Les Nouvelles drolatiques/Le Calice de Mme de Trigonec

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(Volume Ip. 43-62).


LE
CALICE DE Mme DE TRIGONEC



Il s’agissait d’assurer un échec au parti républicain, et M. de Trigonec qui vivait depuis sept ou huit années sous la coupe absolue de la communauté de Saint-Gildas, desservie par les pères jésuites, se voyait à la veille d’être abandonné de ses puissants protecteurs qui, tout à coup, se refusaient à avancer les sommes nécessaires pour patronner sa candidature. Soit que ces messieurs jugeassent Trigonec comme prédestiné à un échec certain ; soit qu’ils craignissent une rupture déloyale de sa part après l’avoir fait élire, le conseil se décidait à se tenir à l’écart et à laisser tout bonnement passer le candidat du gouvernement.

M. de Trigonec avait accepté jusque-là de représenter le parti des bons pères ; mais, s’apercevant que ses dîners, ses complaisances, les assiduités de sa femme au confessionnal du P. Loreau n’aboutissaient qu’à grever sa fortune d’un déficit assez considérable chaque jour, il résolut, tout en courant le risque de se perdre à jamais, d’un seul trait, dans l’esprit de la communauté, de regagner son prestige devant l’opinion par un coup d’audace. Il ne se dissimulait guère qu’au cas où il ne réussirait pas, il serait obligé de quitter la ville ; mais, du moins, gardait-il la certitude qu’il mettrait, de toutes les façons, les rieurs dans son camp.

L’on ne rompt pas facilement avec les traditions qui vous tiennent par des fils plus ténus, plus subtils que des fils de la Vierge. Aussi, le jour où M. de Trigonec feignit d’engager sa femme à se montrer moins assidue au confessionnal du P. Loreau, Mme de Trigonec s’empressa-t-elle d’y courir afin d’avertir son directeur du changement survenu dans la conduite de son mari.

— Nous nous en doutions, lui répondit le révérend ; c’est pourquoi nous avons décidé de lui retirer notre toute-puissante intervention. Votre mari, ma chère enfant, n’eût pas rempli jusqu’au bout son mandat religieux. Tôt ou tard il aurait pactisé avec l’Élysée, et nous n’avons pas le droit de disposer aveuglément des fonds de notre ordre, lorsqu’il s’agit d’un tiède ou d’un irrésolu.

— Mais, mon père, d’où tenez-vous ces détails ?

— Eh ! eh ! le maître d’école m’a assuré que M. de Trigonec lui avait parlé en faveur des institutions laïques.

Mme de Trigonec sentit ses mâchoires claquer d’horreur.

— Mon père, ne puis-je par des sacrifices matériels, des dons faits à l’église, racheter ce que la conduite de mon mari offre de scandaleux ?

Le père sourit gracieusement.

— Vous le pouvez, ma chère enfant, et soyez sûre que l’âme de M. de Trigonec sera bientôt en bonne voie de guérison, grâce à nos prières.

— Je ne nie point l’efficacité de vos prières, mais il me semble que j’y participerais pour une plus large part si je joignais un don sérieux aux efforts que vous allez faire pour ramener M. de Trigonec.

— Dans ce cas, je n’ai aucune hésitation à vous avouer que toute la ville étant sous le coup du scandale résultant des discours détestables attribués à votre mari, un don de votre main, officiellement annoncé chez nous au prône de dimanche, serait d’un exemple qui vous porterait très-haut dans l’opinion.

Mme de Trigonec se leva et partit.

Le P. Loreau savait à qui il s’adressait, et quelles fibres orgueilleuses il touchait chez son aristocratique pénitente. On peut renoncer à ne pas être femme d’un député quand on a la perspective d’être donnée en exemple dans une petite ville comme Quimper.

Mme de Trigonec commença d’abord à parler mystérieusement des dispositions affectées par son mari ; elle se fit plaindre ; on la vit se vêtir de couleurs sombres ; marcher lentement, tête baissée, dans les allées solitaires ; chacun la montrait avec respect en se disant : « Comme cette femme porte noblement son malheur ! Voyez, nulle récrimination ; elle se contente de prier. Quel exemple ! » Les jeunes filles en arrivaient à échafauder des plans pour l’avenir, comme si elles s’étaient déjà senti poindre au front les palmes du martyre conjugal, ce qui équivalait à supposer que la moitié des futurs époux de ces dames, quoique inconnus, devraient être des scélérats, des riens de rien.

