Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/5

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 182-201).
◄  Le martyre
La baguette magique

La baguette magique.



Si vous connaissiez l’Irlande, cette fleur de terre, cette perle de la mer, comme dit la chanson dans ce pays, vous auriez admiré sans doute les paysages solennels des lacs de Killarney, dans le comté de Kerry. C’est une forte et superbe nature qui n’a pas son égale au monde ; ce sont des rocs amoncelés en étages, comme pour soutenir le ciel ; de grandes eaux dormantes au fond des gouffres ; des horizons sublimes, où les montagnes découpent avec les arêtes de leurs cimes l’azur pâle du firmament.

Cette nature prédispose les âmes aux rêveries sombres, aux pensées graves, et même aux fabuleuses superstitions.

Le fermier Patrick, en se mariant avec une pauvre villageoise nommée Augusta, vint consulter, après le huitième mois de son mariage, une habile sorcière de Killarney, pour savoir quel serait le destin de l’enfant qui allait bientôt voir le jour.

La sorcière, jugée infaillible dans ses prédictions, fit la réponse suivante :

Une fille naîtra de vous, et elle épousera le vice-roi d’Irlande.

Patrick, bouleversé par cette réponse inattendue, voulut faire quelques observations, mais la sorcière lui ferma la bouche et ne voulut rien écouter. Cette sorcière était laide comme la femme de l’enfer qui a inventé les péchés mortels. La fermière Patrick fit un signe de croix, salua la magicienne, et suivit son mari.

Le soir, les voisins, instruits de la prédiction, affirmèrent tous qu’elle se réaliserait indubitablement, et sans perdre de temps, ils se recommandèrent tous à la haute protection de la future vice-reine d’Irlande. Un mois après, la fermière Patrick mit au monde une fille… On accourut du village pour regarder sa figure… Elle était d’une laideur idéale, et le père même avoua humblement qu’il n’avait jamais rien vu de si laid.

Les voisins commencèrent à douter du destin promis, et leur foi robuste fut un peu ébranlée par ce monstrueux accouchement. La fermière seule, en sa qualité de mère, se révolta contre l’opinion générale, et traita tout le monde d’aveugle, même son mari.

Plusieurs mois s’écoulèrent, et l’enfant croissait en laideur ; chaque jour amenait en relief quelque nouvel incident déplorable sur son visage ; si bien que la mère finit par reconnaître elle-même la fabuleuse laideur de son enfant.

À cette époque, on parlait beaucoup, dans le comté de Kerry, de Menai-Woolf, magicienne des magiciennes ; elle avait établi le sanctuaire de ses nocturnes évocations dans la déserte vallée de Blake-Devil, qui conduit au lac majeur de Killarney. Patrick et sa femme, tourmentés tous deux par la prédiction de la sorcière, résolurent de porter de nouveaux présents et une nouvelle demande à la magicienne Menai-Woolf, qui jouissait de la confiance de tous les villageois du comté.

— Nous verrons bien, dit Patrick, si les deux sorcières seront d’accord dans leurs prédictions.

Menai-Woolf était une femme irlandaise d’une beauté monumentale ; un statuaire l’aurait choisie pour lui emprunter des formes plastiques dignes du temple des géants ou de Jupiter Olympien, en Sicile. Elle avait ce luxe de chevelure ardente, si commune dans les climats de forte végétation ; ses yeux brillaient de cet éclat sombre qu’on admire en été dans les eaux du golfe de Dublin ; son visage, d’une régularité superbe, rappelait les plus beaux types connus et immortalisés par la palette ou le ciseau…

