Les Nuits d’Orient/Histoire de ce qui n’est pas arrivé/1

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 11-21).

HISTOIRE
DE CE QUI N’EST PAS ARRIVÉ


Le sort du monde est dans cette tour.
xxxxxxxxxxxxxxxxxxxxBonaparte, Question d’Orient



I



Le sergent Lamanon, prisonnier dans Saint-Jean-d’Acre, avait obtenu la permission de se promener, une heure tous les jours, sur les remparts. Le lendemain du soixantième assaut, Lamanon, désespérant de sa délivrance, mesura de l’œil la hauteur du mur, elle était de soixante et dix pieds environ au-dessus du niveau du fossé, il avait peu de chance de trouver son salut dans une pareille chute. L’hésitation était permise comme sur la plate-forme du baron des Adrets.

Au même instant deux sentinelles turques s’avanceront sur le bord même du rempart, pour regarder les manœuvres des deux vaisseaux anglais Tiger et Thesæus, commandés par Sidney-Smith. Une idée subite illumina le prisonnier sergent, et il fit mentalement ce calcul de proportion patriotique : Ils sont deux, je suis un : il y a donc cinquante pour cent de bénéfice pour la France. Cela pensé, le sergent embrassa vigoureusement les deux sentinelles, les entraîna dans sa chute, et trois corps tombèrent en bloc au pied du rempart. Deux ne se relevèrent plus, Lamanon en fut quitte pour une entorse légère, et il regagna le camp de Bonaparte avec assez de facilité, sous une grêle de balles qui l’escortèrent harmonieusement et ne l’atteignirent pas.

Le bruit de cette évasion et du calcul mathématique qui l’avait déterminée se répandit bientôt partout.

Le jeune Joachim Murat, vivement touché de l’héroïque action du sergent, le conduisit à la tente du général en chef, et là le brave Lamanon, tout en racontant avec simplicité son évasion, donna beaucoup de détails précieux sur l’état de la place assiégée ; il affirma que l’ingénieur Phélipeaux avait été blessé la veille, que le commodore Sidney-Smith, à force de prodiguer sur la plage les boulets de ses vaisseaux, n’avait plus une seule gargousse ; que la garnison, affaiblie par les nombreuses pertes de chaque jour, n’était plus soutenue que par la terreur qu’inspirait le féroce Djezzar-Pacha. ; enfin que la Tour-Maudite, percée à jour, devait s’écrouler sous un dernier effort des artilleurs.

Le sergent Lamanon reçut les félicitations du général Bonaparte, et en sortant de la tente il fut entouré de ses camarades, tous empressés d’entendre le même récit et les mêmes détails.

En ce moment, Kléber, Murat, Eugène, Beauharnais et Lannes étaient à côté de Bonaparte, et ils faisaient mentalement vingt conjectures sur le silence méditatif que gardait le jeune général, après le récit de Lamanon.

Tout à coup Junot entra et dit :

– Général mes hommes d’avant-garde sont prêts. À la première étoile levée, nous serons ce soir sur la route de Jaffa.

Bonaparte fit un mouvement brusque, et étendit sa main droite, comme s’il eût voulu arrêter cette avant-garde :

— Junot, dit-il, vous ne partirez pas.

Un murmure d’étonnement courut dans la tente.

— Cela vous surprend, mes amis, ajouta Bonaparte ; on change d’avis quelquefois à la guerre. Nous ne partons pas.

Murat, bondit de joie et s’écria :

— Très-bien, Bonaparte ! voila une idée superbe ! Moi, l’autre jour, j’ai failli, tout seul, prendre Saint-Jean-d’Acre : nous sommes quinze mille, nous le prendrons.

— Je l’espère bien, ajouta Bonaparte avec un sourire sérieux, — c’est pourquoi nous ne partons pas.

