Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/1

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 143-152).
Le Diamant aux mille facettes

LE DIAMANT
AUX MILLE FACETTES





Le royaume de Solo, enclavé dans l’île de Java, n’a pas Une étendue fort considérable, mais c’est un délicieux pays, surtout depuis l’extinction complète du fameux volcan Mara-Api, la colère du feu.

Ce n’est pas le seul rapport que Java ait avec la Sicile. De même que la Grèce à créé les ruines de Ségeste, de Taorminum, d’Agrigente, dans l’île de l’Etna, de même le Bengale a créé les ruines aussi admirables de l’île de Mara-Api.

Zeb-Sing, le fils du roi de Solo, avait une imagination qui n’était autre chose qu’un coup de soleil indien. Quand un poëte a le bonheur d’être prince, ce qui est rare en Europe, il se donne toutes les fantaisies de ses rêves et les paie comptant ; mais quand ce poëte prince est Indien, la réalisation d’un caprice ne connaît aucun obstacle. Faut-il incendier une forêt pour tuer une panthère hydrophobe on l’incendie. Faut-il dessécher un lac pour en faire une rizière, on supprime le lac. Faut-il enfoncer vingt portes de bronze pour enlever une brahmanesse, on traite l’airain comme de la porcelaine du Japon. Rien ne coûte à ces hommes, qui ont, un jour de caprice, haché à morceaux deux ou trois montagnes pour faire le temple de Doumar-Leyna.

Zeb-Sing, ayant rencontré un fakir mourant de faim sur la route de Solo, détacha un diamant de sa boutonnière et le lui jeta en disant :

— Ceci te donnera du riz, du vampi, de la noix d’arec et du jambon d’ours de Labiata jusqu’à ta mort.

Le fakir ramassa le diamant, et dit au prince :

— Tu es généreux comme Aureng-Zeb, et tu mérites de porter à ton doigt le fameux diamant Beabib qui vous raconte toutes les histoires qu’on lui demande, au lever du soleil, et laisse apercevoir dans ses facettes les types de femmes les plus merveilleux de l’univers.

— Dis-tu vrai ? demanda le prince.

— Je le jure, par le Désavantar ! répondit le fakir.

À ce serment, la joie illumina le visage bronzé du jeune prince.

— Ce diamant Beabib, demanda-t-il, est-il plus beau que le diamant Couriz ?

Couriz ne pèse que 137 carats.

— C’est vrai, répondit le prince.

Le diamant, poursuivit le fakir, que l’empereur Baber prit à Agra, en 1526, pèse 224 rattees, ou 672 carats, le diamant d’Aureng-Zeb pèse 900 carats.

— C’est encore vrai, dit le prince ; et Beabib, combien pèse-t-il donc ?

— Ah ! voilà le prodige, reprit le fakir. Ce n’est pas le poids qui fait la valeur. Beabib ne pèse que 32 carats ; et je donnerais pour lui volontiers, tout pauvre que je suis, les diamants de Baber et d’Aureng-Zeb.

— Et où peut-on trouver ce diamant ?

— Chez le brahmane Kosrou, à Hyder-Abad, devant la pagode de Ten-Tauli.

Voilà un fakir très-connaisseur en diamants, se dit le prince ; sa parole doit être vraie, puisqu’il a juré par les dix incarnations. J’irai à Hyder-Abad.

Zeb-Sing dit au roi son père :

— Je suis jeune et je ne sais rien. Je veux voyager pour m’instruire. Je veux voir Ceylan, illustre par la bataille de Rama et de Ravana ; je veux voir Taranganbouri, la ville des ondes de la mer[1] ; Caveri et sa rivière bleue ; Elora et ses temples souterrains ; Hyder-Abad et ses mines de diamants. Je veux voir Malabar et Coromandel, rivages aimés des dieux. Mon père, ouvrez le trésor de vos largesses, et je pars.

Les rois barbares sont fort généreux.

Zeb-Sing puisa dans la vaste main de son père, et il partit, riche comme deux Nababs.

Il ne visita ni Ceylan, ni Caveri, ni Elora ; son navire doubla le Coromandel, et suivit la côte du Mysore, jusqu’au petit port d’Elmin. De là, il se dirigea vers Hyder-Abad, seul but de son voyage. Arrivé dans la ville des diamants, le prince Zeb-Sing se déguisa en marchand d’Arménie, et se rendit à la maison du brahmane Kosrou, qui demeurait vis-à-vis la pagode de Ten-Tauli.

Le fakir avait dit vrai.

Le prince et le brahmane eurent un fort long entretien, à la suite duquel ce dernier, Indien fort dévot, dit qu’il travaillait depuis vingt ans afin d’acquérir une grande fortune, dont l’emploi devait lui ouvrir, après sa mort, les portes du jardin Mandana, où il pourrait contempler éternellement la déesse Indra, assise sous son manguier, à côté d’Irivalti, son éléphant de prédilection.

