Les Nuits d’Orient/La Tamise/3

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 113-126).
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L’hôpital de Greenwich est posé comme un décor de théâtre sur la rive gauche ou droite de la Tamise, car, avec ma théorie sur cette fausse rivière, la rive droite serait la gauche, puisque la Tamise coule de l’Océan à Richmond.

Le nabab Edmond me conduisait, le lendemain, sur son yacht, à Greenwich ; il était bien aise de connaître cette galerie maritime dont je lui avais parlé. Je m’estimais heureux d’être le cicerone d’un Anglais en Angleterre. Au reste, peu de gens connaissent bien les petits détails curieux du pays où ils sont nés. Que de Parisiens sont morts sans avoir vu l’admirable musée de M. Lenoir, aux Petits-Augustins, et le musée d’Artillerie, et la chapelle expiatoire de la rue d’Anjou, et les Catacombes, et les souterrains du Panthéon ! Il y a même, à coup sur, au Marais, des rentiers paisibles qui ne connaissent pas le Palais-Royal. La cour du Louvre est regardée comme un passage et une économie de temps pour aller de la rue du Coq-Saint-Honoré au faubourg Saint-Germain ; aussi plusieurs industriels ou propriétaires de la rue Croix-des-Petits-Champs sont morts, affirme-t-on, sans avoir vu la colonnade du Louvre et la façade de Saint-Germain-l’Auxerrois.

On ne sera donc point étonné si le nabab Edmond ne connaissait pas le musée maritime de Greenwich. Cette ignorance me rendit un grand service, car il me fut permis de voir, ce jour-là, bien des choses nouvelles pour moi, grâce au nom et au crédit de ce puissant nabab, soldat indien du colonel marquis de Wellesley, depuis duc de Wellington.

Le yacht du nabab est un fin voilier ; il a remporté le prix de la coupe de la reine, queen’s-cup à Plimouth, en 1838. De vrais matelots et un vrai post-captain font le service du bord, et sont payés sur le budget de la marine du nabab. Je trouve admirable cette idée des millionnaires anglais d’avoir à leurs gages un petit vaisseau monté par des marins sérieux ; il y a au fond de cette idée, en apparence futile, un but national. Le nombre de marins et d’officiers ainsi employés à cette bourgeoise marine de promenade est très-considérable ; survienne une guerre, et tous ces marins d’agrément passent tout de suite du service des millionnaires au service de Sa Majesté. Nous avons des tilburys, nous.

Nous arrivâmes à Greenwich en très-peu de temps, comme si la voile eût été la vapeur.

N’ayant jamais l’intention de décrire et de mesurer les monuments que cent voyageurs ont décrits et mesurés la toise à la main, je ne dirai rien ici des pierres sombres et des colonnes noires qui composent matériellement l’hôpital de la marine anglaise. J’aime mieux notre édifice des Invalides, cette immense tente de granit suspendue au ciel par la croix de sa coupole avec son inscription sublime écrite de la main : de Louis XIV Militibus in æternum providens has ædes posuit ! Au reste, il n’y a que très-peu de marins anglais à l’hôtel des Invalides de Greenwich ; en général, on n’y parle qu’allemand ; j’y ai vu aussi des Espagnols et des Italiens. Ceux-là ne doivent pas être à leur aise dans l’atmosphère de Greenwich ; l’hiver y dure un peu moins d’un an chaque année ; le soleil a toujours le tort d’y être absent.