Le dimanche suivant, le P. Loreau prit pour texte de son prône le portrait de l’épouse chrétienne. Il la suivit dans les moindres détails de sa vie domestique, la montrant depuis le matin sous le poids de ces innombrables tourments qu’un époux athée accumulait sur son passage. Le mécréant l’abreuvait d’ennuis et de douleurs ; il s’asseyait à table sans réciter son Benedicite, mangeait comme quatre et buvait comme un sonneur. Dans la journée, il forçait sa femme à subir son odieux contact, alors qu’elle eût préféré s’enfermer dans sa chambre et s’entretenir avec Jésus-Christ. Partait-il pour la chasse ? À son retour, il n’éprouvait qu’un appétit bestial qu’il ne demandait qu’à assouvir, au lieu d’avoir faim et soif de justice et de s’en saouler tout à son aise. Ah bien, oui ! L’épouse chrétienne était obligée de le voir engloutir ainsi qu’un goinfre, et assistait les yeux résignés à ces scènes de voracité, — déplorable exemple donné aux serviteurs, — et ce n’était qu’après ce dernier acte qui terminait la journée, qu’elle obtenait enfin la permission tacite d’aller verser ses larmes aux pieds de son Dieu.

L’auditoire entier frémit. Le P. Loreau ne garda pas son aménité habituelle en descendant de la chaire ; il se retira d’un air courroucé. Les maris présents se regardèrent, complètement ahuris ; et les femmes eurent un port si majestueux et des regards si foudroyants à jeter sur ces messieurs, que la cérémonie s’acheva dans un trouble indescriptible. Les malheureux, écrasés sous l’anathème, paraissaient demander aux voûtes de l’église ce qui avait pu déterminer cette trombe à leur adresse. Quelques-uns revinrent chez eux désespérés, convaincus que le pasteur devait connaître certaines de leurs peccadilles restées secrètes jusque-là et s’attendant à de terribles scènes.

Mme de Trigonec savoura le plus doux triomphe que, de mémoire de dévote, elle se rappelait avoir goûté. Les vieilles filles de l’archiconfrérie de la Vierge, détrônées de la sphère dans laquelle elles planaient du haut de la puanteur de leur crasse virginale, ne furent point satisfaites de la palme décernée à l’épouse chrétienne.

— Il indisposera la sainte Vierge et sainte Geneviève contre lui, assuraient-elles. C’est d’une criante injustice. Le célibat n’est-il pas par-dessus tout l’état agréable au Seigneur ?

Le vicaire tâchait de mettre la paix, les assurant qu’un célibat bien porté ne nuisait pas, au contraire ; mais qu’un joug marital non moins bien supporté n’était point sans mérite. Ces demoiselles prirent une attitude de componction, affectant de marcher deux à deux, en bridant encore davantage, s’il est possible, les jupes plates collées à leurs inexpressibles.

Le résultat du sermon de l’abbé eut ce dénouement : c’est que beaucoup de femmes, drapées dans leur fière mélancolie, paraissaient des victimes vouées à une destinée effroyable ; et, comme sous l’effet de la reprise de la Case de l’Oncle Tom à l’Ambigu, l’on entendit un jour la cuisinière du percepteur des douanes répliquer à son maître qui lui demandait un tire-bouchon :

— Monsieur, mon corps peut vous appartenir, mais mon âme, jamais !

M. de Trigonec se frottait les mains ; il avait ouï raconter le petit mouvement exécuté par les bons pères ; il savait, en outre, que Mme de Trigonec se disposait à adresser un cadeau sérieux au P. Loreau. Il résolut donc de frapper définitivement le grand coup.

— J’aurai raison de ces gredins-là, se dit-il ; je les tuerai sous le ridicule. Et, si j’échoue, j’en serai quitte pour partir immédiatement à Paris. Mais si j’ose ouvertement me moquer d’eux et que j’aie seulement deux ou trois alliés, quel triomphe, et quelle réputation de bravoure ! Le gouvernement est capable de m’adresser des offres.

Cependant Mme de Trigonec faisait demander à Paris, rue Saint-Sulpice, un calice en vermeil aux ciselures richement fouillées. Il s’agissait de graver le chiffre du P. Loreau, ce qui occasionnait un léger retard. Elle en profita pour écrire une lettre pesée, calculée, mûrie, qu’elle recommença quatre ou cinq fois, se répétant qu’elle écrivait en vue de la postérité.

M. de Trigonec, de son côté, ne perdait pas son temps ; il s’agissait de gagner Svdonie, la femme de chambre de sa femme. Faute de ce faible auxiliaire, tout pouvait échouer.

— Sydonie, lui dit-il un matin en affectant un ton très-grave, j’ai à vous parler, mon enfant ; venez dans mon cabinet.

Sydonie suivit son maître, assez interloquée.

— Ma fille, poursuivit celui-ci, vous n’êtes pas sans avoir remarqué la mésintelligence qui s’est élevée entre votre maîtresse et moi. Vous m’envoyez excessivement malheureux.

