Les Nuits d’Orient/Histoire de ce qui n’est pas arrivé/2

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 22-31).
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II



L’expédition venait d’être bénie à Jérusalem ; le saint éperon de Godefroy avait touché le cheval de Bonaparte ; on quittait les vestiges des croisades ; on suivait les traces d’Alexandre, qui, lui aussi, s’était incliné devant Jérusalem.

Enrichis par les immenses trésors de Djezzar, pacha de Saint-Jean-d’Acre, nos soldats, en arrivant à Damas, achetèrent des armes superbes, dont cette ville est l’arsenal éternel. Murat et Junot éprouvèrent la joie d’Achille à Scyros, et ajoutèrent à leurs panoplies de voyage ces sabres recourbés qui coupent en deux tronçons le coussin de soie et la lance de fer.

Les habitants de Damas, ravis de la générosité d’une armée qui pouvait tout prendre, et qui achetait tout, accompagnèrent Bonaparte jusque sur le chemin pavé qui mène à Éphèse, sous des voûtes d’arbres et de fleurs. D’Éphèse, où l’armée se reposa, Bonaparte partit, avec Desaix, Denon et quelques cavaliers, pour saluer le noble cadavre de Palmyre. À la vue de cette plaine silencieuse qui fut la bruyante cite de Zénobie, Bonaparte dit à Desaix :

— Il est triste de penser qu’on s’étouffe dans nos villes d’Europe, où le peuple s’insurge pour demander de l’air et du soleil, et qu’il y a ici assez de pierres oisives pour bâtir un Paris neuf dans un pays délicieux ! Nous repeuplerons ce néant.

L’armée traversa ensuite l’Euphrate, près de Circesium, et entra sur la terre de Mésopotamie. Ninive se révéla bientôt avec ses collines de ruines et sa désolation solennelle. Toutes les fois qu’on arrivait sur un terrain auguste, immortalisé par la Bible ou l’histoire, Bonaparte dictait à Berthier une page qui, soudainement imprimée et distribuée aux soldats comme un chant de leur poëme, leur apprenait les choses accomplies autrefois sur les mêmes lieux. Devant Ninive, l’armée fut attendrie en lisant, au bas de l’ordre du jour héroïque, la citation de la prophétie de Jonas : Encore quarante jours, et Ninive sera détruite ! De Ninive, on se mit en marche pour Arbelles, et là, nos soldats saluèrent avec enthousiasme le champ de bataille d’Alexandre et de Darius.

On descendit en Assyrie, et on suivit les rives de l’Euphrate jusqu’aux ruines de Babylone. Depuis le départ de Jérusalem, on n’avait que des haltes d’un jour et d’une nuit ; on s’arrêta trois jours entre le Tigre et l’Euphrate, pour visiter religieusement les antiques domaines de Sémiramis. Le bulletin dicte à Berthier avait pour épigraphe ce verset, de la Bible : Super flumina Babylonis… sedimus.

À la veillée, Bonaparte, Murat, Junot, Desaix et Denon étaient assis sous la même tente, ouverte aux brises de l’Euphrate, et Murat, obéissant à un signe de Junot, secoua sa belle chevelure comme un lion sa crinière, et dit à Bonaparte :

— Général, nous traversons, depuis longtemps, des pays où l’on s’est beaucoup battu, et nous n’y trouvons rien pour nous. Notre armée est une simple caravane ; nous ne sommes plus des soldats, mais des voyageurs. Que sont devenus les fils de ces pères qui se battaient si bien ici ?

— Mon cher Murat, dit Bonaparte, prenez patience ; vos armes de Damas vous serviront. Les voyageurs redeviendront soldats.

— C’est qu’il est cruel, dit Junot, de suivre les traces d’Alexandre et de ne pas trouver l’ombre d’un Darius. Quand on m’a annoncé Arbelles, j’ai mis la main sur la poignée de mon sabre, car il semble impossible de traverser Arbelles sans exécuter une charge de cavalerie, au moins.

— Mes amis, dit Bonaparte, nous avons suivi depuis Damas, Alexandre le Grand, mais nous ne sommes pas arrivés à ses colonnes d’Hercule.

— Mais, s’il est mort à Babylone, là où nous sommes arrivés ! dit Junot.

— Oui, reprit Bonaparte, il est mort à Babylone, mais au retour. Nous le suivons dans sa campagne, dans les vieux royaumes de Taxile et de Porus.

— Ces gens-là, dit Murat, m’ont encore bien l’air de ne pas avoir laissés d’enfants comme Darius.

— Demandez à Denon, ajouta Bonaparte. Denon, vous avez la parole sur Alexandre.

— Taxile et Porus ont laissé au contraire d’innombrables enfants, dit Denon ; autrefois leurs pays s’appelaient les Oxidraques, les Ossadiens, les Sibes, les Cathéens, les Assacéniens ; aujourd’hui, c’est l’Afghanistan, le Caboul, le Penjaub, le royaume de Lahore. Tous ces pays de Taxile et de Porus sont plus peuplés qu’autrefois : les hommes y sont braves et forts.