C’est une erreur assez commune de croire que tes magiciennes ont toujours été de laides et vieilles femmes ; Circé, qui a fondé cette race mystérieuse, était d’une beauté homérique ; et dans les âges antiques, les femmes qui se vouaient aux mystères des sciences occultes, soit dans le temple des sibylles de Rome, soit dans les cryptes d’Eleusis, en Égypte, étaient toujours douées d’une grande beauté de visage et de corps. Personne ne serait venu consulter de vieilles et laides magiciennes ; on n’aurait pas eu la moindre foi en celles-là, puisqu’elles n’avaient pas eu le pouvoir de se faire belles, c’est-à-dire de se donner la véritable et seule richesse des femmes. Puis les temps sont venus, où, par une dépravation incroyable, les hommes, toujours convoitant les secrets de l’avenir, ont recouru aux sorcières affligées de vieillesse et de laideur ; il est vrai que les belles femmes ont trouvé depuis des ressources plus lucratives, et se sont retirées d’une profession qui jetait sur elles les teintes fatales de l’enfer chrétien.

Menai-Woolf, l’illustre magicienne de l’Irlande, tenait ses assises de nécromancie dans un recoin, très-probablement fréquenté par des esprits inspirateurs qui se mêlent, sans être vus, aux affaires de l’humanité visible. Autour de son trône les herbes étaient maigres, les plantes rabougries, les arbustes tordus, les fleurs livides, comme si des pieds de démons eussent foulé ce sol maudit, dans des rondes infernales, sous la maligne influence des lunes du samedi ; ou comme si des vapeurs sulfureuses, exhalées des lieux profonds, eussent desséché, dans ce val, tout ce que la terre produit, avec tant de luxe, aux environs de Killarney.

Le fermier et sa femme tentèrent ce pèlerinage, et comme ils avaient acquis de la richesse, ils ne sollicitèrent pas longtemps les faveurs de la magicienne elle leur donna audience, le premier soir, un peu après le coucher du soleil.

Menai-Woolf remplissait sa mission avec une conscience très-évidente, et qui excluait tout soupçon de fourberie mercantile : c’était une magicienne qu’il fallait nécessairement prendre au sérieux, même si on eût été sceptique ou railleur. Au reste, à ces époques de foi plénière, personne ne songeait à douter des pouvoirs magiques ; dès que le doute et la raillerie sont venus, la nécromancie a disparu de la terre. La foi éteinte, la bouche prophétique s’est fermée. L’homme qui a le plus contribué à détruire toutes ces choses, Voltaire, dans un moment de remords, a lui-même écrit ces vers :

Le raisonner tristement s’accrédite,

On court, hélas ! après la vérité !

Ah ! croyez-moi, l’erreur a son mérite !

Certes, c’était bien la peine d’écrire cinquante volumes contre l’erreur, pour faire ensuite pareille amende honorable à quatre-vingts ans.

Quoi qu’il en soit, les baguettes magiques sont brisées et les magiciennes ne reviendront plus, ce qui donne néanmoins tant d’intérêt aux magiciennes d’autrefois.

Là fermière s’attendait encore à rencontrer dans le val une vieille et laide sorcière, et elle avait préparé ses yeux et son courage à subir quelque horrible apparition ; mais son étonnement fut extrême, lorsqu’elle se trouva face à face avec la plus belle des femmes du comté de Kerry ! La fermière croisa dévotement ses mains comme elle eût fait devant l’apparition de la sainte, sa patronne, et ne put s’empêcher de s’écrier : Oh la superbe femme ! exclamation que la magicienne accueillit très-froidement, ce qui attestait chez elle un profond détachement des choses de la terre, et la rendait encore supérieure à son sexe par l’absence de tout amour-propre féminin.

Le fermier expliquait le motif de sa visite à la magicienne, mais sa femme était toujours plongée dans une admiration extatique, et ses deux mains ne se déjoignaient pas.

Menai-Woolf écouta sans regarder le fermier et quand celui-ci eut fini de parler, elle inclina, majestueusement sa noble tête, comme pour dire j’ai compris, et fit signe aux deux villageois de se retirer un peu à l’écart, pour ne pas troubler ses profondes méditations.

Patrick eut toutes les peines du monde à retirer sa femme de son extase d’admiration, causée par la solennelle beauté de la magicienne.

