Les Nuits du Père Lachaise/20

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A. Lemerle (2p. 145-162).


Encore le chevalier Tancrède.


Depuis l’accident de la pièce d’eau, lady Glenmour sembla perdre graduellement de sa sauvagerie aristocratique. Elle aimait souvent à se rappeler, pour en rire, cette scène qui aurait pu si facilement tourner au tragique. C’était d’ailleurs un prétexte de se moquer doucement de Tancrède et de louer l’énergie de sir Caskil. L’enfant devenait alors boudeur, intraitable, et le jeune homme, sir Archibald Caskil faisait de la modestie. La petite guerre s’allumait entre eux ; elle ne cessait que lorsque lady Glenmour, prenant le bras de l’un et le bras de l’autre, leur disait : « J’ordonne à ma chambre des lords et à ma chambre des communes de me mener faire un tour dans mes États. » Et l’on allait se promener dans les sinueuses allées du parc qui se chargeaient au sommet de feuilles jaunes et cuivrées, cartes de visite de l’hiver.

Comme elle ne comptait pas passer cette saison à la campagne, lady Glenmour dut songer à faire meubler l’appartement que son mari, avant son départ, avait loué dans la rue de Rivoli. C’était une tâche dont elle n’était pas rigoureusement obligée de se charger, mais elle sentait le besoin d’agitation et d’exercice. Un désir nouveau s’éveillait en elle ; elle ne le repoussa pas, ainsi qu’elle l’eût sans doute fait en d’autres temps. D’ailleurs elle avait aussi à commander ses toilettes d’hiver et à rendre quelques visites indispensables. Elle se décida donc à aller souvent à Paris, accompagnée de son cavalier d’honneur, le jeune Tancrède. Quelquefois on s’adjoignait Paquerette, surtout lorsqu’il s’agissait de faire des achats d’étoffes. La maîtresse déférait volontiers à son goût, qui était d’une délicatesse rare. La voiture les menait avec une infatigable ardeur des établissements du boulevard Montmartre, des riches magasins de soieries et de velours pour meubles, à ceux du Petit-Saint-Thomas, dans le faubourg Saint-Germain. Lady Glenmour courait de là chez les ébénistes du faubourg Saint-Antoine, chez les tapissiers de la rue de Cléry ; elle retournait ensuite à Ville-d’Avray, chargée de soieries, de velours, de mérinos et de dentelles.

Le soir, au château, on déployait les beaux tissus achetés dans la journée, on les étalait sur la table pour en causer. Le faux sir Caskil étonnait quelquefois par la grandeur et la magnificence de ses conseils en matières de modes et d’ameublements ; mais à l’instant même, comme repentant d’avoir deviné juste, il lâchait quelque grosse excentricité qui faisait beaucoup rire, et l’on voyait bien, pensait Tancrède, qu’il arrivait en droite ligne du cap de Bonne Espérance.

Ces migrations fréquentes, ces voyages presque quotidiens de lady Glenmour à Paris, rendaient Tancrède le plus heureux des hommes. Convaincu par la lettre de Paquerette de l’indifférence de lady Glenmour pour sir Caskil, lequel, il en convenait aussi, ne tentait aucun effort afin de s’attirer l’attention de lady Glenmour, il s’abandonnait aux plus doux rêves. Il savait également, par cette lettre de la femme de chambre que lady Glenmour aurait voulu aimer quelqu’un pour oublier la froideur de son mari, et lui, Tancrède, qui l’aimait tant ! pourquoi n’en serait-il pas aimé ? mais aimé sans reproche pour lui, sans honte pour personne ; ardemment, mais noblement, en silence, mais avec cette éternelle pureté dont la jeunesse ne se rend pas bien compte et qui est d’autant plus vraie qu’elle est plus indéfinissable. Il avait le secret de cette jeune femme, il avait sa vie, et s’il était assez heureux pour voir renaître ce sourire qui était autrefois l’orgueil et l’admiration d’une cour entière, il serait content ; ce serait son ouvrage ; il n’aurait plus rien à savoir, plus rien à désirer sur la terre. Le front dans le ciel, les pieds sur un tapis de roses, il marchait vers cet adorable but. Dans ses voyages à Paris avec lady Glenmour, il épiait avec la persévérance, l’extase et la crainte du marin qui étudie le ciel, les nuances, les plus rapides nuages de l’âme qui couraient sur le visage de lady Glenmour, et toujours le beau temps paraissait devoir venir : bel âge ! belles erreurs ! Or, un soir qu’ils examinaient comme de coutume les achats de la journée, Tancrède, un peu fier, un peu fat même d’avoir relégué le faux sir Caskil au dernier plan, lui demanda avec ce ton de délicieuse impertinence que prend si souvent la jeunesse :

— Sir Caskil, où passez-vous donc vos journées quand mylady et moi allons ensemble à Paris pour acheter toutes ces belles choses ?

— Je les passe, vous auriez dû le deviner, mon jeune ami, à regretter votre absence et à désirer votre retour.

— Ah ! c’est trop poli de votre part.

— Trop obligeant de la vôtre.

