Les Nuits d’Orient/Avant l’histoire

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 3-7).

AVANT L’HISTOIRE




Un jour, ainsi que me le conseille un de nos plus spirituels et de nos plus charmants écrivains, M. Jules Lecomte, un jour je publierai un livre sous ce titre, Mes Nuits de fièvre. Ces nuits ont une spécialité de rêves, ont une fantasmagorie d’ombres chinoises, qui manque aux autres nuits. L’ægri somnia est plus fantaisiste que le bene valentis somnium. La fièvre est la mère de l’imagination.

En attendant, voici une succession de rêves, fils de la santé. Il faut vous dire que j’ai un privilége ; je me flatte peut-être ; · mais le mot est écrit, je n’ai pas le temps d’effacer ; mon infatigable et intelligent éditeur, Michel Levy, attend. Tout le monde a peut-être mon privilège, alors il n’existe plus. Vous allez en juger :

Quand j’ai commencé un rêve intéressant, je le continue ; si deux nuits ne suffisent pas, j’en mets quatre, cinq, dix. Je le divise par livraisons ; je mets un signet sur l’oreiller du lit. La suite au prochain numéro. Ces sortes de rêves ont une physionomie raisonnable, et me font voir les objets tels qu’ils sont : il n’y a pas cette incohérence folle qui vous fait conduire à l’autel de l’hymen une jeune fille blonde, et vous laisse, dans la chambre nuptiale, avec une vieillarde à cheveux blancs, qui vous sourit. Ces rêves, par livraisons, ne vous jouent pas de ces tours infâmes ; ils ont un bon sens acharné ; leur milieu procède du commencement, et vous conduit, par de logiques déductions jusqu’à la fin.

Cependant, il ne faudrait pas trop abuser de ces rêves sensés ; autant vaudrait ne pas s’endormir. On ne rêve pas pour continuer le réveil. L’absurde a son charme, et on n’épouse pas de vieilles femmes toutes les nuits.

Un jour, je vis défiler, sur le boulevard du Temple, un régiment d’artillerie, qui rentrait à Vincennes avec ses canons.

Les artilleurs étaient jeunes, vigoureux, bien équipés. Les canons luisaient au soleil comme de l’or. Je ne sais pas pourquoi je dis à M. Féraud, cette phrase :

— Si Bonaparte avait eu ces hommes et ces canons à Saint-Jean-d’Acre, ah !

M. Féraud est un industriel, et licencié comme garde national.

Il me regarda fixement, et me dit : — Eh bien !

Je compris la faute que j’avais faite, en communiquant ma réflexion à un homme pacifique, et peu soucieux de Saint-Jean-d’Acre, et je refusai toute explication.

Heureusement l’omnibus qui laboure le boulevard passa incomplet devant nous, et M. Féraud s’y précipita.

Ainsi commencent les rêves par livraisons.

Resté seul, je me communiquai à moi-même l’explication refusée à M. Féraud ; si elle se fût évaporée dans l’atmosphère du boulevard frivole, à l’oreille sourde d’un interlocuteur trop pacifique, elle aurait perdu ce degré de concentration qui agite les nerfs du cerveau, et les prédispose au vagabondage de l’imagination. Ceci est obscur ; si j’avais le temps, je le rendrais plus clair ; mais alors cela paraîtrait moins profond devant les hommes sérieux.

Bonaparte, en 1799, me disais-je, a livré soixante assauts à Saint-Jean-d’Acre, et ne l’a pas pris ! il y avait là une vieille tour, surnommée la Maudite, une tour d’enfer, qui arrêtait tout. Les Français avaient de mauvais canons turcs, pris à Jaffa ; les Anglais nous avaient pris les nôtres ; ces canons turcs se faisaient des brèches, et n’en faisaient pas ; un ingénieur français renégat dirigeait les opérations de la ville ; Sidney-Smith, qui depuis est devenu philanthrope et a inventé le semoir mécanique à la gare de Saint-Ouen, Sidney-Smith commandait deux vaisseaux, Tiger et Thesæus, et mitraillait le rivage avec une inépuisable prodigalité de biscaïens ; bref, il faillit lever le siége après le soixantième assaut, et Bonaparte prononça ces paroles, que personne autour de lui ne comprit : Le sort du monde était dans cette tour.

Bonaparte avait désespéré de l’Occident… comme Alexandre de Macédoine, et comme lui aussi il voulait réveiller la civilisation endormie dans ce pays fabuleux, ce grand domaine indien, qui s’étend de l’Hymalaïa au cap de Ceylan, et qui fut, aux premiers âges, le berceau des arts, des sciences, de la poésie, parce qu’il est le berceau du soleil. En 1799, une lutte était engagée entre les sultans de l’Inde et l’Angleterre ; Typpoo-Saïb appelait Bonaparte à son secours, et Bonaparte, retenu par Saint-Jean-d’Acre, ne descendit pas au Bengale, et laissa, malgré lui, le cri de détresse de l’Inde expirer dans ses déserts.

Si Saint-Jean-d’Acre eût été pris, une autre histoire commençait évidemment, et rien de ce que nous avons lu ou vu n’arrivait. Bonaparte devenait l’empereur de l’Inde, et lord Cornwallis n’envahissait pas le Mysore. L’histoire n’enregistrait ni Marengo, ni Austerlitz, ni Friedland. Moscou ne brûlait pas. Waterloo gardait l’anonyme. Sainte-Hélène ne connaissait pas le Prométhée impérial. La tour maudite de Saint-Jean-d’Acre était la tour du destin, Turris fatidica.

Or, ce jour là, m’étant entretenu de toutes ces choses sans les communiquer expansivement à un interlocuteur, je rentrai chez moi, avec un véritable désespoir au cœur. Il y a des professeurs d’humanités qui exhalent, en chaire, des regrets poignants, à l’idée qu’Annibal n’a pas marché sur Rome, après la bataille de Cannes. Ces professeurs ne s’en consolent pas on dirait qu’ils eussent gagné quelque chose à cette marche d’Annibal, et que leurs appointements universitaires auraient été doublés. Je ressemble un peu à ces professeurs, moi, mes regrets toutefois me paraissent plus légitimes. Je n’ai jamais versé des larmes sur les délices de Capoue, mais je me suis attristé profondément sur l’échec de Saint-Jean-d’Acre, la perte de l’Inde et la défaite de notre héroïque allié, le sultan du Mysore. Un coup de soleil indien m’a endormi dans ces pensées, et, dans une série de rêves éclairés aux flammes de Bengale, j’ai vu toute une autre histoire française, commençant au soixante et unième assaut victorieux de Saint-Jean-d’Acre, et finissant à l’entrée triomphale de Bonaparte dans la capitale de Typpoo-Saïb. On se console avec des rêves, et les mensonges de nos nuits nous dédommagent souvent des vérités de nos jours.