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Les Nuits de Paris/Introduction

La bibliothèque libre.
Les Nuits de Paris (1851-1852)
Legrand et Crouzet (Tomes I et IIp. Plate-lxxxii).


LES TROIS GÉNIES.
NUITS DE PARIS

ŒUVRES CHOISIES DE PAUL FÉVAL


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LES NUITS
DE PARIS



NOUVELLE ÉDITION


TOME PREMIER


PARIS
LEGRAND ET GROUZET, LIBRAIRES-ÉDITEURS
48, RUE MONSIEUR-LE-PRINCE, 48
Près le Luxembourg



INTRODUCTION

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SOMMAIRE.

Paris le jour. — Réveil de Paris. — Pauvre Marie ! Sa grandeur et sa décadence. — Économie du grand drame parisien. — Les trois feux d’artifice. — Les hauteurs de Montmartre. — La famille du garde national. — Les trois génies. — Plan de Paris nocturne. — Paris oriental. — Le faubourg Saint-Antoine. — Mazarin et la Grande Mademoiselle. — La place Royale. — Le Marais. — La Cité. — La rue Quincampoix. — Histoire du chevalier de Saulcy-Lagaronnays et de la belle Baradère. — Les agioteurs. — Les escrocs. — Lamalgue et Moutan. — Paris occidental. — Le temple de la Gloire. — Saint-Eustache. — Histoire de Pierre Dominé, le bedeau, et de maître Antoine Bidault, procureur au Châtelet. — Un beau coup de mousquet. — La place de la Concorde et les Champs-Élysées. — La Croix-Mansard. — Histoire de François Delapalme, maître en fait d’armes. — Cinq beaux coups d’épée. — Une tradition celtique. — Dangers d’une forêt future. — Paris noyé.


I.

Paris la nuit ! C’est là le grand drame, le roman sans fin, l’histoire mystérieuse que les vieux monuments racontent tout bas dans l’ombre ; c’est l’immense imbroglio de cette comédie amoureuse, gracieuse, terrible, ardente, de cette farce grotesque, de cette tragédie pleine de sang, qui se jouent : la comédie, sous les girandoles, toute gaie, avec le sourire alerte et la gaillarde répartie, — la farce, aux lueurs de la chandelle ignoble, — la tragédie près de la rampe triste ou sous la flamme vacillante des réverbères.

Des épées, des poignards, le lâche couteau des bandits, — du velours, du satin, les diamants qui jettent leurs feux mystiques en gerbes dans les ténèbres, — la gaze aimée sur le sein pur des jeunes filles, — la dentelle jolie et perfide qui sert de masque, — le bal qui chante derrière les vitres éclairées, — l’ivresse qui hurle, la faim qui pleure.

L’amour heureux qui se cache et qui se tait.

Là-bas, à l’abri de ces rideaux jaunâtres, parmi l’odeur détestée de la pipe, des haillons et du vin empoisonné, des misérables se disputant avec des cartes sales, sur une table graisseuse, les quelques sous volés dans la journée.

Ici, M. le marquis d’Athènes, gentilhomme grec, opérant avec des cartes toutes neuves sur un tapis brossé parfaitement, se servant de fiches de nacre et de jetons d’or, mais volant plus impudemment que les pauvres diables, volant les dandys idiots, les prêtresses de Cupidon-négociant, les seigneurs à cravache, les duchesses à cigare, ce qui est œuvre pie, — mais volant aussi cette petite bête vicieuse qui est dans toutes les familles, qui ouvre un soir le pauvre secrétaire, et va jouer, et va perdre l’honneur de son père ou la vie de sa mère.

Car les philosophes l’ont dit, ainsi que les chansonniers entre deux vins : Il faut bien que jeunesse se passe !

Et comme jeunesse trouve à se passer dans ce beau Paris ! que ce soit sur les tapis moelleux des fiers salons ou dans la fange honteuse de la rue !

Jeunesse se passe, au gré des philosophes et des chansonniers. Les hôpitaux regorgent ; les prisons débordent ; la Morgue fait recette. Il faut que jeunesse se passe.

Jeunesse passée, selon le rit philosophique ou suivant le dogme de la chanson (Et gai, gai, gai !), on va un peu au bagne, beaucoup à l’Hôtel-Dieu.

Mais de quoi se plaint-on ?

N’a-t-on pas bu ? n’a-t-on pas ri ?

Allons, belle jeunesse des goguettes parisiennes, lions crottés du Prado, nymphes enrhumées de la Grande-Chartreuse et de la Chaumière, courez chercher quelque vieux troubadour ayant rimé toute sa vie treille et bouteille, cueillez les roses fanées du Mont-Parnasse, prenez le buis de quelque cabaret, et du tout tressez une couronne pour le front de cet Orphée bourgeois qui regrette son bonnet de coton !

Dansez, jeunesse aimable ! Sablez le nectar frelaté ! Dévorez le gibier domestique !

Faites l’amour plus frelaté que le vin !

Jeunesse se passera. Vous deviendrez portière si vous avez été grisette ; vous deviendrez professeur, magistrat, médecin, si vous avez su porter le pantalon à carreaux et la casquette crâne.

Et vous aurez gardé assez d’intelligence, allez, pour être magistrat, professeur ou portière.


II.

Paris dort le jour.

Si Paris ne dort pas, il fait des affaires.

Le jour, Paris court, les mains dans ses poches, boutonné dans son paletot, serré dans son cachemire.

Le jour, Paris est tout pâle, tout fatigué, tout passé.

Il ressemble à ces vieilles coquettes que les novices et les provinciaux vont surprendre avant qu’elles aient eu le temps de mettre leur rouge.

Le jour, Paris est à son bureau ou à son comptoir, ou bien Paris est à sa toilette.

Il travaille à la Bourse ; il escompte ; il se rase ; il déjeune d’une flûte au galop.

Il est brusque et porte le linge de la veille.

Il lit le journal, et Dieu sait que ce seul fait : lire le journal, suffirait à rendre une cité rachitique.

Il fait des factures ; il les porte ; il les paie.

Le jour, en un mot, Paris est un marchand ou un commis, — un coiffeur, — une femme en peignoir avec des papillottes sur la tête, et sur la joue des cosmétiques impurs.

La nuit, Paris est un grand seigneur.

Le marchand s’est fait gentilhomme ; le commis tranche de l’artiste. — Le coiffeur a lavé ses mains, — la femme a ôté son peignoir, défait ses papillottes et purifié sa joue.

Le papillon brillant a remplacé la chenille.

L’aurore de Paris, c’est la chute du jour.

La nuit, Paris ne fait plus d’affaires, Paris s’amuse.

À moins que, dans quelque savant réduit, à la lumière discrète d’une lampe, à moins que Paris n’enfante une de ces œuvres qui traversent les siècles : Figaro ou Gil Blas, le Cid ou Athalie, l’Avare ou la Comédie humaine.

Car si, la nuit, Paris n’escompte plus, il pense encore.

La Bourse est fermée, les bureaux sont fermés, la chambre des représentants, cette boutique de phrases chinoises, est fermée.

Les théâtres s’ouvrent.

Le Diorama, le Panorama, le Navalorama, tout ce qui est affreux retombe dans le néant. — L’Opéra met le feu à son gaz et allume sa rampe féerique.

Paris s’éveille.

Paris sort de sa coque, frisé, pomponné, musqué, fardé.

En une seconde, l’obèse bourgeois s’est transformé en cavalier pimpant, la vieille coquette s’est changée en ingénue.

Il y a bien là-dessous quelques dents d’hippopotame, quelques cheveux d’emprunt, beaucoup de pommade mélaïnocome, et d’énormes parties de blanc végétal, fait avec de purs minéraux.

Mais le soleil odieux n’est plus là pour montrer ces chers artifices.

Paris est beau ; il retrousse sa moustache luisante ; il effleure le pavé de son pied verni ; — il se balance, tout chargé de diamants, de plumes, de fleurs, au trot triomphal des grands chevaux de son équipage.

N’est-ce pas la nuit que Paris dîne et danse ?

N’est-ce pas la nuit que Viardot, Alboni, Ulgade enfilent les perles de leurs chansons ? N’est-ce pas la nuit que Ceritto ouvre ses ailes ?


III.

Et tandis que le boulevard étincelle, tandis que les grands magasins rayonnent, étalant leur or et leurs cristaux éblouissants, — tandis que les chevaux piaffent à la porte des théâtres, — tandis que le Champagne se frappe et que la truffe politique jette ses parfums provocants par la bouche des soupiraux, — tandis que le Paris brillant goûte à toutes les joies, essaye de toutes les ivresses, il y a un autre Paris qui a faim, qui a soif, qui a froid, qui souffre.

Ville magnifique et cité misérable !

Monstre dont la tête se couronne de perles et qui a ses pieds dans la boue.

Jouissances effrénées, douleurs sans bornes !

Tant qu’a duré la dernière lueur du crépuscule, là-haut, près de cette fenêtre ouverte sur les toits, une pauvre enfant, une noble fille, a fatigué ses yeux pour épargner la chandelle qui coûte un sou.

Ils sont rouges ses pauvres beaux yeux, rouges de lassitude et aussi de larmes.

La petite croisée referme ses châssis mal joints ; la chandelle s’allume ; la jeune ouvrière se remet au travail.

Au fond de la chambre, sur un grabat dur, la mère gémit tout bas.

Le père est assis, les bras tombants, la tête penchée, abruti par ce mal inouï : la misère.

Il n’a pas d’ouvrage…

Mais c’est trop doux, ce tableau ! ce n’est pas assez parisien ! Ce n’est pas vrai.

La misère, à Paris, ne laisse pas ainsi les gens tranquilles.

On ne souffre pas comme cela tout uniment et paisiblement.

Figurez-vous plutôt le père ivre et la mère furieuse.

Figurez-vous la guerre éternelle de l’époux et de l’épouse, dans la mansarde nue.

C’est là le vrai ; c’est là l’horrible !

Des coups, sous les yeux humides de la pauvre enfant.

Des coups d’ongles, des coups de dent, comme si la haine dans le mariage faisait rétrograder la créature humaine jusqu’à la férocité des bêtes brutes, — des coups de couteau parfois.

Des imprécations, des injures hideuses.

Et l’enfant entre ces deux animaux féroces : son père et sa mère.

L’enfant qui aujourd’hui travaille encore, parce que Dieu a mis dans le cœur de la jeune fille un courage sublime.

Mais qui se lassera demain, hélas !

Et qui, après-demain, s’enfuira le cœur perdu, les yeux en larmes, la tête folle.

Et qui trouvera ce que l’on trouve toujours dans cette nuit de Paris, resplendissante et infâme : un abîme où tomber.

Faut-il la suivre après sa chute lamentable, cette enfant qui était un ange hier ?

Pour la suivre, le chemin est long, tortueux, coupé d’accidents bizarres. Ce chemin, toujours le même, traverse Paris entier.

Pour la suivre, il nous faut retourner d’abord vers les quartiers du luxe et des riants plaisirs. Car elle est belle, la jeune ouvrière. Pour sa virginité perdue, c’est bien le moins qu’un fils de famille dévore l’héritage paternel.

C’est si vite fait, et cela passe si bien la jeunesse !

Marie aura un corset de satin pour emprisonner sa taille souple et fine ; les blessures laides de l’aiguille se guériront au bout des jolis doigts de Marie.

Il ne faut pour cela que deux semaines d’oisiveté.

Marie aura des fleurs dans ses beaux cheveux blonds, un cachemire sur ses épaules, jadis si maigres.

Elle qui savait si bien sauver ses pauvres souliers des insultes du ruisseau, elle aura un coupé, bas sur roues, qui effleurera le pavé comme un traîneau moscovite.

Marie qui se tuait les yeux pour épargner la chandelle d’un sou, Marie mettra deux superbes lampes sur sa cheminée vêtue de velours.

Marie qui couchait sur la paille, auprès du grabat de sa mère, Marie aura un lit de Boule, merveille d’un art perdu, — un lit dont la seule valeur l’eût sauvée à tout jamais, alors qu’elle était honnête fille.

Qu’il est loin déjà, ce temps ! Il y a un mois que Marie a quitté la mansarde. Elle sait rire et sourire, boire du Champagne frappé, bâiller aux Italiens, derrière son mouchoir brodé, sans que nul s’en aperçoive ( et c’est le comble de l’art) ; elle sait la danse à la mode, que cette danse soit la polka, la mazurka, la redowa, la moskowiska ou la radetska. — Elle a déjà jeté deux tasses de porcelaine du Japon à la tête de son chasseur.

Aussi, M. le comte est fou d’elle.

Mais, un matin, monsieur le comte frappé en pleine poitrine par une lettre de change, meurt à la vie fashionable.

N’y a-t-il pas le baron, là, tout près ?

Ô Marie ! le bout de vos doigts est guéri ; vous vous appelez madame de Saint-Théodoric ; c’est un assez joli nom, Marie.

Mais du comte au baron, il y a déjà un pas, et ce n’est point un pas en avant.

Au contraire.

Le baron a dix ans de plus que le comte. Il y a dix ans, le baron fut ruiné comme le comte. Depuis ce temps, le baron s’occupe à ruiner les comtes qui arrivent.

Quand le baron a touché une femme, Marie, la femme perd cent pour cent.

Après le baron, c’est à peine si l’agent de change est possible !

Belle figure d’homme, pourtant, l’agent de change ! Favoris anglais, mains blanches et grasses, bague au petit doigt.

La bague vaut quelquefois dix mille écus. — Vingt-neuf mille neuf cent quatre-vingt-dix-neuf francs quatre-vingt-dix-neuf centimes de plus que l’homme.

Et cependant l’homme vaut douze courtiers marrons qui valent chacun la douzième partie d’un marron d’Inde.

Ô Marie, après l’agent de change, vous glissez bien souvent jusqu’au réfugié italien !

Cela vous remet un instant à la mode, car le réfugié italien aime à se rendre utile aux dames ; — mais il coûte bien cher.

Si cher que le Polonais, parfois, lui succède d’emblée.

Marie, Marie, où allez-vous !…

Où est votre chasseur, Marie ? — Ne vous ai-je point rencontrée en voiture de louage ?

Quelquefois, si c’est une année d’exposition des produits de l’industrie, un riche bonnetier de Rouen, un opulent Nantais, mar chand de sardines à l’huile, peut arrêter Marie sur la pente de sa perdition.

On a vu des bonnetiers de Rouen et des marchands nantais épouser Marie.

Mais c’est rare.

Et si Marie n’a pas cette chance-là, elle devient à coup sûr amoureuse d’un élève de l’école polytechnique.

Vous pensez bien que c’est le coup de grâce.

Après l’élève, abruti par l’étude acharnée des mathématiques, Marie ne peut plus appartenir qu’à un tambour de la garde nationale.

Elle est déjà bien près de son ancien domicile.

Un étudiant en médecine l’y ramène ; — mais comme elle est changée, la pauvre Marie ! C’est tout au plus si elle brille encore parmi les douteuses constellations du quartier latin.

Un pas encore et la voilà au niveau du sol, honorée de l’amour d’un agent de police.

On peut descendre plus bas.

Voici venir Polyte, l’homme à la blouse débraillée, qui vit de coups de poing sur l’œil et de pain dur arrosé d’eau-de-vie.

Polyte, l’orgueil et la terreur des hôtels où on loge à la nuit !

Polyte qui a vu Brest, Rochefort et Toulon, — Polyte, le Rob-Roy parisien.

Le coquin ignoble jusqu’à la poésie, laid jusqu’à la terreur.

Marie est la maîtresse de Polyte, qui se charge de la faire respecter.

Écoutez ! on peut descendre plus bas encore. Oui ! plus bas que Polyte ! Croyez-le, je vous le dis.

Il est à Paris de mystérieux cloaques où la même boue fermente depuis des siècles, — des sentines noires, infectes, profondes, qui délient l’impudeur du pinceau et l’effronterie de la plume.

Des enfers où la fange desséchée ne se délaie qu’avec du sang !

Si Marie ne meurt pas en chemin, Marie descend jusqu’au fond de ce Tartare.

Et c’est là qu’elle meurt, brûlée d’alcool ou tuée par un coup de pied de forçat, la blonde Marie, le pauvre bel ange de la mansarde, qui travaillait de si grand cœur !

Si la mère de Marie lui avait enseigné le nom de Dieu, peut-être que Marie serait encore dans la mansarde honnête.

Mais les philosophes et les chansonniers ont rendu païen le peuple de Paris.

La mère de Marie ne savait plus le nom de Dieu.


IV.

De la Chaussée d’Antin opulente aux misères du faubourg Saint-Marceau, de la noble rue de Varennes à la barrière du Trône, du Roule, cette patrie des élégances diplomatiques, jusqu’aux bouges hideux du quartier Saint-Jacques, quelle variété prodigieuse d’aspects, de faits, de passions et de physionomies !

