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Les Nouvelles drolatiques/Un mariage à Constantinople

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(volume IIp. 7-50).


UN MARIAGE
À CONSTANTINOPLE



Tu m’as demandé, ma chère Louise, le récit très-détaillé des singuliers incidents qui précédèrent mon mariage à Constantinople. Je t’avais, je crois, déjà parlé de ce jeune homme élevé au collège arabe, au moins aussi Français que nos Parisiens, mais dont le type oriental m’impressionnait assez vivement pour qu’à l’ouverture que m’a faite lord Albermale, mon père, à propos d’un mariage, j’aie franchement répondu : oui.

Tu as déjà vu Ali, à la légation britannique ; à ce moment, il était sur le point de devenir sujet anglais, grâce à certaines conventions passées entre Londres et le gouvernement turc. Il paraît d’ailleurs qu’à ce moment, le Sultan envisageait complaisamment ce changement de nationalité ; car il permettait à un de ses sujets de servir ses vues conciliatrices en lui donnant, comme on dit vulgairement, un pied dans la diplomatie anglaise et un autre dans les conseils privés de Sa Hautesse qui n’est pas précisément forte en logique. Ali a, du reste, avoué confidentiellement à mon père qu’il aimait autant appartenir de cœur et d’âme à une nation dont l’avenir lui paraissait arrêté dans la politique contemporaine ; si bien que les démarches se sont multipliées, et qu’aujourd’hui Ali a abjuré son caractère d’affreux mahométan pour l’anglicanisme le plus renforcé. À te parler franc, je ne pense pas qu’il se soucie beaucoup de l’un ou de l’autre. En ce qui me regarde, pourvu qu’il circule dans ses veines un peu de feu liquide, qu’il soit léger d’allure, étourdi de paroles, rapide de geste, mordant de la voix et savoureux d’aspect, je lui passe gaiement le reste. Je vois d’ici un coin de tes lèvres s’abaisser tout à coup vers le menton, et remonter pour se tirer ensuite du côté des oreilles. Quand nous dessinions, toi et moi, les têtes d’expression à l’atelier de M. T…, cela s’appelait tracer une moue dédaigneuse. Mes estompes s’écrasaient toujours en dessinant cette moue-là : mais toi, tu la réussissais parfaitement, il m’en souvient. Eh bien, ma chère, à ton aise. Recommence ta grimace préférée, je l’accepte ; elle ne peut rien, Mademoiselle, sur mon stoïcisme. Il m’aime, je l’aime, et… Mais attends la suite.

Nommé vice-gouverneur de Pondichéry, mon fiancé turc, au lieu de se livrer aux démonstrations de gaieté que j’attendais, vu le poste brillant accordé à ses capacités, devient fort soucieux, et je ne peux venir à bout d’avoir le mot de l’énigme. Cependant voici ce que j’ai appris :

Il paraît qu’Ali s’est chargé de remettre à je ne sais quel chef indien, au nom de Sa Hautesse le Sultan, une demi-douzaine de femmes du sort desquelles il est chargé de répondre jusqu’au jour où sa mission sera remplie. Désirant conserver ses bons rapports avec le gouvernement turc, l’ambassadeur d’Angleterre a autorisé secrètement notre futur vice-gouverneur à accepter cette délicate opération. J’ai beau chercher, je ne vois pas d’autre motif aux préoccupations qui assiègent Ali. La fréquence de ses entretiens avec mon père me confirme encore dans cette idée. Il est vrai que le Sultan lui octroie tous les pouvoirs, afin que sa cargaison humaine arrive…, comme elle doit arriver, sans avarie, sans maladie, sans que le nombre de ces dames soit diminué le moins du monde. Mais cela n’empêche qu’il ne soit vivement préoccupé ; à chaque moment il s’enfuit du côté de sa plantation et revient en courant, cause un quart d’heure, repart et arrive de même. Cette malencontreuse confiance de Sa Hautesse fait de celui qui doit être mon mari un être aussi capricieux que bizarre.

Or, il y n deux jours, cachée dans la verandah, j’ai vu mon père et lui causant à voix basse, ne se doutant pas qu’il me fût possible de les surprendre, et voici textuellement leur conversation :

— Je vous assure que je n’ai que ce moyen, faisait Ali en frappant du pied.

— J’ai entendu, c’est vrai, parler de cet usage, disait lord Albermale, mais je le croyais tombé en désuétude.

— On ne saurait abolir une coutume nécessitée par les mœurs, les habitudes, le climat, l’éducation du harem, et par-dessus ces raisons, le tempérament des Orientales.

— Mais n’avez-vous pas le droit d’user de certaine ceinture de chasteté qui… ?

— Bah ! qu’est-ce que cela ? Voyez la Revue anthropologique, qui contient un article du docteur Broca ; vous y lirez qu’un Turc en voyage, qui veut éviter des désordres dans son harem, est obligé fatalement de recourir aux moyens dont je vous parle.

— Diable ! un eunuque ne vous suffit pas ?

— Il n’est aucun gardien qui tienne devant des femmes qui ont résolu de vous tromper.

— Tâchez au moins que ma fille ne se doute de rien.

— Il est impossible qu’elle arrive à connaître un usage aussi local, et tenu secret pour les habitants des contrées occidentales.