— Ah ! tant mieux ! dit Junot.

— Et si nous allons, poursuivit Denon, jusqu’à la limite appelée, les douze autels d’Alexandre, je crois qu’il faudra guerroyer, comme sous Taxile et Porus.

À la bonne heure ! dit Junot, maintenant, je voudrais savoir pourquoi Alexandre s’est arrêté à ses douze autels ?

— Ce fut le grand désespoir de ce jeune héros, reprit Denon ; il paraît que ses soldats refusèrent d’aller plus loin. À coup sûr ce n’est pas lui qui s’est arrête volontairement aux limites de son beau rêve oriental. Il avait trente-deux ans, il était ambitieux ; il devinait le Bengale et les îles de l’Océan de l’Inde, son ardente imagination soupçonnait l’existence d’un monde nouveau dont il voulait être le conquérant et le roi. Il regardait avec mépris la maigre péninsule italique, le Péloponèse étroit, les pâles rivages de l’Euxin, il entrevoyait l’Asie-Majeure, et pour un autre côté du globe, il devançait Christophe Colomb. Ce qui manquait à Alexandre, c’était une armée digne de lui ; il ne voulut pas survivre à l’extinction de son rêve ; il tourna contre lui des mains violentes et mourut à Babylone comme Sardanapale, dans la flamme des orgies et des festins.

— Nous le suivrons, nous, dit Junot.

Bonaparte remercia Junot d’une flatterie si bien déguisée, et, lui serrant la main, il lui dit :

— Si Alexandre avait eu les soldats et les généraux des Pyramides et du Thabor, il changeait la face du monde et ne laissait rien à faire de grand après lui. Ses Macédoniens étaient d’assez bons soldats contre les Perses efféminés. Alexandre, n’en déplaise à Denon, tourna un jour ses regards du côté de l’Italie ; c’était au temps du consulat de Papirius Cursor mais il changea bientôt d’idée, et comprit que Darius était plus facile à vaincre que ce consul romain.

Denon persista dans son opinion et ajouta :

— Jugez-en par vous-même, général Bonaparte ; vous avez fait une brillante campagne en Italie ; vous avez ennobli par vos victoires quelques noms de la géographie vulgaire de la carte bourgeoise ; vous avez passé des fleuves lombards, que cent généraux, nos compatriotes, ont passés : eh bien ! votre gloire orientale éclipse déjà vos rayons d’Occident. Le Nil, les Pyramides, le Mont-Thabor, vous donnent une auréole antique et sainte, et font du héros un demi-dieu. Et maintenant, voyez ce qui vous attend sur la terre indienne ! que sont les ruisseaux de l’Italie auprès de l’Indus et du Gange ! que sont Venise et son Adriatique auprès de Calcutta et de son Océan ! voilà ce qu’Alexandre avait compris, ce qu’il a rêvé, ce que vous accomplirez vous seul !

— Seul… avec mon armée, dit Bonaparte en souriant, et j’adopte votre opinion.

C’est avec ces sortes d’entretien qu’on occupait les loisirs des étapes. Une foule de soldats et de jeunes officiers entouraient, dans ces occasions, la tente du général, ils écoutaient religieusement, et rien ensuite n’était perdu pour l’armée de tout ce qu’avaient dit Bonaparte et ses lieutenants.

Le quatrième jour, avant le lever du soleil, les moines catholiques du Mont-Liban célébraient l’office divin sur les ruines du temple de Bélus, et l’armée se remit en marche, et se dirigea vers Suze.

Alexandre avait, en partant de Suze, longe le fleuve Eulœus, jusqu’au lac de Chaldée. Le roi de Macédoine se connaissait en chemins ; il savait profiter de tous les accidents du sol, pour ne pas fatiguer son armée, et à force d’intelligence, il devinait toujours le sentier favorable, en abordant une terre inconnue. Aussi Bonaparte, qui possédait admirablement l’itinéraire d’Alexandre, n’hésita pas à prendre pour guide ce fleuve Eulœus, qui devait le conduire au golfe Persique, sur les limites de l’antique Chaldée. Ce voyage réjouit les soldats, qui goûtèrent ainsi, sans interruption, la fraîcheur des arbres et des eaux, et trouvèrent des campements délicieux. Denon ne manqua pas de faire remarquer sur cette route l’admirable limpidité des nuits et le ciel splendidement étoile qui avait révélé l’astronomie aux premiers pasteurs chaldéens.

Xénophon, en racontant avec tant de charme la retraite des Dix-Mille, parle de la joie délirante qui éclata parmi les Grecs, lorsque, après avoir traversé tant de pays barbares, et surtout les défilés formidables des Chalybes, ils découvrirent enfin la mer, du haut de la crête de Tèches et des montagnes de la Colchide. Il y a dans les armées intelligentes et voyageuses des traditions d’enthousiasme que la série des siècles ne peut interrompre. Ainsi, le 6e régiment de hussards, qui avait battu des mains devant les colosses de Memnon, comme avaient fait, sous Dioclétien, les Romains de la 10e légion de Mutius, ce brave 6e se trouvant à l’avant-garde sur la route de l’Inde, salua d’un immense cri de joie le golfe Persique, comme avaient fait les soldats.de Xénophon en découvrant l’Euxin.