Menai-Woolf, assise sur un trône, ouvrit le volume mystérieux, qui se nomme le livre par excellence, le seul qui ait échappé à l’incendie d’Omar, et qui, écrit sur des feuilles d’amiante, resta incombustible devant la torche du kalife. La magicienne lut le fameux chapitre intitulé Tetragrammaton, ce mot que la bouche ne peut prononcer sous peine de rester muette ; elle prononça au rebours, comme Satan, le verset d’espérance[1], qui se change en cri de désespoir ; elle cueillit de sa main gauche une touffe de verveine, trois feuilles de houx, une fleur d’ancolie sauvage, et les lança derrière sa tête, en disant sept fois : Blake-Devil, come here ! Diable noir, viens ici ! Après quoi elle prit son sceptre, ou pour mieux dire, sa baguette magique, joyau de nécromancie fabriqué dans une grotte de Blue-Hill, par un ouvrier mystérieux, et elle traça autour d’elle un cercle qui changea les grains de sable en étincelles phosphoriques qui ressemblaient à des yeux vivants couleur d’iris.

Au même instant, le tonnerre gronda sur les pics de Killarney, et les échos tourbillonnèrent avec des gradations infinies dans les cratères immenses, au fond desquels dorment les eaux noires et plombées des lacs.

Menai-Woolf fit un signe avec sa baguette magique, et les deux villageois s’avancèrent pour recueillir l’oracle qui allait être prononcé. La magicienne agita convulsivement sa tête superbe, comme si elle faisait un suprême effort pour arracher à l’avenir ses arcanes les plus mystérieux, et ses bras se déployèrent dans toute leur majesté souveraine comme les deux ailes de l’oiseau des Cordillères, dans les rayons de l’équateur.

Femme — dit-elle, d’une voix qui semblait sortir d’un clavier d’airain ; — femme, incline ta tête devant la révélation de l’inconnu !

La fermière, qui admirait toujours la beauté de la magicienne, obéit à l’ordre et à la lourde pression de la baguette magique, et s’inclina.

— Femme poursuivit la magicienne, écoute bien ceci, et ne l’oublie jamais pendant seize ans. Quel que soit l’état vil où tu te trouves aujourd’hui, ta fille épousera le vice-roi d’Irlande. J’ai dit.

Elles nous ont dit toutes les deux la même chose, pensèrent les deux villageois, la prédiction, quoique impossible, s’accomplira.

Et tous les deux, après avoir salué la magicienne, et baisé respectueusement la baguette magique, reprirent le chemin de leur ferme. En arrivante ils regardèrent leur fille pour voir si l’expérience nécromancienne avait corrigé les vices incurables de sa laideur. Hélas cette pauvre jeune fille était encore plus affreuse qu’à l’époque où elle vagissait dans son berceau. Comptez sur le vice-roi d’Irlande après cela !

En supprimant les détails intermédiaires et les chapitres oiseux, qui sont les broussailles du récit, nous franchissons tout de suite le court espace de six mois, et nous retrouvons la fermière Patrick, mère d’une seconde fille, mais, cette fois, la prédiction de la magicienne parut avoir quelque chance de succès autour du nouveau berceau.

Edith, on la nomma ainsi, fut saluée par des cris d’admiration, et une grande profusion de very-nice, dès qu’elle vit le jour. En général, les Irlandaises et les Irlandais naissent beaux, mais Edith faisait encore exception à cette règle ; elle était d’une beauté incomparable comme enfant nouveau-né, sa taille même était précoce ; on lui aurait donné un an lorsqu’elle naquit ; aussi les voisins, conviés au baptême, prédirent qu’Edith serait la plus jolie et la plus belle femme de l’Angleterre et peut-être de l’univers.

Le fermier et la fermière échangeaient des regards d’intelligence, et se comprenaient à merveille. Seulement ils ne parlèrent à personne de la prédiction, en songeant au proverbe bourgeois chose : chose annoncée n’arrive pas.