— Mais cependant vous vous occupez ?…

— Beaucoup.

— À lire, à écrire ?

— Non, mon intelligence n’est pas assez forte pour goûter un pareil exercice au-delà de quelques heures et de loin en loin.

— Sans doute ; mais alors, sir Caskil, que faites-vous ?

— De l’exercice ; demandez au docteur Patrick.

— En effet, on m’a dit au château que sir Caskil s’amusait à tailler les arbres.

— Mais oui ; je bêche un peu aussi, je jardine… à la campagne et avec mes goûts !…

Lady Glenmour souriait à tant de simplicité, tout en regardant Paquerette qui lui montrait une jolie branche de fleurs artificielles.

— Mylady, je prends soin de votre propriété.

— On a même vu sir Caskil à la laiterie, dit à son tour Paquerette.

— Vos vaches sont très belles… nous n’en avons pas de plus belles au Cap…

— Vous vous connaissez aussi en bestiaux.

— Un peu, mylady… Nous sommes fermiers là-bas. J’ai visité aussi vos écuries. J’oserai, à cet égard, indiquer quelques changements quand lord Glenmour sera de retour…

— Mais vous n’avez pas besoin d’attendre son retour, répliqua magistralement Tancrède : étant chargé de tout ici, j’écouterai vos indications… vos projets d’amélioration… Vous pouvez me parler comme à lord Glenmour…

— Mais c’est juste… Eh bien ! mon jeune ami, je vous conseillerai alors de faire élever d’un demi-mètre le sol des écuries. Vous y gagnerez à la fois d’avoir un parquet plus sec et des plafonds moins élevés… La santé des chevaux exige cette double amélioration.

— Elle a déjà été faite, dit Tancrède avec une certaine importance.

— Pas suffisamment faite en ce cas, répliqua sir Caskil.

— C’est possible…

— C’est très certain, mon cher monsieur Tancrède.

— Je croirais en effet, intervint le docteur aveugle, que les changements qu’indique avec raison sir Caskil préviendraient certaines indispositions des chevaux…

— Je n’en suis pas tout à fait convaincu, moi… dit Tancrède.

— Comme vous êtes obstiné ce soir ! dit lady Glenmour, en essayant la charmante branche de marguerites et de genêts que composait pour elle l’adroite Paquerette.

— Mais c’est que je crois me connaître en chevaux aussi bien que sir Caskil en bœufs. Chacun son métier.

— Mais mon métier, repartit sir Caskil en plaisantant, n’est ni de conduire ni de vendre des bœufs, et je crois que le vôtre, puisque vous êtes marin, n’est pas non plus de se connaître merveilleusement en chevaux.

— Vous vous trompez, répondit Tancrède, jaloux, comme tout bon Anglais, d’exceller dans l’art de se connaître en chevaux. J’ai quelques notions assez exactes sur l’équitation…

— Élever ou monter les chevaux, ce sont deux choses parfaitement distinctes, s’écria sir Caskil. En équitation, je vous salue mon maître…

— Est-ce que vous ne savez pas monter à cheval ? demanda lady Glenmour à sir Caskil.

— Pardon, mylady, mais assez mal, mais gauchement, comme tout le monde.

Tancrède ramassa avidement le propos.

— C’est très fâcheux pour vous, car ces jours-ci je voulais proposer à mylady une petite cavalcade dans le parc ; vous eussiez été des nôtres, sir Caskil, si…

— J’en serais si vous le vouliez, malgré mon inexpérience hippique.

— C’est que, mylady et moi, nous allons comme la tempête.

— Je ne vous promets pas d’aller tout à fait si vite. Je me bornerai à aller comme le beau temps.

— Vous nous suivrez alors.

— Je vous suivrai, mon ami. C’est déjà assez honorable.

— Ce qui ne vous empêchera pas de tomber quand nous serons à un certain endroit que je vois d’ici.

— Vous voyez déjà d’ici l’endroit où je tomberai ; vous êtes peu encourageant !

— Quel singulier jeune homme vous êtes, Tancrède, votre imagination court encore plus vite que nos chevaux.

— Mais, mylady, sir Caskil m’a jeté l’autre jour dans l’eau, je ne vois pas pourquoi, à cause de vous, il ne se jetterait pas un peu par terre.

— Vous ririez bien !

— Je l’avoue, sir Caskil !

— Hé bien ! je suis bon homme ; non seulement je veux que vous jouissiez du spectacle de ma chute, mais je ne m’oppose pas à ce qu’elle ait des témoins plus nombreux.

— Proposeriez-vous une course sur la pelouse, là, devant le château ?

— Je n’y pensais pas du tout, mais vous m’en donnez l’idée… Cependant, j’y songe, une course m’exposerait beaucoup, elle m’exposerait trop…

— Allons donc ! s’écria Tancrède, qui méditait une victoire, un triomphe, vous ne tomberez pas ; et puis sur le gazon… Vous y consentez, n’est-ce pas, mylady ?… Vous dites oui ! Vivat ! Nous aurons une course ici, c’est arrêté… sur la pelouse… Nous ferons quelques invitations aux châteaux des environs. Nous comptons une dizaine de gentilshommes-riders tout près d’ici. Ils viendront avec leurs chevaux ; nous engagerons des paris. Le vainqueur recevra une coupe d’or de la main de lady Glenmour. Ce sera tout à fait chevaleresque.