Et il ajouta une minute après :

— Que voulez-vous ? à un moment donné, si les plus récalcitrants sont ployés comme des chênes par l’amour, que doit-il advenir de ces filles du désert, quand elles s’entendent solliciter ? Vous pouvez être certain que nous sommes justifiables d’user de pareilles précautions.

Tu n’y comprends pas grand’chose, n’est-ce pas ? et moi pas davantage. Voulait-il parler d’un secret qu’il possède pour empêcher les femmes d’aimer ?

Mais que devins-je, lorsque j’entendis ces derniers mots prononcés sur le ton d’une exaspération violente :

— Je les ferai coudre, mylord ; je n’ai absolument que cette ressource-là ; il le faut, avant notre départ.

Tu peux t’imaginer ma surprise et penser comme je suis hésitante quand je cherche à m’expliquer ces paroles. Ali avait-il l’intention de se livrer à cet acte de barbarie qui consiste à jeter des femmes dans le Bosphore après les avoir fait coudre dans un sac ? Je crus que des ordres reçus soudain l’obligeaient à s’en constituer le bourreau. Mes cheveux se hérissent d’horreur quand je m’arrête à cette idée. Je ne l’épouserais certes pas si cela était ; c’est-à-dire je l’épouserais quand même… parce que le Bosphore ne coule pas à Paris ; mais enfin il est certain que je ne voudrais pas que mon mariage soit inauguré sous de pareils auspices. Penses-y, ma belle. Qu’est-ce que peuvent signifier ces expressions échappées à mon aimable fiancé ?

En attendant, je ne sais pas de quelle diablesse d’exécution il s’agit, mais il me semble qu’il vaudrait mieux tenir secrètes les fautes de ces femmes si elles en ont commis, et les conduire tout bonnement au chef indien, qui déciderait de leur sort à notre arrivée à Pondichéry, que de se faire les complices de cette loi musulmane si impitoyable. Mon fiancé, qui sert de tuteur à ces aimables Circassiennes, me paraît tenir d’une façon par trop rigoureuse à l’honneur de Sa Hautesse. Il y a loin de Pondichéry à Constantinople. Le chef indien ne se douterait peut-être de rien, rien du tout, et remercierait le Sultan, comme si les femmes qu’il en recevra étaient des anges de vertu. Crois-tu vraiment que, de là-bas, il s’amuserait à récriminer contre la valeur et l’authenticité du cadeau ? Un chef indien qui, sans doute, ne sait seulement pas écrire, ma chère !… Vraiment il faudra que je parle au seigneur Ali, et que j’obtienne un adoucissement pour ses captives.

Moi, d’abord, je t’avertis que je vais veiller et que je découdrai plutôt tout ce qui sera cousu autour de moi, que de laisser une telle infamie s’accomplir.


Même jour, 3 heures de l’après-midi.

Je viens d’avoir un bout de conversation avec un des valets de chambre d’Ali, qui ne cherche qu’à causer. Feignant l’indifférence, je m’arrêtai cinq minutes en un lieu de l’allée où je le rencontrai m’apportant des fleurs ; je l’emmenai sous la verandah afin de lui demander si son poste de gardien du harem était difficile à exercer.

— Je le remplis scrupuleusement, me répliqua ce digne serviteur ; d’autant mieux, Mademoiselle, que mon maître me rendrait responsable de la moindre infraction disciplinaire. Ces dames sont un peu difficiles à mener, mais nous prenons des précautions. C’est surtout quand Monsieur s’éloigne que ma mission est délicate.

— Mais enfin pourquoi veut-il donc qu’on les… couse ?

— Je vois que Mademoiselle est au courant. Je répondrai donc à Mademoiselle que la précaution est certainement urgente.

— Comment, vous aussi, Jack !… vous sanguinaire !… vous que je croyais un philanthrope !

Jack se redressa, flatté.

— Que Mademoiselle se rassure ; on en revient.

— Comment, on en revient ? Je la trouve forte, celle-là !

Jack cligna de l’œil :

— Bast ! J’en ai connu, moi, qui se laissaient tranquillement faire au moment du départ du maître, et qui, lorsqu’il était loin, en étaient quittes pour corrompre un serviteur.

— Ah Dieu ! que ne le disiez-vous de suite ! moi qui les croyais sans protection, sans aucun être humain pour s’intéresser à leur sort ; moi qui leur offrirais plutôt de les aider, s’il n’y avait personne à leurs côtés dans une circonstance aussi atroce, aussi… épouvantable.

— Mademoiselle est trop serviable ; ce n’est pourtant pas son affaire.

— Comment, pas mon affaire ! Mais enfin ce sont de mes semblables, au bout du compte, dont il s’agit.

— Si Mademoiselle voulait me promettre le secret, je lui avouerais quelque chose.

— Allez, allez, Jack ; je le garderai, sur mon honneur.

— Eh bien !… moi qui vous parle, j’en ai déjà décousu, de ces dames, et plus d’une fois, encore.

Et là-dessus, il éclata de rire.

— Vraiment ?… Brave Jack ! donnez-moi la main.

Stupéfait, Jack s’arrêta sans oser prendre ma main tendue.