L’Angleterre est un pays qui étonne ou fait sourire ; on la traverse en y semant les points d’admiration et les pointes d’épigramme ; le géant s’y déguise souvent en nain. Après une exhibition de tableaux de peintres anglais à la galerie nationale de Charing-Cross, une des plus amusantes choses qu’on puisse voir est le musée maritime de Greenwich. Les Anglais sont si justement jaloux de leurs admirables gravures, qu’ils n’ont pas permis à leurs peintres d’être coloristes et dessinateurs. En 1838, Cimabuë n’était pas encore arrivé en Angleterre. J’éprouvais donc quelque embarras en montrant les tableaux des victoires anglaises au nabab Edmond. Heureusement pour moi, le nabab n’avait pas eu le temps, dans ses voyages, de se faire connaisseur, et il me croyait toujours sur parole quand je lui désignais une toile avec un geste et une formule d’admiration. Ce geste et cette formule se ressemblaient toujours, parce que les tableaux de ce musée se ressemblent tous. Quelquefois je faisais admirer les cadres, qui sont très-beaux, il est vrai, presque tous brodés en points d’Angleterre. Il serait même facile de faire de cette galerie le musée le plus curieux de l’Europe, si on en supprimait toutes les toiles en y laissant tous les cadres seulement. À chaque pas je joignais les mains, et je m’écriais à l’oreille du nabab :

— Mon Dieu quel beau cadre ! Et le nabab, dans sa juste fierté nationale, s’écriait âpres moi :

Indead what splendid masterpeace ! Et il joignait les mains aussi.

Les toiles représentaient invariablement les mêmes choses. On lisait au bas : Victoire du vaisseau le… sur le vaisseau le… Voici comment le peintre a traité ce sujet historique : il a pris du bleu et en a barbouillé toute la toile avec une grande prodigalité d’artiste ; puis, sur cette couche de bleu qui prétend être l’Océan, il a semé, à l’infini, d’adroites éclaboussures de rouge criard qui représente les effets de l’artillerie, et plaqué d’énormes tourbillons, d’un gris vert qui figurent la fumée des canons. Les vaisseaux restent toujours invisibles ; à quoi bon les montrer d’ailleurs, puisque leurs noms sont inscrits sur le cadre ? et si on les montrait on ferait une faute énorme de perspective. Un artiste chargé de peindre le combat de deux vaisseaux est obligé de se mettre au point de vue de la nature. Si vous vous placez sur un rivage quelconque ou sur la cime d’une vague pour assister au combat de deux vaisseaux, vous croyez ingénument voir ce combat ; vous ne voyez rien du tout. Une épaisse fumée couvre les deux navires de leurs quilles à la cime de leurs mâts ; s’il n’y avait pas cette fumée, ce serait preuve que les navires ne se battraient pas, et alors à quoi bon les peindre ? Tant qu’ils se battent, ils sont invisibles. Voilà ce que comprennent admirablement les peintres anglais de Greenwich. Nos artistes, et Gudin surtout, ont commis une grande faute en s’écartant de ce principe ; quand ils peignent deux vaisseaux en train de se canonner à brûle-pourpoint, on voit très-bien les vaisseaux ! Grâce au système anglais, on a pu confier la peinture de cet immense musée de Greenwich à plus de mille peintres. Où trouverait-on, en France, mille peintres de marines ? En général, ce sont, m’a-t-on dit, des marins allemands, tirés au sort, qui ont mis du bleu, du gris et du rouge sur ces toiles ; on a voulu faire gagner quelques salaires à ces pauvres marins, et on a bien fait. Il résulte peut-être un peu de monotonie dans l’ensemble de ce grand travail de peintures maritimes, mais la ciselure et l’ornementation des cadres sont variées à l’infini. Jamais le néant, gris ou bleu, n’a été mieux encadré.

Le nabab m’accabla de thousand thanks pour lui avoir montré cette magnifique collection de cadres dorés. Mais le point d’admiration n’était pas loin !

Ici le cadre était modeste ; c’est une vitre vulgaire, placée à l’extrémité de la galerie, et qui couvre l’uniforme que portait Nelson à Trafalgar. Une balle, partie des huniers du capitaine Lucas, a troué cet uniforme au moment où le Victory coupait la ligne française dans les eaux du Bucentaure. Les yeux se baignent de larmes devant la relique du glorieux amiral.

