Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/7

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Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 219-228).
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Sultan Achmet et Dilara

Sultan Achmet et Dilara.



L’ambre est une essence mystérieuse que la terre distille et cristallise, et à laquelle le soleil donne des vertus qu’on ne peut expliquer avec notre faible raison.

On se récrie souvent sur le merveilleux et l’invraisemblable, et pourtant nous ne sommes entourés que de secrets inexplicables, et que la science la plus sagace n’expliquera jamais.

Un jour on trouva une pierre noirâtre qui attirait à elle le fer. Le jour de cette découverte, les esprits forts se révoltèrent, et ils paraissaient avoir raison. Quoi ! s’écriait-on, une chose matérielle, inerte, morte, aurait le pouvoir de donner le mouvement à un clou posé à distance, et qui obéirait ! On fit l’expérience : le clou s’élança vers l’aimant. Mais ce mystère ne s’expliquera jamais.

Un autre jour on annonça que l’ambre avait le même pouvoir sur un chalumeau de paille. Les esprits forts nièrent selon leur usage. On fit l’épreuve encore ; l’ambre ordonna, la paille obéit.

Criez à l’invraisemblable après cela Il n’y a rien de merveilleux, ou pour mieux dire, tout est merveilleux.

Il y a, dans le harem, à la pointe de Constantinople, une chambre superbe, meublée, par le sultan Achmet III, des glaces que la république de Venise lui envoya en signant la paix. C’est là que le sultan vient se reposer après avoir passé une revue à Térapia, visité l’arsenal de Tophana, ou prié trop longtemps à la mosquée de Sainte-Sophie. La retraite est charmante. Le vent de la rade joue dans les persiennes ; les petites vagues chantent en se brisant à la pointe du sérail ; les fleurs du jardin embaument cette atmosphère voluptueuse qui flotte sur les kiosques et les balcons.

Le sultan, un jour, se fit apporter une pipe magnifique, présent du pacha de Laodicée, ou Latakié. Cette pipe était ornée de pierreries sans nombre, mais ce qui lui donnait surtout un prix infini, c’était un bec d’ambre d’un volume énorme et d’une finesse extraordinaire. On n’avait jamais vu un ambre si beau sur les lèvres d’un commandeur des croyants.

Ce jour-là, le sultan avait cassé vingt œufs d’autruche, avec une carabine à balles, dans la prairie de Térapia, et à cinq cents pas de tir ; cet exercice l’avait beaucoup fatigué, à cause surtout des louanges sans fin que les courtisans entonnaient en l’honneur de son adresse, après chaque œuf d’autruche cassé.

La vérité veut pourtant qu’on dise qu’un Turc dévoué, posté derrière la plaque du tir, cassait l’œuf avec un bâton, toutes les fois que le sultan pressait la détente de sa carabine ; mais ce fait d’histoire une fois éclairci, n’en parlons plus.

Le sultan caressa voluptueusement avec sa main l’ambre de sa pipe, et présenta la noix à un jeune icoglan, qui mit le feu au tabac de Laodicée, le plus doux de tous les tabacs des manufactures des pachas connaisseurs. Une fumée iris monta lentement vers le plafond de glaces, et le sultan aspira mollement cette divine et subtile émanation.

Ce grand homme était couché à demi sur un divan, et pour mieux jouir de son bonheur opiacé, il congédia d’un ton brusque icoglans et eunuques, et il resta seul.

Ses yeux exprimaient une béatitude ineffable ; il les ouvrait et les refermait à chaque aspiration, et suivait de l’œil, dans le plafond, les arabesques bleuâtres que la fumée décrivait sur les glaces de la république de Venise. Tout à coup, à force de suivre ce jeu fantasque de la fumée, il crut voir, dans ce plafond de glaces, quelque chose qui n’était pas lui. Cette découverte a quelque chose d’effrayant. On frissonne à cette seule idée qu’une nuit, en déposant son flambeau devant un miroir, on peut découvrir, dans ce miroir, une figure tout à fait inconnue, qui vous regarde avec des yeux railleurs. On prétend que cela s’est vu.

Le sultan vit, ou d’abord crut voir dans les glaces du plafond un jeune Européen, en costume assez léger, fumant une pipe sur un divan, à côté d’une odalisque.

La première idée du sultan fut de regarder dans la chambre pour y découvrir les originaux vivants de ces deux figures reproduites par les miroirs ; mais il était seul, bien seul. Un seul coup d’œil suffisait pour s’assurer de cela.

Il regarda encore le plafond en éloignant l’ambre de ses lèvres, et cette fois il ne vit rien ; pour mieux dire, il se vit lui assis et se regardant.

— Bon dit-il, c’est une vision, causée par les caprices d’une fumée vagabonde. Ce serait vraiment trop fort si un miroir s’avisait de reproduire des objets qu’on ne lui offre pas.