On arrivait de tous les points du comté à la ferme de Patrick pour voir ce miracle de beauté enfantine, et toutes les mères demandaient à Dieu de leur donner une Edith à la première occasion. Il vint même des familles qui habitaient les bords de l’océan Atlantique, et qui avaient entendu parler de la fille de l’heureux fermier de Killarney. C’était une éternelle procession de curieux ou d’indiscrets, mots synonymes souvent.

Edith croissait en beauté, quoique la chose parût impossible : chaque jour nouveau ajoutait une grâce nouvelle à l’adorable enfant ; le seul défaut qu’on aurait pu rencontrer sur ce visage divin, c’était une trop longue absence de sourire. Edith avait un air grave à l’âge de six mois.

Était-ce là un défaut réel ? Les voisins, se divisaient en deux opinions bien distinctes. Quant au père, il voyait avec joie cette gravité si précoce, qui annonçait la vice-reine de Dublin. Les voisins, n’étant pas dans le secret, contrariaient Patrick qui se taisait, en souriant, comme un homme jaloux de son secret.

Laissons Edith croître et se développer au milieu d’une admiration toujours soutenue, et arrivons à la phase où son histoire commence à sortir de l’obscurité d’une ferme, pour rayonner dans les plus hauts lieux.

À quinze ans, Edith était si merveilleusement belle, que tous les fermiers eux-mêmes, malgré leur amour pour l’agriculture, avouaient hautement que ce soleil d’amour n’était plus à sa place dans une chaumière, et que les parents commettaient une sorte de crime en ensevelissant Edith dans les brouillards de Killarney.

Ces reproches causaient le plus grand plaisir à Patrick et à sa femme ; ils étaient tous deux fort rusés, et ils connaissaient l’esprit des voisins.

— Voilà précisément ce que j’attendais, — dit Patrick à sa femme, — et nous avons agi avec grande sagesse, en provoquant ces reproches. Si nous eussions dit à nos voisins : notre fille Edith est trop belle pour rester dans une ferme et nous allons la lancer, habillée en lady, à Dublin, dans les allées de Phœnix-Park ; si nous eussions dit cela, tout de suite les voisins n’auraient pas manqué de blâmer notre conduite, en termes peu charitables, tandis que nous sommes à notre aise, maintenant ; nous aurons l’air d’écouter leurs reproches, et d’obéir à leurs conseils. Les voisins seront contents d’eux et de nous.

— C’est bien ce que j’ai pensé aussi, dit la fermière ; je connais les voisins, ils sont tous les mêmes ; aussi faut-il toujours avoir l’air de faire ce qu’ils veulent, lorsque ce qu’ils veulent n’est autre chose que ce que nous voulons.

Ce raisonnement indique assez le caractère observateur et rusé de ces deux villageois. Celui qui observe est toujours plus fin que celui qui est observé. Le peintre a plus d’esprit que la toile.

Patrick feignit de faire violence à ses goûts champêtres, et il vendit sa ferme pour renoncer, disait-il, à son bonheur personnel, et songer au bonheur de sa fille, selon les sages préceptes de ses intelligents voisins. Les voisins applaudirent en masse à l’héroïque détermination du fermier.

La ferme vendue, Patrick se trouva le lendemain à la tête d’une armée de deux mille guinées, qui, d’après ses plans, devaient lui servir à conquérir, pour Edith, la vice-royauté d’Irlande.

Arrivé à Dublin, Patrick enferma sa fille aînée dans un couvent de religieuses peu favorisées par la beauté mondaine, et se logea dans Sakeville-Street, n° 17. Il s’habilla et habilla sa femme et sa fille, selon la loi des dernières modes, et le premier dimanche venu, après la dernière messe de la cathédrale de Saint-Patrick, il vint se mêler fièrement avec sa famille aux exhibitions ambulantes de Phœnix-Park.

