Les Nuits d’Orient/Dédicace
À M. GEORGES BELL
La civilisation a son flux et son reflux comme l’Océan ; elle remonte aujourd’hui vers le plateau de l’Asie, et franchit l’Himalaïa sur les ailes de la vapeur. Coïncidence providentielle ! au moment où la traite des nègres est abolie, où les bras noirs laissent tomber leurs chaînes, la Chine crève sa grande muraille et lance ses rudes travailleurs sur tous les chantiers du monde. L’ouvrier chinois est patient, laborieux, sobre, docile, intelligent, et, quand la révolution des Mings sera accomplie, des millions de mains habituées au travail viendront remuer et féconder encore cette jachère infinie, ce monde en friche, qui s’étend des montages du Caboul au Van-Diemen, et jusqu’à cette Nouvelle-Calédonie, province française, née d’hier, et plus riche que la frontière du Rhin.
Il y a un curieux conte de Pan-Ho-Peï, surnommée la Savante, conte qui est une histoire peut-être, puisque tant d’histoires sont des contes, et qui fera sourire les graves mathématiciens de l’Observatoire. Le Tien créateur, dit cette savante, n’a pas fait un monde borgne ; il a créé deux lunes pour la nuit, et si nous n’en voyons qu’une à présent, c’est que l’autre est tombée sur la terre, avec ses habitants, dans un tremblement du ciel. La Chine est cette autre lune qui empêchait le monde d’être borgne ; mais elle n’a pas oublié son origine céleste ; elle ne se mêlera jamais, comme sa sœur, aux affaires d’ici-bas ; elle se contentera d’éclairer de loin, par sa lumière, les hommes des pays ténébreux.
Je ne crois pas aux savants, mais je crois aux savantes. Les vieux Gaulois étaient du même avis. Or, cette illustre Chinoise pourrait bien avoir raison, même contre M. Leverrier, l’inventeur des planètes invisibles. Jusqu’à ce moment la Chine a joué sur la terre le rôle de seconde lune : elle nous a lancé des aérolithes de porcelaine, mais sans nous montrer ses mains. Nous l’avons regardée de loin avec des télescopes ; nous avons fait sur elle une foule de contes lunatiques ; nous nous en sommes servis comme d’un hochet pour amuser notre vieille enfance, et voilà que tout à coup la planète murée s’ennuie de son rôle de lune cénobite, elle se gratifie d’un cinquième quartier, elle se fait terre et donne ainsi raison à ce verset du poëme de la Cigale, du même auteur femme : Comme tu nous regardes, là haut, avec tes grands yeux de hibou, lune mélancolique ! Je devine ta pensée. Tu t’ennuies toute seule ; tu voudrais descendre parmi nous pour assister à ces belles fêtes de nuit qui incendient le grand fleuve Yangtsé-Kiang, dans le riche pays de Kiang-Sou. Ainsi, ce que l’autre lune n’a pu faire, du moins jusqu’à présent, la Chine le fait ; elle a trop longtemps regardé la terre du haut des balcons de son céleste empire ; elle descend toutes les marches de son grand escalier de porcelaine, elle vient assister à nos fêtes de nuit. Qu’elle soit donc la bienvenue ! Nous avions besoin de cent millions de travailleurs vierges pour labourer plusieurs autres petites lunes qui sont à l’ancre sur les océans du soleil.
Dans les circonstances présentes, telles que l’insurrection chrétienne des Mings les a faites, un livre qui nous parle de la Chine doit être accueilli avec une faveur universelle ; aussi à peine publié, le Voyage en Chine du capitaine Montfort marche à sa seconde édition. M. Montfort a visité cinq fois le Céleste-Empire ; homme cinq fois heureux ! Il connaît ce pays inconnu mieux que personne ; il a franchi plus de fleuves en Chine que de ruisseaux en France ; il a failli se marier à Canton, à Macao, à l’embouchure du fleuve Jaune ; plus adroit, il a vu marier chinoisement son ami Sidore Vidal, un de ces Marseillais qui se marient partout, comme les Arthurs des comédies ; il a vendu et acheté des marchandises sur toutes les échelles de l’Océan du sud ; il a bravé l’ombre mortelle des mancenilliers ; il a passé, mèche allumée, à travers les pirates de la Malaisie ; il a vu de près les forbans de Bornéo ; il a serré les mains des cannibales philanthropes ; il s’est assis à toutes les tables hospitalières des gouverneurs anglais ; il a aimé platoniquement toutes les créoles ; il a visité la grotte de Camoëns en pèlerin pieux et s’est attendri sur le sort de cet Homère, qui, après avoir subi toutes les infortunes, reçut une pension de 100 francs par an de la munificence de Sébastien, roi de Portugal. Après le voyage de Levaillant, je ne connais rien de plus curieux que le livre du capitaine Montfort.