— Que dit Votre Grâce ?… balbutia-t-il.

— Je dis que voici ma main, parce que vous êtes un brave et digne garçon, Jack, un bon sujet de Sa Majesté, qui ne vous faites pas le complice de semblables tortures. Je parlerai de vous à mon père.

— Mais, Mademoiselle, je suis perdu si Sa Seigneurie se doutait…

— Soyez tranquille, répliquai-je en reprenant toute ma dignité, soyez tranquille. Du moment où je lui aurai expliqué mes raisons, aucune disgrâce ne vous atteindra.

Jack salua très-bas, mais inquiet au fond, et comme il allait se retirer, j’ajoutai avec feu :

— Répétez à celles dont vous êtes un des gardiens, qu’elles ont une amie, un auxiliaire inconnu qui, au moment du danger, ne craindra pas d’agir. Allez, Jack, allez, et n’oubliez pas que je veux que vous fassiez ma commission.

Le domestique d’Ali s’inclina et sortit.

Je respirais, enfin ! Il ne s’agissait plus de précipiter des femmes dans le Bosphore, mais simplement de les coudre… Dans quelle intention vexatoire ? Cela, je le comprenais ; mais je ne voulus point demander d’autre renseignement. J’aurais craint de donner à Jack une faible idée de mon intelligence en lui divulguant ce que mon enfantine imagination s’était forgé, tout imbue des préceptes de la loi musulmane, et j’arrêtai là mon enquête, me répétant intérieurement : On les coud, c’est évident ; comment les coud-on ? Dans des sacs comme autrefois ? dans des bandes d’étoffe ? dans des ligatures de toile ? À la fin cela m’était presque égal, devant ma ferme résolution d’atténuer à tout prix l’effroyable exécution que j’avais redoutée.

Et, cependant, je ne pouvais chasser de ma pensée, ces paroles proférées à mon père : « Je les ferai coudre avant mon départ, mylord… Je les ferai coudre ; je n’ai que cette ressource. »

La chaleur tombait accablante. Quittant la verandah, je me dirigeai dans un petit sentier aboutissant à la plantation d’Ali. Au bout d’un quart d’heure de marche, je regardai ces murs en rocaille dans lesquels sommeillaient ces mystérieuses houris, objet de sollicitudes si ardentes. Sans gouvernante et sans femme de chambre, je ne me dissimulai pas que je faisais là une grave infraction à l’étiquette. Mais j’allais, j’allais toujours, attirée par le singulier aspect de cette construction dans laquelle je savais que des femmes attendaient d’une minute à l’autre l’exécution d’une mesure barbare.

— Quand on pense, me disais-je, que si je n’étais pas là, ces malheureuses expieraient cruellement une œillade ou un geste imprudents !

J’en arrivais à une très-haute opinion de ma petite personne. À soi seule déranger les projets d’un despote comme le Sultan : il y avait de quoi s’enorgueillir.

Tout en réfléchissant, je ne m’apercevais pas qu’on m’examinait à travers le treillis d’un moucharabieh ; un bruit de voix me fit lever la tête ; des pas résonnèrent à l’intérieur ; une porte s’ouvrit, et figure-toi ma surprise en distinguant une vieille dame en robe de chambre tirant sur l’orangé, qui vint à moi d’un air soupçonneux, pour s’incliner subitement avec les signes d’un profond respect.

— Mademoiselle est la fille de lord Albermale ?

— Oui, Madame.

— Entrez, Mademoiselle, entrez ; vous êtes la bienvenue.

— Mais je ne sais… c’est peut-être indiscret.

— Indiscret ! La fiancée du seigneur Ali n’est-elle pas ici chez elle ? La maison entière vous appartient, chère Miss. Ordonnez, nous vous servirons, trop heureuses d’être agréées de Votre Grâce.

Malgré la servilité de semblables paroles, je ne les écoutai point sans un vif plaisir, puisqu’elles me permettaient d’entrer… là où se passaient tant de choses.

— Vous êtes, Madame, affectée à la direction de cette maison ?

— Oui, Miss. À part certains actes commis par mes pensionnaires et desquels je dois référer au seigneur Ali, tous les autres me regardent ; j’ai droit de punir ou de gracier à mon bon plaisir.

— Mais comment se fait-il que, n’étant point Turque, vous acceptiez un emploi équivalent à celui d’un fonctionnaire du sérail ?

— Ah ! c’est une longue histoire. À Paris, j’étais simplement dans le commerce ; j’achetais de vieilles étoffes et je les revendais comme neuves. Ça n’allait pas.

— Dame !

— Vous dites ?

— Je dis : Dame !

— Je croyais que vous vouliez dire autre chose. Mes clientes se plaignaient ; j’acceptai de partir avec Ali, l’excellent Ali. Pardon de ma familiarité, Miss, j’ai connu cet intéressant jeune homme quand il avait vingt ans, et mon indulgence pour lui est sans bornes.

Son indulgence pour Ali ? qu’est-ce que cela signifiait ? Celui qui devait être mon mari avait besoin de l’indulgence de cette vieille sorcière ! Quoique abominablement dépitée, je résolus de tout savoir, et affectant un air riant :

— Il me paraît, Mistress, que l’homme que j’épouse a coulé une existence assez joyeuse… ?