Cela dit, il fut plus tranquille, et se remit à caresser l’ambre de sa pipe avec ses lèvres caucasiennes. Au même instant, son œil humide de langueur se reporta vers le plafond, et il revit l’odalisque et l’Européen, causant tous deux avec une certaine familiarité.

Il ôta l’ambre de sa bouche, et la vision disparut ; il ressaisit l’ambre avec ses lèvres, et cette fois, non seulement il revit la même scène, mais il reconnut l’odalisque ; c’était la belle Dilara, nom qui signifie sérénité du cœur.

Tant que l’ambre touchait les lèvres, la vision restait au plafond ; elle s’évanouissait quand les lèvres abandonnaient l’ambre.

Le sultan avait à son service deux savants orientaux auxquels M. Garcin de Tassy avait appris l’italien des îles Ioniennes, à son cours d’indoustani et de turc. Ces deux savants furent consultés, et ils répondirent que le commandeur des croyants avait sans doute été abusé par une erreur d’optique, et qu’il avait fumé de l’opium en croyant humer du tabac. Le sultan destitua ces deux savants, et les fit enfermer, sur-le-champ, dans le château des Sept-Tours.

Les deux savants maudirent la science, et se promirent bien d’être plus ignorants une autre fois.

Une seconde expérience à la pipe et à l’ambre parut pourtant nécessaire au sultan ; il la fit le lendemain, après avoir cassé trente œufs d’autruche, toujours par le même procédé.

L’épreuve fut très-satisfaisante, c’est-à-dire qu’elle ne satisfit pas du tout le gracieux sultan ; l’odalisque Dilara était une des favorites, et, dans cette nouvelle vision du miroir, elle paraissait beaucoup plus éprise de l’Européen que du sultan.

— Allah ! — s’écria le Grand-Seigneur en se frappant le front ; que signifie ceci ? Si j’étais chrétien, je croirais que le diable s’en mêle, mais en qualité de croyant, je ne crois à rien, et je ne sais quel parti prendre pour rassurer mes esprits !

Il manda secrètement le chef des eunuques noirs, et lui dit :

— Surveilles-tu toujours avec attention et zèle ma caucasienne Dilara ?

— Oui, Hautesse.

— La nuit et le jour ?

— À toutes les minutes.

— Au milieu du jour, quand je vais au tir de Térapia, que font mes femmes ?

— Les unes sont au bain, les autres font de la musique ; il y en a qui dorment sur les divans ou sous les sycomores des jardins du sérail…

— Et Dilara ? Dilara ? interrompit brusquement le sultan.

— L’étoile du ciel, la perle de la mer que Sa Hautesse nomme Dilara, se rend au pavillon des glaces pour lire le Koran, ainsi que Sa Hautesse le lui a permis.

— C’est juste ! — dit le sultan ;… oui, j’avais oublié que je lui avais donné cette permission… Tu peux te retirer… ne parle de rien à personne… entends-tu ?

Le chef des eunuques s’inclina.

— Seulement, poursuivit le Grand-Seigneur, tu diras dans tout le harem que demain, au milieu du jour, j’irai pour la dernière fois m’exercer à la carabine, dans la prairie de Térapia… pour la dernière fois… entends-tu bien ?… Si on te demande pourquoi, tu répondras que le commandeur des croyants abandonne cet exercice, parce que son adresse est arrivée à un tel point qu’il n’a plus rien à acquérir du côté de la justesse et de la précision du coup d’œil.

Le chef des eunuques se prosterna, et après avoir balayé la poussière du tapis avec son front, il se releva et sortit.

Le commandeur des croyants avait ainsi arrêté un plan superbe. Si Dilara vient dans le pavillon des glaces, se dit-il, pour y recevoir, je ne sais trop comment, quelque visite de chrétien, elle y viendra demain, à coup sûr, en apprenant que demain je sors à midi pour la dernière fois. Il me tarde trop de découvrir la vérité !

En effet, le lendemain une escorte très-nombreuse et très-brillante sortit à cheval du palais, un peu avant midi, selon l’usage, et prit le galop sur le chemin de Térapia.

Mais cette fois l’escorte n’escortait personne. Le sultan s’était ménagé un poste d’observation dans les larges plis d’une portière, à l’angle le plus obscur du pavillon des glaces.

C’était au fort de l’été, la chaleur extérieure devenait intolérable ; tous les marins ancrés dans la rade, devant l’arsenal de Tophana, et à la pointe du sérail, dormaient et faisaient une sieste profonde. On n’entendait pas un cri, pas un chant. Le flot même était assoupi sur la grève. Ce silence ressemblait beaucoup à celui qui règne dans les nuits de l’hiver, lorsque la neige couvre la campagne. Seulement, au lieu de neige, il y avait sur la mer, la ville, la campagne, une éblouissante irradiation de soleil.

À ce coup de midi, si semblable à minuit, un jeune midshipman tentait une expédition inouïe dans les annales du harem impérial, il côtoyait sur une petite barque la pointe du sérail, s’y accrochait avec les pieds et les mains en passant comme à un mât de vaisseau, et se glissant sous la persienne, il pénétrait dans le pavillon des glaces d’Achmet III.