Que d’événements multiples et rehés cependant par une foule d’invisibles nœuds ! Que de drames noués contemporainement et dont les intrigues diverses se croisent et se compliquent !

Marie, tenez, Marie, cette chose qui traverse tous les jours la profondeur entière de notre civilisation, depuis la première couche jusqu’à la dernière, comme un caillou, sollicité par la loi de gravitation, tombe nécessairement au fond de l’eau, — Marie, ce type éternellement misérable qui passe, dans nos mœurs, comme un véritable objet de consommation, et qui s’use à l’instar de tout autre objet matériel : chemise, paire de bottes ou chapeau Gibus, — Marie n’est-elle pas le lien fatal qui unit le sommet à la base ? M. le comte, l’illustre dandy, à Polyte, l’ignoble coquin ?

Notez que les vieilles bottes et les vieux chapeaux de M. le comte, suivant exactement la même route que Marie, et obéissant à la même loi mystérieuse de gravitation, arrivent aussi jusqu’à Polyte, qui est ainsi l’héritier fatal de M. le comte.

Cela est réglé dans l’échelle parisienne, qui ne se refait pas tous les jours.

Des pieds et de la tête de Polyte, les bottes et le chapeau de M. le comte ne font qu’un saut dans la hotte du chiffonnier, qui est le pendant de ce cloaque où finit la pauvre Marie.

À Paris, tout s’enchaîne ainsi d’une manière normale et nécessaire.

Paris est un, par cette raison qu’il est le diminutif, le résumé, la réduction complète et rigoureusement exacte du monde, et que le monde est un. Il n’y a en cet univers de parfaitement un que le monde et Paris.

Partout ailleurs vous trouverez des lacunes qui constituent des séparations forcées. Il manque un ou plusieurs éléments.

Paris, possédant tout, ne manque de rien, comme disait ce grand logicien, M. de la Palisse. En conséquence, point de lacune possible.

L’échelle des êtres y possède tous les échantillons créés. C’est un grand corps que ce Paris, un corps où la vie circule comme dans nos propres veines.

M. le comte est un des cheveux qui ornent le front du colosse ; Polyte est un des durillons qui démangent la plante de ses pieds. Or, M. le comte s’en va ; Paris devient chauve : mais quel grand pédicure nous débarrassera de Polyte ?


V.

En sorte que les mille drames qui emmêlent à la surface de Paris leurs millions de péripéties tendres ou amères touchantes ou terribles, ne sont qu’un seul et même drame.

Du faîte élégant et brillant jusqu’aux atroces profondeurs où plonge à peine l’œil ouvert de la police, c’est le même être, ce sont les mêmes veines et le même sang.

Il faut donc embrasser Paris d’un seul et hardi regard pour le bien connaître.

Mais ce n’est pas tout.

De même que l’enfance humaine devient jeunesse, la jeunesse virilité, la virilité vieillesse, et la vieillesse caducité, sans qu’il y ait mutation d’individu, sans que l’enfant, l’adolescent, l’homme et le vieillard cessent d’être une seule et même personne ;

De même, le Paris enfant de César, le jeune Paris de Charlemagne, le Paris viril de Louis XIV, et le Paris un peu vieilli déjà de Louis-Philippe forment une entité indivisible, une seule et même vie qu’il faut écrire d’un jet.

Et si vous multipliez le nombre fantastique qui désignerait les faits contemporains, comiques ou tragiques, — les actions, — les drames en un mot, par cet autre nombre plus certain qui traduirait la succession des âges et additionnerait les unités de temps, si, dis-je, votre esprit pouvait combiner cette opération prodigieuse, tâchez d’entrevoir à quel résultat vous arriveriez !

Et quelle féerie sans nom se jouerait, en des milliards de tableaux changeant à vue, sur ce merveilleux théâtre, l’enceinte parisienne !

Un jour, l’idée nous est venue de soulever un pan du rideau de cette immense scène, et nous avons commencé ce livre : les Nuits de Paris. — Que d’autres fassent le drame tout entier ; nous avons, nous, assez de quelques scènes.


VI.

C’était un soir de fête publique, — royale ou républicaine, — cela importe peu.

Les affiches officielles, apposées sur tous les murs de la ville, annonçaient que trois feux d’artifice seraient tirés en même temps, le premier sur la place de la Concorde, le second à l’Observatoire, le troisième à la barrière du Trône.

Trois feux d’artifice ! triple aubaine, triple joie pour tout cœur ami sincère des fusées et des chandelles romaines !

Je suis de ces cœurs naïfs. Tout ce qui brille me plaît et m’attire.

Dès le matin, je me disais :

— Irai-je aux Champs-Élysées, voir les nobles soleils de l’aristocratie ?

— Irai-je à la Bastille, voir les serpenteaux populaires ?

— Irai-je au Luxembourg, voir les étoiles pédantes et les billevesées fumeuses des portiers de l’Université ?

La tristesse me gagnait, tant c’est une chose pénible que l’embarras du choix, lorsqu’il me vint une de ces idées belles et grandes qui sauvent les situations les plus périlleuses.

Une de ces idées que les hommes d’État ont par centaines, mais toujours trop tard !

Je m’écriai, au milieu du boulevard de Gand, où je me livrais à ces méditations fécondes :

— Je verrai les trois feux d’artifice !

Et aussitôt je m’élançai dans un fiacre fondé depuis deux cents ans, et dont les deux coursiers vous avaient un air d’épopée qui datait manifestement de l’Empire.

Le cocher fouetta ces débris d’un autre âge, et nous partîmes pour la barrière Rochechouart.

Les deux quadrupèdes invalides prièrent leur maître de s’arrêter au bas de la montagne. Ils firent cela noblement, en toussant comme un distique impérial.

Le cocher reçut son salaire, et je gravis le petit chemin escarpé qui, laissant le Château-Rouge à droite, conduit au télégraphe de Montmartre.

Impossible de mieux choisir sa place pour contempler Paris la nuit !

Paris est là, sous vos pieds : c’est un fait de toute évidence. Un fait également incontestable, c’est que la nuit vous entoure. — Seulement la nuit vous empêche de voir Paris. Sans cette circonstance, tout irait bien.

Cependant, il ne faut rien exagérer. Si l’on ne voit pas Paris, on voit son ombre, et son ombre est bien quelque chose.

C’est un spectre géant, un fantôme qui se drape dans un large manteau de brume.

Et de même que ces aventuriers de nuit, enveloppés dans le manteau couleur de muraille, avaient beau se cacher, avaient beau dissimuler leurs gestes et leur démarche ; de même que l’œil jaloux de Géronte ou de Bartholo les reconnaissait toujours ; de même notre grand Paris, voilé par son brouillard, laisse passer çà et là quelque trait saillant de sa physionomie monumentale.

On le reconnaît sans le voir.

On le devine au profil perdu d’une tour, à la courbe historique d’un dôme égaré au lointain.

À mesure que je gravissais le sentier à pic, j’entendais de tous côtés autour de moi des voix joyeuses qui parlaient marrons, saucisses, feux de couleur, serpenteaux, pétards, étoiles, enfin le pur langage de la pyrotechnie populaire.

Montmartre a le vin gai. Montmartre était à son balcon après boire. Montmartre avait eu la même idée que moi.

La route était ardue. Sur le tertre, à chaque pas on rencontrait un obstacle humain. Les familles de la banlieue aiment à s’asseoir par terre ; c’est leur goût.

Trébuchant à chaque enjambée, tantôt contre un garde national établi, tantôt contre son épouse, mère d’une grande quantité d’enfants, j’arrivai cependant au sommet de Montmartre.

La nuit était noire comme de l’encre.

Paris disparaissait complètement dans les ténèbres, et les points de repère que nous avons indiqués tout à l’heure se noyaient dans ce brouillard chronique, composé, dit-on, de la fumée des cheminées et des haleines des citoyens poussifs.

On ne voyait rien, sinon çà et là quelques réverbères voisins, dont la lueur rougeâtre brillait sans éclairer les objets environnants.

Le tertre lui-même était entouré de l’obscurité la plus absolue. — De temps à autre, seulement, le garde national établi frottait une allumette chimique contre le talon de sa botte, économiquement ressemelée. Il approchait la flamme de sa pipe, et l’on pouvait voir, dans un rayon de quinze mètres, trente autres gardes nationaux, également établis, avec leurs trente épouses et leurs trois cents héritiers.

De ces ténèbres, mille conversations s’élançaient. Le peuple le plus spirituel de l’univers s’entretient toujours de la pluie et du beau temps, de la supériorité du veau sur le mouton, du talent de mademoiselle Lodoïska, artiste de café chantant, et du dernier ballon qui a enlevé des jeunes personnes habillées en divinités de l’air.

Paris ne sort jamais de là. — À moins, toutefois, que Paris ne parle politique.

Et alors, bouchez-vous les oreilles, car Paris ne parle politique qu’à l’aide de son journal.

Le journal est saugrenu, assurément ; mais la manière dont Paris le traduit pour l’usage de ses entretiens politiques dépasse toute vraisemblance. C’est du haut burlesque.

Par-dessus les conversations enchevêtrées, on entendait quelques chansons de M. de Béranger, des airs de mirliton, les cris d’Adolphe, les vagissements de Célestine. (Ce sont les deux derniers du garde national.)

Enfin, on n’était pas très à son aise sur cette butte Montmartre, beaucoup trop fréquentée, et je commençais à regretter la belle nuit du boulevard, lorsqu’un rapide rayon traversa les ténèbres.

Un monde, un véritable monde sortit de cette nuit.

Je ne parle plus ici de la butte Montmartre, qui contenait en effet un monde, mais un monde assez laid. — Je parle de Paris, jaillissant tout à coup hors de sa nuit et montrant son plan fier, jalonné d’innombrables monuments.

Paris, la ville souveraine, Paris de pierre, de fer, de marbre, qu’il ne faut jamais confondre avec Paris humain, avec Paris marchand, lions, gamins et lorettes.

Paris, qui a vingt siècles d’âge, et qui grandit encore.

La cité magnifique et gaie, la cité rieuse et grandiose.

Paris, l’amour des rois, l’amour du peuple ; — Paris, le paradis des femmes jolies, l’arène des hommes forts.

Le grand cirque des lutteurs de l’intelligence !

Paris de Jules César, — Paris de Charlemagne, — Paris de saint Louis, de François Ier, d’Henri IV, — Paris de Robespierre, — Paris de Charles X !

Paris de Notre-Dame et du Louvre, — Paris de la colonne tant admirée, tant raillée, — Paris de la Bastille morte et des Tuileries immortelles !

Paris, le grand, le beau, l’admirable !…


VII.

Ce rayon, rapide et vif comme un éclair du ciel, c’était le feu d’artifice qui s’allumait à la place Louis XV, montrant au loin la Chambre des représentants, blanche et pâle, en tête de la ligne des quais, derrière les arbres des Champs-Élysées.

Une seconde après, un autre rayon, plus lointain, s’élançait de la barrière du Trône, et mettait une étincelle au front doré du génie de la place de la Bastille.

Enfin, un troisième rayon, s’allumant juste en face de Montmartre, éclaira Paris à revers et détacha la silhouette sombre des monuments de la vieille ville.

C’était un spectacle étrange et symbolique.

Les symboles que l’on cherche laborieusement, vous pouvez en faire fi.

Mais les symboles qui sautent aux yeux et saisissent l’esprit de force, il faut bien les accepter.

Ces trois points soudainement illuminés, qui les avait choisis ?

Le Hasard, ce sobriquet que l’on donne à Dieu.

Eh bien ! le Hasard avait fait ici un choix solennel et plein d’enseignements.

C’était comme une révélation éblouissante des trois forces vives de la cité.

C’était aussi comme une menaçante manifestation des trois antagonismes d’où naquirent tous nos malheurs.


VIII

Là-bas, à la barrière du Trône, ce flambeau qui s’allume, c’est le flambeau du peuple.

Du peuple fort, courageux, résigné, — rude en sa vertu jalouse — mais simple, et livrant toujours son ignorance aux lâches suggestions des rhéteurs.

Ce flambeau éclairait le faubourg Saint-Antoine, la citadelle des batailles populaires, le faubourg Saint-Antoine, au bout duquel était la Bastille, — le faubourg Saint-Antoine, qui eut son pavé rougi de tant de sang, depuis celui du prévôt Étienne Marcel, au quatorzième siècle, jusqu’à celui de Denis Affre, archevêque de Paris, au dix-neuvième.

Ce flambeau éclairait l’hôtel-de-Ville, qui est le Louvre des révolutions, et toute cette portion de Paris populeuse, pauvre, laborieuse, qui est à la fois la cheville ouvrière et la première victime de ces mêmes révolutions.


IX.

De l’autre côté, cet autre flambeau, plus brillant, plus riche, cet autre feu d’artifice qui resplendissait au front de Paris occidental, c’était le flambeau de la bourgeoisie opulente qui, comme le monstre de l’Apocalypse, a dévoré la noblesse et les rois.

Il s’allumait, ce flambeau, le plus fier de tous, sur la place même où la bourgeoisie dressa l’échafaud de Louis XVI.

Il éclairait la route royale où le monarque de la bourgeoisie, Louis-Philippe, emmenait naguère ses fils nombreux, tous beaux, tous bons, tous fiers, jeunes et braves, aux fêtes intime de son palais de Neuilly.

Il égarait quelques lueurs jusqu’au détour de ce chemin de la Révolte, où le duc d’Orléans, le plus brave et le plus beau de ces princes, tomba un jour, foudroyé par le sort.

Il éclairait, non loin de là, le fronton napoléonien de l’Arc de l’Étoile.

Et les Champs-Élysées, patrie du sport parisien, — et le palais blafard de l’Assemblée législative, — et la Madeleine, merveille des merveilles bourgeoises.

Il éclairait l’Élysée Bourbon, habité par un Bonaparte, elle palais des Tuileries, veuf de trois dynasties.

Il éclairait la Chaussée-d’Antin, blanche cité des écus, paradis des gloires bourgeoises, parterre où croissent les fleurs israé lites, guérets où l’usure légale récolte ses sinistres moissons ;

Et la Bourse, ce tripot qui a fait peur aux premiers jours de la République ;

Et le Palais-Royal, ce larmoyant coquin de granit qui pleure toujours ses cardinaux, ses princes constitutionnels et bons pères de famille, — ses maisons de jeu fermées, — ses lupanars assainis, — et les nymphes demi-nues qui émaillaient ses impudiques jardins ;

Le Palais-Royal, autour duquel toutes les hontes de la haute ville se pressent comme une vivante et hideuse ceinture.

Les rayons de ce deuxième flambeau allaient contre les rayons du premier, comme l’or va contre la misère, — comme la bourgeoisie usurpatrice va contre le peuple qui marche à la conquête du bien matériel.

Il éclaire aussi, ce flambeau, le faubourg Saint-Germain. — Mais le faubourg Saint-Germain, c’est la Belle au bois dormant, qui dormira juste cent ans.

On parlera de lui quand il s’éveillera.


X.

Enfin, entre ces deux incendies, un autre incendie encore ;

Un feu d’artifice que j’apercevais à travers la brume amassée ;

Un flambeau qui était sombre, fumeux, et qui n’apparaissait au milieu des deux autres que pour gêner leurs effets.

Cela si véritablement que ce flambeau empêchait de voir le centre de la ville, Notre-Dame et le Palais de Justice, Saint-Eustache, Saint-Méry, toutes les merveilles de Paris antique.

Il jetait une lueur douteuse, une lueur avare, comme celle qui tombe de la lampe du croque-bouquins, sur la Sorbonne, sur l’Observatoire, sur les collèges et sur le Panthéon.

Il semblait faire, le malheureux, des efforts insensés pour percer la brume, mais la brume s’acharnait autour de lui ; la brume le noyait ; la brume se posait sur ses flammes vaincues, comme un immense éteignoir.

Vous eussiez dit, s’il est permis de comparer les choses immatérielles à la matière, vous eussiez dit le pauvre esprit d’un pauvre philosophe, éperdu, égaré, submergé dans le noir brouillard des systèmes.


XI.

À regarder longtemps les mêmes objets, vous le savez, l’œil s’éblouit et la pensée s’égare.

Il m’arriva quelque chose d’étrange, à moi qui ne suis ni très-mystique ni trop rêveur.

Au beau milieu de la foule éminemment prosaïque qui m’entourait, à dix pas du garde national établi, de son épouse et de ses huit enfants, parmi les cris de joie d’Adolphe et les vagissements de Célestine, j’eus une véritable hallucination.

Mon Dieu ! oui. Et à tout prendre, personne n’est à l’abri de dormir debout une fois en sa vie.

