Les Nuits d’Orient/La Tamise/2

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 99-112).
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Le nom de ce malheureux étranger, de ce pauvre homme, était retentissant comme l’écroulement d’un empire ; c’était le nom du dernier fils de Typpoo-Saib ! Malgré mon admiration profonde pour les grands noms et les grandes choses de l’antiquité romaine, les malheurs dé Syphax et des rois numides, amenés à Rome en trophées vivants, disparurent devant l’infortune moderne du prince de Mysore. Il est assez difficile, d’ailleurs, de se laisser émouvoir par des catastrophes accomplies depuis deux mille ans, quel que soit l’intérêt classique qu’on porte aux vainqueurs ou aux vaincus ; mais on éprouve un long serrement de cœur en voyant passer la ruine vivante d’un empire, d’un noble empire comme ce Mysore, qui, par sa religion, sa poésie, son éloignement, ses mœurs, son peuple, a pour nous tout le charme mystérieux de la chose antique, dans son intérêt contemporain. Si on ajoute ensuite que ce prince indien, endormi dans une fausse pagode de la Tamise, est le fils de l’héroïque Typpoo-Saïb, le fidèle ami de la France et la victime de cette noble amitié, on comprendra mieux encore toute la sympathie émouvante que dut exciter un tel nom dans l’âme d’un Français voyageur, très-partisan de l’Inde et des Indiens.

Même cette fois, mon patriotisme ne put s’élever jusqu’à la haine contre les vainqueurs du Mysore. Les histoires de Typpoo-Saïb et de Wellington me paraissent aussi anciennes que les victoires gauloises de Jules César, et mon orgueil national n’est pas plus humilié par les vieilles victoires anglaises que par les défaites de Brennus et de Vercingétorix. Toute rancune patriotique a une prescription. Un demi-siècle a dans mon souvenir la valeur numérique de deux mille ans. Camille, le vainqueur de Brennus, et lord Cornwallis, le vainqueur de Typpoo-Saïb, me paraissent contemporains. Si tout le monde embrassait ce paradoxe, après nos quarante ans de paix européenne, il n’y aurait plus de guerre, et tout le monde s’en porterait mieux. La guerre n’est belle que dans le passé.

Cependant il ne faut pas tout mettre en oubli avec les haines et les rancunes ; nous avons là une histoire ensevelie dans la tombe, qu’il faut exhumer comme leçon perdue et comme salutaire avertissement pour l’avenir.

Nous nous assîmes le nabab et moi, à peu de distance du vestibule où dormait le fils du sultan de Mysore, et je dis à mon hôte :

Vous êtes cent fois millionnaire, Monsieur ; vous possédez une habitation splendide ; vous avez la royauté de l’or ; votre vie a été un bonheur continuel ; eh bien ! vous ne devineriez peut-être jamais à qui vous êtes redevable de tant de choses. C’est une comédie en cinq actes, jouée à Paris le 27 avril 1784, qui vous a fait nabab indien.

Le nabab, qui parle et comprend très-bien le français, retira de ses lèvres l’ambre de son houka, et me regarda avec des yeux étincelants de points d’interrogation.

— Oui, seigneur nabab, continuai-je ; ceci va être clair pour vous.

Et je m’exprimai ensuite à peu près en ces termes :

— Le roi Louis XVI avait donné au bailli de Suffren l’ordre de rétablir dans l’Inde les affaires de France. Cet intrépide marin remplit sa mission ; aidé du comte de Forbin, Provençal comme lui, il attaque les Anglais devant le cap de Bonne-Espérance et l’île de Ceylan, remporte six victoires navales, protège les établissements de Cap-Town, prend Trinquemale, délivre Gondelour, répare à Pondichéry les désastres subis par le marquis de Bellecombe, et fonde l’avenir des comptoirs français au Malabar et au Coromandel. Ce que je vous dis là, seigneur nabab, ne doit point blesser votre fierté de marin ; la galerie maritime de Greenwich est remplie de tableaux de vos victoires navales ; laissez-nous le peu que nous avons par la grâce de Louis XVI, si bien récompensé le 21 janvier, comme traître à la nation.