Edith paraissait avoir vingt-cinq ans, car sa taille appartenait aux plus magnifiques proportions de son sexe ; un chapeau, façon Paméla, couronnait sa chevelure ardente sans la couvrir ; des torrents de boucles d’or coulaient sur ses épaules, et encadraient un visage de déesse, un visage où l’éclat de la fraîcheur, la suavité des lèvres, l’émail des dents, adoucissaient la fierté naturelle des traits et du regard.

Au moment où Edith prenait son éventail sur la chaise de l’église, un rayon de soleil descendu des rosaces gothiques de Saint-Patrick anima l’azur orageux de ses yeux, et donna au visage d’Edith un caractère ineffable de grandeur et de solennité. Sa mère la regarda et entra en réflexion.

On sortit de l’église. Edith marchait la première à deux pas de son père et de sa mère.

— Mon ami, — dit l’ex-fermière à son mari, d’une voix émue, — as-tu bien remarqué le visage d’Edith ?

— Comment ! dit l’ex-fermier, je ne remarque, moi, que ce visage ; j’en suis fier comme un roi de son trésor.

— Et ce visage, mon ami, ne te rappelle rien ?

— C’est que, ma chère amie, ce visage ne rappelle rien de connu à personne. Tu vas voir quelle sensation notre fille va produire dans Phœnix-Park !

Tout cela ne répond pas à ma question, — dit la femme d’un ton d’impatience, — et tu es, si triomphant de ta fille que tu n’écoutes pas ce que je dis.

— C’est vrai, ma femme.

— Eh ! bien je vais t’aider, moi. Notre fille ressemble, comme deux gouttes d’eau se ressemblent, à cette superbe magicienne du vallon de Blake-Devil ; cette magicienne qui nous a fait la grande prédiction.

— Edith ! cria le père pour faire retourner sa fille.

Edith pirouetta légèrement, et montra son visage à son père, qui eut l’air de le regarder pour la première fois.

— C’est bien ! — dit le père, en souriant ; — tu peux continuer ta marche ; je voulais te voir.

Et regardant sa femme, il ajouta, un instant après, à voix basse :

— Tu as raison, ma femme ! Edith lui ressemble… Seulement, Edith est beaucoup plus jeune et plus fraîche.

— Oui, oui, mais les traits sont les mêmes, absolument les mêmes ; Edith n’a que quinze ans, et la magicienne en avait au moins trente, quand nous l’avons vue.

— Au moins trente, — dit le mari, pour être toujours de l’avis d’une femme qui lui avait donné une si belle fille.

— Et maintenant, poursuivit la femme, je voudrais bien savoir d’où peut provenir une pareille ressemblance !

— C’est bien simple, répondit l’ex-fermier ; la beauté miraculeuse de la magicienne t’a frappée dans les premiers mois de la conception, et ta fille a pris dans ton sein les traits de la magicienne.

— Oui, ce doit être cela, — dit la femme en réfléchissant. — En effet, quand j’ai vu la magicienne, mon imagination a été toute bouleversée ; j’aurais volontiers passé un jour à regarder son visage, sa taille et son corps. Quel bonheur d’avoir eu l’idée d’aller faire cette visite à Blake-Devil, il y a seize ans et nous aurions peut-être deux filles comme Edith, si je n’avais pas vu la sorcière de la première prédiction !

— C’est juste remarqua le mari ; enfin contentons-nous de ce que nous avons.

En causant ainsi, ils étaient arrivés à la grille de Phœnix-Park.

Il y avait à cette promenade superbe tout le beau monde de Dublin ; les femmes, en plus grand nombre que les hommes, se faisaient surtout remarquer par cette beauté sympathique qui luit sur tous les visages du beau sexe irlandais. Edith parut… Ce fut comme une éclipse totale ; les étoiles s’effacèrent devant le soleil. Tout devint cadre, il ne resta qu’un tableau.

L’enthousiasme fit explosion ; la foule s’agita comme une mer surprise par l’ouragan ; tous les yeux dévorèrent Edith. Les hommes disaient : Mon Dieu ! qu’elle est belle ! et les femmes s’extasiaient comme les hommes, ce qui est le comble du triomphe pour une beauté.

