Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/4

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 170-181).
Le martyre

Le martyre.



Un autre jour le prince Zeb-Sing dit au sage brahmane :

— « J’ai vu un théâtre immense, et de forme circulaire, qui m’a rappelé ces édifices bâtis par Aureng-Zeb, dans le Tinnevely, où cent mille Indiens assistaient aux combats des buffles et des tigres. Ce théâtre a quatre étages, tous d’un style d’architecture différent, mais aucun ne rappelle ni les colonnades sévères de Doumar-Leyna, ni les gracieux péristyles des temples antiques de Solo.

» Un peuple entier était assis sur les gradins de ce théâtre ; c’était comme quatre fleuves circulaires qui s’agitaient en roulant des têtes d’hommes et des yeux de tisons.

» Les plus belles places étaient occupées par de jeunes femmes dont la pudeur paraissait avoir été oubliée au berceau, et qui me rappelaient nos asparas et nos bayadères ; leurs longues tresses de cheveux flottants avaient seules la prétention de voiler la nudité de leurs épaules et de leurs seins.

» Les hommes, assis tumultueusement et penchés sur une arène, ne semblaient pas se préoccuper beaucoup de ces femmes ; ils attendaient un spectacle sans doute promis depuis longtemps, car leur impatience éclatait dans leurs gestes, leurs mouvements, leurs regards.

» Il y avait au bout de l’arène une grille de fer sur laquelle tous les yeux se fixaient : une main courageuse l’ouvrit, et je vis sortir un de ces lions superbes, comme le Mysore en nourrit dans ses bois.

» Toutes les mains se sont agitées pour saluer cet animal qui tient un rang si honorable dans la création des êtres. Lui n’a pas eu l’air de trop s’émouvoir d’un accueil si flatteur ; il a gardé sa dignité royale ; il a secoué brusquement son énorme tête, trop longtemps comprimée sous la voûte plate d’une prison ; il a fièrement appuyé ses quatre griffes sur le sable, et s’est promené majestueusement dans l’arène, en donnant, de bas en haut, des regards d’un mépris tranquille aux spectateurs qui l’applaudissaient. Je n’ai jamais vu un plus beau lion, même dans les jardins du roi mon père, qui aime passionnément toutes les races fauves, ce qui annonce dans un homme, et dans un roi même, beaucoup de philosophie et d’esprit.

» Mettez un homme, me disais-je, à la place de ce lion, dans cette arène un homme seul, nu, faible, prisonnier ; jamais on n’aura vu un homme plus embarrassé que lui. Il excitera la pitié de tous ; on le forcera subitement à rentrer dans sa prison, pour ne pas humilier son espèce par un plus long étalage de sa gaucherie et de sa stupidité. Un lion, c’est bien différent. Seul, au milieu de cent mille hommes, il les a tous humiliés de ses dédains placides, de son insouciance superbe. Il s’est arrêté au milieu de l’arène, comme s’il eût trouvé, à l’aide d’un compas, le centre du cercle immense ; il a mollement allongé ses pattes antérieures, replié les autres en raccourci, et pris la pose du grand Sing mystérieux qui garde la porte du temple de Désavantar.

» Ainsi posé, il a promené circulairement ses regards de la base au sommet du théâtre, et comme s’il n’eût rien découvert d’assez digne de son attention, il a caressé de la griffe droite sa barbe blanche par un caprice de coquetterie ; il a fait onduler sa queue sur le sable, et fermant les yeux, il s’est endormi.

» La scène a changé par une de ces fantaisies merveilleuses du diamant Beabib.

» L’immense théâtre s’est rétréci à vue d’œil et a pris les proportions et la forme d’un cachot.

» Là, j’ai vu une jeune fille, vêtue d’un large sari de laine blanche, mais dont l’arrangement est conforme aux lois de la pudeur. Sa figure avait un caractère de noblesse inconnu dans nos cités folles ; elle m’a rappelé la beauté céleste que nos sculpteurs ont donnée à la chaste Sita qui est assise à la droite d’Indra sous le manguier d’or du firmament bleu.

» Un rayon a pénétré dans le cachot, la porte s’ouvrit ; j’ai vu un vieillard à peu près vêtu comme un bonze ; il s’est avancé vers la jeune prisonnière qui a tressailli de joie, comme si on venait la délivrer.

» Le vieillard était sans doute un de ces consolateurs d’affliction que la justice humaine envoie à ceux qui vont mourir : il a tiré avec précaution, des plis de sa robe, une coupe d’agate, pleine d’une liqueur vermeille, et la présentant à la jeune fille inclinée, il a murmuré quelques paroles, et a disparu dans les ténèbres du cachot.