J’avais sur moi un autographe de Nelson, don précieux reçu d’une noble main ; c’est une lettre très-longue, écrite de la main gauche, car la droite avait été coupée par un boulet français. Je trouvais une véritable émotion à lire cette lettre dans un pareil endroit ; elle est fort curieuse, elle est inédite, et en écrivant ces lignes, je viens de la rouvrir pour en donner mieux le sens.

Nelson venait d’être nommé duc de Bronte pour les services rendus en Sicile ; il paraît que cette dignité lui donna de vifs chagrins, car il a écrit la lettre devenue ma propriété à son ami et homme d’affaires, M. Noble, pour lui faire confidence de ses ennuis secrets. On ne devinerait jamais quelle sorte d’ennui tourmentait ce grand homme en 1804, un an avant sa mort, à l’apogée de sa gloire et au moment même où la reconnaissance royale illustrait son nom de duc de Bronte. Ô misères de hautes existences ! Nelson se voyait ruiné par ce titre ; il lui fallait dépenser des sommes énormes pour faire honneur à son duché in partibus, et il regrettait le temps où il n’était que Nelson tout court, ce qui était plus économique. Comme toutes les lettres où il est question d’argent, celle-ci a un côté nébuleux, mais facile à éclaircir ; on y voit percer le projet d’un emprunt à la caisse de ce cher ami Noble, dear friend Noble, répété trois fois, emprunt destiné à subvenir aux dépenses fabuleuses imposées au duc de Bronte. Après avoir gémi quatre pages sur cette infortune, l’illustre amiral signe Nelson, duc de Bronte, comme si cela ne lui coûtait rien.

Cette page manquait à l’histoire de Nelson ; j’ai cru pouvoir l’insérer ici, parce qu’elle n’ôte pas un fleuron à une glorieuse couronne, et qu’elle est une page de philosophie ajoutée au chapitre des faiblesses héroïques. Soyez roi de l’Océan, et vous serez tourmenté par des comptes de ménage et des chiffres bourgeois, comme un brasseur menacé de faillite ! Cette lettre m’a fait souvent penser à l’amiral Caïus Duilius. Avec mon système, expliqué plus haut, ces deux illustres amiraux, Caïus Duilius et Nelson me paraissent contemporains. En ma qualité de Français-Africain, je ne me sens pas plus humilié par les victoires remportées par Duilius sur les Africains, mes aïeux, que par la bataille de Trafalgar. Tout cela est de l’antique au même degré. Aussi je puis parler de tous deux, sans haine et sans passion.

Je n’ai point d’autographe de Caïus Duilius, mais je suis certain qu’il a écrit, dans la même occasion, une lettre à son ami Caïus Salinator, pour se plaindre de quelque chose après sa victoire sur les Africains. Les grands hommes se plaignent toujours ; cela console les petits.

La république romaine ne pouvait pas nommer Caïus Duilius duc de Barca, ce n’était pas l’usage deux cent soixante-quatre ans avant Jésus-Christ ; toutefois, comme il fallait un genre exceptionnel de récompense pour glorifier les services de Duilius, le sénat décréta qu’on lui élèverait une colonne rostrale. Jusque-là tout allait bien. Duilius ne pouvait pas se plaindre ; il ne payait pas les frais de cette colonne ; on la construisait ære publico. Que de fois je me suis arrêté dans le vestibule du palais des conservateurs, au Capitole, pour admirer la colonne rostrale de Duilius ! Deux mille ans l’ont épargnée, avec une intelligence que les siècles n’ont pas toujours. C’est l’éternelle glorification des services rendus par la marine antique ; elle prouve que les Romains comprenaient admirablement que le triomphe de la manne est lié au triomphe de la colonisation.

Mais le sénat ne se contenta point de la colonne rostrale ; il décréta que Caïus-Duilius serait toujours accompagné, après le coucher du soleil, par un porte-flambeau et un joueur de flûte, aux frais de l’État.