À ce cri, Junot, avec son escadron de dromadaires de Syrie, Murat avec ses cavaliers, gravirent la dernière colline du cours de l’Eulœus, toute l’armée suivit, et vingt mille voix saluèrent la splendide nappe d’azur et d’or qui étincelait à l’horizon comme le miroir des cieux indiens.

Bonaparte, entouré de ses lieutenants, leur dit avec une émotion toute nouvelle :

— Mes amis, voila le chemin du Malabar et du Mysore ; là, depuis trente ans, des cris de détresse montent vers la France et le bruit de nos discordes civiles les a étouffés. Les colonies et les principes ont péri. À gauche, nous avons les antiques royaumes de Taxile et de Porus. Vis-à-vis est le port auquel Alexandre a donné son nom. Sur nous luit un soleil qui a fait éclore les grandes civilisations du Carnatic et de Java, les aïeules de l’Égypte et de la Grèce ! Voilà devant vous le berceau de la sagesse du monde, et la France, qui depuis cinq siècles a ouvert six fois les portes de l’Orient, la France a mérité de conquérir ces plaines, ces archipels, ces océans, ces golfes, où la civilisation s’est éteinte, où le soleil seul a conservé sa lumière, où la vie partout va reparaître, au souffle arrivé de l’Occident.

Toute l’armée comprit alors la grande mission dont elle était chargée, et il fut évident pour chacun : le sens de cette mémorable parole, prononcée devant Saint-Jean-d’Acre : Le sort du monde est dans cette tour !

On se remit aussitôt en marche, avec une ardeur que la proximité du but semblait accroître, et après de nouvelles fatigues héroïquement subies, on arriva un soir à l’ancien port d’Apostona, devant l’île d’Alexandre.

Ce lieu était à peu près désert ; quelques maisons et des cabanes éparses fixèrent d’abord les regards ; mais les soldats d’avant-garde, en examinant le port, découvrirent, avec une surprise sans pareille, un drapeau tricolore qui s’élevait au milieu des antennes de quelques barques de pêcheurs. On apporta tout de suite cette curieuse nouvelle à Bonaparte, qui ne manifesta aucun étonnement, comme s’il eût attendu une pareille rencontre. En effet, il n’y avait là rien d’extraordinaire. Les mers indiennes voyaient passer, à cette époque, beaucoup de corsaires français qui prenaient toujours leurs relâches loin des possessions ennemies. C’était donc un corsaire compatriote, abrité dans le port désert d’Apostona.

Un instant après le doute s’éclaircissait.

Trois jeunes marins, dont l’attitude exprimait une stupéfaction sans égale, marchèrent vers l’avant-garde, et la saluèrent dans une langue qui fut comprise de tous. On s’embrassa d’abord, en attendant de se connaître, et le nom de Bonaparte, ayant été prononcé les trois marins poussèrent un cri de joie, et celui qui paraissait le chef s’écria :

— Nous l’attendions ! nous l’attendions tous, et depuis longtemps ! Je savais bien moi qu’il arriverait ! Où est-il ? montrez-le-moi ; j’ai beaucoup de choses à lui dire. Nous arrivons de là-bas.

Et il montrait l’horizon du Malabar.

On conduisit le corsaire à Bonaparte, qui lui fit un accueil très-affable et lui demanda des renseignements sur la situation du Bengale :

— Ah ! mon général, dit le marin ; les affaires ne vont pas très-bien. Pourquoi n’êtes-vous pas venu quand le bailli de Suffren a demandé à Versailles des secours, au nom de Tippoo-Saïb ? On dit que vous vous êtes amusés à faire des révolutions ; c’est ici qu’il fallait venir en faire, des révolutions ! Enfin, le mal est fait, n’en parlons plus. Nous avions pour nous, au Bengale, les Mahrattes ; ils nous ont abandonné. Que voulez-vous ? les Mahrattes n’ont pas tort. On leur disait : Les Français vont venir, les Français vont venir, et les Français n’arrivaient pas. Ils faisaient des révolutions. Alors les Mahrattes n’ont plus voulu entendre parler de nous. Il nous faut pourtant des alliés dans l’Inde. Où les prendre ? Je crois que le sultan du Caboul on le roi des Sikes pourraient aisément devenir nos auxiliaires. Ils ont de bons soldats, et, si nous les avions avec nous, nous ne regretterions pas les Mahrattes, et nos anciens alliés du Décan.

Bonaparte remercia, le corsaire et lui dit :

— Nous aurons encore beaucoup de choses à vous demander ; mais ce que vous venez de m’apprendre m’intéresse. Restez auprès de moi.

Junot secoua la tête et dit à Bonaparte :

— Si Taxile et Porus veulent être de nos amis, avec qui nous battrons-nous ?

Bonaparte étendit la main droite vers Junot, et lui fit faire le mouvement qui veut dire : Attendez !