La plupart du temps, ce phénomène a lieu dans les tribunes de l’Assemblée ou dans les salles qui servent de théâtre à MM. de l’Université. Moi, cela m’arriva sur la butte Montmartre.

Je vis tout à coup Paris se rétrécir, se condenser, en quelque sorte, à ce point qu’il ne restait sous mes yeux que les points culminants et les monuments caractéristiques.

La place de la Bastille donnait la main à Notre-Dame qui touchait le Panthéon qui touchait lui-même le Palais-Bourbon et la place de la Concorde.

Et sur ce Paris, résumé ainsi, trois génies planaient à tire d’ai les, secouant trois torches étincelantes, — qui n’étaient autres que les trois feux d’artifice, transformés dans mon rêve.

Dieu nous garde d’aucune allusion politique, au début de ce livre qui ne contiendra pas une seule ligne de politique !

Mais il faut bien que je dise mon rêve.

Ils volaient, ces trois génies, vers un point commun qui semblait être le centre de Paris.

C’était comme s’ils eussent voulu arriver chacun le premier au cœur de la cité, afin de s’emparer de ce cœur et d’être le maître.

Tout en allant, ils se menaçaient du regard et leurs torches, secouées, remplissaient l’air d’étincelles.

Le premier, celui qui venait du faubourg Saint-Antoine, portait une épée avec sa torche. Peut-être avait-il pris en passant les chaînes brisées du génie de la Bastille.

Son visage était rude. Sa torche lançait de rouges éclats.

La peau dure et calleuse de son corps avait à peine un voile grossier. — De ces haillons, sortait le manche sournois d’un poignard.

Le second génie, celui qui passait sur la chaussée d’Antin, avait une bien meilleure tournure.

Il ne portait point d’épée, mais bien quelque chose qui ressemblait à un portefeuille de courtier.

Sa figure était douce, souriante, — un peu plus même.

Cette figure, en effet, provoquait comme le visage des prêtresses de Vénus.

Et je crois vraiment que ce génie était une femme.

Homme ou femme, c’était un génie merveilleusement habillé d’argent, d’or et de pierres précieuses. Sa ceinture entr’ouverte laissait tomber des louis et même des actions de divers chemins de fer.

Mais, par un mécanisme réellement miraculeux, sa ceinture flottante avait des griffes au lieu de franges. — Ces griffes rattrapaient au vol les louis et les chiffons avec d’autres louis et d’autres chiffons que le génie n’avait point laissé tomber.

Je vis là une mise en scène très-adroite de la définition du mot : Industrie.


XII.

On ne pouvait pas être très-rassuré par l’aspect de ces deux premiers génies.

L’un portait en effet les attributs que les poètes donnent à l’Envie, avec quelques autres colifichets empruntés à la Discorde ; l’autre me paraissait porter la défroque complète de la Corruption.

C’était assez sinistre.

Il y avait, du reste, à la question ce côté consolant, savoir : que Paris vit depuis de longs siècles sous la menace de ces deux génies.

Il en est fort malade, — et il y a de quoi, — mais il n’en meurt pas.

Quels que fussent leurs desseins, ces deux génies d’ailleurs avaient chacun sa beauté fatale.

Celui qui portait la torche et l’épée était fort.

Celui qui semait de l’or sur sa route était brillant et gracieux.

Mais comment vous aire ce qu’était le troisième ? celui qui venait des écoles ?

Imaginez un génie balançant sur des ailes, faites avec de vieilles plumes d’oie, usées par des écoliers de huitième, un corps d’appariteur éreinté.

Un corps osseux, mal bâti, bossu, terminé par des jambes cagneuses, portant au bout d’énormes pieds plats.

Sur ce corps, une face jaune, ornée de lunettes rondes sur un nez corvin qui tombe dans une bouche édentée.

Le tout habillé de cette souquenille noire qui est le manteau de la Philosophie.

Il n’a pas d’épée, ce génie ; il n’a pas d’or non plus ; il n’a qu’une énorme liasse d’almanachs dont il menace sans cesse les maisons sur son passage.

Il va au hasard, poussant des cris de chouette. — Quand il passe au-dessus de la croix des églises, il hurle comme le diable pris dans un bénitier.

Dieux immortels ! pensais-je, à la vue de cet effroyable animal ; — donnez-nous la Discorde sanglante… donnez-nous la honteuse Corruption… mais délivrez-nous de ce professeur !


XIII.

Car ce génie était un professeur !

Je l’avais deviné à sa bouche humide de fiel, à son regard venimeux et aux contorsions qu’il faisait en passant devant la croix des églises.

Et ce professeur a fait plus de mal, lui tout seul, dans la succession des âges, que le génie de la révolte et que le génie de la richesse criminelle.

Car ce professeur, spéculateur effréné, malgré sa constante misère, envenime à la fois l’instinct corrupteur de la richesse et l’instinct jaloux de la souffrance.

Si les deux autres génies ont brisé les trônes terrestres, celui-là a perdu ses dents venimeuses à vouloir mordre le trône de Dieu.

Regardez-le bien : c’est le docteur pharisien qui dressa au Calvaire la croix de Jésus-Christ.

C’est le bonnet fourré de l’université athée.

C’est le bavard brouillon et impur qui a jeté son cri de chacal dans toutes nos batailles intestines, trouvant qu’il n’y avait jamais assez de sang, jamais assez de larmes !

C’est le philosophe qui enlève au peuple malheureux son dernier espoir avec sa dernière croyance ; — le même philosophe qui abaisse devant le puissant la suprême barrière, qui brise le dernier frein et jette la bride sur le cou de la passion brutale.

Le philosophe hardi qui passe sa vie entière à braver le ciel, quitte à toucher la terre de son front livide d’épouvante, et à crier : Grâce ! grâce ! grâce ! quand vient l’heure de la mort.


XIV.

Pauvre Paris ! pauvre beau Paris ! voilà donc les astres qui t’éclairent !

Le Meurtre impie et dénaturé, la Corruption infâme sous ses voiles d’or, le Sophisme déicide !

Heureusement qu’à tout prendre, ceci n’était qu’un rêve.

Je voudrais gager que ni le garde national établi, ni son épouse, ni aucun de ses quatorze enfants, — car il en a quatorze, et non pas huit, comme nous l’avions dit par suite d’une regrettable erreur, — je voudrais gager qu’aucun membre de cette famille intéressante n’a vu seulement le bout du nez d’un de mes génies.

Ces trois torches fantastiques n’existent pas le moins du monde.

Le faubourg Saint-Antoine est calme ; la Chaussée-d’Antin est honnête ; l’Université n’adore ni Jupiter, ni Mercure, ni le dieu nerveux des jardins.


XV.

Cependant les trois feux d’artifice s’étaient éteints.

La foule babillarde et rieuse s’écoulait avec lenteur.

Bientôt le silence s’établit sur la colline de Montmartre, et l’on put entendre ce murmure sourd, vaste, profond, qui monte incessamment de la grande ville.

Ils ont eu raison, ceux qui ont comparé ce bruit, fait de mille bruits, ce bruit sans fin, inarticulé, indéfinissable, au murmure lointain de l’Océan.

C’est le souffle de l’immense capitale que l’on entend ainsi respirer, dans la veille comme dans le sommeil.

Et comme le souffle de toute créature est plus sonore dans le sommeil, on entend mieux, la nuit, la respiration du géant.

J’étais seul sur l’herbe malade que laissent croître le sable et la terre glaise de Montmartre. Il n’y avait plus un seul garde national, plus une seule épouse, plus un seul héritier.

Les voleurs, qui fréquentent volontiers, dit-on, ces lieux déserts, étaient absents et fêtaient dans les poches des promeneurs du boulevard l’anniversaire patriotique.

Montmartre lui-même, son maire, son conseil municipal, les employés de son télégraphe, Montmartre tout entier était descendu à Paris.

J’aurais pu rêver la toute la nuit sans être éveillé, si le chien du télégraphe, étonné de voir un simple particulier rester en ces lieux après le départ de tant de gardes nationaux établis, ne m’eût aboyé les plus grossières invectives.

Je levai les yeux pour m’orienter dans ma retraite, et un spectacle tout nouveau s’offrit à mes regards.

La nuit était toujours aussi noire que peut l’être une nuit nuageuse et sans lune, mais Paris se trouvait éclairé par une sorte de rayonnement propre, comme les vers luisants, ou ces poissons phosphorescents qui scintillent à la crête des vagues.

Il n’y avait plus là rien de fantastique, ni torches, ni génies : c’était tout uniment la lueur des réverbères qui s’ajoutait à l’éclat des illuminations.

Pendant que je rêvais, on avait mis le feu aux lampions, aux verres de couleur, aux becs de gaz, et Paris sortait une seconde fois de ses ténèbres.

Vues de Montmartre, les illuminations de Paris n’éblouissent pas beaucoup le regard ; mais les réverbères, espacés symétriquement, tracent des lignes, et, avec un peu de bonne volonté, les lampions aidant, on peut reconstruire le plan complet de la grande cité.

C’est alors Paris la nuit dans toute la force du terme.

De grandes flaques noires, coupées par des lignes faiblement lumineuses, — quelques points brillants sur le fond sombre. — Quant au contour général et géographique, l’œil le cherche en vain, mais l’esprit le devine.

Et, au bout de quelques minutes d’attention, tout cet ensemble se dessine ; les formes vagues prennent un corps arrêté ; les divisions principales de Paris se montrent…

Pas beaucoup, répétons-le. Paris la nuit, vu d’ensemble, est toujours un colosse fort mystérieux.

Mais est-il besoin de toucher au doigt les choses ? Thomas fut puni pour son incrédulité et messieurs de l’Observatoire parlent de la lune comme s’ils y passaient annuellement leurs vacances.

D’ailleurs, comment faire ? aller de boulevard en boulevard et regarder Paris pièce à pièce, comme un pleutre ? Courir de la porte Saint-Martin à la montagne Sainte-Geneviève, et de l’Odéon au Garde-meuble, — les pieds dans la boue, — ou l’âme et le corps dans cette boîte ignominieuse que l’on appelle un fiacre ?

Jamais ! Les choses vues ainsi d’en bas perdent leur prix. Nous aimons mieux voir un peu moins et voir d’en haut.


XVI.

Du pied du télégraphe, la seule ligne qui soit marquée éner giquement dans le plan noir de Paris, c’est le faubourg Montmartre, prolongé par la rue du même nom, le Pont-Neuf, la rue Dauphine et la rue d’Enfer.

Ces diverses voies, qui ne se font pas suite exactement l’une à l’autre, mais qui continuent la même direction, s’aperçoivent en parfait raccourci.

L’œil ne perd pas un seul de leurs réverbères. La série lumineuse, formée par leur parcours, divise des l’abord Paris en deux moitiés dont l’une va finir à Bercy, tandis que l’autre confine à Grenelle et enveloppe les hauteurs de Chaillot.

De quelque façon que l’on considère cette division, elle est à la fois naturelle et logique.

La moitié orientale, c’est le vieux Paris ; la moitié occidentale, c’est le Paris neuf, élégant, fardé de plâtre, sculpté dans le biscuit, le West-End parisien, la demeure de toutes les aristocraties.

À part Saint-Germain-l’Auxerrois, Saint-Germain-des-Prés, le Louvre et les Tuileries, déjà bien modernes, cette vaste portion de la ville date d’hier, tous ses monuments affectent un style plus ou moins grec. La colonne ordonnée y domine ; le portique y abonde.

La Bourse ressemble à la Madeleine.

Dans la portion de l’est, au contraire, dans toute cette partie qui s’étend à gauche de notre principale ligne de démarcation, ce qui domine, c’est l’art ancien, l’art français ou si mieux vous aimez, l’art barbare, car il est évident que ce nom de gothique, donné à l’art splendide qui édifia nos cathédrales, est une pure et simple injure, inventée par les fanatiques du corinthien, du dorique et du composite.

Qu’il soit appelé sarrazin, espagnol ou chinois, cet art, qui exalte l’imagination et pousse l’esprit vers les contemplations mystiques, est l’art religieux par excellence ; ces vilains tas de pierres qu’on nomme Saint-Vincent-de-Paul, Notre-Dame-de-Lorette et autres ne feront jamais oublier Saint-Séverin ni la Sainte-Chapelle.

Toute cette portion de l’est est couverte, à son centre, d’édifices, vieux comme la ville elle-même ; toute cette portion, illustre et populaire, est chargée de grands souvenirs.

Paris, le noble Paris civique et royal, n’a rien à faire avec les maisons de chaux de la rue Laffite. Paris est tout entier hors du voisinage des boulevards fashionables. Paris des princes et du peuple n’a jamais senti le cigare insolent de nos lions, fils de manants.

À tout seigneur tout honneur.

Commençons par le Paris national, par le Paris qui contient l’Hôtel-de-Ville et le palais de Charlemagne, et Notre-Dame et l’hôtel Saint-Paul, et le château des Tournelles, auprès duquel le Louvre n’est, après tout, qu’un parvenu.

Et la place Royale, auprès de laquelle le faubourg Saint-Germain n’est qu’un vilain, savonné fraîchement.


XVII.

Un point blanc qui se répercute faiblement au ciel chargé de vapeurs, indique la place du Trône, illuminée.

Les magistrats municipaux de la ville de Paris firent élever en ce lieu, vers l’année 1650, un trône monumental, pour l’entrée solennelle de Marie-Thérèse d’Autriche, infante d’Espagne, et de son époux, Louis XIV.

Cette place reçut son nom des belles cérémonies qui eurent lieu autour de ce trône.

Cent trente-trois ans plus tard, — à la place même où s’élevait ce trône de Louis de Bourbon et de Marie-Thérèse d’Autriche, la guillotine s’élevait et entassait, en quelques jours, plus de cinq cents têtes coupées.

Mais la vaillance parisienne purifia ce lieu des souillures de la Terreur ; la barrière du Trône fut, en mars 1814, le théâtre dur, de ces combats de géants que la garde nationale soutint contre les troupes russes.

Nous avons dit plus haut que, de tout temps, ce côté de Paris fut le berceau des guerres civiles, des insurrections et des sanglantes batailles.

Alors que le faubourg Saint-Antoine n’était encore qu’une route bordée de vieux arbres, alors que l’enceinte de Paris s’étendait à peine jusqu’à la Bastille, ces cohortes au courage indomptable, mais aveugle, qui poussent le premier cri de la lutte populaire, ne pouvaient descendre de si haut. — Elles sortaient du Paris bas et pauvre qui avoisinait les rives de la Seine, dépourvues de quais. Elles venaient derrière l’hôtel Saint-Paul, par la rue du Petit-Musc, par la rue des Jardins.

Elles massacraient le prévôt Marcel sous les murailles mêmes de la Bastille.

Elles envahissaient par trois fois le palais de Charles VI.

Elles arrivaient, ardentes et vaillantes, à la suite d’Armagnac ou dans les rangs de Bourgogne, frappant sans savoir, mais frappant toujours fort.

Et quelque soir, au temps où l’Anglais tenait la capitale de la France, elles s’élancèrent furieuses, ivres de patriotisme et de colère, — des hommes, des femmes, des enfants, — avec des bâtons, des couteaux et des torches, — elles s’élancèrent, ces cohortes en guenilles, et la rue Saint-Antoine fut jonchée de cadavres habillés de fer !


Tout Paris s’était rendu déjà aux soldats victorieux de Henri de Béarn, que la porte Saint-Antoine tenait encore.

C’est la zone guerrière. On dirait que, par une initiation mystérieuse, le pauvre ouvrier de ces faubourgs apprend en naissant l’art funeste des batailles civiles. Des volumes suffiraient à peine pour nombrer les traits de courage épique, de prodigieuse vaillance qui s’accomplirent obscurément dans ces rues sombres.

Que Dieu guide désormais ce magnifique héroïsme du peuple parisien contre les ennemis de la France !…

Ils étaient là, tristes et muets, les restes décimés des ligueurs.

Il y avait quelques armures d’acier parmi beaucoup de haillons.

Et c’étaient toutes figures pâles, amaigries, souffrantes, — mais énergiques.

Quand on vint leur dire que Paris s’était rendu, Cormiaux, le mendiant boiteux qui avait perdu son bras droit à la porte du Temple, leva son bonnet sale et cria :

— Vive la Ligue !

Le peuple répéta :

— Vive la Ligue !

Mais les gens vêtus d’acier songeaient déjà à faire leur soumission.

C’étaient de bons bourgeois pour la plupart.

Il y eut tout à coup un singulier mouvement.

Derrière les maisons, dans les allées, à l’abri des ormes de l’enceinte intérieure, les cuirasses tombèrent et se changèrent en pourpoints. — Les salades firent place aux honnêtes et paisibles chaperons.

Hector était redevenu M. Potard, marchand chaussetier ; Achille avait nom maître Branchu, peaussier ; Ajax, fils de Télamon, était en réalité fils de sage-femme et droguiste de son état.