Cette récompense avait tout le caractère d’une vexation ; mais il fallut bien se résigner à ce luxe de faveurs promulgué par le sénat. Caïus Duilius eut beau dire qu’il se contentait de la colonne rostrale, on lui répondit que cette récompense ne suffisait pas à la gratitude de Rome, et il fut condamné à se promener toutes les nuits, jusqu’à la fin de ses jours, entre un joueur de flûte et un porte-flambeau, ce qui devenait intolérable. Sans doute, l’amiral Duilius a dû faire souvent des offres à ses deux éternels compagnons pour les engager à rentrer chez eux ; mais ceux-ci demeurèrent incorruptibles et acharnés sur tous les pas nocturnes du vainqueur des Carthaginois. C’est alors que Duilius a probablement écrit à son ami Salinator une lettre lamentable, et il en avait, en effet, de justes motifs. Si le roi d’Angleterre eût accordé la même récompense à Nelson, je comprendrais mieux les plaintes du duc de Bronte. Heureusement ces récompenses navales ne sont plus dans nos mœurs, quoique nous ayons aujourd’hui Dorus et Tulou ; ces deux flûtistes ont manqué à Duilius : les siens devaient être irritants, je les entends d’ici.

La plume qui écrit un voyage sort souvent des rails et se fait vagabonde, surtout dans le pays de Sterne ce père des digressions anglaises or, en quittant Caius Duilius, je retombai sur ma lettre autographe de Nelson et je la montrai au nabab, qui la lut et fit après cette simple réflexion : Elle est fort longue ! Je compris la pensée du nabab, car il venait de lire la sublime phrase qui fut lancée à la flotte anglaise du haut de la vigie du Victory, le matin de Trafalgar : England expects every man to do his duty. Angleterre attend chaque homme faire son devoir. Heureuse langue qui a eu le bon sens de prendre au latin la suppression des articles et la règle du que retranché ! Le premier grammairien français nous a légué bien des broussailles, avec son ignorance du latin. Résignons-nous !

Oui, cet amiral qui écrivait des lettres si longues, écrivait des proclamations si courtes, et il n’avait pas tort, du moins quant aux dernières. Un usage antique veut que tout général harangue ses soldats avant une bataille : avec le secours moderne de l’imprimerie, je comprends qu’un général puisse faire distribuer un grand nombre d’exemplaires de son discours, mais je n’ai jamais pu m’expliquer comment les consuls romains faisaient entendre à cent mille hommes les harangues interminables citées par Tite-Live et autres historiens plus suspects. Voici le commencement de toutes les batailles antérieures à l’imprimerie : le général range son armée en ordre de combat, sur trois lignes de profondeur ; il place la cavalerie aux ailes et distribue partout les soldats armés à la légère ; cela fait, il monte à cheval, et s’adressant à ses soldats, il leur parle ainsi… Le discours dure une demi-heure, et toute l’armée l’accueille par un cri unanime d’approbation. Je pourrais citer vingt exemples de ces longs discours entendus par cent mille soldats sur une surface de plusieurs lieues ; deux me reviennent en mémoire comme preuves : celui que prononce Quintus Fabius, par la bouche de Tite-Live, dans la guerre des Samnites, et celui de Marcius, chevalier romain, après la mort de Publius et Cnéius Scipion en Espagne. Si la loi du progrès eût été appliquée à ces harangues militaires, nos généraux modernes seraient aujourd’hui obligés de parler un volume à leurs soldats un jour de bataille. L’inverse est arrivé. Nelson, avec huit mots bien choisis, a effacé toutes les harangues militaires de Tite-Live. Ce discours d’une phrase est le chef-d’œuvre de l’éloquence ; jamais le délayage oratoire n’a dit plus de choses émouvantes que cette admirable concision. Le marin qui écoutait cette parole tombée des airs la comprenait et la retenait tout de suite, sans un grand effort d’intelligence et de mémoire : il lui suffisait, pour bien agir, de ces deux grands noms : Angleterre et devoir, qui retentissaient sur l’Océan aux premières brises du matin.