Patrick donnait le bras à sa femme et baissait modestement les yeux, pour ne pas humilier les autres pères. Edith soutenait cet assaut d’admiration fiévreuse, avec un courage superbe ; la déesse promenait fièrement ses regards sur ses adorateurs. Une femme, qui a la conscience de sa beauté suprême, ne redoute aucune furie d’enthousiasme, même en public.

Cependant la mère d’Edith comprit dans son bon sens villageois que cette sorte d’exhibition était peu convenable, et faisant un geste très-significatif à son mari, elle prit le chemin de la grille du parc.

Un vif mécontentement éclata dans la foule, lorsqu’elle vit qu’on lui enlevait si vite l’objet merveilleux de son admiration. Des voix même se faisaient entendre, qui disaient :

Il n’est pas permis de se retirer d’une promenade avant l’heure des complies. Nous sommes volés. On fermera la grille. Nous irons nous plaindre au vice-roi.

Patrick regarda sa femme, comme pour lui demander encore un tour supplémentaire de promenade ; mais la mère fut inexorable, et la première, d’un pas résolu, elle franchit la grille du parc, en tenant son Edith par la main.

Une semaine s’écoula, et la jeune Edith, recluse dans son appartement, pour cause d’excès de beauté, attendait le dimanche pour jouir d’un nouveau triomphe, mais la mère la conduisit à Saint-Patrick, à la première messe de l’angelus du matin ; la nuit couvrait encore la ville, et l’ite missa est ne fut prononcé qu’à l’aube. Tout Dublin dormait.

— Cependant, dit le mari à sa femme, si nous voulons que la prédiction s’accomplisse ; si nous voulons qu’Edith devienne vice-reine d’Irlande, nous prenons, je crois, un mauvais chemin. Ce n’est pas en cachant notre fille dans les ténèbres de sa Bed-Room que le vice-roi pourra la voir et l’épouser.

— Mon cher mari, — répondait la rusée villageoise, en haussant les épaules de pitié, — vous ne savez pas ce que vous dites.

La fermière ne s’expliquait pas, mais elle avait raison.

Ce dimanche venu, il y avait encore beaucoup plus de monde à Phœnix-Park. La nouvelle du phénomène avait circulé en ville, et le vice-roi lui-même s’était fait humblement piéton et simple promeneur, pour voir la merveille dont la ville retentissait depuis six jours. Le désappointement fut général. Tout Dublin attendit le phénomène de beauté ; Edith ne parut pas.

Le vice-roi regarda tous les visages de femme ; il connaissait toutes les beautés de Dublin ; il n’aperçut rien de nouveau, et comme les autres, à l’heure des complies, il remonta à cheval, devant la grille, et reprit mélancoliquement le chemin de son palais.

La demeure d’Edith avait été découverte par quelques-uns de ces jeunes gens oisifs et hardis, dont le métier est de suivre les femmes, et de prendre le numéro de leurs maisons. Une promenade et une station s’établirent à Sakeville-Street, devant la maison de la merveille obstinément recluse. Il fut même de bon ton de venir, tous les jours, passer quelques heures sous les fenêtres d’Edith ; on espérait ainsi arriver à satisfaire une curiosité de jour en jour plus irritante. De progrès en progrès, cette mode prit enfin un caractère inquiétant. La mère d’Edith jugea l’instant favorable pour faire décemment, et à petit bruit, un scandale avantageux.

Elle ferma Edith à double tour dans son appartement, et se rendit avec son mari chez plusieurs hauts magistrats chargés de la sûreté de la ville.

Les magistrats écoutèrent la plainte des époux, et firent tous la même réponse :

— Les citoyens sont libres de se promener et de stationner partout où bon leur semble, et aucune Edith ne peut leur ravir cette liberté.

— Eh bien ! dit mistress Patrick, nous irons nous plaindre au vice-roi, puisque les subalternes ne nous écoutent pas.