— Et comment, dit le prince, comptez-vous employer cette fortune, afin de jouir de tant de voluptés après votre mort ?

— En faisant restaurer le second étage de la pagode de Ten-Tauli, qui a été saccagée par un impie roi Mahratte.

— Et que vous manque-t-il, demanda le prince, pour commencer l’œuvre de cette restauration ?

— Il me manque une somme énorme, dix mille sequins, ou leur poids en or.

— Si vous étiez un marchand de diamants, dit le prince, comme tant d’Indiens de votre ville, nous pourrions faire ensemble un petit commerce, et vous auriez tout de suite assez d’or pour entrer, après votre mort, au jardin Mandana.

— Je n’ai qu’un diamant, un seul, — répondit tristement le brahmane, — mais il m’est précieux comme la lumière du jour. Ce n’est pas un diamant, c’est un ami. Il me console, il me parle, il me réjouit, il m’enchante. Ce diamant recèle un secret dans chacun de ses rayons : le soleil a mis vingt mille ans pour le créer dans un caillou fécond du mont Ni-Kiou ; et pendant ce long espace, tous les événements qui se sont accomplis dans le monde se sont reflétés dans ce diamant, en passant par le soleil ; faites-vous donc une idée des choses innombrables qu’il peut m’apprendre ! Avec lui, je n’ai besoin de rien ; sans lui, j’aurai besoin de tout.

— Sage brahmane, dit le prince, les dieux me gardent de ravaler votre diamant ! Mais vous êtes vieux, et quand même vous vivriez un siècle, comme votre illustre roi Soudraka, jamais vous ne serez assez riche pour restaurer le second étage de la pagode de Ten-Tauli. Tous ces vains plaisirs que vous donne votre diamant sont passagers et périssables ; ils vous fermeront peut-être le jardin du Dieu Bleu, et vous ouvriront une porte des sept enfers où sont les mauvais esprits. Tandis que, si vous avez la vertu de renoncer aux voluptés terrestres, et de restaurer la pagode voisine, vous jouirez éternellement des ineffables et éternelles douceurs du jardin Mandana. Sage brahmane Kosrou, à votre place, je n’hésiterais pas un instant.

— Et que feriez-vous, jeune homme ?

— Je vendrais le diamant dix mille sequins.

— Il est possible, — dit le brahmane, après un moment de réflexion, il est possible que si je trouvais un acheteur…

— Vous trouverez l’acheteur, interrompit vivement le prince.

— Ah ! ce serait difficile !

— Non, et la preuve, c’est que l’acheteur est trouve. Je veux être de moitié dans votre pieuse action. Je suis un zélé sectateur de Siva, comme vous ; voyez la raie blanche de mon front, je m’associe à la restauration de la pagode de Ten-Tauli, et j’achète votre diamant au prix demandé. Vous aurez le poids de l’or demain.

Le brahmane regarda le ciel bleu avec un sourire de prédestiné ; il entrevit Indra, le manguier et l’éléphant Irivalti.

Le marché fut donc définitivement conclu le lendemain. Le prince donna l’or, le brahmane donna le diamant.

— Je désire, dit le brahmane, que mon diamant Beabib conserve ses vertus merveilleuses entre vos mains ; et je vous fais une prière…

— Laquelle, sage brahmane ?

— Toutes les fois que vous aurez vu, dans les rayonnements miraculeux de mon diamant Beabib, une histoire digne d’être contée ou une image digne d’être reproduite, elle ne sera pas, je l’espère, perdue pour moi.

Le jeune prince promit de lui communiquer tout ce que Beabib lui raconterait de curieux, et lui ferait voir de merveilleux.

À la suite de cet entretien, le brahmane Kosrou fit publier, dans Hyder-Abad, que la restauration de la pagode de Ten-Tauli commencerait le lendemain, et il invita les sculpteurs, les fondeurs de métaux, les architectes, les ouvriers subalternes, à se trouver au chantier de la pagode, le lendemain au lever du soleil !

Ce lever était aussi, ce même jour, impatiemment attendu par le prince Zeb-Sing ; jamais nuit ne lui avait paru plus longue. Il tenait le merveilleux diamant au bout de ses deux doigts, et regardait le sommet de la montagne orientale de Ni-Kiou. L’astre se leva, et le prince plongea ses regards dans les horizons infinis qui jaillirent au même instant des étincelles de Beabib.

Ce phénomène d’optique, qui était la vertu de Beabib, s’expliquera facilement ou paraîtra, peut-être, moins surnaturel, si on le compare au mirage égyptien, avec lequel il a beaucoup de rapports. Les vastes déserts de l’Éthiopie et de l’Abyssinie renferment des oasis solitaires pleines d’ombres et d’eaux vives. Ces bois de palmiers et de sycomores, entourés de déserts brûlants, se reflètent dans la nue, comme dans un miroir, lorsque certaines conditions atmosphériques arrivent et retombent de la nue en décrivant une courbe infinie sur l’horizon d’un autre désert lointain, où le phénomène du mirage s’accomplit.

