Les Nuits d’Orient/La Tamise/1

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 85-98).
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I

LA TAMISE




I



L’Angleterre, en sa qualité de fille de l’Océan, obtient tout de son père, même un grand fleuve lorsqu’elle en a besoin. Ainsi, par sa situation topographique, éloignée de tous les grands courants d’eau douce, Londres ne pouvait avoir sa Seine comme Paris ; alors le vieux Océan, trouvant un large espace aux attérages du Gravesend, a envahi le sol, et remontant jusqu’au val de Richmond, il a absorbé un filet de naïade qui suintait à travers les roseaux, et a créé cette Tamise salée qui est le port mobile le plus vaste de l’univers. La Tamise proprement dite n’existe pas ; Londres commerçant reçoit à domicile, entre autres échantillons, un échantillon de l’Océan, et il s’en sert comme fleuve pour décorer ses ponts. Si la Tamise était une Seine, Londres retentirait de fontaines comme Calcutta ; et il n’y a pas de fontaines dans cette planète anglaise ; il n’y a que des statues altérées, demandant un abreuvoir toujours refusé. La Tamise est la seule rivière qui donne le mal de mer ; dernière preuve souveraine à l’appui de mon opinion. Voyez à quoi tient pourtant la domination océanique ! Si l’Océan ne rencontrait pas, en aval de Rouen, un terrain ascensionnel, une écluse infranchissable, si le sol conservait un niveau peu accidenté à travers les vallées normandes, nous aurions une Tamise à Paris ; Grenelle serait un port de mer ; le Gros-Caillou serait un chantier de vaisseaux de ligne ; et le peuple parisien, qui, dans les jours d’été, donne une si haute idée de sa vocation maritime de haut-bord, dans les archipels et les parages d’Asnières, le peuple parisien serait une pépinière de matelots sérieux, comme les jardiniers de Chatam, de Wolwich et de Rochester. Nous aurions les grandes Indes depuis les conquêtes de Dupleix. Hélas ! nous avons failli les posséder malgré le mauvais vouloir de l’Océan et les écluses des collines normandes ! C’est une histoire indienne et inédite à raconter ici.

Le 2 juillet 1838, sir William Bentinck, roi de l’Inde après le soleil, assis au kiosque de son cottage sur le Gange, ne voyait pas une lumière d’été comparable à celle qui dorait, par exception, les deux rives, de la Tamise, soit du côté de Greenwich, soit du côté de Blake-Hall. Les vieux nababs de la compagnie des Indes, rentrés à Londres pour y mourir, et retirés des affaires, dans leurs châteaux de la Tamise, se croyaient aussi, ce jour-là, en plein Gange, surtout lorsqu’ils regardaient ces fabriques d’architecture bengalienne, ces contrefaçons de chattirams, ces imitations de pagodes que les caprices millionnaires ont fait bâtir aux deux bords de la Tamise, en souvenir des doux rivages de Calcutta et de Madras. On est heureux une fois par an, c’est beaucoup le nabab Edmond Turnpike m’avait invité, le 2 juillet 1838, à son habitation de la Tamise, où l’india fashion brillait de tout son luxe, à la faveur d’un soleil complaisant, qui avait revêtu son costume indien. L’or intelligent est un métal assez utile ; on aime à le voir ruisseler entre les mains du nabab Edmond : Cet héca-millionnaire n’a pas dit à un maçon anglais : Bâtissez-moi un château comme tous les châteaux, avec une grande façade plate, un perron bourgeois, un toit pointu orné de trente cheminées ; il a pris les quatre in-folios de Solwyns et de l’English-India, et il a dit à un architecte ingénieux : Prenez dans ces belles gravures ce qu’il y a de plus pittoresque et bâtissez-moi du pur indien, comme si Vitruve n’existait pas. Ma caisse est ouverte Hart-Street dans la Cité, de dix heures à deux ; ne la ménagez point.

