Aller au contenu

Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/2

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 153-158).
Le mirage du lac des Makidas

Le mirage du lac des Makidas.



« Sage brahmane, si vous n’êtes jamais sorti des sentiers brûlés et des roches ardentes, ou le soleil trop généreux torréfie les diamants d’Hyder-Abad, vous ne pouvez vous faire une idée des charmes primitifs du lac des Makidas. C’est un miroir de nacre unie, et il est couronné de naucléas, de lentisques, de baobabs, de caquiers, de liquidambars, de palmistes, dont les verdures mêlées sont plus réjouissantes à l’œil que les plus beaux tapis tissus par les brahmanesses, dans la fraîche vallée de Kachmir. La tribu sauvage qui s’est établie au bord de ce lac, depuis les premiers jours du monde, offre la plus belle espèce d’hommes et de femmes qui se puisse voir dans les zones ardentes. Les Makidas ont la couleur de l’ébène, et leur peau est douce comme l’ivoire jeune. Les femmes ont des cheveux superbes comme la race bengalienne, et leurs traits ont la correction gracieuse des visages de nos plus belles statues de la déesse Lachmi.

» Au milieu du lac est une île très-vaste, pleine de huttes de joncs, toutes ombragées de beaux arbres. C’est la ville et le royaume des Makidas. De tous les côtés, ce peuple est défendu par la profondeur des eaux, contre les attaques des bêtes fauves et contre les éléphants des bois de Sisikarma. Chaque Makida est roi un jour de l’année et gouverne. Les vieillards conseillent le roi et ne gouvernent plus : on les vénère comme des dieux ; on leur donne les plus beaux produits de la chasse et de la pêche ; et le soir, on se range en cercle autour d’eux, et on écoute leurs sages leçons.

» Un brahmine que j’ai vu à Solo, et qui a beaucoup voyagé sur les terres lointaines, a visité la tribu des Makidas et m’en a parlé ainsi.

» Ce matin, j’ai assisté, sur la facette émeraude du diamant Beabib, à un mariage de Makidas.

» Il y avait une jeune fille, belle comme la déesse de la volupté que nous adorons sous le nom de Sursuti. Ses beaux cheveux… »

Mais toute description, quelque poétique qu’elle puisse être, ne serait jamais parvenue a la faire apparaître aux yeux du brahmane avec tous ses charmes. Zeb-Sing eut donc recours à son talent de dessinateur, et, arrivé à ce point de l’histoire qu’il racontait, il déroula une feuille de palmier desséchée, sur laquelle il avait tracé cette ravissante image.

Puis reprenant son récit :

« Vingt jeunes Makidas se tenaient debout aux deux côtés de la jeune fille et semblaient attendre un ordre. Toute la tribu était assise sur les fougères et les graminées flottantes qui bordent comme une guirlande le lac des Makidas.

» Un signal a été donné ; les vingt jeunes prétendants se sont élancés d’un même bond dans le lac, et ont nagé pour atteindre la rive opposée. Le premier arrivé a cueilli une fleur de spondea, et, la tenant élevée au-dessus de l’eau, il est rentré dans l’île et l’a donnée à la jeune fille.

» Le second exercice consistait à franchir un large torrent qui sort du flanc, d’une roche au centre de l’île, et que l’oiseau seul semble pouvoir traverser en un élan. Les jeunes Makidas ont tous essayé d’imiter l’oiseau, mais les ailes leur manquaient ; ils tombaient sans atteindre l’autre bord, et une grande hilarité générale accueillait leur malheureuse tentative ; le premier vainqueur a décrit une courbe superbe, comme une pierre lancée avec une fronde, et tombant sur l’autre rive, il a cueilli une clochette d’or pour les cheveux de la jeune fille. Ce nouveau triomphe a fait conclure un mariage par acclamation. Les vieillards ont réuni les deux époux, et le roi a donné à la mariée une belle parure, toute faite de ces belles émeraudes qu’on trouve en Afrique dans les roches brunes d’Elmina.

» L’éblouissante irradiation que le soleil versait sur cette scène a produit ensuite un brouillard lumineux qui a voilé le lac des Makidas, comme un rideau de gerbes d’or qui tomberait sur une scène de théâtre, insensiblement, ce voile tissu de rayons s’est déchiré par éclaircies splendides, et a laissé voir un berceau de rosiers de Bengale, bordant la rive d’un fleuve saint.