L’éblouissement dont fut saisi le prince produisit, cette première fois, un effet incroyable. Son regard plongea dans un monde nouveau et infini, où d’abord tourbillonnaient confusément toutes les couleurs et les nuances que le soleil cristallise dans le flanc des roches, comme un alchimiste dans un creuset.

Zeb-Sing croyait voir rouler en fusion comme des fleuves toutes les étoiles du ciel, puis tout à coup, cette lumière torrentielle s’arrêtait, et d’immenses horizons de jaspe, d’émeraude, de porphyre, de topaze, de saphir, se déroulaient à perte de vue, emportant avec eux des populations splendides, des armées étincelantes, des chariots d’or, des fêtes babyloniennes, des cités de marbre, des jardins de fées, des lacs d’argent fluide, des harems pleins de fleurs et de femmes, des portiques de rubis, des colonies aux tentes de pourpre, des bazars inondés de toutes les étoffes de Kachmir et d’Ispahan : merveilleux chaos de toutes les choses qui ravissent les yeux, et que le pinceau du soleil colore dans un travail éternel.

Ces fleuves lumineux, ces campagnes éblouissantes devenaient ensuite le théâtre de toutes les scènes que l’Asie a vues depuis les âges fabuleux. Les caravanes primitives passaient avec leurs troupeaux et leurs dromadaires, sur des fonds de perspective, éclairés par des constellations de diamants. Les golfes bleus d’Ormus et d’Ophir se peuplaient de femmes nues, qui jouaient sur un sable de perles. Toutes les nymphes océanides semaient des fleurs sur les îles Maldives, où le dieu de la mer Indienne agitait son trident de corail, en appelant une armée de jeunes tritons, descendus de leurs conques de nacre, avec des couronnes de lavanteras. Par intervalles, l’Océan repliait son voile de saphir, et découvrait à l’œil ses profondeurs mystérieuses, ses grottes tapissées de perles, ses abîmes remplis des trésors des naufragés, ses gouffres où nagent les monstres inconnus, les vallées sous-marines, semées de fougères colossales, les cratères des volcans éteints, les colonnades de stalactites, les montagnes de nacre, les pyramides de coquillages, les gigantesques buissons de corail ; enfin, tout le reliquaire gardé par l’océan Indien, et que l’œil même du soleil n’a jamais vu, lui qui voit tout.

Le jeune prince, redoutant une ophthalmie, éteignit cette irradiation merveilleuse, en serrant Beabib dans le creux de sa main.

Avec quelle pitié il regarda le monde vulgaire qui s’aplatissait autour de lui. Il était semblable à l’habitant de l’étoile Ibis qui descendrait sur notre terre pour assister à une nuit éclairée par un quart de lune.

Cependant, tout prince qu’il était, il n’oublia pas sa promesse. Il se rendit chez le brahmane Kosrou, et lui raconta sa première vision dans cette harmonieuse langue que parlait Siva, lorsqu’il séduisait les filles des hommes, sous les rosiers des Sept-Pagodes, dans ce paradis terrestre que les barbares nomment Ceylan.

Le sage brahmane écoutait le récit, et ses yeux humides d’une volupté sainte suivaient la vision sur les lèvres du prince Zeb-Sing.

— Mon fils, dit-il au prince, j’ai depuis bien des années sondé du regard les mystères de Beabib, mais jamais je n’ai joui d’une pareille vision. Ce sont les dieux qui t’ont récompensé. Regarde de l’autre côté de ma maison, et vois avec quelle ardeur les ouvriers d’Hyder-Abad travaillent à la restauration de la sainte pagode de Ton Tauli. C’est ton ouvrage, mon fils.

En effet, une splendide corniche couronnait déjà la base du second étage, et laissait voir un superbe cordon de têtes d’éléphants, à trompe courte, avec des crinières de lion. Mille sculpteurs travaillaient sur de nombreux échafaudages, abrités par de vastes tentures de feuilles de bananiers.

Le lendemain, Zeb-Sing attendit encore le lever du soleil, et le premier rayon de l’astre anima une seconde fois son diamant.

L’œil du prince était tombé sur une facette qui prit soudainement la teinte de l’émeraude, et, s’élargissant comme un horizon, offrit une scène de la vie des Makidas, heureuse peuplade qui habite les rives d’un lac délicieux, non loin de la baie d’Agoa. Les êtres humains qui apparurent sur cette zone africaine s’entretenaient dans une pantomime si expressive, que la parole n’aurait rien dit de plus à l’oreille du spectateur.

Zeb-Sing donna même des noms à ces personnages, et il appela cette vision en la racontant au brahmane :

  1. Que les voyageurs barbares ont nommé Tranquebar.