Cette courte allocution a opéré des prodiges ; rien n’est charmant comme l’habitation du nabab Edmond ; en la voyant sur sa rive, la Tamise se donne des airs de Gange, et croit que le golfe de Bengale commence à Gravesend. Au fond d’une allée de sycomores s’élève le temple de Dèz-Avantar, à deux étages, comme celui de Ten-Tauly ; l’architecte n’a pas enlevé à ce monument une seule de ses grâces originales, de ses adorables fantaisies ; il n’y manque pas un détail sculpté des dix incarnations. L’intérieur, fait pour être habité par des hommes et non par des dieux indiens, est divisé bourgeoisement avec toutes les attentions exquises du confortable national. Le parc, qui entoure la pagode, devait rencontrer dans la nature même du climat d’Angleterre de grands obstacles de végétation. Malgré tout le pouvoir de l’or, il est impossible de faire pousser en plein air anglais des boababs, des caquiers, des ébéniers, des naucléas, des érables, des mancenilliers, des aloës, des euphorbes, des cactus, des mimosas, des hibiscus, des yucas gloriosas, des palmiers, des bananiers, enfin toute la famille luxuriante et frileuse de la flore indienne. L’or inépuisable d’un nabab ne peut acheter un rayon de soleil du Coromandel. Eh bien ! malgré cette impossibilité géologique, et grâce à l’or du nabab, on a planté derrière la pagode un merveilleux mensonge végétal, qui a pour les yeux tous les charmes de la réalité. L’artiste chargé de construire toute une famille d’arbres tropicaux en fer de fonte et en feuilles vertes et souples de zinc, est un horticulteur pépiniériste de Wellington-Seminary, il a dessiné son paysage métallique avec un art que la nature atteint rarement dans ses plus belles exhibitions virginales des allées de Solo et du Tinnevely. Il y a même de sombres fouillis de jungles peintes, où s’accroupissent en sphinx, la gueule béante et l’œil en feu, des tigres empaillés qui donnent un moment de terreur aux invités candides du nabab Edmond, et tiennent à distance ses chiens, toujours posés de loin, comme des Œdipes quadrupèdes, devant ces sphinx jaunes rayés de noir.

La domesticité du nabab est vêtue à l’indienne ; il serait de mauvais goût, dans une pagode, et sous ces arbres, quoique menteurs, d’étaler des cochers couverts d’un garrick, et ensevelis sous les étages d’une perruque poudrée ; ou de se faire servir par des grooms habillés d’un énorme gilet rouge criard et chaussés de bottes à revers. Les pagodes ont horreur des graves mascarades domestiques du West-End. Notre intelligent nabab, en quittant l’Inde, a ramené un assortiment complet de serviteurs, libres par la loi anglaise, mais toujours teints de la couleur de l’esclavage ; ce qui laisse encore au maître une illusion autorisée par les abolitionnistes. Ces douces carnations bengaliennes, assez semblables aux nuances du bronze florentin, font le meilleur effet dans le paysage et le complètent en lui rendant ses habitants naturels. Il y a surtout de jeunes filles de Ceylan, de Madras, d’Hyder-Abad, de vraies Bengalis, qui ne sont pas, comme le règne végétal de l’endroit, des imitations métalliques ou des bayadères de zinc, mais des servantes de Siva converties au christianisme par le zèle des méthodistes : elles ont toutes perdu la gaieté de leur âge en perdant les paysages paternels ; et elles tournent sans cesse leurs grands yeux de velours d’iris vers l’horizon où se lève un vrai soleil qui n’éclaire pas des bananiers de fer-blanc.

Le nabab Edmond me ménageait une surprise plus grande, et de temps en temps il tirait son chronomètre infaillible du fond d’un vaste gilet chinois, et regardait la Tamise avec anxiété. Nous étions assis sous le toit d’un chattiram peint en bois d’érable, et ouvrant son escalier sur un embarcadère dallé de marbre lancastrien. Les esclaves libres nous servaient un déjeuner impossible ; c’était le carick authentique, avec le riz benafouli couleur d’or ; puis des conserves de nids d’hirondelles, extraits de la crevasse rocailleuse des Maldives ; puis du jambon de Labiata, l’ours de l’île de Panay. Nous buvions les vins de Lalia, de Kerana, de Constance, dans des coupes de cristal taillées dans le granit diaphane de Theaomock. Le point de vue dont nous jouissions était admirable : devant nous la Tamise emportait à l’Océan ou lançait à Londres deux files de paquebots à vapeur, entremêlés de navires voiliers, décorés de la mousse de l’océan Indien ; sur l’autre rive, nous distinguions, à travers un brouillard lumineux, les coupoles sombres, le parc et l’observatoire de Greenwich, et à notre droite, du côté de Londres, le Méandre de la Tamise, hérissé de mâts et de pavillons sans nombre, comme le port de l’univers.