Le retour était plus aisé, car la petite barque devenait inutile. Ce hardi midshipman regagnait à la nage le Cutter le Spak, ancré dans la rade.

Donc ce jour-là, le midshipman, sans doute prévenu, comme d’usage, par quelque signal de persienne, prit le chemin accoutumé et pénétra dans le pavillon d’Achmet.

Dilara y était déjà et attendait en fumant la superbe pipe du pacha de Laodicée, la même qui donnait tant d’extases au sultan, avant les visions du miroir.

Le jeune Anglais tomba aux genoux de l’odalisque ; puis il s’assit sur un coussin, et prit à son tour la fameuse pipe pour fumer à la barbe du Grand-Seigneur, qui cassait des œufs d’autruche à Térapia.

Tout à coup l’odalisque poussa un cri et s’évanouit ; l’Anglais laissa tomber l’ambre de ses lèvres, et se levant avec vivacité, là pipe à la main, à défaut d’épée, il aperçut le sultan qui lui lançait des flammes avec les yeux.

Ce fut un moment terrible et qui a été gravé à Londres, d’après un superbe dessin de Gavarni, sous ce titre : Amusement ! Quel amusement !

Le commandeur des croyants était au fond un bonhomme, mais il commençait toujours par se mettre en colère, et saisir un poignard.

Il saisit donc un poignard, et allait tuer le jeune homme, non à cause de l’odalisque, mais à cause de là pipe (qui a pu jamais connaître les pensées intimes d’un sultan !) lorsqu’une réflexion diplomatique le retint.

— Je suis Anglais ! s’écria le jeune homme, avec un accent très-fier.

En anglais, cela signifie je suis inviolable, nul n’a le droit de me toucher, pas même le sultan ! Je puis aimer ses odalisques, fumer ses pipes, boire son café, envahir son harem, c’est mon droit. Malheur à qui me touche !

Le sultan comprit donc tout ce qu’il y avait de profond dans ces trois mots : — Je suis Anglais.

Alors il montra la fenêtre avec la pointe de son poignard, au jeune homme, et lui ordonna de sortir, ce que l’Anglais exécuta tout de suite avec l’agilité d’un écureuil, et sans trop se soucier du sort qui attendait la belle Dilara.

L’odalisque était toujours évanouie, ou du moins son état ressemblait beaucoup à un évanouissement. Les odalisques sont si trompeuses !

Le sultan qui était habitué aux évanouissements de ses femmes laissa toute sa liberté d’inaction à Dilara, et se mit à réfléchir sur un sujet beaucoup plus sérieux que l’infidélité d’une femme ; car, avant tout, ce noble sultan ne songeait qu’aux progrès des sciences et des arts. Il réfléchit donc sur les mystérieuses propriétés de l’ambre, comme avait réfléchi le premier qui surprit les vertus de la pierre d’aimant. Après avoir longuement pensé, le front appuyé sur ses deux mains, comme l’alchimiste qui cherche la pierre philosophale, il trouva une solution à cet effrayant problème. Cette solution ne donnait pas une satisfaction absolue, mais à défaut d’une meilleure, on pouvait raisonnablement s’en contenter.

L’ambre, — se dit le sultan métaphysicien, — est un corps d’une nature poreuse et absorbante, et ses propriétés attractives sont d’un ordre bien supérieur à celles de l’aimant. L’ambre attire et conserve ; une chose qui se réflète en lui, y est gardée comme un mirage, que la chaleur des lèvres et la combustion du tabac font reparaître dans un miroir.

On est toujours disposé à trouver bon le système qu’on a inventé. Or, le sultan s’approuva, et se sut à lui-même beaucoup de gré d’avoir trouvé une solution qui donnait le calme à ses esprits. Et comme il levait la tête pour voir si Dilara s’obstinait encore dans son évanouissement, il se trouva seul dans le pavillon des glaces. L’odalisque avait disparu.

On donna des ordres pour la trouver, on ne la trouva pas.

Heureusement, le sultan trouva de grandes consolations à ce malheur, d’abord dans une foule d’autres odalisques qui lui étaient fidèles, et ensuite dans sa théorie sur les propriétés de l’ambre, qu’il fit traduire en français et qu’il envoya tout de suite comme chose urgente à l’Académie de Paris, laquelle Académie ne lui a jamais répondu.

Après cette histoire, le diamant Beabib eut quelques caprices singuliers ; les caprices d’un diamant sont des éclairs.

Cependant Beabib ne pouvait pas être accusé de stérilité ; un siècle d’interrogation l’aurait trouvé inépuisable, mais il voulait probablement se reposer par intervalles. Ainsi le rayonnement de son merveilleux mirage vint tout à coup à passer à l’état de fantaisie.

Son premier éclair peut se nommer Haïva. Il ramenait le prince Zeb-Sing et le sage Brahman Kosrou dans leurs doux pays indiens.