Elle baissa ses paupières dépourvues de cils. Je repris :

— La nature de ses plaisirs le porte, il me semble, à tourmenter un peu le sexe auquel j’appartiens ?

Et, comme je voulais lui montrer que je savais ce qui se passait, j’ajoutai avec intrépidité :

— Depuis que nous devons partir pour Pondichéry, je n’entends parler que de son projet de faire coudre une demi-douzaine de femmes dont il est le gardien responsable.

À ma grande surprise, mon interlocutrice repartit sans fausse honte :

— Si vous aviez vu mes pensionnaires, Miss, vous reconnaîtriez vous-même qu’il est impossible d’agir autrement à leur égard.

— Ah ! par exemple, Madame… Pardon, quel est votre nom ?

— Jackson, Miss.

— Par exemple, madame Jackson, il me paraît que, pour une compatriote, vous déraisonnez complètement. Comme moi, vous êtes sujette de Sa Gracieuse Majesté la reine Victoria, et d’autres sentiments devraient battre chez vous.

— Miss, Miss, reprit-elle stupéfaite de son emportement, le seigneur Ali, votre fiancé, a une de ces responsabilités quasi politiques, en présence de laquelle il n’y a pas à hésiter, et il doit… et il est tenu de livrer ces femmes, au nom du Sultan, au représentant d’une grande puissance. Au moment d’effectuer un aussi long voyage, il faut qu’il prenne ses précautions ; il y va, voyez-vous, presque de sa tête.

Frappée du ton emprunté par mistress Jackson, je me demandai en quoi la tête d’Ali touchait de si près à cette barbare couture qui devait entraver l’existence de mes protégées, et je continuai :

— Quand un coup d’œil ou deux s’échangeraient entre une de vos houris et un passant, la belle matière à jalousie ! Je vous demande s’il y a nécessité de faire coudre des femmes pour cela !

C’est alors que la duègne, me supposant plus instruite que je ne l’étais réellement, se pencha à mon oreille et murmura :

— Tenez, Miss, sachez la vérité ; je ne suis point cruelle, et puisque vous voulez savoir, eh bien, mon Dieu, j’en ai décousu… encore bien plus que je n’en ai cousu.

— Bon, me dis-je, c’est comme Jack ; il paraît qu’il n’y a que mon fiancé d’impitoyable.

Et j’ajoutai :

— Puisque vous vous laissez émouvoir de la barbarie d’une telle exécution, vous avouerez que ce n’est pas la peine de les coudre.

Probablement Mme Jackson resta abasourdie sous la logique écrasante de cette réponse, lorsqu’elle m’entraîna vers la fenêtre, et, m’indiquant une jeune fille en train de cueillir des fleurs :

— Tenez, vous voyez celle-là ?

— Oui.

— Eh bien, à ma connaissance, ça lui est arrivé quatre ou cinq fois d’en passer par où nous disions. Bast ! sitôt le maître absent, une paire de ciseaux faisait l’affaire, et elle était libre jusqu’à ce qu’il revînt. Nous en étions quittes pour la prier de se laisser recoudre quand nous pressentions son retour. Au fond, vous savez, l’habitude est tout ; ça gêne un peu la démarche le premier jour…

— Comment ! ça gêne la démarche ! Vous en parlez à votre aise. Je crois que cela doit l’obstruer furieusement.

— Je n’en sais rien, fit Mme Jackson en levant les épaules, vous comprenez qu’il ne m’est jamais arrivé de subir ce traitement.

— Il ne manquerait plus que cela ! il faut être Turque, ma parole d’honneur, pour ne point s’émouvoir davantage. Mais alors, continuai-je, que dirait Ali s’il s’apercevait du subterfuge ?

— Ce qu’il dirait, ce qu’il dirait… Il est probable qu’il tomberait dans une rage épouvantable.

— Alors, vraiment, vous croyez que les ordres qu’il vous donne sont aussi absolus ?

— C’est tout ce qu’il y a de plus sérieux.

— Bon ! pensai-je ; j’avais rencontré juste. Il se contente d’enfermer ses houris dans des sacs. C’est égal, cela n’en est pas moins épouvantable.

Quoique rassurée par Jack, rassurée par mistress Jackson ; quoique l’idée de mort violente disparût complètement de mon esprit, je n’en constatais pas moins un traitement inique qu’on se préparait à faire subir. Je ne voulais pas ressembler à une petite écolière en ayant l’air de demander des détails qu’on ne m’aurait certes point donnés si j’avais paru les ignorer ; mais j’aurais livré ma bague de saphirs pour que mon interlocutrice se décidât à me révéler complètement les choses que j’ignorais.

— Dites-moi, je vous en prie, Madame, continuai-je en affectant une attitude dégagée, combien de temps pourrait durer cette mesure que mon fiancé Ali parlait de prendre au moment du départ quand il jurait à mon père qu’il allait « les faire coudre » ?

— Oh ! Miss, cela durera toute la traversée, et il est probable qu’on livrera ces dames… telles qu’elles seront, au chef indien.