L’amiral Nelson avait une qualité qu’on ne saurait trop apprécier chez un homme de guerre : il détestait cordialement les Français. Une haine profonde est la seule chose qui puisse servir d’excuse aux horreurs de la bataille. Rien n’est odieux à voir comme un homme qui en cherche un autre pour le tuer sans le haïr nationalement. Le duel poli, souriant, affable, est une plaisanterie de l’enfer. Deux armées qui se rencontrent, sans se connaître, sans se haïr, sans se comprendre, et qui se tirent des coups de canon pour tuer le temps, font le plus exécrable des métiers. Aujourd’hui surtout, après quarante ans de paix, quand toutes les races européennes se sont croisées, quand les relations commerciales ont établi les relations domestiques, quand chaque peuple trouve partout des alliés, des amis et des parents, toute guerre européenne serait une guerre civile. Le neveu, même de Nelson a épousé une Française ; et si Nelson vivait, il aurait peut-être donné à lady Hamilton une rivate chez une héritière de la Chaussée-d’Antin. À son époque, en 1804, ce grand homme subissait comme le moindre des cokneys, les préjugés en vogue, il avait foi en Pitt et Cobourg ; il écumait de rage en voyant un drapeau tricolore ; il croyait que nous mangions des grenouilles, et que nous étions tous des maîtres de danse et un peuple de Vestris. S’il vivait aujourd’hui, il aurait son pied-à-terre à Paris ; il chevaucherait aux Champs-Élysées ; il se montrerait en loge à l’Opéra ; il flânerait au boulevard ; il danserait aux bals des Tuileries, et ne perdrait ni son œil gauche, ni son bras droit, dans l’intolérable charivari d’une canonnade engagée avec les Français.

Nous sortîmes du musée des cadres maritimes de Greenwich pour faire une visite à quelques vieux pensionnaires, soldats antiques des guerres de l’Inde : le nabab les connaissait tous, et en serrant les mains de ces camarades du Mysore, il me disait leurs noms et leurs exploits. Ces vétérans, boucanés par l’écume de la mer, avaient encore toutes les allures de la jeunesse, et la vie, emprisonnée dans leur épiderme de métal, paraissait disposée à lutter un siècle de plus contre la mort. Celui-ci, me disait le nabab, a été blessé a l’embouchure de la rivière de Caveri ; celui-là est sorti seul vivant d’une embuscade de Taugs, dans le Carnatic ; cet autre a enfoncé à coups de hache la porte d’Hyder-Abab ; en voici un qui a délivré une veuve du bûcher pour gagner un pari. Moi, je regardais avec stupéfaction ces Ajax de l’Iliade indienne, et je leur offrais des cigares d’un schelling, et j’étais joyeux de voir fumer à mes frais des héros d’Homère, des guerriers du. Ramaïana, des soldats du géant Adamastor ! Tous ces hommes fabuleux parlaient la langue des siècles héroïques ; ils donnaient un démenti aux dates de l’ère moderne ; ils prononçaient des noms harmonieux comme les flots du Bengale : on aurait cru entendre les soldats épiques de Ceylan, après la grande bataille livrée pour la belle Sita sur la pointe du Coromandel.