» La prisonnière, qui paraissait fort abattue avant cette visite, m’a semblé avoir puisé dans cette coupe d’agate un courage surnaturel, et même une virile exaltation. Elle a regardé le ciel comme pour le remercier d’un secours et d’une faveur miraculeuse, et la flamme du courage a remplacé sur sa figure la pâleur de la résignation.

» Un éclair a brillé devant mes paupières, le cachot s’est enseveli dans ses ténèbres, et j’ai revu le théâtre, les cent mille spectateurs, l’arène et le lion toujours accroupi.

» Une porte basse s’est ouverte, et les quatre fleuves vivants ont roulé leurs vagues de têtes ; la jeune fille du cachot a paru ; les mains et les bras se sont agités, comme les rameaux des bois de palmistes, quand le vent souffle du pôle sur les rives de Ceylan.

» Une grêle de pierres est tombée des hauteurs du théâtre sur le lion, pour l’exciter contre la jeune fille, mais le noble animal a daigné secouer à peine ses oreilles pour se protéger contre les projectiles de ses lâches ennemis ; il n’a pas quitté sa pose indolente et son immobilité ironique ; les cris de rage de cent mille bouches n’ont pu l’émouvoir ; un instant réveillé, il s’est endormi de nouveau, ou du moins il a fait semblant de s’endormir, en allongeant sa large tête sur ses griffes d’airain.

» La jeune fille avait encore sur son visage cette héroïque résolution qu’elle venait de puiser dans la coupe d’agate ; rien ne donnait de l’hésitation à sa démarche, ni l’aspect de la bête fauve, ni les rugissements d’autres monstres invisibles, ni les cris de rage de ces spectateurs, plus terribles que le lion. Elle s’avança d’un pas résolu jusqu’au milieu de l’arène, joignit ses mains, et regarda le ciel, comme pour y chercher un protecteur.

» Le lion souleva sa tête avec une lenteur superbe, ouvrit ses yeux, et regarda la jeune fille d’un air de bonté, mêlée de commisération, ce qui excita une nouvelle explosion de rage sur tous les gradins de l’amphithéâtre.

» C’était vraiment un curieux spectacle ; cent mille hommes insultaient un lion, et le lion, sage comme un fakir, continuait à ne pas s’émouvoir.

» Bien plus, la jeune fille s’inclina, en souriant, vers la bête fauve, et promenant ses doigts d’ivoire dans la crinière de son formidable compagnon d’arène. Le lion sembla prendre plaisir à ce caprice enfantin il se laissa tomber sur le flanc, et prit la pose d’un lion héraldique, en pal, sur un champ de sable. La colère de l’amphithéâtre ne connut plus de bornes, en voyant éclater subitement cette amitié inattendue entre la victime et la bête fauve ; on venait assister à une exécution sanglante, et on assistait à un jeu enfantin. Toutes les règles de l’amphithéâtre se trouvaient violées.

» Aussi, j’ai vu se lever dans une grande loge aux barreaux d’ivoire plusieurs chefs de la cité ou maîtres des jeux publics, qui ont paru se concerter pour mettre fin à cet innocent spectacle, si éloigné du programme du jour.

» Il paraît qu’une décision a été prise, et qu’elle a été saluée par des transports d’enthousiasme ; la grille des monstres s’est encore ouverte, et un tigre a paru, un tigre de la plus belle race, tigre originaire des gorges de Ravana, ou des grottes qui avoisinent le lac de Tinnevely.

» Le lion a flairé dans l’air une émanation féline, qui, pour son odorat subtil, était parfaitement distincte, au milieu des haleines ardentes de cent mille spectateurs ; il n’a pas daigné tourner la tête, comme pour ne pas faire trop d’honneur à un ennemi en se hâtant de le regarder mais il a tiré de sa poitrine d’airain une note sourde comme une pensée de colère, et il a fixé amicalement les yeux de la jeune fille, comme pour lui dire que cette menace ne lui était pas adressée. Le tigre a compris le sens véritable de ce rugissement, et ses oreilles se sont aplaties, sa longue queue s’est repliée sous le ventre lorsqu’il a vu au milieu de l’arène le terrible animal, qui est son ennemi naturel, par les traditions des familles félines et la loi des instincts fauves.

» Tout ce qu’un tigre peut faire pour éviter un combat inégal, celui-ci l’a fait avec un art merveilleux.