Un petit courant latéral de la Tamise, voilé à nos regards par des masses de feuilles naturelles, lança soudainement au débarcadère un fly à vapeur, et le nabab fit un mouvement de joie et battit des mains, en disant « C’est lui ! »

Le fly accosta l’escalier du chattiram, trois jeunes matelots descendirent et tendirent les mains à un homme vêtu à l’indienne, qui ne paraissait pas fort leste, à cause de son obésité.

Le nabab descendit l’escalier du chattiram pour recevoir l’étranger et lui faire les honneurs de son habitation. Aux marques de déférence accordées à cet Indien par le maître et les serviteurs, je compris qu’il occupait un rang suprême ou qu’il en était descendu, comme un Syphax ou un Jugurtha indien, trophée vivant amené à Londres :

Annibalis spolia et victi monumenta Syphacis.

Il paraissait âgé de quarante-cinq ans ; sa figure exprimait une mélancolie incurable ou cette insensibilité profonde, seul remède que la nature donne aux infortunes suprêmes et sans consolation. Son teint avait perdu sa première nuance de cuivre poli, dans une décomposition subie sous les brumes du nord, et des reflets verdâtres plaqués sur ses joues molles annonçaient la dernière lutte de la vie contre un marasme mortel.

L’Indien donna quelques explications sur son retard d’une heure, car il avait été invité au déjeuner de l’habitation ; des agents subalternes de la douane venaient de leur faire quelques difficultés au moment où le fly quittait le quai de la Tour, devant London-Bridge. Il s’exprimait lentement, avec des formes de langage très-distinguées et avec l’accent pur de Londres, ce qui acheva de compliquer pour moi cette énigme vivante, que je poursuivis, à travers mille conjectures, sans rien trouver de satisfaisant.

Le chattiram où nous étions ressemblait au cadre d’un songe ; ce que je voyais ne pouvait pas exister. On entendait sonner midi dans un lointain mystérieux, et les vagues de la Tamise roulaient devant nous les douze échos d’une horloge invisible. Un soleil ardent couvrait les eaux d’atomes de feu et réjouissait les jeunes filles indiennes assises sur les marches du chattiram. Le nabab, en costume de planteur, fumait le houka et échangeait quelques syllabes malaises avec l’Indien. En ce moment, je me rappelai la France et les bords fleuris qu’arrose la Seine, et les existences bourgeoises des étés parisiens, et les maisons de Chatou, de Bougival et d’Asnières, et même les châteaux riverains, ou rien, dans le programme des idées reçues, ne dépayse un visiteur, ne scandalise un voisin. Chez le nabab Edmond, absence complète des rurales délices chantées dans les poëmes des Jardins et de l’Homme des champs. Le piano, la romance et le billard, ces trois distractions françaises, n’y sont pas encore admises ; on n’y entend que les gammes et les notes d’or des perruches coloriées, filles des solitudes sans nom.

Selon l’usage anglais, le nabab m’avait présenté à l’Indien : ce qui me donnait le droit de lui adresser la parole, mais que lui aurais-je dit ? Son maintien d’ailleurs était répulsif à la familiarité ; il paraissait plus à son aise avec le silence qu’avec la parole, et je n’étais pas assez fort sur la langue anglaise pour lui demander adroitement ce que j’aurais voulu savoir. Le nabab Edmond était heureux de mes embarras et il se gardait bien de commettre la moindre indiscrétion qui aurait pu m’éclairer. Cette scène de rêve s’éleva enfin à un degré de fantastique irritant. L’entretien, quoique formé de phrases très-courtes et intermittentes, cessa tout à coup, comme il arrive entre gens qui n’ont plus rien à se dire, ou qui auraient trop de choses à se raconter. L’Indien laissa tomber sa tête sur sa poitrine, et ses yeux s’éteignirent, comme si un nuage d’opium les eût voilés. Les jeunes filles bengalis s’endormirent au soleil, comme dans les bras de leur père, et le nabab, au lieu d’employer cette formule française, usitée dans nos ennuis champêtres : Eh bien, que faisons-nous ? se renversa sur les coussins de sa natte, et, aspirant la fumée de sa pipe, il convoqua autour de lui, comme ses meilleurs amis, les innombrables souvenirs de sa jeunesse aventureuse, et il les accueillait par de mélancoliques sourires à mesure qu’ils défilaient, visibles pour lui seul. Ce que le nabab voyait en ce moment avait un charme qu’aucune conversation oisive n’aurait pu lui donner ; il assistait à la conquête du Mysore ; il entendait le canon mugir dans les solitudes du Malabar ; il suivait aux assauts le jeune colonel, aujourd’hui duc de Wellington ; il voguait sur le golfe Arabique, à bord de l’India, et à côté de Cornwallis, ce héros fabuleux d’immortelles expéditions ; et la guerre finie, il se voyait maître et colonisateur dans une plantation conquise par les armes et défrichée par la charrue ; il fondait un comté d’Angleterre aux limites du monde, et arrosait de ses sueurs le sol du désert indien, pour en extraire la fécondité européenne, avec cette intelligence active et cet acharnement intrépide de colon qui sont les vertus du génie anglais.