» Dans notre ville de Paris, ville de toutes les vertus, de tous les vices, de tous les héroïsmes, de tous les crimes, le bailli de Suffren devait trouver, a son retour de l’Inde, un monde enthousiaste, tout prêt à l’accueillir de ses acclamations ; son triomphe dura un soir et fut éclairé par le lustre de l’Opéra. Malheureusement, à la même heure, un autre triomphe éclatait au théâtre de la Comédie-Française. Le vainqueur de l’Inde avait un concurrent c’était M. Caron de Beaumarchais, auteur du Mariage de Figaro. Dans cette comédie, on prouvait qu’en 1784 la noblesse, le clergé, la magistrature étaient avilis et que la vertu s’était réfugiée chez les soubrettes, et la noblesse chez les perruquiers. Ainsi, le bailli de Suffren, le comte d’Estaing, le comte de Grasse, le marquis de Bellecombe, le comte de Forbin, ces héros de l’océan Indien, en leur qualité de nobles, descendirent, le même soir, sous les pieds de l’encyclopédiste Figaro. Il est vrai que ce barbier, avait dignement soutenu la concurrence ; il avait attaqué aussi et battu les Anglais dans une tirade de comédie ; il les avait poursuivis jusqu’au bout de l’Inde, avec un goddam grégeois ; il avait prouvé que goddam était le fond de la langue anglaise ; qu’on ne trouvait que goddam dans la langue de Pope, de Shakespeare et de Milton. Le parterre venait d’applaudir avec frénésie cette victoire de goddam. L’Angleterre ne devait pas s’en relever, et le bailli de Suffren allait être mis à la retraite et céder son banc de quart à l’amiral Beaumarchais.

» Si vous connaissiez notre ville de Paris comme vous connaissez Madras ou Ceylan, vous sauriez qu’il y a des moments, chez nous, de folie fiévreuse, d’engoûment universel, où 500,000 bouches disent la même chose, poussent le même cri, chantent le même nom. Au mois d’avril surtout, Paris éprouve le besoin de se ruer sur une comédie, sur un homme, sur une mode, sur une pyramide ou sur un zéro, pour se soulager de l’hiver dans un enthousiasme de printemps. Or, le 27 avril 1784, on avait joué le Mariage de Figaro, et Dieu même, descendant sur la terre, aurait passé incognito à Paris le lendemain et pendant six mois, Paris est ainsi fait. Le mot bohémien de Figaro était sur toutes les lèvres, noircissait toutes les affiches, décorait toutes les enseignes, tapissait tous les murs, coiffait tous les fronts. Figaro-ci, Figaro-là, Figaro partout. Un seul homme, le 25 avril, se levait en tenant une lettre qui n’était pas une lettre sur Figaro. Cet homme était le roi.

» Cette lettre avait été apportée à Versailles par le vaisseau le Héros ce glorieux facteur de la poste indienne ; elle était tombée de la proue du navire comme de la main d’un géant ; le sultan de Mysore l’avait écrite à Louis XVI, le sultan des Français[1].

» Le monarque indien, plein d’estime et de vénération pour la France et son roi, et déjà menacé dans ses possessions, comme Hyder-Aly son père, appelait Louis XVI à son secours ; il se plaçait sous sa protection puissante ; il lui demandait des soldats, des ouvriers, des agriculteurs pour défendre et cultiver ces beaux pays placés entre le 12e et le 20e degré de latitude : Nellor, sur le fleuve de Pennar ; Hyder-Abad, la ville des diamants ; Scringapatnam, si voisine de Madras, la reine du golfe de Bengale ; Cochin, Calicut, Trivanderum, et les opulentes pêcheries du cap Comorin. Le Mysore, si bien placé à la pointe de la presqu’île, entre le golfe Arabique et le golfe de Bengale, pouvait ainsi devenir une province française, avoir des ports sur deux mers, comme Corinthe ; surnommée Bimaris, et envahir progressivement, comme influence ou comme conquête, tout le vaste domaine indien.

» Le cœur patriote de Louis XVI palpita de joie en lisant cette lettre. Qui pouvait, mieux que ce grand prince, comprendre un plan si beau ? N’était-ce-pas lui, d’ailleurs, qui en avait préparé la réussite dans sa haute sagesse ? N’avait-il pas envoyé Lapeyrouse et Lamanon parler de la France pacifique au Mysore, et le bailli de Suffren parler de la France militante au commodore Johnston ?

» Pendant que Louis XVI relisait cette merveilleuse lettre, une foule de gentilshommes attendaient le petit lever à l’Œil-de-Bœuf. M. d’Entraigue avait la parole et il racontait l’étourdissante soirée de la veille, le triomphe de Figaro.

» Il y avait là un homme qui attendait aussi le lever du roi : c’était le bailli de Suffren. Personne ne prenait garde à lui. On ne parlait que du barbier et de Bridoison.

» Le marin provençal lança un regard de foudroyant dédain sur ces gentilshommes et leur dit :

Sa dé darnagas é d’arléris.