Nous nous entretînmes longtemps, le nabab et moi, de ces vétérans de l’Inde, en dînant à l’hôtel de Sceptre and Crown, sur la rive de Greenwich. Quand la nuit fut venue, le nabab me proposa encore d’user de son crédit pour me faire visiter l’observatoire. Voir l’observatoire de Greenwich avait toujours été un des rêves de ma vie. Je voulais admirer de près cette pompeuse sinécure de l’astronomie britannique, cet œil de Cyclope aveugle regardant l’éternel brouillard anglais. Nous traversâmes un parc délicieux, habitable l’été, c’est-à dire trois semaines ; nous gravîmes une allée toute semée d’herbes de velours, et sur le sommet de la colline, la porte de l’observatoire s’ouvrit à la voix du nabab. Le directeur était absent ; c’est ce qu’il a de mieux à faire, les étoiles n’y perdent rien ; elles sont toujours absentes aussi, et vraiment elles ont tort, car elles perdent une superbe occasion d’être lorgnées par les plus beaux télescopes qui soient au monde. Cette merveilleuse artillerie de William Herschell, braquée contre le ciel pour faire une brèche dans les arcanes de Dieu, me paraît fort déplacée sur les affûts de Greenwich ; toutes ces énormes lentilles, si bien combinées dans leurs tubes pour saisir une planète au vol et fouiller ses taches mystérieuses, ne ramènent à l’œil investigateur que des flocons de brouillard. La plus belle nuit du milieu de l’été, midsummer, la nuit de Titania et d’Oberon, la nuit des constellations radieuses, a pu se révéler peut-être à Shakespeare sur la montagne qui domine l’Oxfordshire ; mais elle n’illuminera jamais le ciel de Londres, ciel plat qui ajoute à sa croûte naturelle de brume le brouillard industriel du charbon et de la vapeur. On dit pourtant que l’observatoire de Greenwich a découvert quelques planètes microscopiques : tout est possible au génie anglais ; mais je crois que ces planètes ont été découvertes par quelque astronome modeste de Malte ou de Corfou, qui en a fait les honneurs, par patriotisme, à la métropole. Il serait d’ailleurs à souhaiter que Greenwich pût y voir clair une belle nuit, car je me méfie beaucoup du zèle des savants endormis au cap de Bonne-Espérance ; ils sont trop éloignés du contrôle de Londres, et le vin de Constance est trop près de leur observatoire colonial. Avec ses merveilleux instruments et des nuits propices, Greenwich ferait avancer la science astronomique d’un pas décisif. Dieu a écrit ce livre céleste en lettres d’or pour être lu, et non pour être arpenté avec des chiffres. Nous voilà bien avancés quand on nous apprend la découverte d’une planète nouvelle, ou bien même lorsqu’un astronome, commissaire-priseur, nous fait avec des chiffres l’inventaire des richesses de l’infini ! Notre imagination découvrira toujours bien plus de planètes et d’invisibles voies lactées, que les télescopes n’en verront à la première surface de l’horizon supérieur. À coup sûr, il y a là-haut un secret, un secret accessible à la science acharnée, un secret planétaire qui fera tressaillir de joie notre terre le jour où une lentille miraculeusement réussie le surprendra dans un coin du ciel.

En quarante ans de paix, si la France, l’Allemagne, la Russie et l’Angleterre eussent employé à créer des observatoires et à payer des télescopes les millions qu’elles ont consacrés à fondre des canons inutiles, nous saurions aujourd’hui ce que nos derniers neveux sauront de l’histoire du ciel, la seule histoire digne d’intérêt. En attendant, on s’amuse avec des frivolités astronomiques ; il nous faut des planètes pour hochets ; l’autre nuit, dit-on, M. Hink en a découvert une toute petite ; les savants de Londres lui ont cherché un nom de baptême ; après beaucoup de tâtonnements, on l’a nommée Thalie. Son parrain a été certes bien ingénieur. On nommera la suivante Melpomène, sans doute. Voilà des œuvres de Dieu traitées par des chrétiens comme des filles de Jupiter, en 1851. L’astronome Denis l’Aréopagite n’aurait pas mieux fait, lui qui florissait sous Tibère et qui ne connaissait pas le verset du Psalmiste Cæli ennarant gloriam Dei. Lord Ellenborough, ce grand homme, a été destitué injustement comme païen, en 1845, par les méthodistes de la compagnie des Indes ; l’astronome, pensionnaire de la reine, qui vient de nommer une planète Thalie, mérite au moins la même punition.

Nous employâmes trois heures de la nuit à examiner les télescopes de l’observatoire de Greenwich. Par intervalle nous regardions la place où est le ciel pour y surprendre une pointe d’étoile. Rien ne scintilla dans la brume. Le directeur continuait d’avoir raison, quoique absent.