c’est-à-dire de civilisation.

Ainsi, doivent disparaître toutes les théories, d’origine religieuse, attribuant à l’homme une antiquité réduite. L’homme remonte au moins à cent mille ans avant notre ère et que dès l’origine, il possède la volonté et l’intelligence.

Les premiers hommes connaissent un outillage qui leur facilite les labeurs nécessaires : chasse, combat, vêture, habitation. Les premiers outils sont en pierre dure taillée, généralement en silex.

Pour cela, le premier âge est connu sous le nom d’époque paléotithique ou de la pierre taillée, le suivant est lépoque néolithique ou de la pierre polie.

C’est dans le perfectionnement incessant de la technique industrielle que se manifeste l’évolution créatrice. Le classement des époques se fait selon l’aspect des outils ou leur art, et l’on « a donné à chacune d’elles le nom de l’endroit où les échantillons les plus caractéristiques ont été trouvés.


L’ÉPOQUE PALÉOLITHIQUE

Durant l’époque paléolithique, l’outil est presque uniquement de pierre taillée. Les premières traces de cette industrie apparaissent dans la période interglaciaire du Pleistocène. La station typique de cet âge reculé est à Chelles (Seine-et-Marne) et cette époque est dite chelléenne. L’homme était chasseur et nomade. On trouve de lui des haches taillées grossièrement.

À Saint-Acheul (Somme), on a découvert des traces industrielles déjà perfectionnées et supérieures à celles de Chelles. Pour cela, a-t-on qualifié l’époque suivante d’Acheuléenne. Les outils sont finement taillés, plus légers, emmanchables.

La station du Moustier (Dordogne), fournit les caractéristiques de l’époque suivante qui porte son nom. Le climat a changé depuis l’âge chelléen. IL fait froid et humide. L’homme commence à utiliser les cavernes et les abris naturels. Il travaille le silex avec art et arrive à créer des lames droites admirablement tranchantes. Il laisse des traces de sépultures.

La grotte d’Aurignac, dans la Haute-Garonne, durant l’époque glaciaire qui suit le Moustier, abrita une race plus experte encore, qu’on nomme Aurignacienne ou de Cro-Magnon. Les hommes d’Aurignac habitent dans des cavernes. Ils font des lames en segments de cercle, des grattoirs en carène, des perçoirs, des burins, des pointes à cran. Ils commencent à sculpter. On trouve des figurations féminines en bas-relief.

Le Solutréen suit l’Aurignacien (de Solutré, Saône-et-Loire). C’est un troglodyte. Il laisse des foyers circulaires entourés de dalles plates. Il est chasseur et pêcheur. Il a perfectionné la taille du silex. Certaines pointes de flèches sont d’une minceur extraordinaire. C’est déjà un homme civilisé.

À l’homme de Solutré succède le Magdalénien (grotte de la Magdeleine, Dordogne) qui est le dernier des Paléolithiques. Celui-ci est à la tête d’un acquis civilisateur prodigieusement complexe. Il fait des lampes où l’on brûle la graisse des animaux, des burins perfectionnés, des lames en bec d’aigle, des pierres creusées en forme de coupe (pour le broyage de quelques produits). Il travaille l’os avec une merveilleuse délicatesse, fore le trou des aiguilles et fait des harpons barbelés. Il sculpte, en bas-relief, avec une science étonnante, On connaît des sépultures magdaléniennes individuelles. L’homme de cette époque savait coudre, sans doute avec des tendons d’animal finement divisés ou des fibres de bois. L’art indique une religion s’il ne se confond pas avec elle, aussi devons-nous juger notre aïeul de la Magdeleine comme un des plus hauts représentants de l’intelligence humaine. Après lui, devaient choir dans l’oubli les arts délicats, perfectionnés pendant des centaines de siècles. C’est qu’en Orient et peut-être en Afrique, ou en Espagne, l’homme avait inventé, servi par le hasard sans doute et par des contingences favorables, de nouvelles techniques dans la fabrication de l’outillage utile. L’âge néolithique est ici l’agonie du paléolithique, ailleurs, la naissance de l’âge du métal.

Dans le Nord de l’Europe, les Paléolithiques évoluent sur eux-mêmes, mais en France l’ingratitude du climat et des invasions sans doute mieux armées, créent un hiatus dans l’évolution. Déjà le métal manifestait sa puissance. Les tribus armées de silex, de valeur offensive moindre que les armes de métal, durent être égorgées par les conquérants. C’est vers l’Euphrate et en Égypte que se-tient, dès lors, l’âme du progrès. Mais notre Magdalénien artiste disparu dans la crise néolithique, n’en reste pas moins une des intelligences Souveraines du passé.

Renée DUNAN.
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