— Pardon, monsieur, lui dit d’Entraigue, veuillez bien nous expliquer votre hébreu.

» L’amiral leur tourna les épaules et n’expliqua rien. Au reste, il est impossible de donner dans une langue quelconque le sens vrai de cette phrase provençale ; elle renferme en élixir toute l’ironie et le mépris que l’amiral avait dans son cœur : c’était une bordée de syllabes fulminantes tirée à brûle-pourpoint de bâbord et de tribord.

» La porte des appartements royaux s’ouvrit ; on entra chez Louis XVI.

» La figure du roi rayonnait de bonheur et de fierté ; il ne lut pas la lettre, mais il annonça qu’il venait de recevoir d’excellentes nouvelles de l’Inde, et il serra la main de l’héroïque amiral. Les paroles du roi ne trouvèrent que des oreilles distraites. Si on ne parlait pas Figaro, personne n’écoutait.

» Le frère du roi, le comte de Provence, philosophe, poëte de quatrains et patron de Figaro, entra et mit tout à coup la conversation sur la comédie nouvelle, en s’exprimant avec les termes du plus vif enthousiasme. Les gentilshommes, encouragés par le prince encyclopédiste, redirent en chœur son feuilleton dramatique ; on célébra les vertus de Suzanne ; on railla le comte Almaviva, qui refusait le nécessaire à sa femme ; on s’extasia sur la cruche qui se remplit ; enfin, on battit les Anglais à plate couture avec le goddam qui est le fond de leur langue. L’enthousiasme ne garda point de mesure ; les premières effluves du printemps échauffaient toutes les têtes ; le soleil d’avril changeait en or le cuivre des tritons, des dieux et des déesses mythologiques de Versailles et de Trianon ; le déficit de M. de Calonne était comblé.

» Louis XVI présentait le bailli de Suffren à son frère, le comte de Provence, et aux sommités de sa cour ; on leur répondit : Sait-on gré du superflu à qui nous prive du nécessaire ? ou bien De vingt rois que l’on encense le trépas, brise l’autel, mais Voltaire est immortel ! ou encore : Tout est mordu, hors l’amant qui l’a vendu. Le bailli de Suffren, qui avait vu les mille variétés des fakirs et des jongleurs de l’Inde, qui avait livré six batailles navales, labouré toutes les mers, rencontré des sauvages de mille nuances, visité les Lapons nains et les Patagons géants, côtoyé tous les archipels, évité tous les écueils, subi tous les ouragans, et qui, certes, avait acquis le droit, comme lord Botingbroke, de ne s’étonner de rien, était foudroyé de surprise par le délire de cette cour et l’épidémie de Figaro. Le noble amiral n’avait jamais rien vu de pareil sur les quatre coins de la mappemonde ; il regardait le roi avec des yeux tristes, et le roi regardait la lettre du Mysore, et versait intérieurement toutes les larmes de son cœur.

» Et que devenaient les finances au milieu de cet étourdissement général ? Le mot de Trivulce se trouvait plus que jamais de circonstance ; il fallait trois fois de l’argent pour envoyer Suffren au Mysore, et le déficit de 27 millions s’élargissait chaque jour ! et personne ne songeait à le combler. Il s’agissait bien de si peu de chose ! On avait Figaro ! la Profession de foi du vicaire savoyard, l’Épître à Uranie, Candide, la Pucelle et le Contrat social. Avec ces distractions, on bravait les menaces du déficit.

» À Paris, on se sert souvent de l’enthousiasme comme d’un moyen ingénieux et froid pour jouer un mauvais tour à quelque gloire voisine trop éclatante. Il y a souvent beaucoup d’adresse dans ce débordement d’admiration qui éclate chez des hommes dont le naturel jaloux et railleur à perpétuité semble exclure tous les nobles sentiments du cœur. Pour ceux-là, Figaro arrivait très à propos à Versailles le 27 avril ; il dispensait de donner un coup d’œil au bailli de Suffren. On ne peut admirer deux grands hommes à la fois ; tant pis pour le dernier venu, n’aurait-il sur l’autre que deux heures de retard. Il ne faut pas croire pourtant que le héros de l’Inde n’a rencontré aucune sympathie à la ville et à la cour ; ce serait trop calomnier le Paris de 1784, bien des cœurs nobles et roturiers s’émurent du retour glorieux de l’amiral ; bien des mains blanches et calleuses applaudirent le grand homme ; mais ces ovations restèrent en minorité imperceptible au milieu du tourbillon d’enthousiasme qui emportait aux nues le nom brillant de Figaro. Les gazettes du temps consacrèrent à peine un quatrain à l’amiral, et furent inondées de prose et de poésie en l’honneur du barbier espagnol rien ne lui manqua, pas même ces critiques et ces injures qui centuplent le succès lorsqu’elles arrivent, comme le cri de l’esclave, après le char du triomphateur. Comment songer alors aux Indes, aux colonisations, au Mysore ? La révolution de 1789 commençait en 1784 ; il fallait déjà attaquer le trône et non la côte du Malabar ; on chantait partout d’une voix fausse, mais menaçante, à l’oreille du roi, ces vers de Figaro :

De vingt rois que l’on encense,
Le trépas brise l’autel ;
Et Voltaire est immortel !