La porte Saint-Antoine s’ouvrit. Les troupes du Béarnais entrèrent ; Hector, Achille et Ajax levèrent leurs chapeaux en l’air et crièrent : Vive le roi ! comme s’ils eussent été toute leur vie de la vache à Colas.

Cormiaux, le mendiant boiteux, tua le cadet de Maistre d’un coup de hache, et fut broyé sous la porte même.

Ses soldats déguenillés disparurent on ne sait où.

Car personne n’a su dire au juste jamais d’où ils viennent, où ils vont, ces redoutables auxiliaires de l’ambition et de la haine. —

Pendant les guerres de la Fronde, le prince de Condé, battu par Turenne, fit sa retraite dans Paris par le faubourg et la porte Saint-Antoine.

« Il rentra dans Paris, dit un de ses compagnons, comme un dieu Mars, montée sur un cheval plein d’écume, la tête haute et élevée, tout fier encore de l’action qu’il venait de faire. Il tenait son épée à la main, tout ensanglantée du sang des ennemis, traversant les rues au milieu des acclamations et des louanges qu’on ne pouvait se dispenser de donner à sa valeur et à sa bonne conduite. »

À sa valeur, d’accord.

Mais à sa bonne conduite ?… Ni les mazarins, ni les partisans des princes ne se conduisirent très-bien dans cette guerre de haute comédie, où personne ne songeait beaucoup à la France.

Mais les acclamations et les louanges n’ont jamais manqué dans ces latitudes parisiennes à ceux qui tiennent haut une épée tout ensanglantée du sang des ennemis.

Même quand ces ennemis portent l’uniforme du soldat français.


XVIII.

Turenne, vainqueur, concentrait ses forces, et entourait de tous côtés Condé, dont l’armée étouffait dans la rue Saint-Antoine.

Mademoiselle de Montpensier, fille du duc d’Orléans, qui lui avait déjà rendu le service de faire ouvrir à ses troupes fugitives la porte Saint-Antoine, (car les portes Saint-Denis, Saint-Marcel et Saint-Honoré lui avaient refusé passage). Mademoiselle, disons-nous, parvint à s’introduire dans la Bastille.

Et Turenne dut s’arrêter tout à coup, parce que l’artillerie de la forteresse tonnait sur ses bataillons découverts.

On dit que son Éminence M. le cardinal de Mazarin regardait la bataille par une fenêtre du château de Popincourt, situé sur l’emplacement de la rue qui porte actuellement ce nom.

On dit encore qu’il montrait de là le combat au jeune roi Louis XIV.


XIX.

Ceci se passait en 1652.

Quelques années plus tard, vers le mois de novembre 1656, la cour et les princes s’étaient donné bon nombre de baisers Lamourette. Condé seul combattait encore du côté des Espagnols, et nous ne savons si cette bonne conduite le rendait encore bien fier.

Tout le monde s’était embrassé.

Le cardinal, plus puissant que jamais, se montrait clément.

Mademoiselle était rentrée en grâce. Le roi, la reine, la reine-mère elle-même semblaient la voir de très-bon œil, et M. le cardinal lui faisait mille caresses.

Or, Mademoiselle, qui approchait de la trentaine, avait une très-notable envie de se marier.

Personne ne s’y opposait. Le roi ne demandait pas mieux ; Anne d’Autriche y prêtait les mains de tout son cœur, — Et le cardinal, donc !

Le cardinal eût donné son petit doigt pour faire cette affaire-là.

Mais, voyez ! Il se présentait toujours quelques difficultés.

Tous les princes de l’Europe avaient été passés en revue, car il fallait une tête couronnée à Mademoiselle, — la grande Mademoiselle ! comme dit cette impitoyable marquise de Sévigné.

Tous ! On avait cherché en Angleterre, en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Suisse et ailleurs.

Je crois même que M. le cardinal avait un peu proposé le Grand-Turc.

Seulement, dès que Mademoiselle disait oui, et Mademoiselle ne disait jamais non, M. le cardinal trouvait toujours un excellent prétexte pour rompre la négociation commencée.

C’étaient des raisons d’État !

Il n’y a rien à faire contre les raisons d’État !

Cependant, Mademoiselle prenait la fringale. Ce célibat forcé l’affolait. Elle allait partout appelant un mari, quel qu’il fût, le demandant aux dieux, le demandant aux hommes.

Comme elle savait que le roi trouvait la petite Navailles charmante, et que la petite Navailles aimait d’amour M. de Dampierre, un pauvre cadet, elle dit à la jeune fille :

— Le jour de mon mariage, Dampierre sera duc, ma belle mie !

C’était tentant.

Une ravissante fille que cette demoiselle de Navailles !

Petite, gracieuse, mignonne, blonde, toute souriante et toute accorte.

Je ne sais ce qu’elle fit, mais le roi vint, et dit à M. le cardinal :

— Il faut pourtant que ma cousine de Montpensier se marie !

Jamais, au grand jamais, — depuis que les ongles étaient poussés au jeune roi, — M. le cardinal ne lui résistait.

Il s’inclina en signe d’obéissance.

Mais Mademoiselle resta fille.

M. de Dampierre était au mieux avec quelque demoiselle de la reine-mère.

Anne d’Autriche vint au cardinal, et lui dit à son tour :

— Il faut pourtant que ma nièce de Montpensier se marie !

Vous savez si M. le cardinal avait quelque chose à refuser à Madame la reine-mère.

Il lui baisa la main avec bien du dévouement.

Et Mademoiselle ne s’en maria pas davantage.

Que dire ? tout le monde s’en mêla.

Mais Mademoiselle garda sa virginité détestée.

Enfin un jour, elle écrivit à M. le cardinal pour lui demander une entrevue.

Le cardinal était naturellement tout entier aux ordres de Mademoiselle.

Il s’empressa d’accorder l’entrevue demandée.


XX.

C’était dans ce château de Popincourt, où M. le cardinal avait montré jadis au jeune roi Louis XIV le combat du faubourg Saint-Antoine.

M. le cardinal se retirait là parfois pour travailler et méditer à l’aise, loin des courtisans importuns.

C’était un homme d’étude et de beaucoup de philosophie.

Il faisait nuit quand la fille du duc d’Orléans fut introduite.

On ne peut pas dire qu’elle fût extrêmement belle, mais elle était assez découplée dans sa taille, qui avait cependant quelques défauts ; son œil était hardi, presque imposant. Deux cents ans plus tard, cette princesse d’Orléans eût figuré assez bien dans un de nos clubs de femmes.

On reconnaissait en elle l’amie du duc de Beaufort, la libre pucelle qui se jetait volontiers entre deux adversaires, et accommodait les soufflets à ravir.

Il est superflu de dire que M. le cardinal la reçut avec un très-affectueux respect.

C’était bien le moins.

On causa de choses et d’autres, comme entre personnes qui savent supérieurement leur monde. On causa de la guerre contre les Espagnols, des torts de M. le prince, des dernières tragédies de Corneille, des premières comédies de Molière.

Puis, Mademoiselle, entrant tout à coup en matière, regarda M. le cardinal entre ses deux yeux de chat, et lui dit tout crûment.

— Ah ça, votre Éminence, est-ce que vous croyez qu’il me plaît de mourir fille ?

Le cardinal aurait pu être surpris. Il ne le fut pas, et se mit à sourire bénignement.

— Cela vous tient donc beaucoup au cœur ?… murmura-t-il.

— Mais… commença la princesse déconcertée…

— Bien… bien… je conçois… je conçois… Seulement, Votre Altesse commet une petite erreur…

— Une petite erreur !… répéta Mademoiselle.

— Oui, reprit le cardinal en quittant tout à coup son air mielleux, — Votre Altesse n’est pas fille… elle est veuve.

Mademoiselle le regarda stupéfaite.

Elle eut la pensée, c’est-à-dire l’espoir, que M. le cardinal devenait fou.

— J’ai dit veuve ! répéta celui-ci d’un ton dur et sec que Mademoiselle ne lui connaissait pas.

Pendant qu’elle demeurait interdite, le cardinal de Mazarin se leva et la prit cérémonieusement par la main.

Mademoiselle se laissait faire.

Le cardinal la conduisit à une fenêtre qui donnait sur le Jardin.

Le jardin était vaste et très-beau. Au-delà s’étendaient des terrains cultivés, occupant l’emplacement actuel du canal, de la rue Amelot et du boulevard Beaumarchais. — Au-delà encore, on apercevait sur le ciel bleu la silhouette noire et massive de la Bastille.

M. le cardinal étendit la main de ce côté.

Et pour la troisième fois, il répéta :

— J’ai dit veuve !

Mademoiselle avait pâli, car elle commençait à comprendre.

— Votre Éminence me donne à deviner des énigmes… balbutia-t-elle.

Le cardinal, qui tenait toujours sa main, la serra si fortement que la princesse laissa échapper un petit cri de douleur.

— Vous voyez bien ces murailles, dit-il d’une voix basse et brève ; vous avez fait tirer de là le canon sur mes troupes… Eh bien…

Il s’interrompit pour regarder Mademoiselle d’un air sarcastique et froidement cruel.

— Eh bien !… fit la princesse qui se redressa sous ce coup d’œil.

— Eh bien… acheva M. le cardinal, qui reprit son sourire, le premier de ces coups de canon a tué raide le mari de Votre Altesse !

Il s’inclina et sortit.


XXI.

Cette pauvre Mademoiselle ! cette pauvre grande Mademoiselle ! Le Mazarin avait dit vrai. Son mari était tué. Sur toute la surface du globe, il n’y avait point de mari pour elle.

Il lui fallut attendre la mort du terrible cardinal.

Seize ans après ; — elle avait, ma foi ! quarante-cinq ans, la grande Mademoiselle, — le roi lui permit enfin d’épouser quelqu’un, n’importe qui, le premier venu, Lauzun !

Comme madame de Sévigné vous raconte cette mésalliance !

Enfin, Mademoiselle avait un mari.

Cela suffisait à son cœur.

Mais quel mari, grand Dieu !

Tous les dictionnaires, tous les ana, toutes les encyclopédies à l’usage des gens du monde, rédigés par une Société d’hommes de lettres et de savants, s’accordent à raconter le fait suivant, qui est horrible.

M. de Lauzun, ce gentillâtre, battait la fille du duc d’Orléans, la nièce d’Anne d’Autriche, la cousine de Louis XIV !

À une autre époque, on dit, du reste, qu’une autre fille de la maison d’Orléans, une sainte, celle-là, qui porta le bandeau royal comme une couronne d’épines, et dont la mort prématurée mit tout un peuple en deuil, — on dit que cette autre princesse fut aussi battue, battue cruellement, battue par son mari !

Mais ce doivent être des calomnies.

Nous ne voulons pas le croire.

Nous ne voulons pas croire non plus que M. de Lauzun ait dit un soir à sa femme, en se jetant sur un fauteuil :

— Henriette de Bourbon, tire-moi mes bottes !

Si M. le duc de Lauzun a dit cela, M. le duc de Lauzun n’était pas un gentilhomme !

Sa mère l’avait fait avec son cocher, une nuit qu’elle était ivre.

Ces ignominies sont bonnes pour un escompteur en goguette ou pour un laquais qui se venge.

Non, nous ne voulons pas croire cela !

Il est vrai que si ce Lauzun fut coupable, il a été bien durement puni, car tous les vaudevillistes l’ont pris pour héros de leurs petites histoires imbéciles.

Cela doit bien fatiguer un pauvre défunt dans sa tombe.


XXII.

Tout près de cette rue Saint-Antoine, si pleine d’aventures, nous trouvons la place Royale, plus pleine encore.

Histoires galantes, duels au soleil ou aux flambeaux, intrigues, assassinats, carrousels !

Un hôtel royal au-devant (l’hôtel Saint-Paul), un château royal par derrière (le château des Tournelles).

Au coin de la rue de ce nom, le jeune Schomberg, Entragues et Ribérac rencontrèrent, l’épée d’une main, la dague de l’autre, Maugiron, Quélus et Livarot, les trois favoris de Henri III.

Le combat fut épique et je crois qu’Alexandre Dumas l’a raconté en deux traits de sa plume brillante.

Henri III fit tailler en marbre ses pauvres amis déconfits. — Marion Delorme, la belle Marion avait une maison à la place Royale, non loin de cette autre maison où Victor Hugo composa le beau drame qui porte le nom de l’Aspasie française.

M. le cardinal de Richelieu avait aussi une maison qui n’était pas bien éloignée de la maison de Marion.

On en a fort médit, comme parle Tallemant des Réaux.

Mais de qui et de quoi n’a-t-on pas médit, grand Dieu !

De l’autre côté de la rue Saint-Antoine, tout près de la rivière et devant ce vieux Mail de Henri IV qui vient de disparaître, laissant parmi les pierres de taille quelques peupliers géants, s’élève l’Arsenal. C’était le monument et le quartier à la mode sous Charles IX ; on se promenait sur le quai des Célestins, planté d’arbres magnifiques, comme nous nous promenons entre les manches à balais qui ombragent le rez-de-chaussée de la Maison d’Or.

Les Nuits de Paris nous ramèneront ici bien souvent. Nous raconterons, entre autres, le drame terrible du baron de Vitteaux et du vieux Milliau d’Alègre. Ce drame qui commença devant l’Arsenal et finit près d’une fosse mortuaire, creusée dans la chapelle des Célestins. —

Une autre clarté, cependant, appelle nos regards au bout de la rue Saint-AnToine, par-delà ce noble quartier du Marais, livré aux railleries des sots, — par-delà ces vieilles et sombres voies où se retrouvent encore aujourd’hui des palais ignorés, des hôtels dignes de loger un roi.

Cette autre clarté, c’est l’Hôtel-de-Ville, dont la façade est couverte de lampions municipaux.

L’Hôtel-de-Ville a toujours pris au sérieux toutes les illuminations.

Les jours où l’Hôtel-de-Ville ne tire pas sur le Louvre ou sur le palais de l’Assemblée nationale, l’Hôtel-de-Ville est raide, formaliste, empesé, comme un bourgeois fourvoyé chez un prince.

Il sent bien qu’il lui faut fêter avec ostentation les époques officielles pour faire oublier un peu sa renommée de palais mauvaise tête et de monument tapageur.

Quand l’Hôtel-de-Ville se dressait isolé, sur cette place de Grève aux aspects bizarres, c’était le plus charmant de tous les édifices parisiens.

On l’a augmenté ; on a bien fait peut-être, car il faut des salons aux préfets.

C’est une nécessité de premier ordre.

Pour se procurer ces salons indispensables, tout est permis.

Et pourtant, nous prendrons la liberté d’exprimer un regret timide. Pour rendre plus gros un diamant de prix, est-il décent de l’entourer de strass ?

Si vous avez un habit trop court, un habit de beau drap l’allongez-vous avec du camelot ?

Les agrandissements de l’Hôtel-de-Ville auraient pu être plus malheureux : d’accord.

Ils sont l’œuvre de gens habiles et animés des meilleures intentions.

Dieu nous préserve de dire le contraire.

Mais ce charmant palais si original, si merveilleusement proportionné, si crânement coiffé de ses hautes toitures, où est-il ?

Est-ce ce cube immense et lourd ? J’ai beau chercher : parmi tout ce strass, je ne retrouve plus mon cher diamant.

Il est là, pourtant ; soyons juste.

Ces messieurs ne l’ont pas emporté dans leur poche.

Mais, non contents de l’enfouir, ils l’ont dénaturé.

Ils l’ont décoiffé, ils l’ont déshonoré. Ils ont rabaissé son grand feutre au niveau de leur casquette de loutre.

On devrait bien faire une pauvre loi qui défendît aux préfets habiles et aux architectes animés de bonnes intentions d’embellir ainsi nos vieux édifices.


XXIII.

François Miron n’avait pas prévu M. de Rambuteau, voilà tout. Ceci soit dit sans parti pris de blâme contre un magistrat très-éminent à qui Paris doit une voie de communication magnifique.

Mais François Miron n’avait pas compté sur M. de Rambuteau.

C’est certain.

La place de Grève, qui s’étend devant la façade, a vu bien des drames lugubres. Les Nuits de Paris y reviendront peut-être.

Nous disons peut-être, car ces émotions de l’échafaud, si chères à la foule, font horreur aux honnêtes gens.

De l’Hôtel-de-Ville à Notre-Dame, il n’y a que la Seine à sauter.

Et une fois à Notre-Dame, nous sommes au berceau même de Paris, à l’endroit où peut-être la première cabane fut construite.

D’autres cabanes vinrent se grouper alentour. Il y avait de si bons pâturages entre les deux bras de la Seine !

Quand il y eut vingt cabanes, on choisit un chef.

Ce chef eut une maison : le premier monument de Paris !

Puis des siècles passèrent.