Oui, en, compagnie de pareils souvenirs, un vieillard peut s’isoler dans une habitation, et n’appeler à son aide aucun auxiliaire bruyant comme remède à l’ennui. Cela se conçoit très-bien. Les entretiens froids du monde civilisé ne peuvent lui rendre une seule de ces vives émotions qu’il trouve dans l’échelle immense de ses souvenirs. Une jeunesse ardemment occupée est la meilleure provision des vieux jours ; et ils obéissent à des instincts bien intelligents, ceux qui partent à l’aurore de l’âge, s’aventurent sur les océans, apprennent la vie à l’école de tous les peuples ; feuillètent ce globe comme le livre de Dieu, et laissent une goutte de leur sueur ou de leur sang sur chaque grain de sable, qui peut un jour être fécondé et donner des épis à la table de l’indigent, du voyageur ou du naufragé !

J’avais grande envie de faire comme l’inconnu et les jeunes filles bengaliennes, et de m’endormir en face de ce paysage indou pour trouver dans le sommeil les rêves que j’aime. Mais un attrait de curiosité, plus puissant que ma volonté, tint mes yeux ouverts et me força d’attendre la fin naturelle de cette étrange situation.

Je n’attendis pas longtemps.

Le nabab mit un signet à l’in-folio de ses souvenirs, et, prononçant quelques mots en malais il se leva. L’Indien fit un signe de tête affirmatif, et quitta la table. Nous descendîmes un petit sentier de sable fin qui conduisait à la pagode, et je cherchais toujours une occasion pour demander au nabab le nom et l’état de l’Indien ; mais l’occasion ne se présentait pas naturellement ; le nabab avait offert son bras à son hôte qui marchait avec beaucoup de difficulté, quoique le terrain fût très-doux. Le décor extérieur de la pagode ne fit aucune impression sur l’Indien ; ses regards se portèrent même avec indifférence sur la statue d’Indra, l’éléphant Irivalti, le bœuf Namdy, le manguier sacré, la déesse Ganesha, et les bas-reliefs des dix incarnations. Le nabab fit son devoir de propriétaire, et désigna du doigt, en passant, toutes ces merveilles ; rien n’arracha l’Indien à sa mélancolie et à sa somnolence ; peut-être aussi riait-il intérieurement de ces contrefaçons indiennes, parodies sacriléges des vénérables édifices d’Elora. Le jeune sauvage Potaveri, amené en France par Bougainville, pleura de joie, dit-on, en voyant un palmier dans une serre ; l’Indien invité chez le nabab Edmond ne donna aucun signe d’attendrissement au milieu de ce domaine qui lui rappelait le pays natal : il témoigna seulement une légère satisfaction en apercevant à l’angle du vestibule une natte bordée d’une pile de coussins : c’était bien tentateur à l’heure ardente de la sieste ; le nabab devina la pensée de son hôte, et l’invita du geste à goûter les douceurs du sommeil de midi. L’Indien n’attendit pas une seconde invitation ; il nous fit un léger salut de la main, comme pour nous congédier poliment et nous dire

À bientôt !

— Pauvre homme ! me dit à voix basse le nabab en m’entraînant dans les jardins, laissons-le dormir ; le sommeil est son seul bonheur.

Alors, je voulus savoir le nom ou l’histoire de ce pauvre homme, traité en prince, et je priai instamment le nabab de satisfaire une curiosité poussée à bout. Aussitôt un nom fut prononcé à mon oreille… un nom qui aurait fait tressaillir sur leurs piédestaux les statues de la pagode, si elles eussent été sculptées par les mains pieuses autant qu’habiles des artistes sectateurs de Siva.

L’histoire promise se rattache à ce nom ; il est temps de la commencer ; mais je dois encore reprendre les choses d’un peu haut, avant d’arriver au nom de l’Indien.

