Aller au contenu

Les Nuits d’Orient/Le Diamant aux mille facettes/8

La bibliothèque libre.
Michel Lévy Frères, libraires-éditeurs (p. 229-235).

Haïva.



Une nuit, le sage indien Arzeb fit un rêve magnifique ; il crut voir, ou pour mieux dire, il vit Roudra, le dieu de la mort, qui lui ouvrait la porte bleue du beau palais du nommé Kaïlaça, dont les portiques de pierreries conduisent au jardin Mandana, tout peuplé de bayadères. Siva, le plus puissant des dieux, lui disait : Arzeb, tu as été juste, et je vais te récompenser, je te nomme roi des Maldives ; il y en a douze mille à l’entrée du golfe Arabique ; elles ont toutes des grottes de perles et de corail, et dans chaque grotte il y a une reine, belle comme Lachmi, la déesse du plaisir ; ces douze mille reines seront tes épouses, et tu auras un harem flottant plus beau que celui du grand roi Sevadji, le fondateur de l’empire Maratte. Arzeb, dans son rêve, descendit du firmament, par un escalier d’or et d’indigo, et quand il fut arrivé au-dessus de la région des nuages, il découvrit son royaume, qui ressemblait à douze mille conques marines, flottantes sous des aigrettes de palmiers. En abordant aux Maldives, il lui sembla que l’Océan lui chantait une symphonie céleste en se divisant douze mille fois en petits ruisseaux de saphirs, vifs et joyeux qui découpaient les Maldives.

Avec cette agilité de mouvements que les rêves donnent, Arzeb sauta légèrement d’une île à l’autre, et à chaque élan, il voyait luire, entre des feuilles de palmier, deux yeux noirs sous des boucles ondoyantes de cheveux d’ébène, et sur un visage doux et doré comme celui de la belle Rada.

Les rêves, entre autres secrets mystérieux qui leur appartiennent, nous font perdre le sentiment des heures, du temps et de l’espace ; aussi, Arzeb, en se réveillant, avait dans ses souvenirs plusieurs années de bonheur écoulées au milieu de ses douze mille reines, dans le golfe Arabique, sur des couches de perles, d’ambre et de corail.

Il entra dans son kiosque, et vit la belle Haïva qui l’attendait sous des touffes de rosiers, et qui lui dit :

– Eh bien ! Arzeb, me donnerez-vous ce que je vous ai demandé, ce que vous m’avez promis ?

– Douce Haïva, dit Arzeb, ce que tu m’as demandé ne pouvait pas se demander ; ce que je t’ai promis ne pouvait pas se promettre ; nous avons eu tort tous les deux.

– Alors, dit Haïva, je vais me livrer à un acte de désespoir.

– Au nom de Siva, ma belle Haïva ! – dit Arzeb alarmé, – ne te désespère point encore. Ce soir je verrai le jongleur Sanali, qui connaît tous les secrets de la nature, et la vertu de toutes les herbes indiennes. Sanali peut-être m’enseignera le secret de mettre tout le golfe Arabique dans une épingle. Mais cela me paraît toujours assez difficile à obtenir.

— L’amour obtient tout, dit Haïva.

— On le dit, — murmura tristement Arzeb.

En arrivant le soir chez le jongleur Sanali, Arzeb lui apporta de riches présents, selon l’usage. Ensuite, il lui raconta aussi selon l’usage indien le dernier rêve qu’il avait fait.

Sanali écouta le rêve et lui dit :

— Arzeb, combien as-tu vécu, dans ce rêve, avec tes douze mille reines ?

— Je crois avoir vécu au moins douze mille ans, répondit Arzeb.

Et en combien d’heures ?

— En six heures.

— C’est bien ! dit Sanali, et maintenant dis-moi ce que je puis faire, selon tes vœux.

— Bon et sage jongleur, dit Arzeb, j’aime Haïva, et cette fille charmante va mourir si je ne lui donne pas une épingle dont le chaton renfermera les eaux du golfe Arabique. C’est une fantaisie de jeune femme.

— Arzeb, dit le jongleur, tu m’as fait de riches présents, et je ne serai pas ingrat.

— Quoi s’écria le sage Arzeb, tu pourras me donner cette épingle merveilleuse qui fera vivre la belle Haïva ?

— Sans doute, et rien n’est plus aisé.

Alors Sanali conduisit Arzeb sur le sommet d’un pic plus élevé que toutes les montagnes du Mysore, et lui dit :

— Regarde.

Arzeb regarda.

Sous leurs pieds, le golfe Arabique se déroulait dans une forme qui paraissait ovale, et qui était unie comme une glace, et de la plus belle teinte de saphir.

Ensuite, Sanali tira, d’un pli de sa robe de jongleur, une épingle de saphir, dont le chaton était ovale, et lui dit :

— Tous ceux de notre pays ont une vertu qui s’appelle l’imagination, et qui ne sait rien rapetisser, rien réduire ; elle augmente tout, elle agrandit tout, et dans des proportions infinies, car il n’y a pas de bornes à l’imagination.

— C’est vrai, dit Arzeb.

