Les Nuits du Père Lachaise/22

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A. Lemerle (2p. 173-192).


La Course.


— Ceux qui ont assisté à Paris aux courses du Champ-de-Mars, continua le chevalier De Profundis, n’ont qu’à réduire les dimensions de ce tableau animé, à l’encadrer entre deux lignes, l’une sévère, formée par le château et ses vastes communs, l’autre par les beaux massifs du parc ; à lui donner pour tapis une pelouse finement herbue et veloutée, et ils auront une image non pas complète, mais assez fidèle, du théâtre où allait se faire la course imaginée par Tancrède dans une ivresse d’ambition et d’amour. Les nombreux amis de lady Glenmour, ses élégants habitués des mercredis et des samedis avaient été invités, et peu manquèrent à l’appel. Pour la commodité générale, les voitures se placèrent sur deux files et formèrent une double haie d’où l’on pouvait voir comme d’une rangée de loges de spectacle. Assise au milieu de quelques dames plus particulièrement de ses amies, lady Glenmour était placée sur l’estrade où trônaient les juges du camp. Celles qui étaient restées dans leurs voitures étalaient, comme si elles eussent été à leurs balcons pour voir passer un cortége, les plus fraîches toilettes, quoique la réunion dût, d’un commun accord, être des plus simples.

La pureté du ciel ce jour-là ménageait à leur visage un fond chaud et harmonieux. Une d’entre elles, facile à remarquer, car elle était seule dans un joli coupé, se cachait derrière son voile. Ses épaules, son buste, son cou penché avec grâce, certaine lumière développée comme une auréole autour de ce qui est beau, accusaient une vitalité ardente et trahissaient favorablement le mystère de l’incognito. Cet incognito n’en était pas un à la rigueur. Si l’on n’entrait pas chez lady Glenmour ce jour-là comme dans un endroit public, ce jour-là du moins il était presque impossible de savoir au juste par qui telle ou telle personne avait été amenée.

Le coupé de la dame au voile noir s’était arrêté en face de l’estrade qu’occupaient lady Glenmour et les juges du camp, conséquemment de l’autre côté de l’arène.

Bientôt la cloche sonna, les visages s’épanouirent, les mouchoirs s’agitèrent et les premières courses eurent lieu. Des chances diverses favorisèrent les cavaliers ; il y eut des mécomptes, il y eut aussi de brillantes réussites, comme il arrive toujours dans ces sortes de tournois ; mais, en somme, tout se serait fort bien passé, jusqu’au moment où auraient paru ceux qui donnaient la fête et pour qui elle se donnait, sans un épisode auquel l’assemblée n’était pas préparée.

Depuis un quart d’heure la vieille comtesse de Boulac disait : — Non monsieur Beaurémy, non ! je ne veux pas que vous couriez, je m’y oppose.

— Mais je laisse bien courir M. Zéphirin, disait madame de Martinier, l’autre vieille comtesse.

Les deux jeunes gens gardaient le silence et attendaient humblement la fin de cette discussion.

Chacun fait ce qui lui plaît, ma chère comtesse, quand M. Beaurémy se sera cassé une jambe, ce n’est pas vous qui la lui remettrez.

— Cependant, ma chère madame de Boulac, vous aviez promis à M. Beaurémy de le laisser courir.

— J’ai promis, c’est vrai… mais la vue du danger me fait changer d’opinion.

Comme c’était, depuis dix minutes, autour de ces deux messieurs de courir, on commençait à perdre patience. On murmurait en ricanant :

— Partiront-ils ? ne partiront-ils pas ?

— Ils partiront !

— Ils ne partiront pas !

— Puisque vous voulez à toute force, s’écria madame de Boulac, me le mettre en capilotade, qu’il parte ! allez ! je ne vous retiens plus, monsieur Beaurémy !

Beaurémy et Zéphirin montèrent à cheval.

— Un mot encore, dit la vieille comtesse de Boulac, qui tenait si précieusement à la conservation physique de son amant ; je ne consens à vous laisser courir qu’à une condition. Sinon, non !…

Cette condition est que vous ne courrez que l’un contre l’autre et que vous irez au petit pas, lentement, sagement ; entendez-vous ?

Il fallut obéir.

Mais dès ce moment la scène devint beaucoup plus plaisante ; les luttes à cheval sont autant que possible, depuis les jeux olympiques, des luttes de vitesse ; celle qui eut lieu entre M. Beaurémy et M. Zéphirin fut, au contraire, un défi de lenteur. C’était à qui des deux cavaliers arriverait le plus tard au but. Qu’on juge si les applaudissements ironiques manquèrent à cette parade.

