Les Nuits du Père Lachaise/14

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A. Lemerle (2p. 9-28).


Paquerette.


Dès que Paquerette eut terminé le coucher de lady Glenmour, elle rentra dans sa chambre et elle déploya sur une table la lettre destinée à lord Glenmour, son maître, et qu’elle n’avait pas eu le courage de lui remettre.

Elle resta accoudée sur cette lettre jusqu’à ce que les battements de son cœur marquassent toutes les émotions dont elle était graduellement agitée en la regardant. Puis ses lèvres murmurèrent : Je croyais être plus hardie cette fois ; je me suis encore trompée ; et pourtant je m’étais bien dit : Puisqu’il va partir, c’est le moment de ne rien lui cacher. Il emportera avec lui tout mon secret et une partie de ma honte. Le courage m’a manqué ; quand l’aurai-je ?

Paquerette se tut, et, par sa croisée ouverte, elle laissa venir à elle la brise qui souffle entre minuit et le matin.

Le vent était faible, la bougie brûlait malgré l’air qui pénétrait dans la chambre.

Paquerette retira lentement son peigne, et ses cheveux, d’un blond cendré, roulèrent sur ses épaules. Sans quitter son attitude distraite, elle dénouait avec sa main droite sa robe et sa collerette.

La jolie femme de chambre de lady Glenmour avait dix-sept ans ; elle était d’une figure si douce, si intéressante, qu’on la traitait dans la maison avec quelques égards, avec autant de faveur que le comporte l’aristocratie anglaise, fort dure et presque inhumaine à l’endroit des domestiques. Ses yeux, d’un bleu céleste et tranquille, mettaient de la pensée dans les choses les plus indifférentes. Mais la distinction de ses manières, l’honnêteté de sa conduite n’étaient pas absolument le résultat de son heureux naturel ; l’éducation l’avait faite un peu ce qu’elle était.

Paquerette appartenait, les Anglais l’auront déjà deviné, à cette classe si sympathique de jeunes filles, très commune en Angleterre et complètement inconnue en France. C’était la fille d’un de ces pauvres ministres protestants qui ne mesurent pas leurs familles, le nombre de leurs enfants à leur misérable salaire. Elle était la sixième fille d’un ministre d’un modeste village du Lincolnshire. Comme toutes celles de sa classe si intéressante elle avait reçu cette éducation exagérée que ces dignes pères prodiguent à leurs filles, à défaut de bonnes dots. Le charme des veillées paternelles est de leur enseigner les langues anciennes et modernes, les sciences, les beaux-arts ; et quand elles ont appris le grec, le latin, à exécuter, au piano ou sur la harpe, la musique de Handel, de Beethoven, on les accompagne au premier port venu ; on les embrasse, et on leur dit : Va sur le continent, et que le Seigneur t’accompagne !

Pâquerette n’avait pas été tout-à-fait aussi aventurée, mais elle avait aussi reçu cette fatale éducation qui ne sert aux jeunes filles anglaises qu’à se résigner, quand elles tombent, loin de leur patrie, dans le malheur d’une condition difficile, et elles manquent rarement d’y tomber. En Angleterre, elles deviennent… je ne veux pas dire ce qu’elles deviennent ; ailleurs, elles se livrent à l’enseignement de la langue anglaise, qu’elles savent aussi bien que Pope et que Byron.

Paquerette, la gentille servante de lady Glenmour, celle qui chaque jour l’habillait et la déshabillait, celle qui mangeait à l’office, mais sur une table à part, il est vrai, savait le latin, le grec, le français, l’italien et jouait de la harpe dans la perfection. Elle excellait aussi dans l’art, fort estimé en elle par lady Glenmour, de faire des fleurs artificielles. Elle l’enseignait à sa nonchalante maîtresse ou l’employait à embellir ses coiffures de bal et de soirée. À sa place nulle part, cette pauvre Paquerette souffrait partout, mais elle se résignait partout. Dieu aurait pu lui épargner la plus douce, mais la plus cruelle des préoccupations morales, car elle était fort pieuse, l’amour, le profond amour dont elle fut d’abord éblouie, frappée au cœur pour son maître lord Glenmour. Dès ce moment, elle sentit le douloureux mensonge de sa position. Si bas, aimer si haut ! Si simple et si obscure, oser fixer son regard sur cet astre de l’élégance, de la séduction et du bon goût ; elle qui portait les souliers, les gants et les chapeaux de sa maîtresse ! Elle les portait à ravir, sans doute. L’amour dans cette âme simple, mais cultivée, pleine de silence, de timidité, d’effroi et de poésie, devait produire des effets extraordinaires, sans analogie avec les effets du même sentiment chez les autres femmes : chez celles qui aiment par droit de nature et par privilége social.