Je retombai dans mes perplexités ; car, au bout du compte, quoique ce ne fût pas précisément la même chose d’être enfermée dans un sac ou jetée dans le Bosphore, il n’y en avait pas moins une… couture qui devait priver mes protégées de l’usage de leurs membres. Le bon sens, la logique, l’évidence, la réalité, en un mot, me démontraient qu’être privée de sa liberté d’allure pendant un jour pouvait encore s’accepter, mais durant des mois cela devenait, somme toute, une cruauté sans exemple.

— À leur place, dis-je à mistress Jackson, j’aimerais mieux être enfermée dans une cellule et ne pas y voir clair, que d’endurer pareil supplice.

— Je vous réponds, Miss, qu’elles trouveraient quand même moyen d’échapper à notre surveillance. D’ailleurs ces dames ne font guère attention, je vous assure, au traitement en question. Depuis le déluge de Deucalion, c’est passé en usage chez ces races-là.

— En usage, en usage…

J’allais de nouveau m’emporter, mais, levant les yeux au cartouche d’argent ciselé du petit salon mauresque, je vis qu’il marquait quatre heures. Je n’avais que le temps de repartir et de me faufiler dans le jardin de notre villa, si je voulais être quitte de remontrances et de vexations. Je remerciai mistress Jackson d’un signe de tête, et, une fois dehors, je me mis à courir. Mais le soir en sortant de table, n’y tenant plus, et folle de perplexité, je résolus d’avoir un entretien sérieux avec Ali. Pendant que ces dames se précipitaient dans le petit boudoir bouton d’or pour fumer quelques cigarettes ; pendant que l’on causait loin de nous, j’entraînai Ali sous la verandah.

— Monsieur, lui dis-je, en mettant mes mains sur mon cœur comme si j’avais craint qu’on ne l’entendît battre, je vais vous paraître bien coupable, mais n’importe. Je préfère commettre une infraction aux convenances, que de laisser une infamie s’accomplir.

La figure d’Ali exprimait clairement :

— Se moque-t-elle de moi ?

— Monsieur, vous n’avez pas toujours été aussi sévère que vous l’êtes pour de pauvres filles. Vous devez avoir eu vos instants d’oubli, d’égarement ; il vous est donc facile de comprendre que nous autres femmes sommes aussi faibles que les autres.

— Je tremble de comprendre, Mademoiselle.

Et Ali s’essuya le front. Je vis en effet qu’il se troublait.

— C’est bon signe, pensai-je. J’ai touché une corde. Je vais continuer à l’émouvoir.

Et tout haut :

— N’est-ce pas, Monsieur, que vous ne pouvez pas être sans pitié aucune envers une femme qui vous avouerait humblement… la vérité ?

— Au contraire, je lui offrirais… l’hospitalité, si sa famille la repoussait.

— À la bonne heure ! Je suis heureuse de vous entendre parler ainsi. Je vais continuer à m’expliquer.

— De grâce. Mademoiselle, reprit-il courtoisement, mais devenant d’une pâleur effrayante, de grâce… n’achevez pas. J’aime mieux cela.

— Et pourquoi n’achèverais-je pas ? Ai-je donc fait un vain appel à votre générosité ?

— Non, Mademoiselle. La preuve… c’est que je vous jure, sur la mémoire de ma mère… de raconter à lord Albermale que c’est vous seule qui m’avez refusé. Les vôtres ne soupçonneront rien, je vous l’affirme. Vous pourrez encore être heureuse… avec un autre.

Les larmes me vinrent aux yeux.

— Mon Dieu, dis-je à mon fiancé, qui parle de ne vous point épouser, Monsieur ? Je vous demande, au contraire, au nom de notre alliance prochaine, de m’accorder une faveur, une grâce, en vous taisant un aveu qui, à vos yeux, peut me faire taxer d’étourderie ; et c’est pour cette étourderie que je réclamerai avant tout votre indulgence.

Il y eut sur la figure du jeune homme une telle angoisse d’attente, un tel souffle d’espérance courut dans ses yeux, que, presque en balbutiant, j’ajoutai :

— N’est-ce pas, Monsieur, que vous ne voudrez pas inaugurer notre union par une exécution digne des temps barbares, et qu’à ma prière vous révoquerez l’ordre de coudre chacune de ces infortunées esclaves qui, d’après un mot de vous, se préparent à tant souffrir ?

— Où sommes-nous ? s’écria Ali, emporté par je ne sais quel rire irrésistible. Qu’est-ce que tout cela signifie ?

J’étais furieuse qu’il rît autant. Mais je prêterais encore ce rire à la souffrance qu’il manifestait l’instant avant.

Cependant je résolus de me montrer très-vexée.

— Cela signifie, Monsieur, que vos serviteurs eux-mêmes n’ont pas toujours accepté l’iniquité de vos mesures rigoureuses. Il y a parmi vos inférieurs des cœurs généreux qui se sont révoltés des soins dont vous les chargiez ; cette brave mistress Jackson a secrètement défait ce que vous lui aviez ordonné d’exécuter. Vos complices ont souvent gémi d’être les bourreaux de ces jeunes filles sur lesquelles vous appesantissiez les effets d’une sévérité outrée… et, plus d’une fois, ils ont aidé vos victimes à déjouer le sort affreux auquel vous les aviez condamnées.