Et César vint, — puis Julien l’Apostat, — puis Pharamond…

Puis M. de Rambuteau, à qui Ton doit la rue d’Arcole, et aussi la rue de Constantine, ainsi nommée parce qu’elle fait face au Palais de Justice.

Nos vieux rois habitèrent longtemps cette forteresse de la Cité. Il y eut là des joutes chevaleresques avant les joutes de procédure que nous y voyons aujourd’hui.

Les paladins de la Table-Ronde foulèrent ce sol où boitent nos avoués.

Renaud, Roland, Olivier, vinrent y abaisser leurs épées devant le grand empereur d’Occident, Charlemagne.

Mais suivons cette voie romaine qui se nomme à présent la rue de la Barillerie ; engageons-nous avec précaution dans la rue de la Harpe, fréquentée par des étudiants, des professeurs, des courtisanes (et quelles courtisanes, puisqu’elles sont réduites, les misérables ! à des étudiants et à des professeurs !) ; montons cette rampe infecte qui conduit à la place Saint-Michel.

Nous touchons aux limites de notre moitié de Paris.

L’Odéon que voilà marque la frontière.

Le palais du Luxembourg, que l’on a augmenté aussi, hélas ! afin de l’embellir, est comme un ouvrage avancé que la vieille ville projette hors de ses limites.

L’Odéon et le Luxembourg ! — La pairie morte et la tragédie ressuscitée !…

Il faut pourtant bien en parler, de ce Panthéon. — Panthéon, que me veux-tu ?

N’ai-je pas vu ton fronton triangulaire à la Madeleine, et n’ai-je pas vu le fronton triangulaire de la Madeleine n’importe où ?

Ces défroques de l’art païen ne courent-elles pas nos rues, et n’en a-t-on pas ramassé un petit lambeau au coin d’une borne, pour construire cette indécente église de Notre-Dame-de-Lorrette, où les jeunes banquiers juifs viennent voir madame de Bréda ?

Panthéon ! Panthéon ! ton dôme découronné me poursuit. Tu es froid comme une énorme piscine ; tu es morne comme un tombeau.

La Patrie reconnaissante t’a offert aux grands hommes.

Si les grands hommes ont dit : Merci ! eh bien ! Panthéon, il n’y avait pas de quoi !

Je ne sais : il y a du bonnet de coton dans tes contours. Au lieu de la croix que tu refuses, je te propose une mèche, ô Panthéon !

Ils t’ont apporté de Rome dans leurs cartons pédants, sans songer que tu ne trouverais plus chez nous ce ciel bleu qu’il te faut et cet ardent soleil dont tu as besoin pour réchauffer ta nudité glacée. Ils ont fait ce qu’ils font toujours, un plagiat imprudent, une téméraire copie.

Que Soufflot soit maudit pour avoir perdu ainsi tant de belles et bonnes pierres !

Qu’il passe l’éternité dans les limbes, avec un fronton sur le crâne et une épopée dans le creux de l’estomac !


XXIV.

Avant de quitter la portion orientale de Paris, il ne nous reste plus qu’à traverser la ville dans le sens de sa largeur, pour arriver à cette porte Saint-Denis, fatal passage par où les rois de France entraient dans leur capitale.

Et par où ils en sortaient, quand leur dépouille mortelle cheminait vers la basilique des tombeaux.

En chemin, nous rencontrons le Pont-au-Change, la place du Châtelet, — les Halles, — toutes choses qui rentrent de plein droit dans le domaine des Nuits de Paris.

À gauche, depuis le quai jusqu’à la rue de la Ferronnerie, c’est le quartier de la Fronde. Le duc de Beaufort, le roi des Halles, demeurait là, ainsi que La Trémoille et Gondy.

Ce n’était pas très loin du Palais-Cardinal, et c’était tout près du Louvre.

À gauche, nous trouvons quelque chose de plus romanesque encore.

La fameuse rue Quincampoix, dans laquelle vous avez demeuré trois mois.

La rue de Law, la rue du régent Philippe d’Orléans.

La rue du comte de Horn, des billets de la banque mississipique.

La rue fabuleuse entre toutes les rues de Paris.

Figurez-vous un affreux boyau, d’une longueur considérable, joignant la boue de la rue aux Ours à la boue de la rue Aubry-le-Boucher.

Des maisons hautes, laides, mal bâties. Pas d’air, pas de jour. Un égout exhaussé !

Ce fut là le lieu choisi par Philippe d’Orléans et son ministre des finances pour établir un tripot qui engloutit trois ou quatre milliards en dix ans.

Madame la duchesse douairière d’Orléans disait que son fils aimait mieux les Anglais que les Français. Ce prince aimable et spirituel coûta plus cher à la France que deux ou trois révolutions, mais il enrichit le commerce de l’Angleterre.


XXV.

Vers l’année 1720, quelques mois avant cette ignoble aventure du comte de Horn, qui fut décapité en place de Grève, pour avoir assassiné un traitant, au cabaret de la rue de Venise, il y avait un autre cabaret également sale, également encombré, qui faisait l’angle des rues Aubry-le-Boucher et des Cinq-Diamants, juste en face de l’ouverture de la rue Quincampoix.

Ce cabaret était fréquenté par le chevalier de Grandpré, complice du comte de Horn, par la prétendue marquise de Saint-Phar, cette agioteuse qui gagna sept millions en une nuit aux princes de Soubise et de Guéménée.

Tâchez de vous faire une idée de ces mœurs : sept millions, Soubise et Guéménée, dans un bouge où votre cocher ne voudrait pas prendre la goutte !

Quant à la marquise de Saint-Phar, de nos jours encore, elle y retournerait pour dix louis.

Car elle s’est ruinée dans l’affaire des primes du chemin de fer du Nord. —

Le cabaret dont nous parlons était à renseigne de Saint-Merry.

La fièvre d’agio arrivait à son comble.

Grands et petits jouaient comme des furieux. Les fortunes se faisaient et se défaisaient avec une rapidité qui tenait du miracle.

Les vaincus de la lutte faisaient des chansons sur M. Law, récemment converti à la religion catholique. Ils disaient :

Ce parpaillot, pour attirer
Tout l’argent de la France,
Songea d’abord à s’assurer
De notre confiance.
Il fit son abjuration,
La faridondaine,
La faridondon.
Mais le fourbe s’est converti,
Biribi,
À la façon de Barbari,
Mon ami !

M. Law laissait chanter et jetait dans la circulation douze cent millions de billets de banque, en plus de la somme portée sur son privilège.

Le chroniqueur que nous avons sous les yeux, et qui n’a pas mis de nom à son livre, — pour cause, — porte à soixante-huit le nombre des joueurs malheureux qui se suicidèrent dans le seul cabaret de la rue des Cinq-Diamants, à l’enseigne du Grand saint Merry.

Ce chroniqueur n’aimait, il est vrai, ni M. Law, ni son patron, le régent Philippe d’Orléans.

Parmi toutes les infamies qui abondent dans son bouquin, se trouve une histoire assez bizarre et qui pourrait fournir un roman en dix volumes à quelqu’un de nos romanciers.

Nous allons la dire en trois pages.


XXVI.

Il y avait un traitant fort riche, du nom de Baradère, qui demeurait vers le couvent des Filles-Dieu, et qui avait une fille unique de la plus grande beauté.

Ce traitant disait volontiers qu’il donnerait sa fille à celui qui viendrait, apportant un million de livres tournois, étalées sur sa table.

Le jeune chevalier de Saulcy-Lagaronnays, cadet du Maine, beau cavalier qui n’avait guère sou ni maille, était amoureux fou de mademoiselle Baradère, qui le lui rendait bien.

Elle se nommait Éléonore, cette belle fille du traitant. Elle avait dix-huit ans.

Elle sortait du couvent.

Nous ne saurions dire comment Saulcy-Lagaronnays et mademoiselle Baradère faisaient pour se voir à l’insu du financier : le fait est qu’ils se voyaient.

Et dans ces entrevues, ils se lamentaient, les pauvres enfants, car l’avarice trop connue de Baradère leur laissait peu d’espoir.

Une fois qu’ils étaient ensemble tous les deux, et bienheureux, — mais bien tristes, — Lagaronnays s’en vint à dire :

— Un million ! sais-tu, Éléonore, je donnerais mon âme, moi, pour un million !

Éléonore lui mit sur la bouche sa belle main blanche.

— Ne blasphème pas ! murmura-t-elle.

— Un million ! reprenait Saulcy-Lagaronnays ; — où donc trouverai-je ce million ?…

— Tu ne le trouveras point, mon pauvre Henri ! soupirait la belle Baradère.

— Je ne le trouverai point, dis-tu !… Et alors je ne serai jamais ton mari, Léonor !… Et un autre viendra qui apportera le million… car il y a des gens qui ont un million !… Et ton père te dira : Je veux…

— Et moi, je pleurerai…

— Oui, oui, tu pleureras, Léonor, interrompait le cadet en secouant sa tête blonde.

— Je supplierai…

— Oui, oui, Léonor, tu supplieras !

— Je me jetterai aux genoux de mon père…

— Assurément !… tu te jetteras aux genoux de ton père… et ton père te rira au nez… ou bien il se fâchera… tu combattras, car tu es bonne, et je crois que tu m’aimes… mais ton père est le plus fort… quand tu auras résisté tout un jour, tu seras bien lasse…

— Oh ! rien qu’un jour… dit mademoiselle Baradère avec reproche et fierté blessée.

— Mettons deux jours… mettons huit jours…

Éléonore poussa un gros soupir.

Lagaronnays avait espéré une protestation plus énergique.

Il baissa la tête, et les deux amants restèrent un instant silencieux.

C’était sous les grands arbres de ces bosquets diserts qui en touraient l’enclos des Filles-Dieu, au lieu où se croisent maintenant les rues d’Enghien et de Hauteville.

Il faisait nuit encore.

Comme Roméo et Juliette, Éléonore et le chevalier se réunissaient avant le chant de l’alouette matinale.

— Tiens ! reprit Lagaronnays, je deviendrai fou !… Tous les jours, en venant du quai de la Tournelle à ce quartier Saint-Denis, je traverse la rue Quincampoix… et là, c’est une féerie, vois-tu, un rêve éveillé, quelque chose qui brise la raison et tourne la tête. De l’or, des billets sur les bornes, sur les pavés, dans le ruisseau, partout !… C’est là qu’il y a des millions, Éléonore !… c’est là qu’on pourrait trouver de quoi contenter ton père !

— J’ai entendu parler de tout cela, répondit la jeune fille ; — on perd plus souvent qu’on ne gagne.

— Qu’importe, si l’on gagne quelquefois ?… Ne sais-tu pas, Éléonore, ne sais-tu pas l’histoire de M. de Montméril, qui n’est que de robe, qui arrivait de sa Bretagne avec la cape seulement, et qui a obtenu la fille unique du marquis de Bellesme… Montméril avait vendu sa cape et gagné quatre cent mille écus dans la rue Quincampoix.

— Est-ce vrai, cela ? demanda la belle Baradère.

— Vrai comme Dieu est au ciel !

— Et tu n’as rien à vendre, toi, Lagaronnays ?

Le pauvre cadet du Maine jeta un regard triste sur son pourpoint taillé élégamment, mais qui accusait déjà trop de service.

Rien ne gâte les pourpoints comme ces courses amoureuses, sous le brouillard des nuits.

— Hélas !… commença-t-il.

Éléonore ne le laissa pas achever.

Ses beaux yeux brillaient dans l’ombre, et l’émotion faisait trembler sa voix.

— Écoute, dit-elle, — peut-être que tu gagneras comme M. de Montméril… Tiens !…

Elle détachait ses bracelets d’or.

— Tiens ! tiens !…

Elle ôtait ses pendants d’oreille et la boucle de sa ceinture.

— Tiens ! tiens ! tiens !

Elle dégrafait sa broche et sa petite montre, entourée de perles fines, et le collier caché par sa mante de nuit.

— J’arrivais du bal, reprit-elle, quand l’heure de venir a sonné… Je suis venue… Et n’est-ce pas déjà du bonheur que j’aie sur moi tous ces bijoux ?… Prends-les, vends-les… et que Dieu ait pitié de nous !

Lagaronnays hésitait.

Éléonore tenait dans ses mains, qui tremblaient d’impatience, son bracelet, ses pendants d’oreille, son collier, tout enfin, et son petit pied colère frappait le sol.

— Prends !… mais prends donc ! répétait-elle.

L’aube blanchissait derrière la porte Saint-Denis.

Et vous savez comment Juliette devient tout à coup plus passionnée à la première menace du jour qui va paraître.

La belle Baradère jeta ses deux bras autour du cou de son amant et l’attira contre son cœur en un long baiser.

— Tu ne m’aimes donc pas ! murmura-t-elle avec des larmes dans les yeux.

— Moi ! ne pas t’aimer !…

— Je te dis de prendre… Il y a dans mon cœur une voix qui me crie : Nous serons heureux !… nous serons heureux !

— Que le ciel t’entende, Éléonore !

— Le jour vient, reprit-elle ; — dépêche-toi… Faut-il donc te dire que si je ne suis pas à toi, je mourrai ?

Lagaronnays l’enleva dans ses bras.

Éléonore profita de ce moment pour glisser les bijoux dans le sein de son amant.

— Mais, dit celui-ci, qui était triste malgré lui : — si je perds ?…

— Tu ne perdras pas ! s’écria la belle Baradère, qui lui ferma la bouche d’un suprême et ardent baiser ; — Et puis, tu ne sais pas… tu viendras… Il y a longtemps que j’ai songé à cela… nous mourrons… si tu veux… nous mourrons ensemble.

Elle s’enfuit derrière les arbres.

Le chevalier de Saulcy-Lagaronnays était seul avec les bijoux sous les revers de son pourpoint.


XXVII.

On jouait de nuit ; on jouait de jour. Il n’y avait point de cesse.

Saulcy-Lagaronnays n’eut que la rue à descendre pour se trouver dans cette étroite et longue rue de Quincampoix, où chaque chambre de chaque maison, — de la cave jusqu’aux combles, — était un tripot.

Il n’eut pas même besoin de vendre les bijoux de la belle Baradère.

Tout se jouait en nature.

On voyait des gens se dépouiller de leur pourpoint en pleine rue, et jouer la veste après le pourpoint.

M. le régent, qui était infiniment gai de son caractère, regrettait fort que la police défendît déjouer aussi les culottes.

Saulcy-Lagaronnais n’avait pas la moindre idée de l’agio.

Il arriva d’un saut tout au fond de ce gouffre où le fiévreux démon du jeu s’agitait dans toute sa frénésie.

Les nouvelles les plus bizarres couraient de bouche en bouche. Les baissiers criaient celle-ci, les haussiers hurlaient celle-là.

M. Law venait d’être emprisonné par ordre du parlement.

Le régent avait été assassiné sous la table.

Une mine d’or venait d’être découverte en Louisiane.

Le prince de Galles avait raflé vingt millions sterling d’actions.

Et la roulette fantastique tournait.

Le rouge et le noir imaginaire dictait ses fabuleux arrêts.

L’or ruisselait. Les billets volaient de main en main.

Ce n’étaient pas de ces savants chiffons qui défient le talent du faussaire et présentent, comme nos billets de banque, mille obstacles enchevêtrés à celui qui voudrait les imiter.

C’étaient de simples carrés de papier-écolier où la banque du Mississipi promettait de payer telle somme au porteur, valeur reçue comptant.

Le tout timbré à sec aux armes du roi.

Car ces régents folâtres opèrent toujours sous le couvert du roi.

Lagaronnays joua le collier contre un chiffon ; il gagna le chiffon qui était de mille livres.

— Allons ! allons ! criait-on, deux cents Labastides à cinq et demi de prime.

— À six !

— À quatre !

— La Solange a gagné huit cent mille livres.

— M. le duc vient de perdre son carrosse.

— Eh bien ! la Solange l’achètera !

Un la Bastide, c’était tout bonnement un billet de la banque.

On les appelait ainsi du nom du sieur de la Bastide qui signait pour le sieur Durevest, contrôleur général.

Et des cris de joie !

Et des imprécations !

Des Auvergnats qui se cognaient la tête contre les murailles parce qu’ils avaient perdu quelques livres ; des Gascons qui cherchaient pratique à jouer sur parole ; de pauvres diables qui achetaient, avec leur dernier louis, un pistolet pour se casser la tête.

De belles filles, je vous assure, et qui jouaient serré !

De très-granrls seigneurs, — mais leurs laquais aussi.

Enfin tous et toutes : un monde !

Lagaronnays passa là dedans sa journée entière.

À la brune, il était ivre.

Il avait sept cent mille livres dans son portefeuille.

Encore un peu, — la moindre des choses, — cent mille malheureux écus, son mariage avec Éléonore était assuré.