— Allez-vous plaindre au vice-roi, répondirent les magistrats.

Patrick demanda une audience au vice-roi.

En ce temps-là ces audiences étaient immédiatement accordées à des plaignants.

Ce fut la mère qui porta la parole devant ce haut fonctionnaire ; elle raconta le blocus de sa maison, et ajouta :

— Certainement, nous ne contestons pas aux citoyens le droit de se promener ou stationner partout où bon leur semble ; mais il ne faut pas que la liberté de tous enchaîne la liberté d’une famille ; nous ne devons pas être seuls, mon mari, ma fille et moi, les esclaves de la liberté du peuple de Dublin. C’est pourtant ce qui arrive. Nous sommes de vrais prisonniers dans notre maison de Sakeville ; nos persiennes sont closes ; il ne nous est pas même permis de respirer l’air que Dieu donne à tous ses enfants.

Le vice-roi écouta cette doléance avec bonté.

— Madame, lui dit-il en souriant, vous êtes la plus heureuse des mères, et votre plainte le prouve ; quelle femme ne voudrait être à votre place ! Cette violence extérieure que Dublin exerce contre la liberté de votre famille est le compliment le plus flatteur qu’un peuple puisse adresser à la beauté de votre jeune Edith. Quoique investi d’un pouvoir très-grand, je me trouve dans un singulier embarras, et après avoir réfléchi mûrement, je crois que le vice-roi d’Irlande n’a qu’un seul conseil à vous donner.

— Quel conseil, Monseigneur ? demanda la mère d’Edith avec émotion.

— Un conseil bien simple, poursuivit le vice-roi, celui de quitter Dublin, et de choisir pour votre résidence une grande ville comme Londres, où les existences disparaissent ou passent inaperçues dans le tourbillon général.

Ce conseil ne répondait point aux vues ambitieuses de l’ex-fermière, et contrariait trop la marche de la prédiction.

— Monseigneur, — dit la mère d’Edith avec une fermeté respectueuse, — nos affaires de commerce nous appellent à Dublin ; notre fortune, qui est considérable, est engagée dans le mouvement industriel de cette ville, et nous ne pouvons aller à Londres, où nos intérêts ne sont pas en ce moment.

Le vice-roi, qui n’avait jamais vu Edith et qui craignait de voir partir sa famille en perdant l’occasion de connaître la merveille dont s’entretenait Dublin, imagina un moyen fort naturel d’ailleurs pour satisfaire sa curiosité.

— Madame, dit-il, j’ai en ce moment de graves affaires ; mes courriers de Londres m’attendent, et je ne puis improviser une loi qui concilie la liberté des citoyens et la vôtre. Mais, voici ce que vous avez à faire. À l’heure du lunch, je vous enverrai ma voiture, et une escorte de quatre dragons de Cold-Stream. Vous reviendrez chez moi avec votre mari et votre jeune Edith, et nous aviserons en famille pour le mieux ; croyez-le bien.

La rougeur de l’orgueil enlumina le visage de la mère d’Edith ; elle salua respectueusement le vice-roi, et son geste annonça, mieux que la parole, qu’une pareille invitation était acceptée avec le plus grand plaisir.

À l’heure du lunch, la famille de Patrick fut introduite dans la salle à manger du vice-roi. Edith, très-bien inspirée par son esprit, avait une toilette des plus simples, mais jamais les hautes glaces vénitiennes du palais du gouvernement n’avaient réfléchi une aussi merveilleuse beauté.

Le vice-roi porta vivement la main à ses yeux, comme si ses paupières eussent tout à coup subi une éblouissante irradiation de soleil. La mère, qui ne perdait rien de ce qui se passait devant elle, vit le mouvement du vice-roi et se réjouit dans son cœur.