Louis IX et Louis XVI sont peut-être les seuls rois qui aient eu de l’imagination. Ils ont cru tous les deux que le monde ne finissait pas aux limites de la Méditerranée ; ils ont cru tous les deux que la France devait être une métropole de colonies lointaines, et une missionnaire de civilisation catholique. Tous les deux ont dédaigné les petites conquêtes de clochers voisins et l’envahissement des fleuves limitrophes ; ils pensaient au Nil et au Gange et ne se doutaient pas de l’existence du Rhin et de l’Escaut. Les mesquines ambitions n’allaient point à leur génie aventureux ; une province de plus ou de moins reliée à la carte française leur paraissait une superfétation bourgeoise, lorsque la mappemonde leur montrait des jachères immenses, les grands fleuves coulant au grand soleil, et les déserts féconds, les régions splendides, ces zones lointaines qui attendaient la charrue de la France et la parole de Dieu.

Louis IX a eu le temps de mettre deux fois en action ses rêves divins et de déposer dans les sillons de l’Orient les semences françaises. Le même bonheur n’a pas été accordé à son petit-fils. Au moment où ce malheureux roi, dans son cabinet de Versailles, traçait l’itinéraire de Lapeyrouse, et, tirant du néant une marine française, rêvait les colonies de l’Inde, quelques stupides financiers vinrent lui dire que tout était perdu, parce qu’il y avait un déficit dans le trésor. Louis XVI, à cette nouvelle, laissa tomber son atlas, son compas, ses plans, tout l’avenir colonial de la France, et convoqua les états généraux et les avocats des bailliages pour combler le déficit. Un mot à jamais mémorable fut bientôt prononcé : Périssent les colonies plutôt qu’un principe ! Faute de français en tout genre, qui n’a pas comblé le déficit, ne nous a pas fait gagner un principe, et nous a fait perdre l’Océan.

Mais en France, on est souvent exposé à de semblables aberrations, et avec des gens qui veulent parler même quand ils n’ont rien à dire on doit s’attendre à tout.

Au moment où Louis XVI recevait une lettre indienne qui pouvait sauver la France et lui donner la royauté du globe, on jouait, pour la première fois, à la Comédie-Française, une calomnie en cinq actes contre Marie-Antoinette, on jouait le Mariage de Figaro. C’était le 2 avril 1784 ! et pendant qu’une partie de la noblesse aveugle se sifflait elle-même dans la personne du comte Almaviva, une partie du peuple éclairé applaudissait, le même soir, l’héroïque bailli de Suffren, arrivant des Indes et paraissant en loge à l’Opéra. 27 avril 1784, date pleine d’un double avenir Était-il clairvoyant, cet illustre géographe Louis XVI, lorsqu’il repoussait Beaumarchais et serrait les mains glorieuses du bailli de Suffren ? lorsqu’il trouvait que la conquête du Mariage de Figaro ne valait pas la conquête de l’Inde ? Et par une de ces fatalités qui ont si souvent pesé sur notre pays, cette fois ce n’était point le roi qui était aveugle, c’était la France ; chacun à son tour est aveugle chez nous. La noblesse enlevait Figaro à la Comédie-Française, et courait l’applaudir tous les soirs à Chanteloup, chez M. de Choiseul. Le roi invitait à ses veillées de Versailles le bailli de Suffren, et pendant que la cour et la ville se pâmaient de bonheur aux lazzis du barbier-philosophe et aux galanteries adultères du page et de la comtesse, le roi de France et le héros de l’Inde avaient de sublimes entretiens sur les colonisations océaniques et formaient des plans admirables pour éteindre l’étoile anglaise de Cornwallis, qui se levait à l’horizon de Ceylan ! Oh qu’ils ont été bien inspirés ces hommes d’État, ces financiers, ces courtisans, ces philosophes, ces avocats de 1784 ! Ils ont envoyé Beaumarchais au Panthéon, Suffren en exil, Louis XVI à l’échafaud, l’Anglais dans l’Inde. Chacun a reçu sa récompense après le 27 avril 1784. Le vaudeville de Figaro chantait ce pauvre quatrain mal rimé :

Or, messieurs, la comédie
Que l’on joue en ce moment,
Sauf erreur, nous peint la vie
Du bon peuple qui l’entend.

Sauf erreur est admirable ! Nous allons voir bientôt où va nous conduire cette petite erreur, annoncée si modestement.