Lagaronnays, disons-nous, était ivre.

Toute cette journée lui apparaissait comme un rêve délirant.

Il touchait sa richesse et n’y croyait pas.

À neuf heures du soir, il sortait de la rue Quincampoix la tête haute, la poitrine élargie, les jambes légèrement chancelantes, comme un homme qui a neuf cent mille livres dans sa poche…

Il avait encore gagné deux cent mille livres.

Il remonta la rue Saint-Denis, regardant les passants avec une souveraine pitié.

Ces gens qui allaient et venaient n’avaient pas seulement mille écus dans leur poche.

Et lui, Lagaronnays… Oh ! lui ! il n’était plus ivre ; il était fou.

Arrivé au coin de la rue des Filles-Dieu, il entra dans un cabaret et écrivit un petit billet à sa belle.

Ce petit billet disait.

« Il neuf heures ; j’ai neuf cent mille francs ; à dix heures, j’aurai le million.

» Et à demain notre fiançaille. »

Il signa son nom et fit, ma foi, le paraphe du sieur de La Bastide, tant les billets de banque remplissaient son cerveau.

La missive cachetée, il tourna le couvent et alla chanter quelque chanson convenue sous les balcons de mademoiselle Baradère.

Elle vint à la fenêtre, toute pâle.

Il lui lança le billet et cria :

— À demain !

La belle Baradère lut et faillit s’évanouir de joie.

Quant à Lagaronnays, il fit comme il avait dit.

À dix heures sonnantes il avait son million gagné.

Vive M. Law ! vive M. le régent ! et vive M. Labastide, leur contrôleur !


XXVIII.

Pendant cela, dans la chambre la plus brillante du cabaret du Grand-Saint-Merri, deux gentilshommes assez bien couverts achevaient leur souper.

Il y avait dans ce séjour éminemment graisseux beaucoup d’autres gentilshommes et bon nombre de coquines, mais nous n’avons pas à nous occuper de ces gens-là.

Il nous suffit de M. le chevalier de Lamalgue et de M. le vicomte d’Harmont : deux nobles jeunes gens qui buvaient comme il faut leur dernier verre de Champagne.

Autour d’eux, on jouait, on chantait, on criait ; ils ne se mêlaient pas à tout cela.

Vous savez l’histoire de ce bossu de la rue Quincampoix, lequel bossu gagna soixante mille livres de rente, rien qu’à louer sa bosse pour servir de pupitre aux joueurs ?

Ce bossu était là, le drôle ; et, moyennant quelques écus, il forçait une charmante fille à lui dire qu’il était joli garçon.

Voilà de ces plaisirs éminemment parisiens ! et plus monstrueux, au fond, que les fantaisies de Caligula, que les extravagances d’Héliogabale !

Avec ses soixante mille livres de rente, ce bossu donnait des démentis au bon Dieu !

Lamalgue et d’Harmont, cependant, nos deux seigneurs, avaient auprès d’eux de tout gros portefeuilles, bien bourrés ; c’était la mode.

Quand même on n’avait pas le sou, on se procurait un portefeuille gonflé de vieux papiers, — absolument comme on se procure de faux billets en coton quand on n’en a pas de vrais.

Vous eussiez juré que Lamalgue et d’Harmont roulaient sur d’innombrables Labastides.

Et peut-être avaient-ils en effet bon nombre de ces chiffons que la mère du régent appelait d’un nom si malhonnête[1].

Cependant, il y avait en eux quelques petits coins par où perçait le bout de l’oreille.

Et puis, chose plus grave, quand le chevalier de Lamalgue parlait au vicomte d’Harmont, il l’appelait Moutan.

Et quand M. le vicomte d’Harmont répondait à M. le chevalier de Lamalgue, il l’appelait Bandolini.

Des noms italiens ! méfiez-vous.

Mandrini, soyez sûrs, est le superlatif de Mandrin.

— Ah ça ! disait Lamalgue au vicomte, nous ne ferons rien, ce soir ?

— Il n’y a ici que des roués, répondait Lamalgue avec mélancolie.

Et tous deux répétaient :

— Nous ne ferons rien !

En ce moment, la porte s’ouvrit et Saulcy-Lagaronnays entra, le chapeau sur l’oreille, le poing sur la hanche, trois fois plus fier qu’Artaban.

Vous n’avez pas oublié qu’il avait son million.

— À souper ! cria-t-il ; ce qu’il y a de meilleur… je l’ai pardieu, bien gagné.

De fait il avait joué toute la journée sans manger ni boire.

M. le chevalier de Lamalgue et M. le vicomte d’Harmont échangèrent un regard.

Et comme quelques-unes de ces dames firent mine de s’approcher du nouveau venu, Lamalgue planta son feutre de travers et dit :

— Celui-là est retenu.

Ces dames retournèrent à leurs affaires.

Il paraît que M. de Lamalgue faisait là une chose simple et tout à fait dans les habitudes du lieu.

Saulcy-Lagaronnays dévora son souper.

Vous dire ce qu’d ressentait de joie, ce pauvre bon jeune homme, c’est là chose impossible. Le rêve insensé qu’il avait fait se trouvait réalisé comme par enchantement. Un jour avait suffi pour cela. L’énorme distance qui le séparait de sa belle maîtresse était tout à coup comblée.

Il n’avait plus qu’à se présenter chez le traitant ; il n’avait plus qu’à dire : Voici le million, je veux Éléonore.

Tout en mangeant d’un appétit merveilleux, il avait de ces petits tressaillements qui indiquent l’allégresse trop vive. Il se versait à boire avec des gestes d’enthousiasme ; il se souriait à lui-même. À chaque instant, il ouvrait la bouche comme pour crier à pleine voix : Victoire !

Lamalgue et d’Harmont, — Bandolini et Moulan — ne le perdaient pas de vue une seconde.

Ils se disaient :

— En voilà un qui a fait rafle !

Et Lamalgue ajoutait :

— Bonne tête ! Pas de malice ! Il est trop content, aussi, ce garçon !

— Nous allons lui faire passer ça ! répondait le vicomte.

— Des cartes ! cria Lamalgue.

— Eh ! cher monsieur, ajouta-t-il en s’inclinant vers la table où paissait Lagaronnays, — pardon si je m’adresse à vous sans façon… mais nous sommes de vieilles connaissances…

— Je ne me souviens pas… commença Lagaronnays.

Lamalgue prit un ton sentencieux.

— Mon cavalier, dit-il, quand deux joueurs gagnent ensemble sur la même veine…

— Oh ! oh ! interrompit Lagaronnays en riant, vous avez gagné sur la même veine que moi ?

Lamalgue frappa sur son gros portefeuille.

— Eh bien ! reprit Lagaronnays, je vous en félicite… elle était bonne, la veine !

Lamalgue, d’un geste plein d’emphase, frappa de nouveau sur son portefeuille.

— Est-ce que c’était vous, reprit le cadet du Maine, qui achetiez au coin de la rue Saint-Magloire ?

— C’était moi.

— Vous alliez bien, corbleu !

Lamalgue frappa pour la troisième fois sur son portefeuille et dit :

— Je me suis retiré faisant cinq cent mille livres.

— Juste la moitié moins que moi ! s’écria Lagaronnays, qui lampa triomphalement un vaste cornet de Champagne.

Car c’est dans ces bouges que naquit la grande et inexplicable vogue de cette affreuse piquette : le Champagne.

La régence inonda notre beau pays de Champagne et de mercure.

Lamalgue donna un coup de pied à d’Harmont par dessous la table.

Quelle magnifique aubaine !

On avait apporté des cartes.

Lamalgue et d’Harmont se mirent à jouer.

Ce qui ne les empêcha pas de continuer la conversation avec Lagaronnays qui dévorait toujours.

D’Harmont ne disait pas grand’chose : il remplissait le rôle du niais, dans cette comédie, qui se jouait, en ce temps-là, trente fois par nuit dans la rue Quincampoix.

Lamalgue le gourmait rudement.

— Allons ! criait-il, tiens tes cartes, au moins !… Tu ne sauras jamais distinguer un trèfle d’un carreau.

— Je fais de mon mieux, disait d’Harmont.

Mais il était d’une maladresse !

— Figurez-vous, mon gentilhomme, reprenait Lamalgue en s’adressant de nouveau au cadet du Maine, — que ce pauvre garçon-là ne veut pas se former… Je l’avais associé à mes opérations, ce malin, et, par conséquent, il a cinq cent mille livres de bénéfice comme moi…

— Ah diable ! interrompit Lagaronnays ; — alors, vous avez un million à vous deux ?

— Naturellement, dit Lamalgue : — mais, du diable s’il saura qu’en faire.

— Oh ! s’écria d’Harmont en contrefaisant le provincial à ravir, je m’en retournerai de par chez nous, et j’achèterai des lopins de terre aux uns et aux autres.

Lagaronnays éclata de rire.

D’Harmont baissa les yeux d’un air humble, comme un idiot qui s’aperçoit vaguement qu’il vient de dire une sottise.

— Ça va bien, murmura Lamalgue.

Puis il ajouta tout haut :

— Tenez !… il a brelan, et il ne s’en doute pas !

Lagaronnays avait achevé son souper.

Il se leva et se rapprocha de la table où étaient assis les deux amis.

Il les regarda jouer pendant quelques minutes.

— Pardieu ! mon compagnon, s’écria-t-il enfin, — vous n’avez pas bonne grâce à vous moquer de votre tenant !

— Comment ça ? demanda Lamalgue en levant le nez naïvement.

— Vous ne jouez pas beaucoup mieux que lui.

— À la bonne heure ! s’écria d’Harmont triomphant, pendant que Lamalgue prenait un air profondément piqué.

C’étaient, au demeurant, deux comédiens stylés parfaitement.

— Si vous voulez, reprit Lagaronnays en riant, — je vais vous donner une leçon.

On accepta sans empressement ; pour s’amuser seulement, et sans intéresser la partie.

Quelques flacons furent déposés sur la table.

Voilà le véritable enjeu entre amis !

Lamalgue perdit, comme de raison.

Comme de raison, il se piqua au jeu.

On joua un louis, deux louis, dix louis.

Lamalgue perdit comme si le diable s’en fût mêlé.

— Eh bien ! s’écria-t-il, — que mon portefeuille y passe !

Et il joua cinq cents louis d’un seul coup.

Il perdit encore.

Mais ce fut la dernière fois.

À dater de ce moment, la chance tourna.

Vers trois heures du matin, le chevalier de Saulcy-Lagaronnays n’avait plus un seul Labastide.

Son million s’était envolé comme il était venu.

Il se leva, tout chancelant, les yeux pleins de sang la tête perdue.

Les garçons l’arrêtèrent à la porte et lui demandèrent son souper. Il donna pour payer son souper un des pendants d’oreille de la belle Baradère, — et il s’enfuit.

Moutan et Bandolini poussèrent un hurrah retentissant.

— Maintenant, dit Moutan qui n’avait plus l’air si niais, — jetons nos faux billets au feu et faisons une affaire sérieuse.

— C’est cela, riposta Bandolini : partageons.

Moutan mit sa large main sur le portefeuille.

— Non pas ! s’écria-t-il.

Il tira de son sein un brave poignard, et le ficha dans le bois de la table.

— J’ai toujours eu envie d’avoir un million à moi tout seul, reprit-il.

Bandolini n’eût pas été de son pays s’il n’avait eu, lui aussi, un poignard dans sa chemise.

Il en atteignit un très-respectable, et l’enfonça résolument dans le bois.

— C’est comme moi, dit-il.

— Jouons donc, répliqua Moutan ; et celui qui trichera…

Il montra du doigt son poignard, qui tremblait sur sa pointe aiguë.

— C’est bon… dit l’Italien ; — puisque tu veux jouer, jouons.

— Combien à la fois ?

— Tout !… Et celui qui trichera !…

À son tour, il montra la lame large et tranchante de son poignard.


XXIX.

Quatre heures du matin sonnaient à l’horloge de Notre-Dame-de-Bonne-Nouvelle.

La porte d’une maison de riche apparence, située derrière le couvent des Filles-Dieu s’ouvrit doucement et une belle jeune fille sortit, regardant tout autour d’elle d’un air effrayé.

Les alentours étaient déserts.

Il y avait bien de la joie parmi l’effroi de la belle jeune fille.

Elle s’élança d’un pas léger vers les bâtiments du couvent, tourna le mur d’enceinte, traversa les terrains où passe maintenant le boulevard de Bonne-Nouvelle, et où déjà quelques maisons s’é levaient, — puis elle s’engagea, tremblante et bien heureuse, dans le bosquet qui bordait l’enclos des Filles-Dieu.

— Henri !… appelait-elle tout bas.

Le chevalier de Saulcy-Lagaronnays se nommait Henri.

— Henri !… Henri !

On ne répondait point.

— Maintenant qu’il est riche, songea la belle Baradère ; — serait-il infidèle ?

Elle frissonna depuis les boucles de ses doux cheveux jusqu’à la pointe de ses pieds mignons.

Puis elle eut honte d’avoir eu seulement cette pensée.

— Henri ! Henri !

On ne répondait point encore.

La belle Baradère s’assit au pied d’un orme.

— Il se sera attardé, pensa-t-elle.

Puis sa rêverie l’emportant, elle se donna tout entière aux espoirs enchantés de la jeunesse et de l’amour.

Une vie de bonheur, — un vaste horizon de baisers !

Un mari qui serait son amant toujours.

Une éternité de plaisirs et de sourires…

— Henri !… Henri !…

Mais pourquoi Henri ne répondait-il pas ?

Il faisait bien noir sous ces grands arbres.

Éléonore voulut se lever. — Pour se lever, elle appuya sa main contre terre.

Sa main rencontra quelque chose de tiède, dont le contact lui arracha un cri d’horreur.

C’était une main.

Une main inerte et roidie.

Elle la souleva, la main retomba.

Un pressentiment terrible serra le cœur d’Éléonore.

Elle se mit à genoux près du cadavre, — car c’était bien le corps d’un homme, auprès duquel Éléonore avait fait tous ces beaux rêves.

Et cet homme était le pauvre Saulcy-Lagaronnays qui était venu au lieu du rendez-vous pour se donner de son épée à travers le corps.

Il ne respirait plus.

Éléonore tomba près de lui, demi-morte.

Cependant elle eut la force de mettre la main sur le cœur de son amant.

Ce cœur battait encore, — mais si peu !

— Henri !… Henri !

Hélas ! Henri ne pouvait répondre.

Et la belle Baradère, brisée par son angoisse, était incapable d’aller chercher du secours.

Elle se disait :

— Heureusement que je vais mourir là, près de lui !


XXX.

Les premiers rayons du jour filtraient à travers les branches des arbres.

Éléonore aperçut auprès de la main toute pâle de Lagaronnays un objet blanc.

Un carré de papier où quelque chose était écrit.

Elle l’approcha de ses yeux baignés de larmes.

« Adieu ! disait le pauvre chevalier ; deux misérables m’ont volé mon portefeuille où il y avait un million… Sois bien heureuse !… Adieu ! »

— Sois bienheureuse ! répéta la belle Baradère, qui se tordait les mains.

Et involontairement, elle songeait :

— Un million !… il y avait un million dans le portefeuille !

Le consentement de son père ! le bonheur !

Et maintenant Henri était là avec une épée dans la poitrine.

Elle entendit en ce moment un bruit de pas précipités qui traversaient le bosquet derrière elle. — Elle ne se retourna point.

Que lui importait cela ?

Les pas se rapprochaient, cependant. — Un grincement de fer se fit.

Un homme vint tomber à quelques pieds d’elle avec un grand coup de couteau dans la gorge.

Cet homme tenait un portefeuille dans sa main crispée.

— J’ai toujours eu envie d’avoir un million à moi tout seul ! grommela une voix avinée derrière les arbres.

M. le vicomte d’Harmont, autrement dit Moutan, parut dans le crépuscule.

Éléonore ne le connaissait pas.

Mais ce mot : Un million ! semblait être le nœud fatal de toutes ces sanglantes comédies.

Moutan, qui était ivre, s’avança sans voir Éléonore.

Lamalgue, — c’était lui qui avait ce grand coup de couteau dans la gorge, — Lamalgue ne bougeait plus.

Moutan disait :

— Tu m’as gagné le million aux cartes !… mais je te l’ai regagné au couteau !…

Il riait.

Il se baissa vers Lamalgue pour saisir le portefeuille.

À cet instant, Lamalgue se dressa comme si an ressort d’acier se fût détendu en lui.

Il plongea son poignard jusqu’au manche dans le cœur de Moutan et retomba mort.

Ils étaient couchés en croix, l’un sur l’autre, Lamalgue et Moutan. — Le portefeuille gisait à terre.

Éléonore poussa un cri.

Elle avait reconnu le portefeuille de Saulcy-Lagaronnays.