— Si mylady accepte, dit sir Caskil.

— Mylady accepte, reprit Tancrède.

— La saison est bien avancée, objecta faiblement lady Glenmour.

— Il fait un temps superbe, profitons-en donc. C’est aujourd’hui jeudi ; courons dimanche ; d’ici là, on fera les préparatifs nécessaires…

— À dimanche, donc, répéta sir Caskil.

— Il est convenu, reprit Tancrède, que nous courrons vous et moi, montés sur des chevaux de lord Glenmour. Vous ferez un choix, ajouta Tancrède, je ferai le mien.

— Un choix parmi tous les chevaux ? demanda le prétendu sir Caskil.

— Parmi tous les chevaux, répondit Tancrède.

— Excepté pourtant Nedji, dit le docteur.

On éclata de rire en entendant exprimer cette exclusion.

— À la pensée de qui pourrait-il venir de monter Nedji ? Autant vaudrait excepter le cheval du diable, et celui de la mort, dit Tancrède.

Tancrède, qui pressentait un prochain triomphe, tendit généreusement la main à sir Caskil en signe d’irrévocable convention. Celui-ci la lui serra avec cordialité ; tout fut dit. Dimanche, les deux concurrents lutteraient de vitesse sous les yeux de lady Glenmour.

— Pauvre garçon ! murmura ironiquement en lui-même le comte de Madoc. S’il savait !… mais il saura.

— J’observe, pensa soucieusement le docteur Patrick, qui n’avait pas perdu une seule syllabe de cet entretien, si indifférent pour tout autre, que sir Caskil a su avec une habileté prodigieuse conduire pas à pas Tancrède à faire ce qu’il voulait, lui sir Archibald Caskil. Quand Tancrède a cru forcer sir Caskil à joûter avec lui d’adresse dans cette prochaine course de chevaux, c’est lui qui a été poussé à proposer la lutte. Pourquoi ce piège ? Je cherche, je ne devine pas… Je me trompe peut-être… Seigneur ! murmura le pieux docteur, bon protestant, même un peu puritain, donnez à mon humble intelligence la clarté que dans votre sagesse vous avez ôtée à mes yeux, afin que j’écarte de cette maison d’innocence et de paix tout ce qui pourrait en altérer le respect et l’honneur.

Cette soirée allait rejoindre les autres ; elle était finie ; on se salua, et chacun regagna son appartement.

Paquerette resta seule au salon. En rangeant les étoffes dépliées, les rubans et les riches écrins de sa belle maîtresse, elle dit :

— C’est étrange, du moins c’est inexplicable pour moi, et voilà pourtant plusieurs jours que cela dure ; faut-il en faire la confidence à mylady ?… Oh ! oui, c’est très-étrange, reprit-elle, chaque fois que lady Glenmour, Tancrède et moi sommes entrés dans un magasin de Paris pour acheter soit une robe, soit un chapeau, soit une parure en diamants, chaque fois une femme ou un jeune homme est entré avec nous ou après nous pour faire exactement la même emplette. Que signifie ce manége ? Ce matin encore, lorsque milady examinait cette belle mantille en point d’Alençon, j’ai aperçu, de l’autre côté du magasin, nous voyant et étant à peine vue, une femme qui en marchandait une semblable. Et quand mylady a payé sa mantille, cette dame a aussi payé la sienne. Ce n’est pas tout : tandis que nous étions chez le bijoutier pour acheter ce collier de perles fines, qui a coûté à lady Glenmour cinq mille francs, un jeune homme qui nous avait suivis est entré, et il a acheté un collier pareil et au même prix.

Ces faits et ces démarches, exactement observés à plusieurs reprises, sont-ils sans cause, sans motif ? Cependant je ne devine pas, je ne comprends pas…

Paquerette resta toute pensive.

Enfin elle se dit, après une espèce d’examen de conscience :

— Là où il n’y a pas de mal, il n’y a rien. La bizarrerie n’est pas un mal.

Je ne dirai rien.

Pendant les deux jours qui séparent le jeudi du dimanche, on écrivit les invitations et l’on prépara ingénieusement l’endroit où aurait lieu la course, en anglais le turf. On éleva l’estrade où seraient assis les juges du camp ; on planta les piquets auxquels s’attache la corde, et l’on choisit dans les écuries de lord Glenmour les chevaux destinés à courir. Le cheval de Tancrède était marqué de gris et de blanc, comme un caprice du marbre, celui de sir Caskil était chocolat ! Quoiqu’ils appartinssent tous les deux à des races incontestablement nobles, le second était d’une forme commune, lourde ; le poil était surtout d’une nuance malheureuse, chocolat ! Rien que le choix d’un pareil cheval indiquait chez sir Caskil un triste sportman. Pour l’imagination, qu’il ne faut pas dédaigner, il était déjà vaincu.