Flattée de recevoir une pareille confidence, la soubrette baissa et releva alternativement les yeux en poussant un petit soupir.

— Savez-vous pourquoi je vous fais venir ? Voici simplement mon projet. Je veux me réconcilier avec ma femme.

— Ah ! Monsieur ! fit la femme de chambre, tout le monde dit que ça ne se peut plus.

— Bah ! quand je vous aurai communiqué mon idée…

— Monsieur est trop bon.

— Mon plan, Sydonie, est d’une exécution facile. Je voudrais déposer un billet de mille francs dans le calice que Madame doit vous envoyer porter demain au P. Loreau, y joindre ma carte et causer à Mme de Trigonec l’émotion fort légitime et inespérée d’apprendre ainsi que je cesserai d’être un adversaire pour l’excellent père. Vous êtes une personne intelligente, mon enfant, et vous comprenez que je n’ai pas de meilleure façon de terminer cette querelle ridicule dont chacun glose dans la ville.

— Monsieur est bien aimable de me raconter ça. Si Monsieur veut, je lui apporterai demain le calice ; il lui sera facile de mettre l’argent dedans, et je ferai la double commission de Monsieur et de Madame.

— Non, non, Sydonie. Je veux, au contraire, que l’envoi soit fait au nom seul de Mme de Trigonec. Je tiens à m’effacer derrière ma femme, et à lui causer une véritable surprise, lorsqu’elle saura qu’un don, qui ne peut venir que de ma main, accompagnait son offrande.

— Soyez tranquille. Monsieur, je me tairai. C’est égal, c’est quand même beau à raconter. Si tous les maris de Quimper agissaient comme Monsieur…

— Vous comprenez, Sydonie, que toutes les femmes ne sont pas Mme de Trigonec.

— C’est ce que je voulais dire à Monsieur.

Là-dessus, Sydonie se retira très-impressionnée.

— C’est embarrassant, au fond, pensait-elle. J’ai peut-être tort d’agir sans consulter… Cependant c’est dans une intention louable, et je n’ai pas de raison pour refuser à Monsieur.

Vers le soir, agitée par sa conscience, la femme de chambre demanda à aller se confesser, et s’en fut à la communauté trouver le P. Antoine auquel elle raconta l’incident de la journée.

— Un billet de mille francs dans un calice d’or ! se récria le père. Je vous octroie de suite mon autorisation pour nous l’apporter. Vous ferez une œuvre méritoire et dont Dieu vous tiendra compte.

On conçoit que la camériste n’hésita point à remettre à M. de Trigonec la petite caisse en question, arrivée le matin de Paris, et dont il s’agissait de faire sauter le couvercle afin de déposer le soi-disant billet de mille francs. Sydonie pensait assister à l’opération, mais elle avait compté sans un certain ton impératif qui la priait de sortir deux secondes.

Cependant toute la ville de Quimper était avertie que Mme de Trigonec allait offrir un cadeau princier, consistant en un merveilleux ouvrage d’orfèvrerie, que l’on devait déposer le dimanche de Pâques à la chapelle de la communauté.

La curiosité de connaître et de palper ce cadeau s’empara si vite de ces cervelles à moitié fondues sous le soleil eucharistique, qu’on décida qu’il resterait exposé dans la sacristie, à la libre dévotion des fidèles, qui seraient admis à le visiter à tour de rôle.

L’archiconfrérie de la Vierge fut convoquée afin d’assister au déballage que l’on annonça presque solennellement.

Les convenances exigeaient que Mme de Trigonec s’abstînt de paraître au prône où elle savait que lecture serait faite, en guise d’exhortation, de la lettre édifiante qu’elle adressait au P. Loreau.

Le moment d’exhiber l’objet arriva enfin. Pendant cette délicate opération, l’heureux révérend revêtit son surplis, se disposant à monter en chaire. Le suisse l’attendait respectueusement. Au moment où il frappait ses trois appels de hallebarde et où le P. Loreau quittait la sacristie, le bedeau donnait le premier coup de marteau à la caisse. Un second coup fit sauter le couvercle. Une légère surprise se manifesta immédiatement. On s’attendait à trouver dans la boîte un riche écrin, digne du précieux bijou annoncé. Tous les yeux se fixèrent cependant pleins de convoitise sur l’objet, soigneusement enveloppé d’un triple papier de soie. Toutes les lèvres s’ouvrirent et toutes les mains s’avancèrent. Le P. Antoine désentortilla avec déférence le cadeau de Mme de Trigonec et poussa soudain une sourde exclamation. L’horreur le disputait à la honte, la honte à la colère ; son cou se raidit, ses dents s’entre-choquèrent, ses mains frémirent, il faillit tomber. Le digne père venait d’exhiber un irrigateur, d’un format moyen, fort savamment entouré de son conduit vert. Le bout d’ivoire, au lieu de disparaître discrètement dans un angle de la boîte, semblait se redresser animé d’une provocante malice, et surgir dans le serpentement du tuyau en caoutchouc, en pointant de toute sa raideur au nez du malheureux P. Antoine qui le regardait d’un air abruti.