XXXI.

Une demi-heure après, en plein jour, ma foi ! un brancard passa la porte Saint-Denis. Sur le brancard, il y avait un blessé qui commençait à reprendre ses sens.

La belle Éléonore escortait le brancard.

Et comme les gardes de la porte lui demandaient :

— Qui est cet homme ?

Elle répondit :

— C’est mon mari… le gendre de M. de Baradère, qui demeure ici près.

Tout le monde connaissait M. de Baradère.

On conduisit le brancard à la maison du traitant.

Et le traitant demanda comme les gardes de la porte Saint-Denis :

— Qui est cet homme ?

Et comme aux gardes de la porte Saint-Denis, la belle Baradère répondit au traitant :

— C’est mon mari.

En même temps elle ouvrit le portefeuille, et pendant qu’on pansait la blessure de Lagaronnays, elle compta un million sur la table.

Le traitant n’en demandait pas davantage.

Eléonore fut madame de Saulcy-Lagaronnays.

Retourna-t-elle jamais, avant le jour, derrière l’enclos des Filles-Dieu ? L’histoire ne le dit pas.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


XXXII.

Franchissons maintenant la ligne de démarcation tracée par les réverbères de la rue Montmartre, et abordons le Paris occidental.

Nous n’en dirons pas si long sur cette portion de la ville, quoique notre livre y doive trouver par la suite une abondante pâture.

Le Louvre, le Palais-Royal, les Tuileries, appartiennent aux Nuits de Paris.

Nous pénétrerons même dans les mystérieuses ténèbres de ces quartiers qui entourent le Louvre. — Nous dirons les nuits échevelées de l’hôtel d’Angleterre, qui va disparaître, et les nuits sanglantes de la rue du Chantre.

La Tour de Nesle, le Pré-aux-Clercs, tout cela est à nous.


Dans la prairie
Fraîche et fleurie,
Dame jolie
Viendra le soir…


Le soir ! c’est l’heure ou notre récit s’éveille.

Nous trouvons dans ce Paris occidental la gloire des Bourbons, les folles amours du dix-huitième siècle, la grandeur de Napoléon et notre propre histoire à nous, — l’histoire de l’Opéra, de Frascati, du Jockey-club, de Tivoli, de Mabille.

Du haut de Montmartre, à l’heure où nous sommes, on ne voit guère que la place de la Madeleine, la place de la Concorde et l’énorme chaîne de feux qui va de l’Obélisque à l’Arc-de-Triomphe.

Voilà des illuminations !…

Napoléon, empereur, avait encore de ces idées vides, sonores, soufflées qui croissaient en plein champ sous l’ère déclamatoire de notre première République.

On dit qu’il voulait faire de la Madeleine un Temple de la Gloire.

Un Temple de la Gloire, vous entendez ?

Ce que c’est qu’un Temple de la Gloire, je ne sais, mais l’empereur le savait.

Un Temple de la Gloire, c’est le séjour de la victoire.

Telle est la définition que me donna un invalide consulté par moi sur ce sujet important.

Et il ajouta, cet invalide :

— « Le séjour de la victoire, il est le lieu où l’on confie les drapeaux des conquêtes de la valeur ! »

Que voulez-vous de plus ?

Et, à vrai dire, ne serait-il pas très-adroit de donner une destination un peu comique à cette immense maison, qui n’est pas une église, et qui a coûté trop d’argent pour une simple salle de bal.

Voyons ! il est encore temps. Faisons un Temple de la Gloire pour la satisfaction de la valeur !

Les jours consacrés à Mars, on rassemblera là tous ceux qui ont un cœur français et militaire, et l’on racontera, aux sons du tambour, les actions d’éclat qui se sont passées dedans les champs de l’honneur !

Par la même occasion, ne pourrait-on faire un Temple de l’Amour à Notre-Dame-de-Lorette ?

Vrai Dieu ! si j’avais une fille, je ne voudrais pas lui montrer les fresques mignonnes de cette église.

Nos pères, croyez-moi, n’auraient point offert à Dieu ce boudoir impudique.

Les pavés de Notre-Dame, de Saint-Eustache ou de Saint-Sulpice se soulèveraient rien qu’à l’odeur d’eau de Cologne qui se respire entre ces colonnes vernies, — rien qu’à la vue de ces petits tableaux impies qui choquent l’œil et le cœur, au sein de ce demi-jour déshonnête.

Vous n’avez plus été chrétiens, le jour où vous avez mis dans ces hôtels garnis le saint-ciboire et le calice.

Jetez au moins un voile sur ces nudités galantes ! Cachez ce qu’on ne montre pas même à l’Opéra calomnié !

Et l’on ne donnera plus, ô prêtres, le nom de votre sanctuaire déshonoré aux courtisanes juives, vouées à Vénus-Harpagie ! —

Chose singulière ! les organistes de ces paroisses, qui sont des hommes de talent, inspirés par cet irrésistible instinct que la métaphysique appelle l’association des idées, introduisent dans leurs improvisations des motifs de polkas, de valses, de quadrilles connus.

Il ne faut pas dire non ; nous l’avons entendu vingt fois.

Il y en a un qui a fugué la cachucha, et qui s’en vante. Cet organiste n’a fait qu’obéir à la loi mystérieuse des semblables. Malgré lui, et sans y prendre garde, il a traduit l’impression vraie que chacun éprouve dans ces monuments.

Jouer la cachucha dans ces temples de hasard, c’est peut-être une profanation ; mais ce qui est un sacrilège c’est d’y avoir fourvoyé l’hostie !


XXXIII.

Nous prononcions tout à l’heure le nom de Saint-Eustache, la belle et pieuse église fondée sur l’emplacement du temple de Cybèle.

Marchez sous ces voûtes fières ; agenouillez-vous dans ces bas-côtés tout imprégnés de religion, et vous verrez ce que c’est qu’une église catholique !

Par exemple, ne sortez pas par la rue Coquillère, car un brigand d’architecte s’est diverti à placer là un portail nigaud qui semble fait pour un temple calviniste.

Mais vous n’aurez jamais raison des architectes !

Une nuit de l’année 1614, au commencement du règne de Louis XIII, un drame assez bizarre eut pour héros Pierre Dominé, le bedeau de l’église Saint-Eustache.

Ce Pierre Dominé demeurait avec sa fille et un enfant de chœur au coin de la rue des Deux-Écus. Sa fille était jeune et fort jolie. On l’appelait Minette, de la terminaison du nom paternel.

L’enfant de chœur, qui n’était plus un enfant, avait nom Bastien tout court.

Sa voix n’était pas des plus claires et la barbe lui venait au menton, mais il ne voulait point quitter le bedeau de Saint-Eustache, ce pauvre Bastien, parce que Minette avait seize ans.

Il espérait bien, un jour venant, faire de Minette madame Bastien.

Dans la rue des Prouvelles, comme s’intitulait alors notre rue des Prouvaires, maître Antoine Bidault, procureur au Châtelet tenait sa boutique.

C’était, ce maître Antoine Bidault, un hercule de palais. Il mesurait près de six pieds, portait sa souquenille sur des épaules d’athlète et sa toque sur une grosse tête de coquin à poils frisés comme du crin de matelas.

Il avait une assez mauvaise réputation dans le quartier Saint-Honoré. On disait qu’il avait mené a mal plus d’une jeune fille, et lui-même s’en vantait, le sale robin, aux orgies basochiennes de la rue Saint-Jacques-la-Boucherie.

Personne, cependant, n’osait témoigner trop haut contre lui, à cause de sa robe noire et de ses épaules.

Par malheur, ce grand coquin de procureur avisa un jour la gentille Minette, comme elle allait chercher le déjeuner de son père sous les piliers.

Il la trouva mignonne à croquer ; et depuis cet instant, tout en grattant son papier de coquin, il songea aux moyens d’en avoir le cœur net.

Bastien était trop amoureux pour ne pas voir tout ce qui se passait autour de Minette. Dès le premier jour, il avait deviné en frémissant les intentions du grand et gros procureur.

Mais Bastien n’avait pas la bosse des combats. C’était un adolescent paisible. Un véritable enfant de chœur monté en graine.

L’idée ne lui vint même pas d’attendre le damné procureur au coin de la rue des Deux-Écus, et de lui casser sa vilaine tête laineuse d’un coup de trique.

Ce garçon-là manquait d’imagination.

Mais, sarpejeu ! si le vieux Dominé, tout bedeau qu’il était, avait su de quoi il retournait, c’eût été une autre histoire !

Dominé avait été un peu guisard dans sa jeunesse ; il avait aidé à pendre ce parpaillot d’Henri IV (en effigie) au marché à la viande ; il savait manier l’arquebuse aussi bien qu’un soldat du roi.

Bastien se disait toujours :

— J’en préviendrai maître Dominé.

Mais c’était tout.

Quant à Minette, la jolie fille, elle riait au nez du procureur, sans façon et sans malice.

Elle allait son chemin dans la vie, heureuse, simplette, ne connaissant point les soucis.

Une vraie fillette parisienne.

Le petit chaperon rouge, — la veille du jour où le compère le loup le mangea !


XXXIV.

On était à refaire la grand’porte de l’église Saint-Eustache qui donnait sur la rue Trainée. L’église se trouvait momentanément sans clôture, et Dominé, le bedeau, était chargé de faire le guet de nuit, au-dedans de la nef.

On lui avait confié un mousquet pour la circonstance.

Vers une heure après minuit, l’honnête bedeau sommeillait paisiblement au banc des marguilliers, avec son mousquet entre les jambes, lorsque tout à coup il fut réveillé en sursaut par la voix bien connue de Bastien, qui criait lamentablement au-dehors :

— Maître Dominé ! ô maître Dominé ! à l’aide ! à l’aide !

— Et qu’y a-t-il donc, mon neveu ? fit le bedeau en se frottant les yeux.

C’est à peine si Bastion pouvait parler.

Et se laissant choir sur les pierres détachées de la porte :

— Votre fille !… balbutia-t-il ; — votre pauvre fille…

— Eh bien !… est-elle malade ?

— Plût à Dieu !

— Elle est morte ! dit le bedeau qui chancela.

— Elle est enlevée, maître Dominé.

Le bedeau se redressa et répéta d’une voix terrible :

— Enlevée, ma fille !

Puis il brandit son grand mousquet au-dessus de sa tête.

Puis encore il saisit Bastien, plus mort que vif, et le secoua rudement.

— Et tu l’as laissé enlever ! s’écria-t-il ; — ah ! Bastien ! Bastien ! je comptais te la donner pour femme… mais, jour de Dieu ! elle mourra plutôt nonne !

Bastien pleurait.

— Où est-elle ! reprit Dominé ; — en marche ! conduis-moi !

— Où elle est ?… soupira le pauvre enfant de chœur ; — c’est ce grand pécheur de Bidault qui est monté par la fenêtre et qui l’a emportée dans ses couvertures.

Dominé poussa un rugissement.

Tout son sang de vieux ligueur lui montait à la joue.

— L’a-t-il menée chez lui ?

— Non.

— Où l’a-t-il menée ?

— On dit, répliqua le pauvre Bastîen, que maître Antoine a un val d’amour derrière la Belle-Chasse, de l’autre côté du Pré-aux-Clercs.

— Viens ! s’écria Dominé, qui ne lui en laissa pas dire davantage ; — le Pont-Barbier est fermé de nuit… Ils seront forcés de prendre un bac… Satan aura l’âme du procureur, ou je perdrai mon nom !

Bastien se signa.

On laissa l’église ouverte à la garde de Dieu.

Le bedeau et son neveu s’élancèrent dans la rue d’Orléans et gagnèrent les abords de la Seine par la rue des Poulies-Saint-Honoré.

Ils se trouvèrent en face de la tour de Nesle.

Le Pont-Barbier était situé, à peu de chose près, au même endroit que notre Pont-Royal. C’était la route directe pour traverser ce qui restait alors du grand Pré-aux-Clercs et gagner la Belle-Chasse par les derrières de Saint-Joseph.

Du Pont-Neuf au Pont-Barbier, il n’y avait aucun moyen de traverser la Seine, sinon par bateaux.

De quais, pas de trace.

En arrivant sur la berge, comme il faisait grande lune, Dominé et Bastien virent un bateau qui laissait la tour de Nesle à sa gauche et se dirigeait vitement vers la rue des Jacobins Réformés.

Les yeux du bedeau étaient un peu fatigués par l’âge.

— Dis-moi ce que tu vois ! murmura-t-il en serrant le bras de Bastien.

— Je vois, répondit le jeune homme, je vois la grande taille du brigand et la pauvre camisole blanche de Minette.

— Le brigand est-il à droite ou à gauche ?

— À gauche.

— Saurais-tu tirer un coup de mousquet ?

— J’ai gagné le prix à la foire Saint-Médard.

— Eh bien ! dit le bedeau en lui présentant son mousquet, — tue-moi ce coquin de procureur !

Bastien recula épouvanté.

— Et si je tuais Minette ! s’écria-t-il.

Maître Dominé lui tourna le dos.

— Petiot ! tu ne vaux rien et tu ne l’aimes pas ! dit-il entre ses dents.

Il entra dans l’eau pour se rapprocher d’autant. Il mit ses lunettes avec soin. — La lune sortait d’un léger réseau de vapeurs.

Il épaula son mousquet. — Il visa longuement.

Bastien était à genoux sur la berge.

Il pleurait toutes les larmes de ses yeux.

Un éclair jaillit soudainement, et les vieux échos du Louvre prolongèrent dans la nuit la détonation du mousquet.

Le bateau s’en alla à la dérive.

On commença d’entendre les cris de Minette, qui était seule maintenant sur le bateau, avec un cadavre.

La balle de Dominé avait fracassé le gros crâne du procureur amoureux.

Dominé, condamné pour ce fait à la peine de la hart, fut gracié par lettres du roi Louis XIII, qui lui accorda en outre un don de cinq cents livres sur ses menus plaisirs.

Maître Dominé ne voulut jamais donner sa fille au pauvre Bastien, qui se fit moine.


XXXV.

Nous voici arrivés aux limites de ce plan nocturne, tracé dans les ténèbres par les réverbères et les illuminations. — Quelques enjambées à peine séparent le Pont-Barbier des Tuileries, et les Tuileries touchent aux Champs-Élysées.

Jadis les nuits étaient bien sombres dans ces solitudes si brillantes aujourd’hui. À la place de cette guirlande de feux qui jette ses courbes harmonieuses des chevaux de Coustou à l’Arc-de-Triomphe, — guirlande qui se change en rivière de diamants les jours de fête, — il n’y avait pas même un fumeux réverbère.

Rien que l’obscurité !

Dans toute cette large étendue des Champs-Elysées actuels, il n’y avait qu’un pauvre lumignon allumé à la porte d’une maisonnette, sous une petite statue de la Vierge, grillée dans sa niche.

La maisonnette appartenait à Mansard-le-Vieux, inventeur des mansardes et oncle de Hardouin Mansard, qui éleva le dôme des Invalides.

C’était au commencement de l’année 1645.

Mansard, occupé aux travaux du Val-de-Grâce, que faisait construire Anne d’Autriche, n’habitait point sa maison de campagne ; mais, sur son ordre, la madone restait toujours éclairée, et les passants qui revenaient du Roule ou de la Ville-l’Évêque, par la porte de la Conférence, s’étaient accoutumés à appeler le carrefour formé par la voie du Roule et la route de Passy à la porte Saint-Honoré : la Croix-Mansard.

La Croix-Mansard était à trois cents pas du Cours-la-Reine, non loin du rond-point moderne.

Les alentours étaient presque toujours déserts.

Il y avait alors à Paris un maître en fait d’armes, nommé Delapalme, qui était fort à la mode. — Je crois que le jeune roi avait pris de ses leçons.

Toujours est-il que toutes les bonnes lames se vantaient d’avoir pris des almanachs de Delapalme, qui menait assez grand train pour un maître d’armes.

Il avait un certain coup droit, sans feinte ni appel, que personne n’avait jamais pu parer.

C’était, du reste, un fort galant homme, et il n’y avait point de sa faute si tous les autres maîtres en fait d’armes étaient mortellement jaloux de lui.

Ce Delapalme avait perdu sa femme. Il était en train de faire la cour à une jeune bourgeoise du village du Roule qu’il recherchait en mariage.

Les préliminaires étaient arrangés entre les parents de la jeune fille et Delapalme. Le mariage devait avoir lieu sous peu de jours. Il se rendait, en conséquence, chaque soir au village du Roule, afin d’entretenir sa fiancée.

Comme son académie était située rue des Fossés-Saint-Germain-des-Prés, chaque soir aussi, il était forcé de rentrer à Paris par la porte de la Conférence, et de traverser, par suite, tous les terrains où furent plantés depuis les bosquets des Champs-Élysées.