Deux choses m’ont surtout frappé dans ce voyage, deux choses qui entrent au plus vif de mes sympathies et mêlent leur réalité à tous mes rêves indiens traités de paradoxes par les hommes sérieux. M. Montfort a vu à l’œuvre cet intrépide français, Donnadieu, un de mes meilleurs amis, dont le docteur Yvan m’avait déjà donné des nouvelles dans son voyage si curieux, si émouvant, si instructif. Donnadieu compose à lui seul l’avant-garde des défricheurs français dans les Indes. Il a obtenu une concession à Pulo-Pinang. Il ne s’agit pas ici d’arpents et d’hectares, il s’agit de toute une province grande comme la Touraine. On taille dans le large sur l’étoffe des déserts. Donnadieu change les marais en rivières, les landes stériles en jardins, les arbres inutiles en cannes à sucre ; il va, il marche, il court, il sème, coupe, brûle, renverse, féconde : partout il met la vie à la place de la mort, de la stérilité, du néant ; — et son héroïque femme l’accompagne dans ses courses brûlantes à travers les domaines de l’inconnu, et souvent la nuit, sous une tente de coutil rayé, elle entend mugir dans le voisinage les bêtes fauves qui se révoltent contre les pionniers de la France et défendent, avec un tapage nocturne digne d’un orchestre parisien, les forêts vierges qu’Adam leur donna lorsqu’il était seul. Nous sommes beaucoup aujourd’hui ; il est temps de dire aux tigres, aux éléphants, aux rhinocéros, aux lions : Pardon, Messieurs, un peu de place au soleil pour les hommes ; voilà soixante siècles que vous jouissez du grand air, et nous habitons la rue Guérin-Boisseau, nous chrétiens baptisés ! Veteres migrate coloni ! Place à la civilisation !
Dans ce même Éden, nommé Pulo-Pinang, le capitaine Montfort a vu un collége où des prêtres catholiques élèvent deux cents enfants indiens, et leur enseignent la langue latine comme une langue vivante, et ces élèves la parlent avec une grande facilité.
Je fus réellement enchanté, dit M. Montfort, de ces dignes ouvriers évangéliques, qui, reprenant la civilisation à son antique base, introduisent la langue de Cicéron et de Virgile dans les contrées les plus voisines de l’aurore. Certes, l’avenir a des secrets impénétrables, mais il nous permet quelquefois de faire un trou à sa toile, et alors on distingue confusément, dans des lointains vaporeux, quelque chose de mieux qu’une conjecture. Ainsi, à propos de ce collége, où des prêtres élèvent de jeunes Indiens, et mêlent les harmonieuses désinences du Ramaïana aux mélodies de la langue de Virgile, on peut entrevoir, dans l’avenir, un monde asiatique nouveau : le latin est le germe de la civilisation chrétienne. Le germe est déposé, l’arbre viendra. Un autre fait bien plus grave vient à l’appui de ce raisonnement, et ce fait, mon ami, vous l’avez développé dans l’appendice que vous avez ajouté à ce livre, avec un rare talent de style et une grande lucidité d’appréciations. Il y a un élément civilisateur et chrétien au fond de cette mystérieuse insurrection chinoise, qui veut anéantir la puissance tartare, et rétablir l’antique dynastie des Mings. La religion de Fo s’écroule ; les grandes idoles des dieux sont renversées ; le nom du Dieu nouveau n’est pas encore prononcé par les révolutionnaires iconoclastes, mais attendons encore un peu ; ce nom retentira au dernier coup de foudre. Le père Valette enseigna le nom de ce Dieu à l’Amérique, quand il traversa le premier les forêts vierges du Mississipi. François Xavier a dit le même nom aux deux rives de la mer Jaune, et ce nom n’a pas été oublié, il n’a été qu’enseveli. Il ressuscitera le troisième jour. Un siècle n’a que vingt-quatre heures sur le cadran de la civilisation chrétienne. Après l’Amérique, l’Asie aura son tour de communion. Un pauvre petit Indien a salué le capitaine Montfort en ces termes : Ave, domine viator, quomodo vales ? Cet enfant saluait un monde nouveau qui va venir dans le pays du soleil, et résoudre la véritable question du véritable Orient.
Telles sont les réflexions qui m’ont été inspirées par la
lecture du livre oriental auquel vous avez pris une part de
collaborateur si grande, et je vous envoie en échange mon
livre des nuits Nuits d’Orient, les petits Cadeaux, etc.
Paris, le 20 mars 1853.