» C’était le premier coup de canon tiré contre la Bastille ; c’était la philosophie de Voltaire et de Rousseau mise en comédie et en chanson pour l’intelligence de ceux qui ne savaient pas lire, et ils étaient nombreux en ce temps-là. Voltaire recevait son brevet public d’immortalité, non pas pour avoir écrit des chefs-d’œuvre de grâce et de style, mais pour avoir créé Candide, cette insulte à la dignité de l’homme, et la Pucelle, cette insulte à l’héroïsme d’une sainte. Quant aux rois, on avait admis désormais que le trépas brisait leurs autels ; Louis XVI était averti : on attendait son trépas. Quant à la noblesse, il était reconnu qu’elle se donnait la peine de naître, voilà tout, et qu’après, elle n’était bonne qu’a séduire des soubrettes ; quant aux prêtres, il était prouvé que notre crédulité faisait toute la science de Bossuet, de Fléchier et de Massillon ; quant aux femmes, il était publié par toutes les bouches que leurs instincts d’animaux les obligeaient à tromper ; enfin, quant à Dieu, il était démontré, selon Uranie, qu’à Jérusalem, Jésus-Christ avait exercé le vil métier d’ouvrier, et qu’il avait perdu ses beaux jours dans ce lâche exercice. Tous ces décrets, faciles à la mémoire, étaient popularisés par Figaro sur les ruines des autels des rois.

» Avec ces maximes courant les rues, essayez de combler un déficit, de conquérir les Indes et de reconstituer une société ! Que pouvait-il faire, Louis XVI, contre cette opposition organisée par les princes, la cour et la ville ? Il était seul contre tous ! L’histoire s’est montrée bien injuste envers ce grand roi ; son nom a toujours été précédé de l’épithète faible chaque historien a copié son devancier. La faiblesse de Louis XVI est passée en proverbe. L’histoire réfléchit rarement ; elle imite. Oui, il était faible ce roi qui a créé une marine formidable ; qui a mis en mer six amiraux de génie ; qui a soulevé l’Amérique ; qui a ouvert un chemin dans les airs avec Montgolfier ; qui a donné la solitude à la Bastille ; qui a aboli les lettres de cachet et la torture ; qui a rendu la vie au peuple avec Parmentier ; qui a découvert le grand chemin du monde avec Lapeyrouse ; qui a reconquis l’Inde avec de Suffren ; qui a dominé de sa voix la voix des tambours, le 21 janvier, seul ferme et tranquille, lorsque tout le monde, sur la place Louis XV, tremblait de froid et de peur ! Oui, ce roi était faible, l’histoire n’en démordra pas. Il n’était pas faible : il était seul !

» Quatorze ans plus tard, un jeune homme, le seul qui eût compris Louis XVI, regarda les Indes et écouta le cri de détresse de Typpoo-Saib.

» Ce jeune homme était le même qui, officier à vingt-deux ans, assistait, dans le jardin des Tuileries, aux terribles scènes du 20 juin, et s’écriait, la main sur son épée : Donnez-moi douze cents hommes, et je délivre ce malheureux roi ! Il se nommait Bonaparte.