— Miséricorde, qu’est-ce que j’entends ? s’écria mon fiancé perdant sa retenue. Et, m’arrêtant au milieu de cette tirade dont je n’étais vraiment pas trop mécontente : — Vous êtes sûre de ce que vous avancez, au moins ?

— Comment, si j’en suis sûre ! Faut-il s’étonner qu’un peu d’humanité soit entré au cœur des hommes ?

— Mais dans ce cas je me suis ridiculement chargé d’une mission que je refuse de remplir ! Mais alors on s’est joué de moi ! Mais tout cela c’est infâme ! Et ces dames qu’on m’avait données comme des… qu’on m’assurait complètement…

Il s’arrêta, jugeant à ma mine étonnée que je ne comprenais rien à ce qu’il venait de débiter.

Depuis que j’avais parcouru les illustrations des romans de Paul de Kock, « Paolo di Coco », pour parler comme le pape, depuis les gravures placées dans les œuvres de ce « Coco » en question, je n’ai jamais vu mine plus exhilarante que celle du seigneur Ali quand je lui annonçai comment on avait tenu compte de ses ordres souverains.

— Mais alors tout le monde s’est donc f… de moi ! s’écria-t-il.

Il voulait dire : moqué de moi. C’est ainsi que je l’entendis.

Je ne sais si tu te souviens de cette farce de la Princesse enchantée, où la fée Ardente avait le don d’arriver juste à point pour une grosse affaire. Le prince Fanfaricet, ennuyé de ne pas trouver la princesse sa fiancée au rendez-vous, apprenait subitement qu’elle possédait d’excellentes raisons pour cela, vu qu’elle était changée en brebis depuis l’avant-veille. Il faisait retentir l’espace de ses doléances, n’écoutant point les sages représentations de la fée Ardente, qui prétendait l’exhorter à la patience. À la fin, il finissait par l’ennuyer de telle façon que la fée, pour l’obliger à rester tranquille et à écouter ses discours jusqu’au bout, forçait les pieds de l’aimable prince Fanfarinet à s’enraciner dans le sol.

Il en fut de même de moi au moment dont je te parle : je jouais exactement le rôle de la fée Ardente à l’égard du cher Ali, qui gardait ses pieds rivés comme une betterave dans la terre, ayant absolument l’air d’attendre les paroles magiques que ma bouche se refusait à prononcer pour les en desceller.

En cet instant, j’entendis partir de la pièce à côté un éclat de rire, puis la voix de lord Albermale répétant d’un ton plaisant :

— Non, Mesdames, non, la vie n’est pas autre chose qu’un contrat plus ou moins bien rempli par les parties engagées. Que ceux ou celles qui sont tentés de la considérer avec un romantisme renforcé me donnent un démenti ! Je déclare que les Chinois ont raison de tordre les pieds des femmes et de les emprisonner : on est sûr comme cela qu’elles n’iront pas vagabonder par les routes… Demandez plutôt à mon futur gendre Ali, qui s’amuse à pratiquer je ne sais quelle opération sur des femmes qu’il a eues dans son harem, afin d’avoir une garantie de leur sagesse. Cela promet de beaux jours à notre bien-aimée Julia…

Il allait continuer, lorsque Ali, auquel il fallait sans doute cette interruption pour le contraindre à faire un mouvement, se précipita vers lui, probablement afin de lui montrer que j’étais là et que j’écoutais.

Juge alors de ma perplexité ! Je crus être dupe de ma famille et de mon futur mari ; je crus deviner une effroyable habitude chez Ali d’user du traitement en question envers les femmes qu’il aimait. J’en apprenais de belles ! Aussi, je m’imaginai qu’on s’était servi d’un subterfuge pour m’expliquer la présence de ces femmes à bord du navire qui devait nous emmener à Pondichéry. Elles étaient tout simplement des… femmes de luxe, et moi on me destinait, d’après mes récentes convictions, à jouer le rôle de sultane favorite. Tu conviendras que cela existant, le sire Ali se trouvait un monsieur passablement retors.

Furieuse, j’allais et venais devant le grand sphinx en marbre qui s’étale dans notre vestibule, et comme tu sais que mes explosions de colère se traduisent toujours à haute voix, je gesticulais en criant :

— Où sont-elles, Monsieur, ces aiguilles avec lesquelles vous prétendez me coudre à mon tour ? Où sont ces outils sacrilèges grâce auxquels vous consommerez mon esclavage ? En quel métal précieux les avez-vous fait fabriquer ? Quand et quel jour en disposerez-vous ?… Montrez-les donc, si vous l’osez.