Puis montrant l’ouest :

— Nos affaires ne sont plus de ce côté, le destin nous pousse vers d’autres pays. Notre flotte a été anéantie à Aboukir. Mustapha-Pacha est arrive de Constantinople avec une armée toute fraîche, et il fait sa jonction avec Mourad-Bey, que Desaix ne peut arrêter longtemps dans la haute Égypte ; le chemin de France est fermé ; Nelson tient la mer ; le commodore Sidney-Smith lui sert d’éclaireur. On nous a brûlé nos vaisseaux. Alexandre le Grand et Fernand Cortès avaient brûlé eux-mêmes les leurs. Aussi, l’un a été forcé de vaincre Porus et de prendre Lahore ; l’autre a vaincu Montezuma et pris Mexico. Les flottes sont un obstacle aux grandes conquêtes ; elles vous enchaînent sur un littoral. Nos pieds sont libres. Nous n’avons pas à trouver, comme les Athéniens de Thémistocle, notre salut dans des murailles de bois. Prenons Saint-Jean-d’Acre, et cherchons ensuite les traces d’Alexandre ; elles sont imprimées au désert. Je vous l’ai dit en vous montrant la Tour-Maudite, le sort du monde est dans cette tour ! l’Orient appelle l’Occident, le souverain du Mysore, Hyder-Ali, les Mahrattes, les peuples du Décan appellent la France, depuis la prise de Pondichéry par les Anglais en 1761, Typpoo-Saïb, fils d’Hyder-Ali, a continué son père et formé les mêmes vœux. Allons visiter le berceau du soleil, nous rentrerons en France quand les avocats du Directoire ne parleront plus.

Un enthousiasme inouï éclata parmi les jeunes lieutenants de Bonaparte ; leurs mains héroïques se crispèrent sur les pommeaux des sabres ; leurs regards lancèrent des flammes vers l’Orient promis. Junot s’écria :

— C’est maintenant qu’il nous faut mon escadron de dromadaires que j’ai essayé à la bataille du Mont-Thabor ; il y a des dromadaires de remonte, dans les environs, je remplirai les vides, et je vous demande, général, d’être maintenu dans mon commandement.

Le sage Berthier garda seul une attitude froide, qui n’échappa point à l’œil pénétrant de Bonaparte.

Mon cher Berthier, lui dit-il avec une douceur charmante, je crois deviner votre pensée : vous en êtes aux calculs. Je vois des lignes de mathématique sur votre front. Eh bien ! rassurez-vous. Nous avons l’unité, nous trouverons les zéros. Notre armée se compose de quinze mille hommes. Vous croyez qu’on ne va pas loin avec ce chiffre. Erreur ! On va partout. Les zéros nous attendent. Mithridate, dans son plan de campagne, comptait sur les Daces, les Pannoniens et les Germains. Annibal avait à peine vingt mille Africains à Sagonte ; il avait quatre-vingt mille hommes à Cannes. Les Ibères, les Gaulois, les Liguriens, les Étrusques, s’étaient joints aux Carthaginois. Fernand Cortès n’avait que six cents Espagnols et quinze chevaux, et avec ses auxiliaires de Uacala, il battit quatre-vingt mille Mexicains, à la bataille d’Ottumba, qui lui ouvrit les portes de Mexico.

Berthier inclina la tête en souriant, et parut se rendre à ces démonstrations historiques.

— Eugène, dit Bonaparte, allez tout de suite donner mes ordres aux ingénieurs, il faut qu’après le coucher du soleil on répare avec la plus grande activité la batterie Dufalga et la batterie Rampon. Le coup décisif doit partir de là… Vous, mes amis, pénétrez-vous bien de mes pensées, et préparez l’esprit des soldats aux grandes choses que nous devons accomplir.

Le jeune héros, resté seul, et voulant se préparer à une nuit de veille, se coucha sur un amas de feuilles sèches de mais, et s’endormit bientôt, pour continuer son beau rêve d’Orient.

Le lendemain, à l’aube, deux batteries démasquées commencèrent un feu terrible contre la tour, qui s’écroula comme une pièce d’échiquier, entraîna dans sa chute un lambeau de rempart, et ouvrit ainsi une brèche très-vaste impossible à combler. Lorsque les rafales du sud chassaient vers la mer l’épaisse fumée de l’artillerie on apercevait l’intérieur de la ville et le parvis de la grande mosquée tout inondés de femmes et d’enfants. Au même instant, les tambours et les clairons sonnèrent la charge, Murat, Kléber, Lannes, Junot, Eugène Beauharnais se mirent à la tête des colonnes d’assaut ; le simoun semblait emporter nos soldats sur ses ailes de flamme ; l’écluse était enfin rompue ; un flot vivant escaladait une colline de ruines ; il éteignait tous les feux : il déracinait les obstacles il faisait tomber les armes des mains des plus forts. Ainsi, la vieille cité fut envahie en quelques heures, et Bonaparte tenait enfin cette clef d’Orient, si longtemps disputée par une sorte de pouvoir infernal.