Paquerette passa, il ne faut pas en douter, par la longue filière de tous les raisonnements qu’on peut supposer avant de savourer son dangereux amour, et surtout avant d’oser concevoir la pensée de l’avouer à celui qui l’inspirait. Des jours et des nuits furent dévorés dans la lutte. Paquerette fut vaincue ; elle se blâma, elle se détesta, elle se condamna au nom de la religion, mais elle ne cessa pas d’aimer lord Glenmour. Il aurait fallu le fuir. Elle ne le pouvait pas. Sa passion s’accrut alors de la continuelle présence de l’objet aimé. À chaque instant elle voyait son visage, elle entendait le son pénétrant de sa voix, elle obéissait, douce chose ! à son commandement. Quel raisonnement eût été assez fort contre une incessante agression ? Elle vivait au milieu de la flamme qui la consumait : comment l’éteindre ? Ainsi, c’est dans elle et non dans lady Glenmour que s’établissait graduellement avec son invincible despotisme la souveraineté du Dangereux, qu’il régnait comme le magnétiseur sur la somnambule. Aucun de ses pouvoirs n’était ni perdu ni égaré. Il pesait sur elle par tous les points de sa riche organisation d’homme, de grand seigneur et à titre de maître. Son esclave, son ombre, elle l’entendait venir avant tout le monde ; elle devinait le départ et le but de sa pensée avant que ses lèvres ne l’eussent exprimée. Que d’amour ! que d’admiration ! quel culte ! Et lord Glenmour n’avait peut-être jamais remarqué de quelle couleur étaient les jolis yeux de Paquerette !

Enfin cette passion toujours active, toujours solitaire et toujours nourrie par elle-même, sans espace, sans liberté, sans distraction, sans air, devint une espèce de folie rêveuse, d’extase, de maladie tendre dans la pauvre Paquerette.

Et si l’on songe qu’elle avait lu les grands poètes, ces éternels amoureux ; les romanciers, ces historiens du cœur ; qu’elle avait trempé son âme dans les mélodies de Beethoven, on croira sans peine au désordre de sa tête. L’appétit disparut ; son sommeil devint une langueur ; ses occupations une rêverie agitée.

Un jour sa main inquiète tomba sur une plume, elle écrivit :


« Mylord,

« J’ai une grâce à vous demander et j’espère l’obtenir de votre bonté. Je suis heureuse chez vous ; vous avez toujours eu pour moi des attentions que je me suis efforcée, il est vrai, de mériter ; mais que sans injustice vous auriez pu me refuser, étant votre servante, à vos gages, à votre discrétion. Vous avez réalisé pour moi, mylord, la sainte bénédiction de mon père, qui me dit en me la donnant : Tu ne seras pas abandonnée de Dieu si de ton côté tu ne l’abandonnes pas. J’ai trouvé dans votre maison le travail facile, le commandement humain, le sommeil pur. Si quelque chose peut égaler votre générosité pour moi, mylord, c’est la bonté de lady Glenmour qui prend exemple sur vous dans tout ce qu’elle fait de bon et de bien.

« Ceux qui sont de votre maison ne m’aiment pas moins, par exemple M. Tancrède et le bon docteur Patrick. Eh bien ! mylord, voici pourtant le service, la faveur particulière, la grâce ardemment espérée que je viens vous demander, après avoir pris les conseils de Dieu dans ma prière et de mon père dans mon cœur, c’est de m’accorder mon congé, de me renvoyer sur-le-champ de chez vous, car je vous aime, mylord, oui, je vous aime.

« Nany Burns. (Paquerette) »


Quand Paquerette eut écrit cette singulière lettre, elle chercha l’occasion de la remettre à lord Glenmour.