Avais-je, sans le savoir, crié trop fort ? mon courroux venait-il d’être commenté entre mon père et Ali ? Ce qu’il y a de certain, c’est qu’au moment précis où je poussais cette dernière objurgation, le bras de Sa Seigneurie lord Albermale entourait ma taille ; sa bouche moqueuse se penchait dans mon cou, et répliquait avec un à-propos et un flegme singulier :

— Vous êtes bien pressée, ô Julia ! Un peu de patience, ma belle, un peu de patience, ce ne sera pas long…

Pendant cinq ou six jours, Ali ne reparut pas. J’aurais pu supposer notre engagement rompu, n’étant l’attitude souvent malicieuse de lord Albermale, et la présence d’un régiment de couturières et de fournisseurs inondant notre villa les après-midi. Je n’osais réclamer aucune explication, me trouvant moi-même un peu confuse d’avoir été si loin dans ma chaleureuse défense pour des femmes qui, d’après ce que j’avais entendu, se trouvaient mes rivales. Ce qui me révoltait, c’est que mon père ne semblait pas plus s’apercevoir de la secrète opposition que je mettais à mon mariage que s’il n’eût jamais dû se contracter. On me traitait positivement en fille achetée. Faut-il t’avouer cependant que, malgré tout, l’habitude est si invétérée en moi, lorsque j’aime, que je finissais par concevoir une sourde inquiétude de certaine absence trop prolongée ? Je pensais que s’il tardait encore, je n’aurais pas alors le courage de me dédire, et, d’un autre côté, je souhaitais vivement causer une dernière fois avec lui avant de prononcer l’adieu que ma fierté me conseillait.

Au milieu de ces perplexités, mon père m’annonça un matin que les pièces nécessaires à notre mariage venaient d’arriver au consulat anglais ; mais que Ali ne serait là que le matin du jour où l’on devait nous marier.

Tu conçois mon désappointement. Comment lui signifier mes résolutions ? De quelle façon réclamer de sa part une dernière explication ? Je pris le parti de lui écrire la lettre suivante, me fiant à sa loyauté pour me répondre rapidement :

« Monsieur, je ne viens pas vous parler de ces viles créatures que vous avez eu l’audace de vouloir conserver à mes côtés, moi devenue votre femme ; j’avoue même que si j’étais moins imbue de mes principes (ce mot-là je l’écrivis très-gros et très-ferme), je plaiderais peut-être moins énergiquement ma cause et la leur, car si j’en obtiens le gain, cela aura pour résultat de me créer un voisinage révoltant dans votre propre maison. Pourtant, Monsieur, j’oserai vous déclarer que je redoute profondément, dans mon futur mari, des habitudes un peu trop… sultanesques, dont je n’ai jusqu’à présent caressé les excentricités qu’en lisant les Mille et une Nuits. Vous me répliquerez, Monsieur, que je ne suis pas une princesse des contes de fées, et moi je vous répondrai que le Sultan eût été mieux gardé par le cœur et l’amour de ses captives, qu’en employant des moyens barbares pour s’assurer de leur fidélité. Vous voyez que je ne cesse de faire allusion à la trop fameuse couture que, paraît-il, pour un oui ou pour un non, vous avez l’habitude d’interposer entre vos houris et… le monde des vivants. Eh bien ! oui, Monsieur, c’est cette couture qui m’offusque ; quand on pense que si j’étais votre femme, au moindre soupçon, en arrivant à Pondichéry, il ne s’en faudrait que de l’épaisseur d’un surjet pour que… la respiration et la… parole me soient à tout jamais enlevées… Ah ! Monsieur, vous figurez-vous que je n’aie pas de graves raisons pour désirer un éclaircissement positif au sujet du traitement qui m’attendrait si j’avais le courage de braver le péril ?

« Du reste, Monsieur, croyez que si je redoute ainsi votre autorité avant de la connaître, c’est que je n’aurais pas envie d’y faire la moindre brèche le jour où ma dignité personnelle ferait cause commune avec la vôtre ; si mon éducation ne m’avait pas à peu près déniaisée, reculerais-je à ce point à formuler envers vous des serments que je sens assez irrévocables pour ne pas être prononcés légèrement ?

« J’ai l’honneur, etc., etc. »

Quand cette lettre fut écrite, j’allai de mon pied léger trouver Sa Seigneurie, que je rencontrai un sécateur à la main, pour la prier de la faire parvenir de suite au personnage qu’elle regardait. Mon père prit gravement la lettre, la mit dans sa poche, m’assura que je pouvais être tranquille, et qu’il la joindrait à ses missives de la journée.

Tu crois peut-être que je fus plus avancée cinq jours après ? Pas le moins du monde, ma chère, et, s’il faut te l’avouer, c’était même encore pis, comme angoisse.

Ô inconséquence, ô illogisme, ô sempiternelle bêtise, ô curiosité ! quand on pense que je me laissai embrasser par Ali, conduire à l’autel, mettre ma main dans les siennes ; quand on pense qu’étourdie, effarée, honteuse et surprise, je répondis à son serment de n’aimer que moi par un serment absolument identique au sien, serment qu’on ne dut pas m’arracher de force, et qu’aucune inquiétude ne fit balbutier sur mes lèvres quand ce fut mon tour de le proférer !

Comme nous devions prendre la mer le soir même, j’allai de suite à ma cabine en sortant du consulat.

— À propos, me demanda tout à coup Ali, qu’est-ce donc que cette lettre que lord Albermale vient de me remettre à l’instant ?

— Il est bien temps, dis-je, ne pouvant m’empêcher de rire en reconnaissant ma propre épître.

Mais Ali décachetait et lisait :

— Heureusement, reprit-il en la glissant dans sa poche, que je ne la reçois qu’au moment où la réponse suivra immédiatement vos questions. Franchement, ma chère Julia, j’ai certainement passé à vos yeux pour…

— Pour un Turc, achevai-je. À propos, je ne vois pas vos Circassiennes. Les avez-vous fait jeter dans le Bosphore ?