Bonaparte s’installe dans le palais de Djezzar, dont les terrasses dominent le port et la mer. On voyait de là les deux vaisseaux de Sidney-Smith gagnant le large à toutes voiles, pour éviter le feu de nos artilleurs, déjà postés aux batteries des forts.

Djezzar-Pacha s’était fait tuer sur la brèche ; Phélippeaux et quelques autres renégats avaient disparu. Les habitants, rassurés par une proclamation de Bonaparte, se montrèrent hospitaliers envers les vainqueurs. Les musulmans, qui après un si long siége, s’attendaient à subir toutes les horreurs destinées aux villes prises d’assaut, bénirent le jeune général chrétien qui ordonnait le respect des mosquées et des harems, et protégeait leurs maisons et leurs femmes. Le bruit d’une générosité si magnanime ne devait pas expirer dans l’enceinte de Saint-Jean-d’Acre ; il devait s’étendre partout et préparer des résultats favorables à l’expédition.

Bonaparte avait en ce moment sous les yeux les deux vénérables tours d’un palais beaucoup plus ancien que celui de Djezzar, et les désignant du doigt à ses lieutenants, il leur dit :

— Louis IX nous a précédés ici ; voilà le palais que le héros de Damiette et de Mansourah a habité, il y a cinq cent-cinquante ans environ. C’est là qu’il attendait un vaisseau pour rentrer en France, après sa première captivité. Quelle glorieuse histoire, la nôtre ! Louis IX avait aussi rêvé la conquête de l’Orient. Depuis l’an 1095, où la première croisade fut prêchée à Clermont en Auvergne par le pape Urbain VI, jusqu’en 1270, six fois les efforts de la France se sont tournés sur l’Orient. Le temps est venu de récolter la moisson semée par nos anciens et arrosée de leur sang. Joinville raconte que le soudan accorda à Louis IX la permission de faire un pèlerinage de Saint-Jean-d’Acre à Jérusalem. Nous ferons le nôtre aussi, et tant pis pour les enfants de Voltaire qui nous blâmeront ! Un Bonaparte, mon aïeul, s’est courageusement battu pour le pape Clément VII, pendant le siége de Rome ; il ne sera pas dit que son petit-fils passe en Terre-Sainte sans visiter Jérusalem. Nous commencerons notre voyage par là ; ce sera notre première étape. Après, l’étoile des Mages sera la nôtre, elle nous conduira sur la grande route de l’Orient. Je crois à mon étoile plus que jamais[1].

Les jeunes lieutenants de Bonaparte ne pénétraient pas profondément la vaste pensée orientale de leur chef, mais ils l’auraient suivi au bout du monde, sans s’inquiéter du but, tant leur confiance donnée était grande. Bonaparte acheva d’exalter leur imagination en ajoutant ceci :

— Le lendemain de la bataille des Pyramides, vous vous en souvenez, nous sortîmes à cheval du Caire, Murat, Eugène, Kléber, Junot, Lannes, Desaix et moi ; la chaleur était excessive ; vos uniformes de gros drap et vos chapeaux de lourd castor vous gênaient beaucoup, car il s’agissait de gravir jusqu’au sommet la pyramide de Chéops. Arrivés à mi-côte du monument, vous vous habillâtes, ou, pour mieux dire, vous vous déshabillâtes à la légère ; il vous eût été impossible, disiez-vous, de monter plus haut avec vos équipements du nord. Nous fîmes une halte.

Desaix prit la parole et dit :

— Alexandre le Grand, Parménion Ephestion, Clitus ont gravi, comme nous, cette pyramide, trois cent trente ans avant l’ère chrétienne. Les cuirasses et les casques macédoniens étaient bien plus lourds que nos uniformes, et je voudrais bien savoir s’ils se sont mis à la légère comme nous.

— Alors je dis à Desaix : Alexandre est monté beaucoup plus haut, avec l’uniforme macédonien, il est arrivé sur l’Indus.

— Nous ne monterons pas si haut, reprit Desaix.