» En le voyant partir pour l’Égypte avec une armée, on ne se doutait pas qu’il marchait vers l’Inde, au secours de Typpoo-Saïb. Le souffle de Louis IX et de Louis XVI poussait Bonaparte en Orient, en lui annonçant une nouvelle terre promise. Ce héros avait l’âge d’Alexandre, lorsque lui partit aussi pour conquérir l’Inde. L’Égypte, ce vestibule de l’Inde, tressaillit encore sous les pieds de la France, et reconnut aux Pyramides les soldats de Mansourah et de Damiette, les fils des croisés de Louis IX. Mais Bonaparte ne venait pas pour prendre Alexandrie et battre Mourab-bey ; l’étoile des mages l’appelait en Syrie : il traversa le désert, prit Jaffa, et vint forcer la porte de l’Inde, nommée Ptolëmaïs. En le voyant sur le chemin du golfe d’Ormus, l’Angleterre s’émut ; son commodore Sidney-Smith arriva dans les eaux de Saint-Jean-d’Acre avec ses vaisseaux, Tiger et Thesæus. Ce fut un moment sublime. Les peuples de l’Inde, les héroïques corsaires français, les rois du Penjab et du Mysore, les colons de Dupleix, les flibustiers des îles de la Sonde, les missionnaires intrépides, disciples de François-Xavier, toute la jeune France du Bengale prêta l’oreille au canon de Ptolemaïs, et attendit, l’épée ou la croix à la main, ce jeune Bonaparte que Dieu même venait de sacrer sous le Mont-Thabor avec l’eau du Jourdain. Une bataille de soixante jours et soixante assauts n’avaient cependant pas encore détruit la porte Indienne de Saint-Jean-d’Acre ; Bonaparte désignant la tour maudite, criait cette parole sublime et mystérieuse : Mes amis, le sort du monde est dans cette tour ! et tous les héros de son épopée, Murat, Marmont, Dufalga, Bon, Davoust, Lannes, Regnier, Kléber, Beauharnais, géants du Tasse, ressuscités sous d’autres noms, se précipitaient sur les murailles, et trouvaient devant la brèche une main invisible qui les arrêtait, comme une écluse d’airain. Un seul, qui semblait avoir des ailes, ou que le génie des batailles emportait sur les siennes, l’indomptable Murat s’élança par la crevasse d’une brèche, courut sur les cadavres comme sur des épis fauchés, traversa Ptolémaïs au vol, entraînant après lui tout un peuple de barbares, et arrivé sur le môle, il se jeta dans une barque, et, passant sous le feu de l’artillerie anglaise, il reparut devant Bonaparte avec son damas rouge de sang, ses cheveux brûlés par la poudre, son brillant uniforme dévasté par une bataille qu’il avait livrée seul contre toute une ville, comme Alexandre à Oxydraka, sur la même route de l’océan Indien.

« Le sort du monde était dans cette tour, dit Bonaparte, une dernière fois, et il ramena ses soldats décimés par la peste et convalescents, du rivage de Saint-Jean-d’Acre au rivage et à la victoire d’Aboukir.

« Le principe, les colonies et Typpoo-Saïb périrent ensemble ; et pendant que nous parlions beaucoup, selon notre usage en France, les Anglais agissaient beaucoup, selon leur usage aussi : nos avocats construisaient des discours, leurs marins construisaient des vaisseaux nous eûmes le Directoire et le conseil des Cinq-Cents ; ils eurent le Mysore et la compagnie des Indes. En 1800, tout était consommé. »

Et ce jour-là nous prolongeâmes longtemps encore notre entretien chez le nabab Edmond, pour attendre le réveil du prince de Mysore. Au milieu de tant de souvenirs évoqués par un nom, la présence du fils de Typpoo-Saïb avait quelque chose de surnaturel. Nous avons tous vu cette belle gravure qui représente la famille de Typpoo-Saïb livrée au pouvoir de lord Cornwallis après la conquête du Mysore ; c’est lamentable comme le spectacle de la famille de Darius aux genoux d’Alexandre, et grâce aux costumes, aux paysages et aux teintes jaunâtres des deux gravures, on croirait que ces deux catastrophes appartiennent à la même antiquité. Aussi, lorsque le fils de Typpoo-Saïb se leva sur sa natte et s’avança vers nous avec son costume oriental, mon cœur battit aussi fort que si le fils de Darius se fût présenté à moi. Le prince échangea quelques paroles avec le nabab, et marcha d’un pas assuré vers l’embarcadère de la Tamise, où le fly était amarré. Un sourire et un geste lent furent son adieu : il s’embarqua et partit. Je suivis longtemps du regard cette petite barque à vapeur ramenant à Londres, le 2 juillet 1838, un prince indien, fils de cet héroïque Typpoo-Saïb qui avait voulu donner l’empire des Indes à Louis XVI et à Napoléon.

Ce pauvre prince est mort peu de temps après à Londres ; je bénis le hasard qui me l’a montré, une seule fois, et dans un paysage indien.

  1. Cette lettre n’est pas la seule que le sultan de Mysore ait écrite à Louis XVI. Un grand artiste et un homme d’esprit, M. Hernian-Léon, a le bonheur de posséder toute la collection des lettres du sultan de Mysore à Louis XVI ; je les ai vues chez lui, rue de Latour-d’Auvergne, 37. L’histoire n’a jamais parlé de cela !