Cette occasion se présenta sans peine le jour même qu’elle l’écrivit. Elle et lui se rencontrèrent, comme il arrivait souvent, dans la demi-obscurité de l’escalier qui menait au jardin par les pièces basses, où étaient les cuisines, la serre-chaude et les bains. Elle montait, lord Glenmour descendait. Rien de plus facile que de lui tendre la lettre au point de rencontre. Elle s’arrêta devant lui comme une statue, sans pouvoir dégager sa main de la poche de son tablier.

— Puisque vous voilà, Paquerette, lui dit lord Glenmour, obligez-moi de dire à Tom de mieux vernir mes bottes ; son vernis est vraiment exécrable.

Et lord Glenmour monta, sans attendre, la réponse de Paquerette, qui resta encore deux ou trois minutes à la même place, et ne la quitta que pour se dire, dans le déchirement de son âme, en montant l’escalier : Dire qu’on l’aime à un homme qui vous ordonne de mieux faire vernir ses bottes !

Paquerette jeta sa lettre au feu, et pendant dix jours elle évita de lever les yeux sur lord Glenmour, ce qui eut pour résultat inévitable d’irriter le mal dont elle était consumée. Pendant ces dix jours elle mangea à peine et ne dormit pas deux heures par nuit d’un sommeil continu. Sa jolie tête en devint plus languissante ; mais qui y fit attention ?

— Je lui écrirai une seconde lettre, se dit encore Paquerette, emportée par sa passion ; mais cette fois je la lui donnerai ; oh ! oui, je la lui donnerai.

Elle l’écrivit.

Voici ce que disait sa seconde lettre à lord Glenmour :


« Mylord,

« Je vous avais écrit une lettre hier pour vous prier de me renvoyer de votre maison, et cela parce que je vous aime. Cette lettre, je n’ai pas eu la force de vous la donner, et je l’ai brûlée en rentrant chez moi. J’ai bien fait de la détruire, car je vous demandais une chose insensée, et que j’aurais refusée dès que je l’aurais obtenue. Est-ce que je puis vivre sans vous voir, mylord, vous qui personnifiez en vous toutes les beautés visibles et toutes les beautés idéales, celles de la réalité et celles de la poésie ? Quand on a vaincu la honte de vous aimer, mylord, je trouve que c’est trop de retenue de cacher l’enthousiasme qu’on éprouve en vous voyant. Je suis d’autant plus hardie à m’exprimer sans contrainte que je suis convaincue que vous ne daignerez pas vous occuper un instant de l’amour d’une pauvre servante, et que vous rougiriez de la compromettre parce qu’elle vous aime.

« Mylord, je connais la noblesse de votre caractère ; je vis trop près de vous pour ne pas l’apprécier. Aussi mon amour pour vous, mylord, mon amour combattu avec la même patience et la même fermeté que mon âme mettrait à combattre la pensée d’un crime, cet amour qui tient beaucoup du respect affectueux que j’aurais pour un roi et du pieux effroi qu’on ressent à l’égard de Dieu… Mylord, comme ma vie c’est vous, je vous fais, je dois vous faire la confidence de cet amour qui est ma vie, tous mes instants. Si je vois le jour, je vous aime ; s’il fait nuit, je vous aime ; si je respire, je vous aime ; si je m’éveille, je vous aime ; et je suis, par un effet contraire, chaque objet que vous touchez et que vous voyez.

« Je me l’imagine, du moins, et cette fiction me console de la faiblesse où je me sens de plus en plus tomber sans pouvoir me retenir. Moi, demander de vous quitter, de vous fuir, de ne plus vous voir ! Non, mylord ! voici ce que je désire aujourd’hui avec plus de raison. Vous étant attachée comme je le suis, vous étant dévouée ardemment comme je le suis, je souffre non pas d’être votre domestique, mais d’être payée pour être votre domestique.

« Mylord, épargnez-moi la douleur de penser que lorsque je vous obéis, je ne suis pas assez récompensée, ou bien si vous tenez à me payer, achetez-moi avec cet argent quelque objet que vous aurez choisi pour moi ; non pas un bijou de prix, mon Dieu ! ce qu’on donne à une domestique, un mouchoir à fleurs pour jeter sur mes épaules. Mais surtout ne me renvoyez jamais, jamais ! je deviendrais folle, Mylord, mais folle comme celles qui sont à Bedlam. Que lady Glenmour est heureuse ! Oh ! non, elle n’est pas heureuse, et ce n’est pas ce que j’ai voulu dire, c’est ceci : Que je serais heureuse d’être lady Glenmour ! Pardon, Mylord, d’avoir eu cette pensée. Mais pourquoi m’avez-vous regardée, mylord ; pourquoi vous ai-je vu ? Votre regard ne s’en va plus de mon cœur, et mon cœur vous suit.