Le 20 janvier de cette année 1645, Delapalme quitta le Roule beaucoup plus tard qu’à l’ordinaire, parce qu’on avait fêté ses accordailles dans la famille de sa promise.

Il était à cheval et revenait au grand trot, vers minuit, lorsque, arrivée devant la Croix-Mansard, sa monture s’abattit sur place en poussant un sourd gémissement.

Elle n’avait ni butté ni bronché. — Un coup de faux lui avait tranché les deux jambes de devant, au jarret.

Delapalme se releva tout étourdi. Il était entouré de six hommes, dont cinq étaient appuyés sur de longues épées nues, tandis que le sixième tenait encore à la main la faux qui avait tranché les jarrets du cheval.

Il ne pouvait les reconnaître, car le lumignon de la madone jetait à peine, dans cette nuit sombre, quelques lueurs incertaines et tremblantes.

Le cheval agonisait dans la boue et perdait tout son sang.

— Holà ! mon pauvre François, dit l’un des six inconnus d’un accent goguenard, — voilà ton bidet en mauvais état, sans mentir.

— Est-ce donc vous, Pierre Couëton ? demanda François Delapalme.

— Oui bien ! c’est moi, mon bon maître, répliqua Pierre Couëton ; — et je vous souhaite à l’occasion une mort chrétienne.

Les cinq autres se mirent à ricaner.

— Que me voulez-vous ? demanda encore Delapalme.

— Rien de mauvais, mon excellent maître… Nous voilà ici une demi-douzaine d’honnêtes compagnons qui avons juré notre foi de Dieu que vous ne coucheriez pas cette nuit dans votre lit.

— Est-ce une bombance que vous me proposez ?

— Oui bien, mon maître : bombance de coups, si vous voulez.

Delapalme n’avait pas d’épée.

Il connaissait la haine de ses confrères contre lui, et Pierre Couëton était un de ses confrères.

Il crut à un assassinat.

— Sainte Vierge, dit-il, protégez-moi !

Et se tournant vers les cinq muets qui l’entouraient, il ajouta :

— Qui que vous soyez, ne me donnerez-vous point le temps de confesser mes péchés à un prêtre ?

Un long éclat de rire accueillit cette parole.

— Tes péchés ! s’écria Pierre Couëton, qui laissa son accent railleur pour donner cours à sa haine jalouse ; — tes péchés, je vais les confesser pour toi… C’est d’abord d’être un vaniteux croquant, puisque tu te vantes de mettre à mort tous les prévôts de la ville de Paris… C’est ensuite, et pour la même raison, d’être un méchant menteur… C’est de gagner les doublons de la cour, quoique tu sois manchot du poignet à l’épaule… C’est…

Mais nous vous faisons grâce du reste des griefs de Pierre Couëton.

Vadius peut être maître d’armes, et Trissotin prévôt de salle.

XXXVI

Suivant les registres de la chambre criminelle, les six hommes qui arrêtèrent François Delapalme à la Croix-Mansard étaient, outre Pierre Couèton, les trois frères Beaurand (Jean, Jean-Michel et Jean-Marie), tous trois prévôts, Cornille Doux, maître juré, et Étienne Lemoine, dit Rondache, enseignant la pointe et l’estramaçon au carrefour du Cherche-Midi.

Delapalme ne se trompait guère, quand il croyait qu’on voulait se défaire de lui séance tenante. Et la manière dont on avait traité son cheval était un menaçant augure.

Mais Delapalme se trompait sur la forme du meurtre.

Les gens qui manient constamment l’épée gardent, en général, un semblant d’honneur.

Pierre Couëton et ses complices prétendaient se battre.

Il est évident qu’un combat de six contre un, même à tour de rôle, est un assassinat.

Ce n’était point l’avis de Pierre Couëton, et, en somme, Delapalme était un si rude jouteur, qu’il pouvait bien avoir un peu raison.

Quand Pierre eut achevé l’acte d’accusation de François Delapalme, il dit à Jean Beaurand :

— Allume les torches.

Jean ouvrit la lanterne de la Vierge et alluma deux torches, faites de chanvre et de poix.

Delapalme put alors reconnaître ses ennemis.

Un rayon d’espoir éclaira son visage.

— Jean Michel, dit encore Couëton, donne-lui une lame à choisir.

Il y avait là cinq épées montées droit comme celles que por taient au combat les gentilshommes mousquetaires du roi. Jean-Michel Beaurand les prit toutes les cinq dans sa main et les présenta à Delapalme.

Celui-ci prit la première venue, et, dès qu’il la tint entre ses doigts, le sang revint à ses joues.

— Oh ! oh ! dit-il en respirant fortement, — merci, mes amis… Dieu vous donne une bonne mort !

Puis il ajouta :

— Vous voilà six braves hommes… Je vous prie, laissez-moi passer mon chemin.

Ce n’était déjà plus une humble prière.

Il essayait son épée contre la terre du chemin.

L’épée était bonne.

Pierre Couëton avait ôté son feutre. Il y avait jeté six petits morceaux de papier roulés. Sur chaque morceau de papier était écrit le nom d’un des maîtres d’armes.

Tout en remuant son feutre, Pierre répondit :

— Non, tune passeras pas ton chemin, François… Il faut que tu décèdes ici pour tout le mal que tu nous as fait !

Delapalme regarda autour de lui pour bien se rendre compte de sa situation.

— Si vous essayez de vous en aller, monsieur François, dit Jean-Michel Beaurand, qui avait été deux ans son prévôt de salle, nous vous piquerons tous à la fois.

— Et si je n’essaie pas de m’en aller ? demanda Delapalme.

— C’est réglé, répondit Pierre Couëton.

En même temps, il présenta son feutre à Jean-Michel, qui tira les six petits morceaux de papier l’un après l’autre.

Le premier nom qui sortit fut justement le sien.

Il connaissait trop bien son ancien patron pour ne pas voir clair en son affaire.

— Vous voyez bien que je n’ai pas triché, dit-il en souriant tristement ; — j’ai deux petits enfants… ne les envoyez pas à l’hôpital !

Le second nom fut celui de Cornille Doux, maître juré.

Le troisième, celui de Jean Beaurand.

Les trois autres vinrent dans cet ordre : Étienne Lemoine, Pierre Couëton, Jean-Marie Beaurand.

Pierre Couëton prit alors la parole.

— Voilà ce qui a été convenu, dit-il ; — les trois premiers y passeront un à un, habit bas, et va comme je te pousse… Si tu les couches là tous les trois, les deux suivants t’attaqueront ensemble… Et le sixième fera ce qu’il voudra, puisque nous ne serons plus là pour lui dire qu’il est un lâche s’il ne croise pas le fer !

Le fait que nous racontons ici est exact de tout point, et nous traduisons presque textuellement le français douteux des procédures.

Pendant que Pierre parlait, Jean-Michel ôta son pourpoint comme un brave garçon.

Il se signa et dit un bout de prière.

Puis il choisit une épée parmi les quatre qui restaient.

François Delapalme ôta aussi son pourpoint.

Il se mit en garde. — Couëton et Doux tinrent les torches.

Ils s’arrangeaient du mieux qu’ils pouvaient pour que la lumière tombât sur Delapalme et laissât Jean-Michel dans l’ombre. Mais il n’y avait pas besoin de tant de façons. À la première passe, Jean-Michel Beaurand ouvrit les deux bras et tomba de côté en criant :

— Dieu me pardonne mes péchés !

Delapalme se pencha sur lui.

— Mon pauvre Jean-Michel, dit-il, — ce n’est pas moi qui l’ai voulu !

— Mes deux enfants ! mes deux enfants ! murmurait le moribond.

— J’aurai soin de tes deux enfants, mon pauvre Jean-Michel.

Le mourant lui serra la main et mit sa face contre terre.

On entendait les cinq survivants qui murmuraient entre eux :

— C’est encore son maudit coup droit !

— À toi, Cornille Doux ! dit Couëton.

Cornille Doux donna sa torche à Jean-Marie Beaurand.

Il savait le jeu de maître François. Il évita de lui livrer le fer et lui porta une botte à fond, de pied ferme.

Maître François para et riposta sans se fendre.

Cornille Doux laissa aller son épée.

— J’ai ce qu’il me faut ! murmura-t-il en tombant, les deux mains sur la poitrine.

— Maître Cornille Doux, c’est vous qui l’avez voulu ! soupira François Dclapalme.

— Allons, Jean ! mon ami Jean ! s’écria Pierre Couëton.

Jean Beaurand était l’aîné des trois frères, et le plus fin tireur de Paris après maître François.

Il tomba en garde à distance, la main gauche sur sa poitrine, comme certains tireurs à l’assaut. — Cette main peut servir de bouclier.

Mais la main de Jean Beaurand fut percée, et sa poitrine aussi, par le fameux coup droit de maître François.

— À nous trois ! s’écria Couëton, qui prit une épée de la main droite et une dague de la main gauche ; — fais comme moi, Étienne.

Étienne fit comme lui.

Jean-Marie Beaurand tenait les deux torches.

François Delapalme était seul contre deux et n’avait point de dague.

De plus, il en était à son quatrième assaut.

Il recula jusqu’à la maison de la Croix-Mansard et s’adossa au mur.

Étienne Lemoine et Couëton se jetèrent sur lui en même temps.

Ils s’étaient concertés. Étienne écarta son épée d’un fort battement, et Couëton, passant, lui donna de sa dague à tour de bras devers la gorge.

Mais la dague de Pierre Couëton fit feu contre les pierres meulières qui composaient le mur de la maisonnette. Et il ne redoubla pas, parce que François Delapalme, qui venait de tomber à genoux, lui lança son épée à hauteur de nombril. — La pointe sortit par les reins.

Ce pauvre François Delapalme s’échauffait à la besogne.

Il se releva, enjambant le corps de Couëton, et comme Étienne Lemoine portait sur son enseigne : maître de pointe et d’estramaçon, il lui fendit la tête d’un revers, après l’avoir piqué en pleine poitrine, pour la montre.

— Ô maître François ! maître François ! s’écria Jean-Marie, ébahi, terrifié, anéanti.

— Ils l’ont voulu, les pauvres compagnons ! dit maître François.

— Oh ! oh ! oh ! poursuivait Jean-Marie, — que Dieu vous bénisse, maître François ! Je me rends à vous et vous servirai jusqu’à la fin de mes jours.

— Prends donc les épées et donne-moi le bras, dit encore François Delapalme, — car je commence à me faire un peu las, n’ayant point la coutume de veiller si tard dans la nuit.


XXXVII.

Il y avait en ce temps-là force voleurs dans Paris et autour de Paris.

Quand on trouva, le lendemain, cinq cadavres et un cheval qui avait les jarrets tranchés, au carrefour de la Croix-Mansard, on cria au voleur.

On cria si haut, que la police s’émut pour tout de bon.


DUEL DE DELAPALME.
NUITS DE PARIS

Une bande de brigands qui se cachait dans les faillis de Passy fut prise, et son chef, Odot-Minoy, condamné à être roué vif, pour le meurtre de cinq prévôts d’armes.

Ce fut alors que maître François Delapalme et Jean-Marie Beaurand vinrent faire leur déclaration, consignée aux registres de la cour.

De cette déclaration nous avons donné copie au lecteur dans les pages qui précèdent.


XXXVIII.

Nous avons laissé bien des choses de côté dans ce rapide aperçu de Paris la nuit.

Les points lumineux sont rares. — Nous avons essayé seulement de décrire, du haut de Montmartre, où nous sommes, les réverbères et les lampions.

Mais les Nuits de Paris descendront dans la ville.

Elles iront des rives de la Seine aux gais Porcherons et à la Nouvelle-France ; elles entreront dans les boudoirs charmants du dix-huitième siècle, là-bas, du côté de la rue Chantereine, après avoir violé le mystère des doux oratoires de la rue du Parc-Royal.

Elles partiront des prairies foulées par les légions de Jules-César, pour arriver à notre asphalte aride.

Elles traverseront dix-neuf siècles tout pleins.

Ce seront les rudes nuits des Francs.

Les nuits des Gaulois vaincus.

Les nuits féeriques de la chevalerie, les nuits d’Yseult, les nuits de Fleur-de-Lys.

Les nuits d’amour et les nuits de bataille.

Les nuits des fantômes dans les plaines hantées de Bicètre.

Les nuits de fête, les nuits d’assassinat.

Des girandoles blanches, des torches rouges.

La foudre parfois, rayant les ténèbres de son paraphe sinistre.

La lune pâle et l’éclatant incendie.

Les sérénades et les guet-apens.

Le chevalier du guet, — les voleurs, — les manteaux couleur de muraille.

Les somnambules et les loups-garoux.

Rosine et Lindor. — Fortebracchio retroussant sa moustache et protégeant la beauté productive de la baronne de Saint-Arthur.

Les salons et le pavé, les tavernes et le balcon de l’Opéra…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .


XXXIX.

Au commencement, Paris était une mer.

Que cela ait eu lieu normalement, pendant une période plus ou moins longue, ou seulement à l’époque du déluge universel, personne ne saurait le dire ; mais le fait certain, c’est que le sol de Paris a été submergé. — On trouve des coquilles pétrifiées au sommet de Montmartre.

Après avoir été une mer, Paris a été une forêt : ceci est encore historiquement incontestable.

Or, il y a une tradition celtique qui dit que toute chose, avant de s’abîmer dans l’éternité, recouvre sa forme primitive.

Cette tradition bien connue, qui se retrouve chez les Arabes, chez les Birmans, chez les Hindous, a fourni plus d’un chapitre aux raisonneurs du Bas-Empire.

Donc, Parisiens, ô nos amis ! prenez garde.

Si vous n’avez pas peur pour vous, prémunissez avec soin vos malheureux enfants.

Paris, demain — ou après, — redeviendra une forêt.

Et soyez certain que ce sera une forêt plus périlleuse que la forêt de Bondy !

Dites-leur, à vos enfants, que s’ils voient jamais des chênes et des hêtres s’élancer à la place de nos maisons ruinées, dites-leur qu’il est certains carrefours qui, surtout, devront être évités.

Les terroirs ont leurs mœurs fatales.

Au lieu où s’éleva le palais de la Bourse, il y aura un fourré de mauvaise renommée. — Dites à vos enfants de serrer leurs goussets quand ils passeront par là.

S’ils peuvent prendre un autre chemin, dites-leur de faire plutôt trois lieues de trop dans les taillis pour éviter ce passage mal fréquenté.

Il y a toujours eu là, il y aura toujours une méchante fée aux doigts crochus qui coupe éternellement les escarcelles.

Dites à vos enfants de craindre les bosquets odorants qui s’élèveront depuis le mont Bréda jusqu’au val de la Boule-Rouge. Les dryades de ces bois attireront encore le voyageur imprudent, et il n’y aura plus, hélas ! d’apothicaires alentour.

Dites-leur de fuir les broussailles de la Sorbonne, repaire de loups galeux et de couleuvres savantes.

Dites-leur d’aborder avec précaution les hautes futaies de l’ancienne représentation nationale, car les dindons sont méchants, une fois rendus à l’état sauvage.

Dites-leur de ne s’engager qu’avec une extrême prudence dans les parages jadis littéraires, car, s’il doit s’y rencontrer beaucoup de perroquets inoffensifs, on y trouvera aussi des scorpions et même des vipères.

Dites-leur de prendre avec eux leurs valets, armés de fusils doubles et de sabres de cavalerie, quand ils affronteront l’ancien passage de l’Opéra à l’heure terrible de la petite bourse.

Mais qu’ils ne s’effrayent pas de ces lions qui se promènent là tout près, ni de ces aigles qui semblent planer au-dessus de la clairiere qui fut la place Vendôme.

Les lions sont en carton ; les aigles sont empaillés.


XL.

Et après que Paris aura été une forêt, — l’Océan viendra, qui noiera tous ces orgueils, toutes ces bassesses sous l’immense niveau de ses eaux.

L’égalité rêvée régnera enfin, puisque tout sera mort.

Dans la mort, l’égalité est nécessaire autant qu’elle est impossible dans la vie.

Il y a ainsi, dans les mers armoricaines, une ville submergée qui s’appelait la ville d’Ys.

Les matelots bretons voient ses monuments à travers l’onde verte de l’Océan.

Les matelots des temps avenir, verront peut-être, à travers le flot transparent, le dôme doré des Invalides ou les tours noires de Notre-Dame.

Et ils diront :

— Ceci était Paris, une ville du temps passé.

Tandis que les académiciens futurs hausseront les épaules en glapissant ces mots :

— Paris n’a jamais existé !


Séparateur

  1. « Personne en France n’a plus le sou maintenant, écrivait la duchesse douairière d’Orléans ; mais je dirai, sauf respect, en bon allemand palatin, qu’ils ont tous des torche-c… » La princesse écrivait naturellement le mot en toutes lettres.