— Non, Madame. Mes Circassiennes ont été reconduites au Sultan. Sans le vouloir et sans le savoir, vous m’avez fait connaître la rouerie de leurs procédés, et j’ai décliné la moindre responsabilité en ce qui concernait la validité de leur vertu. On en sera quitte pour en choisir qui seront encore à la mamelle, et peut-être, malgré cette précaution, la certitude sera-t-elle douteuse.

— Enfin, que deviendront vos pensionnaires ?

— Elles seront sans doute plus d’une fois cousues et décousues sans que votre bienveillante intervention puisse se placer cette fois entre elles et la destinée… Mais, permettez, ajouta Ali, que je sois maintenant sans partage à ma principale victime.

— Dites-moi, Monsieur le Turc : vous avez un peu beaucoup d’orientalisme dans l’humeur et le tempérament pour que je sois si vite rassurée. D’ailleurs, continuai-je en le repoussant légèrement, pourquoi ne pas m’avoir édifiée de suite quand je vous questionnais, quand j’étais si perplexe ?

— J’avais juré de ne vous tenir que de votre confiance, me répondit ce garçon à figure bronzée. Je vous rêvais m’aimant quand même, m’aimant malgré tout. Quoique les langues de mes domestiques m’aient fait passer à vos yeux pour un despote, je vous voulais, ma Julia, vous livrant à ce même despote et vous laissant enlever par lui, dussiez-vous en mourir ; et je me répétais : Si cette folle tête pousse l’amour pour venir à moi jusqu’à marcher sur ses terreurs, sur ses craintes, c’est que nous pourrons braver les Océans, et naufrager sur n’importe quelle plage…

— Mais comment ferez-vous, mon cher Ali, pour ne pas être un époux… jaloux ? Cela me paraît en dehors de vos habitudes.

— Peut-être bien, répliqua-t-il ingénument. Mais j’ai tant fait coudre de femmes qui me trompaient, qu’en n’employant plus ce moyen je serai sans doute mieux gardé.

— Mon cher seigneur, dis-je alors à Ali, tandis qu’il fermait les cloisons de notre cabine beaucoup trop tôt, à mon gré, pardonnez mes terreurs, mais vous n’empêcherez pas que je ne sois encore sous le coup des légendes qui escortaient votre réputation de haute turquerie, et que je vous voie environné d’une légion d’ouvriers porteurs d’aiguilles, de fil et de ciseaux terrifiants.

— Je ne nie pas vos appréhensions, Madame, me répliqua à voix basse mon mari, mais rassurez-vous ; dans cette… couture pratiquée à vif, que vous redoutez si fort, c’est moi seul qui agirai comme ouvrier, moi seul qui me servirai de… l’aiguille et qui l’enfilerai.

Ici, pour te paraphraser ce moment en versets bibliques, le voile du temple fut déchiré du haut jusques en bas, et plusieurs saints qu’on avait crus morts ressuscitèrent ; c’est-à-dire que mes sensations que je croyais passées à l’état fluide, que je supposais anéanties, prirent un corps et revinrent d’elles-mêmes m’assurer qu’elles étaient de ce monde. Il s’agissait, pour Ali, — afin de parler son langage, qui ne procède que par métaphores — d’arriver, à force de fioritures amoureuses, jusqu’à ce sanctuaire, jusqu’à ce saint des saints, où il m’assurait qu’en le laissant pénétrer à mes côtés, je pourrais défier la peur et les apparitions. Comment refuser de le croire ?… Il est des moments où la plus chaste sent un brouillard baigner ses yeux et ses membres, ce brouillard de l’évanouissement classique que le vieil Homère a personnifié dans le nuage dont il enveloppe Jupiter, s’oubliant cinq minutes entre les bras d’une déesse. Qui m’aurait dit que la torture supposée se transformerait pour moi en soubresauts de plaisir, en caresses étranges, éperonnant la chair, lui enfonçant leurs traits aigus, pour la forcer d’être toujours à hauteur des lèvres et la laisser ensuite toute martelée des assonances voluptueuses d’un tête-à-tête furtif ?

T’avouer que je pars pour Pondichéry le cœur absolument tranquille, je mentirais. Mais je ne déteste pas absolument ces transes qui me saisissent dans les bras robustes de mon Othello de mari.

Une heure après, nous saluions sur le pont, venu pour les adieux, lord Albermale, auquel j’ai été fort tentée de remettre cette lettre afin qu’elle t’arrivât promptement. Mais, vu sa facilité à oublier mes missives dans sa poche, je craindrais qu’elle ne s’y trouvât encore à mon retour en Europe. Je préfère donc l’emporter, afin de la confier au premier croiseur que nous rencontrerons vers les côtes de la Grèce. C’est pourquoi je la garde en portefeuille.

Si je te revois dans un an ou deux, ma chère Louise, je prévois que j’aurai à ajouter à cette lettre un bien bizarre post-scriptum. Au large donc vers l’inconnu !…


Commencée à Constantinople, à la villa des Roses, et terminée à bord du Nelson, ce 5 juillet 1880.

Julia.