On se crut, un instant, dans la pieuse assemblée, en proie à un formidable rêve, à quelque chose de semblable à la violation d’un vase sacré. Du reste, il n’y avait pas à s’y méprendre, c’était bien là ce que l’on avait voulu offrir au P. Loreau en guise de calice.

Et, pendant ce temps, on entendait la voix retentissante du confesseur de Mme de Trigonec, clamant du haut de la chaire, la lettre pieusement décachetée devant l’assemblée des fidèles :

« Mon révérend, — disait la lettre, — je souhaite qu’en élevant entre vos mains vénérées cet objet précieux, vous daigniez m’accorder la situation que je désire tenir en votre esprit. Je serai près de vous, par la pensée, chaque fois que vos doigts consacrés effleureront le saint métal qu’avec respect j’ai fait travailler pour l’usage et la pratique que j’espère vous en voir faire quotidiennement. Je vous en prie, ne vous servez pas d’un autre calice que celui-ci ; prenez-le, du moins, de préférence à aucun autre. J’ai cette pieuse jalousie de désirer que le vase, consacré sous vos pratiques augustes, vous soit sans cesse présent à la mémoire, comme un symbole consolateur. Buvez, ô mon révérend père ! buvez, dans ce vase que je vous présente, la vie que je voudrais, à mon tour, qu’il me fût permis de prendre sur ses bords. Je n’aurai pas le bonheur d’en subir le contact, une fois que vous vous en serez servi, puisque les rites sacrés s’y opposent ; mais, du moment qu’il aura touché votre sainte personne, qu’il l’aura accompagnée aux processions, je suis convaincue que rien qu’un seul attouchement de cet objet dont vous êtes maintenant le légitime propriétaire aura le pouvoir d’opérer des miracles, de calmer la fureur des uns et l’impiété des autres.

« Puisse votre âme, mon révérend père, monter à Dieu comme le saint calice que je vous offre ; c’est-à-dire, le suivre dans son essor lorsque vous l’élèverez entre vos mains. Je souhaite qu’il soit vraiment pour vous une source d’eau jaillissante, une fontaine de grâce, une auge sacrée dans laquelle vous retremperez toujours, et sans cesse, votre existence terrestre, qui nous est si nécessaire, mon révérend.

« Je souhaite enfin que votre bouche s’approche, assoiffée d’ivresse, de l’orifice sacré, qu’elle y boive la sagesse qui dicte ses discours, l’abondance, la douceur et l’onction qui nous les font chérir. »

Le P. Loreau continuait sa lecture, en y apportant une telle conviction, qu’il ne se sentait pas tirer par son surplis. Il allait, soulignant onctueusement certains passages de la lettre de Mme de Trigonec. Il fallut qu’une interpellation d’un vicaire, un peu accentuée, le forçât à retourner la tête.

— Mon père, disait le jeune vicaire, terminez au plus vite, je vous prie. Il se passe des choses inouïes.

Ne soupçonnant rien, le P. Loreau s’empressa de recommander aux prières de tous la pieuse femme qui donnait un pareil témoignage public de sa munificence envers l’Église. Et il termina en récitant un Ave Maria qui précipita les fidèles contre les dalles avec fracas.

Ce qui se passa fut simplement soupçonné ; car on venait d’entraîner le père vers la sacristie, où les portes se refermèrent derrière lui. On apprit seulement qu’un coup de sang, une colère apoplectique, — assurait malignement l’archiconfrérie, — en atteignant subitement l’abbé Loreau, le contraignaient à rester enfermé chez lui durant une semaine.

Comment Mme de Trigonec apprit-elle la vérité ? Nul ne saurait le dire encore à Quimper. Ce ne fut certainement pas au confessionnal. Mais, un mois après, le P. Loreau recevait son changement ; et ceux qui se trouvèrent au courant du scandale commis, virent M. de Trigonec sortir un matin du cabinet du Préfet, la satisfaction peinte en son visage.

Aux prochaines élections, il était porté sur les listes des candidats du gouvernement et présenté à l’Élysée. Il siège aujourd’hui parmi les députés gambettistes, et s’est distingué dernièrement, au moment du décret rendu pour l’expulsion des révérends pères. Sa femme doit lui intenter un procès en séparation ; mais son principal grief à articuler contre lui est si scabreux qu’on ne sait encore comment elle s’y prendra. Et, dernièrement, elle assurait sans malice qu’elle ne savait de quelle façon son avocat aborderait la question des « vases sacrés ».