» Les dards aigus, hérissés autour de l’arène, démontraient l’inutilité d’une tentative d’évasion ; aussi le tigre, jugeant d’un seul coup d’œil sa position fatale, a essayé de se creuser un abri dans les épaisses couches de l’arène, mais il ne dérobait à peine qu’une moitié de sa tête, et tous les grincements rapides de ses griffes expiraient contre la dureté du sol que le sable recouvrait : alors, il a songé à se diminuer, et à se rendre invisible en se raccourcissant à force de tiraillements opérés du poitrail à l’extrémité de la queue. Ce procédé ne lui ayant pas réussi, il a pris un air modeste, un maintien humble, comme pour se faire pardonner son origine par de sincères apparences de repentir ; c’était un animal bonhomme qui témoignait un grand regret de ce que la nature, l’avait fait tigre, et promettant bien, par sa nouvelle physionomie, et ses allures innocentes, de consacrer sa vie à un autre état, et de vieillir dans la haine de ses anciens confrères, zébrés de jaune, et le saint respect des lions.

» Toutes ces ruses ont échoué, le royal ennemi s’est levé sur ses quatre pattes, en rejetant bien loin, avec ses griffes de derrière, des flots de sable dans la direction du tigre ; exercices et pantomimes très-évidents qui signifient que toute proposition pacifique n’est pas écoutée, et qu’il faut se préparer au combat.

» La jeune fille s’est agenouillée sur le sable, et joignant ses mains, elle a prié son Dieu, qui, sans doute, est le même Dieu de tous les pays.

» Alors on s’est servi dans cet amphithéâtre, comme dans nos combats indiens, de longues perches de fer rougi, à l’aide desquelles on a excité le tigre en le chassant bien loin de la grille, où la peur l’avait cloué en entrant. Le tigre a fait, malgré lui, un bond prodigieux, que le lion a regardé comme un prélude d’attaque. Cette fois ce n’est plus une note sourde qui a ébranlé là poitrine du lion, mais un rugissement qui s’est prolongé comme une série d’éclats de tonnerre, et qui a été applaudi par deux cent mille mains, comme un pantoun chanté par une habile saracaden sur le fameux théâtre de Taranganbouri, la ville des ondes de la mer.

» Le tigre n’avait plus que la ressource qui reste aux lâches, il s’est fait courageux, et il a répondu par un rugissement qui aurait effrayé tout autre qu’un lion. La jeune fille priait toujours, et sa pensée montait avec son regard jusqu’au firmament bleu, où est assis celui qui écoute tout.

» Le lion a pris une démarche superbe ; il s’est avancé la tête haute, les crins hérissés, la gueule ouverte, les dents en relief, la langue convulsive et toute prête à lécher du sang.

» Le tigre a pris un élan de dragon, en s’appuyant sur ses pattes raccourcies, et il a bondi en décrivant comme la ligne d’une immense arcade dans l’air.

» Cet élan était si adroitement combiné qu’il avait toutes les apparences d’une attaque foudroyante. Mais le but a été dépassé : le lion a suivi de l’œil la courbe décrite, et s’est précipité sur son ennemi au moment où celui-ci retombait de l’autre côté sur l’arène. Aussitôt les deux monstres se sont levés debout comme deux lutteurs, mêlant leurs muffles, leurs écumes, leurs griffes, leurs rugissements, leurs convulsions formidables. Le lion, bien plus vigoureux que son adversaire, l’a renversé en le serrant dans ses pattes d’acier flexible, et lui a brisé l’épine dorsale en laissant tomber comme un coup de foudre sa tête énorme et ses dents de fer. Le vaincu fauve a poussé un dernier cri ; il a raidi ses griffes sur l’arène, a vomi un sang noir par les naseaux, et ne s’est plus relevé.

» Le lion, reprenant sa modestie après son triomphe, est venu se placer auprès de la jeune fille, comme pour lui annoncer qu’il n’y avait plus de périls pour elle, et qu’il se constituait son défenseur. Puis le noble animal s’est posé en sphynx, et promenant sa griffe droite sous ses lèvres pour la mouiller, il a réparé minutieusement le désordre de sa crinière, comme aurait fait le plus habile des coiffeurs.

» La jeune fille a interrompu un instant sa prière pour donner quelques caresses de reconnaissance à son intrépide libérateur.

» La joie a rayonné dans les yeux du lion ; on eût dit qu’il s’estimait heureux d’avoir obligé une créature humaine qui ne payait pas un bienfait par l’ingratitude.