« Nany Burns (Paquerette). »


On voit avec quelle effrayante rapidité s’accroissait l’amour profond, patient, incisif de Paquerette pour lord Glenmour, qui ne s’en apercevait pas le moins du monde, quoiqu’elle fût à chaque instant près de lui, soit dans le salon, soit dans son cabinet, soit souvent pour le servir à table.

Cette lettre eut le sort de l’autre ; Paquerette, qui avait eu le projet de la glisser parmi celles qu’elle avait l’habitude de prendre des mains du facteur pour les déposer ensuite sur le secrétaire de lord Glenmour, s’objecta, au moment de l’exécution, que lady Glenmour pourrait la voir la première et la décacheter. Enfin, la lettre, froissée de mille manières par le tremblement des mains, retourna encore à la chambre de Paquerette, où celle-ci, au milieu de larmes versées par le découragement, la déchira en petits morceaux.

Peut-être n’en aurait-elle plus écrit sans la circonstance imprévue qui se rencontra quinze jours plus tard : le départ de lord Glenmour pour l’Angleterre. Dès que Paquerette apprit l’ordre donné au cocher d’aller commander des chevaux de poste, elle perdit la tête ; elle eut un moment de fièvre chaude pendant lequel elle traça un troisième billet. C’est celui qu’elle tenait collé sous le plateau de cristal lorsqu’elle apporta les glaces dans le salon. On a vu qu’elle avait encore manqué de hardiesse cette fois comme les autres, et que lord Glenmour ne s’était aperçu que d’une chose, c’est que la glace avait coulé sur le plateau.

Dans ce billet, Paquerette disait sans transition, sans faire allusion aux deux précédents :


« Mylord,

« Ne partez pas sans moi, car je ne puis pas vivre sans vous. Votre présence m’est nécessaire comme la lumière pour y voir, la prière pour espérer. Songez que je suis pour vous l’enfant qui chérit sa mère, la femme qui adore son mari, l’ami qui ne peut vivre sans l’ami. Mon amour pour vous, Mylord, est si fort, si impérieux, qu’il a acquis en quelques mois la puissance des années, et dans ces derniers jours la force d’un droit. Il vous faudra bien quelqu’un mylord, pour vous servir dans votre voyage et pendant votre séjour à Londres. Je veux vous servir. Pourquoi d’autres que moi vous obéiraient-ils ? Je suis jalouse de tout ce qui n’est pas moi. Mon Dieu ! mon Dieu ! que vous ai-je fait pour aimer ainsi ? Si vous me laissez ici, Mylord, je me trahirai. Je prononcerai à chaque instant votre nom, je serai toujours où vous étiez. Qu’est-ce que cela me fait ? me direz-vous. Oh ! Mylord, vous avez raison, dites-moi cela ; dites-moi : Qu’est-ce que cela me fait ? riez, raillez, moquez-vous de moi ; dites-moi : Paquerette, allons, Paquerette, du feu pour mon cigare, ce tabouret pour mes pieds, cet oreiller pour ma tête, de l’eau pour mes mains ! Humiliez-moi avec intention, mais que je vous voie. Et si je n’accours pas assez vite à vos ordres, maltraitez-moi si vous pouvez maltraiter quelqu’un ; mais vous voir, Mylord, vous entendre ! Tenez ! je pleure, Mylord ! Ayez pitié de moi ! Oh ! emmenez-moi ! emmenez-moi !

« Nany Burns (Paquerette.) »


Cette lettre ne fut pas remise. Lord Glenmour partit, Paquerette resta au château. Elle se livrait sans témoins à sa douleur dans le cabinet de son maître, dont le départ l’affligeait jusqu’aux larmes, quand lady Glenmour l’y avait surprise au milieu de la nuit. C’est ce troisième billet qu’elle relisait en ce moment dans sa chambre avec le regret mortel de ne l’avoir pas donné à lord Glenmour.