Edith, invitée à prendre place devant une tasse de thé, s’assit avec l’aisance d’une lady habituée au monde ; rien dans son maintien n’annonçait une fille de campagne ; à force d’être belle, Edith était devenue grande dame à son insu : le vice-roi la regardait, comme un artiste regarde un chef-d’œuvre de marbre exhumé d’une fouille, et, en la regardant, il oubliait sa vice-royauté, son rang suprême, ses préjugés aristocratiques, ses hautes alliances de famille, enfin toutes les servitudes écrites sur le cahier des charges de la fière noblesse d’Albion.

Ce lunch fut décisif pour l’avenir du vice-roi, et d’autres ’lunchs, plus dangereux encore, suivirent le premier. La mère d’Edith ne perdait pas un signe, un geste, un mouvement du vice-roi, et lorsqu’elle jugea le moment favorable, elle dit au vice-roi, que des affaires importantes appelaient son mari sur le continent ; et que même ils partiraient bientôt tous les trois pour l’Inde, où un établissement considérable les attendait.

La pâleur qui couvrit le visage du vice-roi, donna un bonheur immense au cœur de l’ex-fermière ; aussi elle ne tarda pas d’ajouter que ce départ était fixé irrévocablement au lendemain.

Le vice-roi, qui se croyait très-diplomate comme tous les lords, n’admettait pas la diplomatie dans les êtres subalternes ; il ajouta foi complète aux paroles de la mère d’Edith, il lui demanda un quart d’heure de réflexion solitaire, et se retira dans son jardin pour penser.

Le vice-roi pensa une demi-heure, mais il avait beau penser, l’image souveraine d’Edith rayonnait devant ses yeux, et ne promettait pas de s’éclipser tout à coup. Cependant il fallait prendre une résolution ; l’heure s’avançait et devenait exigeante. — il le faut ! dit le vice-roi.

Cet il-le faut ! signifiait qu’il fallait oublier un amour trop bourgeois, et rester vice-roi célibataire, pour l’honneur de sa famille qui comptait tant de ducs. En rentrant dans la salle, le noble seigneur amoureux prit une pose de Van-Dick, et ouvrant la bouche pour faire à Edith des adieux éternels, il se trompa de route, et la demanda en mariage à son père. Les deux ex-fermiers jouèrent la stupéfaction en comédiens accomplis.

Quoi ! vous !… Mylord !… est-il possible !… mon Dieu !…

La mère se laissa tomber sur un fauteuil, et fit signe à un domestique de lui donner de l’air pour prévenir un infaillible évanouissement.

Édith, au milieu de cette scène, gardait un calme superbe ; elle aurait cru faire injure à sa beauté, en s’étonnant une minute de se voir épousée par le plus puissant des rois ou des empereurs.

L’affaire fut lestement conduite à sa solution, et comme un vice-roi supprime en un seul instant tout ce qui serait obstacle pour un simple sujet, le mariage fut célèbre le lendemain.

— Eh bien ! dit l’ex-fermière à son mari, — est-ce étonnant de voir ainsi se réaliser la prédiction de la magicienne ?

— Oui, dit l’ex-fermier en souriant ; mais il faut convenir aussi que nous avons bien secondé la prédiction.

Malheureusement la magicienne n’avait pas prévu les caprices du ministère anglais. À la nouvelle du-mariage du vice-roi et d’Edith, les ministres s’indignèrent et conçurent de vives craintes pour l’abâtardissement de l’aristocratie anglaise. On tint conseil à Windsor. Les ministres avaient tous des filles à marier, et ils espéraient tous que le vice-roi épouserait une de leurs filles ; cependant, comme il n’est pas permis, en politique, de donner la véritable et secrète raison d’une chose, ils destituèrent le vice-roi pour crime de mésalliance et d’attentat aux prérogatives de la naissance anglaise. Le vice-roi était encore dans sa lune de miel, et il se chagrina fort peu de sa disgrâce. Edith était une royauté !

  1. Ce verset entrait dans les expériences nécromanciennes, lu au rebours.
    In te, Domine, speravi, non confundar in æternum.
    Au rebours :
    In æternum confundar, non speravi, Domine, in te
    .