» Par un de ces revirements subits, si communs dans les mœurs de tous les peuples, des cris de pitié se sont fait entendre sur tous les gradins de l’amphithéâtre ; des larmes coulaient sur tous les visages, des fleurs et des couronnes de myrte pleuvaient sur la jeune fille ; cent mille voix, qui demandaient sa mort, demandaient sa vie ; des milliers de mains lui montraient la porte qui allait s’ouvrir à la délivrance.

» La belle martyre a remercié modestement, d’abord le ciel, puis les hommes, et sans montrer un empressement qui eût témoigné trop d’affection pour une vie dont le sacrifice avait été fait, elle a marché vers la porte, toujours escortée par le lion et ayant caressé de la main une dernière fois son superbe ami, elle s’est inclinée sous la voûte sombre où passent les martyrs morts, et vivante, elle a disparu.

— Ceci, dit le sage brahmane Kosrou, est une vision des temps passés ; c’est une histoire que les rayons du soleil ont conservée, et qui retombe sur une face du diamant Beabib, comme un corps sur un miroir. Ces mystères ont été parfaitement expliqués dans un chapitre du Li-ki. Chaque peuple, chaque siècle a vu ses martyrs ; c’est le sacrifice du corps qui fait triompher l’âme. L’Inde a eu même ses martyrs volontaires ; le plus illustre fut le grand roi Soudraka, qui, parvenu à l’âge de cent ans, monta sur un bûcher allumé par lui et brûla son corps pour faire vivre son esprit.

— Sage Kosrou, dit le jeune prince, vos paroles ont toute la douceur du miel de Kerana et tous les parfums des fleurs du Bengador. Je vous rends grâce pour la bonté que vous me témoignez en écoutant mes récits.

Et Zeb-Sing accompagna le brahmane jusqu’au chantier de la pagode de Ten-Tauli et le quitta en s’inclinant devant lui.

Quelques jours après, lorsqu’ils se réunirent de nouveau pour s’entretenir des secrets du diamant Beabib, Zeb-Sing dit à Kosrou :

— Ce matin j’ai demandé une vision à Beabib, selon mon usage, mais les mots, les idées, les images, les noms et beaucoup d’autres choses encore m’ont manqué pour bien vous faire mon récit dans sa clarté habituelle. Dans cette perplexité, je me suis adressé à un jeune voyageur qui demeure dans mon hôtellerie et dont j’ai fait mon compagnon de promenade, parce que j’ai reconnu en lui beaucoup d’instruction et de bon sens.

— Le bon sens est la langue et la science universelle, remarqua le brahmane.

— Oui, continua le prince, mais c’est une langue et une science que peu de gens possèdent, quoiqu’on la trouve partout.

– Quel est le nom de ce jeune voyageur ? demanda Kosrou.

– Dhervilly.

– Et son pays ?

– La France.

– J’ai entendu parler de la France, dit Kosrou ; c’est un petit pays, pas plus large et plus long que Madagascar. J’ai même vu, dans ma vie, deux ou trois Français. Ce sont des gens qui voyagent peu, par orgueil, comme si le reste du monde ne valait pas la peine d’être vu.

– Soyons tolérants, dit le prince, pour les peuples malheureux que la sagesse du Li-ki et le soleil de l’Inde n’ont pas encore éclairés.

– Vous avez raison, mon fils, dit Kosrou.

– Le voyageur Dhervilly, continua le prince, me rend de véritables services ; je lui raconte et je lui peins sur des feuilles d’ivoire les visions de Beabib, lorsque je ne les comprends pas, parce qu’elles appartiennent sans doute alors à un monde qui m’est étranger. Dhervilly parait saisi de l’étonnement le plus vif, en regardant mes peintures et en écoutant mes récits ; il devine très-bien les notions qui me manquent pour comprendre certaines visions de Beabib, et il remplit toutes ces lacunes en complétant mes récits et en me les rendant le lendemain, écrits par lui-même, avec des mots, des noms, des dates, des phrases, des pays dont je n’avais jamais entendu parler.

C’est ainsi que le voyageur Dhervilly m’a, pour ainsi dire, traduit en histoire française une vision qu’il a appelée lui-même Baguette Magique. Sage brahmane, me permettez-vous de vous le lire sur la traduction en indoustani que j’en ai faite ?

— Lisez, mon fils ; un ignorant même, lorsqu’il parle, apprend toujours quelque chose au plus savant.

Et le prince lut l’histoire suivante :