« Charmante, comme l’Ève de l’Indus, ses cheveux noirs flottants aux brises, voilée d’un sari d’étoffe diaphane, une jeune fille bengali chantait un pantoun, avec une voix mélodieuse, comme celle de l’oiseau qui annonce le jour sur la cime des palmiers. Cette chanson d’amour disait les tourments de l’attente.


Quand les cinq fleuves de Lahore
Chassent la brume de leurs lits,
Quand le sourire de l’aurore
A réveillé nos bengalis ;

J’ai quitté ma natte, tressée
Pour les nuits douces du sérail,
Et le cœur plein d’une pensée,
J’ai mis mes trois rangs de corail ;

J’ai mis le sari qu’on admire
Aux fêtes où l’on vient me voir ;
La sultane de Cachemire
A pleuré trois jours pour l’avoir ;

La fière reine de l’Asie
Le demandait à son mari ;
Elle a gardé sa jalousie,
Et moi j’ai gardé mon sari.

Car le beau prince de Mysore
Doit passer ici pour me voir ;
Je venais l’attendre à l’aurore,

Et je t’attends encor ce soir.

« Le diamant Beabib, dans ses caprices d’optique, ne voulut pas me permettre d’en voir davantage sur sa facette émeraude. Je laissai donc la jeune fille bengali dans son attente, à l’ombrage de son parasol soutenu par la plus jeune de ses esclaves, et peu à peu elle se perdit dans des vapeurs confuses, pareilles aux ombres du crépuscule, dans les froides régions du nord je vis encore étinceler son collier, au dernier moment, sous un dernier rayon puis la vision s’évanouit, le beau prince de Mysore ne parut pas sur l’horizon du couchant. »

*


Le sage brahmane Kosrou écouta ce récit avec un plaisir mêlé de vifs regrets ; le diamant Beabib ne lui appartenait plus, hélas ! un autre jouissait de ce trésor merveilleux ! Mais Kosrou trouvait une consolation dans la vue de la pagode voisine, dont le second étage avançait avec une grande rapidité, comme si les divins architectes du palais Mandana fussent descendus sur ce chantier terrestre pour s’associer à des confrères mortels.

Le jeune prince Zeb-Sing, possesseur du diamant Beabib, était fort instruit, comme nous l’avons dit déjà, et son instruction lui devait admirablement servir, dans ses études d’optique universelle, et surtout pour la reproduction graphique des images apparues dans les facettes de Beabib ; car un simple ignorant aurait été obligé, comme le coq de la fable, de porter Beabib à un lapidaire, pour proposer un échange quelconque. Zeb-Sing, né dans les régions équinoxiales, savait que le globe n’est favorisé par le soleil que sur certaines zones et qu’en s’aplatissant vers ses pôles, il se couvre de glaces, de brouillards et de frimas. Les pays septentrionaux étaient donc parfaitement connus du jeune prince, et, à première vue, il aurait nommé de son vrai nom, Arthur-Hill, la montagne blafarde qui s’élève en Écosse, derrière Édimbourg.

Il paraît que le diamant Beabib aimait les contrastes, comme la nature sa mère, car le lendemain du jour où la rive de l’Indus s’était révélée sur une facette splendide, un ciel sombre, un horizon de neige, un paysage désolé, se déroulèrent sur la facette topaze. Zeb-Sing trouva ce contraste charmant et il contempla même avec une volupté d’artiste ces montagnes couvertes de glaçons pyramidaux, comme un épicurien savoure de l’œil les charmes d’un sorbet italien, dans les ardeurs dévorantes de l’été.

Passer des rayons de la cime volcanique de Mara-Api de Java, aux paysages de l’Écosse, est une transition délicieuse pour un Indien. Les lèvres altérées du jeune prince, s’inclinaient sur l’horizon d’Écosse, comme pour se rafraîchir, et elles aspiraient une fraîcheur délicieuse.

Voici à ce sujet ce que le jeune prince raconta tout de suite au brahmane toujours avide des récits merveilleux puisés dans le foyer inépuisable du diamant Beabib.