— Pourquoi pas ? lui dis-je.

— Eh bien ! alors, ajouta-t-il, nous prendrons le costume de l’Indus.

— Certainement, nous le prendrons, dit Kléber ; Alexandre le Grand était né dans un pays chaud ; s’il fût né à Strasbourg, comme moi, il n’aurait pas abordé l’Indus, avec le casque d’or et la cuirasse qu’il portait au siège d’Oxidraka…

— Aujourd’hui, mes amis, ajouta Bonaparte, je vous remets en mémoire cet entretien de la pyramide pour vous engager à discuter, entre vous, la réforme du costume et de la coiffure. Vous adopterez ce qui vous paraîtra convenable pour cette longue et ardente expédition, ne nous arrêtons pas au milieu de la pyramide allons jusqu’au sommet.

Dès ce moment, on déploya dans Saint-Jean-d’Acre une grande activité de préparatifs. Les soldats, initiés dans le secret de la nouvelle expédition, redoublaient d’ardeur, et de travail, chacun dans la spécialité de sa profession première, pour hâter le moment d’un départ qui devait les lancer sur le chemin de l’inconnu indien. On rétablissait aussi avec beaucoup de soin les fortifications, démantelées par un long siége ; car tous ne devaient pas suivre Bonaparte ; quinze cents hommes, choisis parmi les moins jeunes et les moins alertes, furent réservés pour occuper Saint-Jean-d’Acre et la défendre contre toute attaque du côté de la terre ou de la mer. Les nouveaux costumes des soldats n’avaient aucun rapport avec les vêtements des Macédoniens ; ils rappelaient l’Albanais et le Palicare. Chaque homme portait un léger manteau roulé, qui devait servir au passage des montagnes, et devait souvent aussi être utile dans les nuits humides des climats brûlants.

On attendait pour partir l’arrivée des chrétiens de la vallée du Liban et l’arrivée des chrétiens de la division que Desaix ramenait de la haute Égypte. Ces deux renforts furent accueillis avec une joie égale. Denon accompagnait Desaix et apportait avec lui son trésor d’antiquités égyptiennes.

— « Mon cher Denon, lui dit Bonaparte, votre travail est magnifique, mais je vais vous conduire dans un pays où vous trouverez mieux que Tentyris et Luxor.

Desaix manifesta seul un peu d’hésitation, ou du moins quelque scrupule ; il voulait savoir si le Directoire approuvait l’expédition nouvelle. Bonaparte le prit à part et lui dit :

— Le Directoire me traite comme le sénat de Carthage traitait Annibal. Le Directoire ne m’enverrait ni un soldat, ni un vaisseau. Si Annibal, au lieu de se trouver à Tarente, ayant devant lui la Sicile ou la Grèce, se fût trouvé comme moi aux portes du monde indien, il ne serait pas allé mourir stupidement chez Prusias, roi de Bythinie, auquel il avait demandé l’hospitalité du proscrit. L’Europe est vieille ; la terre orientale est toujours jeune ; la gloire est partout : allons donner à la France le département du soleil. Le Directoire nous tressera des couronnes quand nous aurons réussi. »

L’austère Desaix fit un signe d’adhésion et dit à Bonaparte :

— Tu commandes en chef, je t’obéis. J’ai même déjà trop raisonné.

Le lendemain, l’armée française forte de vingt mille hommes et approvisionnée de toute sorte de munitions et de vivres, se mit en marche pour Jérusalem ; les fanfares envoyaient l’air triomphal de la Caravane, de Grétry, aux échos des montagnes du Garizim et du Carmel. On s’arrêta quelque temps à Samarie, où expire la dernière crête du Carmel, et à Emmaüs, immortalisé par tous les peintres immortels. On franchit ensuite les derniers sommets qui séparent l’antique Nicopolis de Jérusalem, et, au lever du soleil, Bonaparte salua, en s’inclinant, la ville sainte qui se révélait à l’horizon. Aussitôt, les fils des soldats de Godefroy et de Louis IX crièrent Jérusalem ! comme leurs aïeux, et présentèrent les armes à la coupole du Saint-Sépulcre et à la cime lointaine du Golgotha !

  1. Vidimus enim stellam ejus in oriente. (Évangile de l’Épiphanie.)