— Et si vrai, poursuivit Sanali, que tu crois avoir vécu douze mille ans, en quelques heures, la nuit dernière.

— Oui, ajouta Arzeb.

— Or, toi qui sais si bien jouer aux échecs, continua Sanali, toi qui as enseigné les hauts calculs au bonze Niapour de la pagode de Jagrenat, tu dois savoir qu’il est aussi difficile de croire avoir vécu douze mille ans en six heures, que de voir le golfe Arabique dans un ovale de saphir. C’est la même proportion.

— La même, dit Arzeb.

— Tu as une imagination allumée par un coup de soleil indien, toi Arzeb, poursuivit Sanali. Eh bien ! regarde le golfe, et regarde l’ovale de saphir ensuite, et dis-moi si tu trouves quelque différence dans leurs proportions ?

— Aucune.

— Maintenant, Arzeb, il ne s’agit plus que de faire entrer la même idée dans le cerveau de la belle Haïva ?

— Ce sera plus difficile, remarqua Arzeb.

— Non, Arzeb. Voici comment tu dois agir. Prends cette épingle de saphir, et en te présentant devant Haïva, dis-lui que tu lui apportes le golfe Arabique dans ta main. Elle rira. Laisse-la rire. Sois sérieux. Ensuite tu lui donneras deux boucles d’oreilles de diamants d’Hyder-Abad, d’une très-grande valeur.

— Bien ! après ?

— Après, tu lui diras qu’elle a plus d’imagination que le poëte qui a inventé le Ramaïana.

— Oui, elle sera sensible à cet éloge.

— Une femme est toujours sensible à un éloge et à deux diamants.

— Je le crois.

Ensuite, Arzeb, tu lui donneras l’épingle de saphir, et du premier coup, elle croira y voir passer les vaisseaux de Surate et de Socotora.

— Sur l’épingle ?

— Oui, sur l’épingle. Je te l’affirme, Arzeb.

Arzeb s’inclina, prit l’épingle, la regarda fixement, et dit :

— Quant à moi, je crois qu’il y a deux golfes Arabiques, et que j’en tiens un au bout de mes doigts.

Il prit congé du jongleur, et exécuta ses ordres ponctuellement.

Sanali était un vrai sage, ce qu’il avait prévu ne pouvait manquer d’arriver. Haïva reçut les diamants, reçut l’éloge, et quand elle vit l’épingle de saphir, elle s’écria :

— C’est le soleil lui-même qui a copié le golfe Arabique sur une épingle, pour satisfaire le désir d’Haïva. Mon cher Arzeb, vous méritez d’être aimé.

— C’est tout ce que je demande, dit Arzeb.

Haïva tint parole, elle vécut et elle aima. L’imagination c’est l’âme, c’est la vie, c’est la flamme du corps. Le grand roi Soudraka, cette gloire poétique de l’Inde et du monde, a vécu un siècle, et personne n’a jamais eu plus d’imagination que ce roi.

C’est au moment où le fils du roi de Bornéo achevait cette histoire qu’une grande nouvelle se répandit dans Hyder-Abad. On annonça aux sons des bins et des sitars que le second étage de la pagode de Ten-Tauli venait d’être admirablement rétabli par les soins et la générosité du brahmane Kosrou qui avait consacré à cette œuvre tout l’or provenant de la vente du diamant Beabib.

— Heureux brahmane disaient les dévots sectateurs de Siva ; il a donné tous ses biens en ce monde ; il a tout vendu pour honorer la vertu et les dieux ; aussi sa place est déjà marquée, dans le jardin Mandana, sur les étoiles du firmament.

Le jeune prince Zeb-Sing fit ses adieux au sage brahmane, et ayant nolisé un vaisseau, il s’embarqua sur le golfe Arabique, et fit voile vers Java. Craignant d’être reconnu sur la rive paternelle, il débarqua, vêtu du costume d’un marchand arménien, et comme la nuit était tombée, il s’arrêta dans une hôtellerie qui existe encore aujourd’hui, du moins par l’enseigne ; c’est l’hôtellerie de Golden-Cross ; les Francs la nomment la Croix d’Or.

Le maître de cette hôtellerie était un Arabe et fort causeur, comme ceux de sa nation.

Après le souper, le prince voulut profiter de son incognito pour étudier les mœurs et les usages d’une ville qui appartenait au royaume de son père, et il crut arriver à son but philosophique, en engageant un entretien avec le maître de la Croix-d’Or.

Ayant devisé de beaucoup de choses importantes ou non, le prince demanda quelques renseignements à l’Arabe sur son hôtellerie, et voulut savoir surtout l’origine de l’enseigne de la Croix-d’Or.

— Ah dit l’Arabe, ceci est une histoire…

Et il fit ce mouvement commun à tous les Arabes, et qui consiste à rejeter la tête en arrière, en regardant le ciel.

À ces mots d’histoire, le prince, toujours affamé de récits, insista pour savoir quelque chose de plus que la courte préface qu’il venait d’entendre.

L’Arabe voyant qu’il avait devant lui un voyageur riche et généreux, ne se fit pas prier deux fois et raconta ce qui suit :