Sans le vouloir, en se penchant pour rire comme les autres, lady Glenmour fit tomber le bouquet de camélias qu’elle avait posé près d’elle sur la rampe de l’estrade. Les rieurs voulurent voir dans la chute de ce bouquet, l’intention spirituelle, chez lady Glenmour, de couronner ces étranges vainqueurs. On rit plus fort, on applaudit, on trépigna ; on les inonda de bouquets.

C’est alors que madame de Boulac dit en grinçant des dents à madame de Martinier : « La mylady nous devait beaucoup ; elle nous paiera le tout ensemble. »

Elle déchira avec colère un feuillet de son album, et l’envoya secrètement par son domestique à la dame isolée au voile noir ; sur ce feuillet étaient écrits ces mots au crayon : J’accepte votre proposition d’hier ; quand vous voudrez, maintenant.

Par déférence pour le corps auquel il appartenait, Tancrède, qui devait courir avec sir Caskil, parut en costume d’officier de marine. Seulement il avait remplacé le chapeau monté, trop gênant pour une course, par une petite calotte grecque de velours grenat étoilé d’or. Cette tenue plut à toutes les dames qui inclinèrent leurs bouquets devant le jeune et charmant cavalier. Plus d’un vœu sorti d’une bouche rose s’éleva pour lui. Du haut de l’estrade, lady Glenmour se pencha et laissa descendre lentement un sourire sur le front un peu pâle de Tancrède. Tancrède lui rendit ce signe d’affectueuse attention en portant, peut-être involontairement, sa main à son cou, où était noué le crêpe noir.

On n’attendait plus maintenant que sir Archibald Caskil. Est-ce à cause de lui qu’on se tourne du côté du château avec un si grand empressement ? que se passait-il de ce côté ? On sut bientôt la cause de cette distraction générale. La foule s’ouvrit sur un point, et l’on vit alors paraître le domestique indien conduisant un cheval (si conduire est le mot), qui le secouait comme un chat en colère secoue et ballotte une souris, et le jetait de côté à chaque pas. Ce cheval, c’était Nedji, le terrible, le fulgurant, l’indomptable Nedji. Il piaffait, il ondulait, il écumait. Chacun se demandait avec curiosité ce qu’on comptait en faire et pourquoi on l’amenait là. Sir Archibald Caskil se montra. L’effet qu’il produisit, surtout chez les femmes, par la précision de son costume, est difficile à dire. Les femmes, même les plus réservées, les plus chastes de pensées, ont un confessionnal dans l’âme, où elles rapportent des admirations étouffées, des joies brutales, des contemplations délirantes, dont leur visage ne se doute pas, leurs maris encore moins. Une veste de velours noir bleu glacé, d’une finesse charmante, se collait aux épaules et à la taille de sir Caskil, ou du comte de Madoc, comme on voudra. Il était en culotte de daim, botté avec des bottes molles, montant un peu au-dessus du genou. On vit alors quelle puissance, et, quelle agilité résidaient dans ces muscles, dans ces formes moulées sur les chefs-d’œuvre antiques. Ce n’était pas la beauté fade du danseur, c’était celle du beau muletier andaloux. Lady Glenmour fut la seule qui eut l’air de ne pas l’avoir remarqué.

— Mon ami, dit-il à Tancrède, j’ai une triste nouvelle à vous apprendre.

— Quelle est cette nouvelle ?

— Mon cheval chocolat est mort.

— Mort !… Et sur quel cheval allez-vous courir ?

— Sur Nedji.

Nedji ?

— Oui, et je viens vous prier de me le laisser monter.

À cette demande, la figure de Tancrède et celle des personnes qui l’entouraient prirent une expression si extraordinaire de moquerie, que de tous côtés on voulut savoir la cause de cette hilarité. Quand on la connut, on la partagea. De pareils chevaux, disait-on, ne se montent pas plus que les tigres et les lionnes.

— Non, je ne vous le permets pas, dit Tancrède, car il n’y a que Dieu qui permette l’impossible.

— C’est mon affaire.

— En vérité, sir Caskil, je crois que vous n’insistez ainsi que parce que vous êtes sûr que je ne le permettrai jamais.

— Il n’y a que les hommes sans courage qui osent, reprit sir Caskil, faire des propositions trop hardies pour être acceptées. Choisissez, j’ai ou je n’ai pas de courage ?

Comme lady Glenmour dominait cette scène du haut de l’estrade, elle ne perdait pas un mot du propos qu’échangeaient Tancrède et sir Caskil.

— Vous avez déjà trop hésité à répondre, reprit vivement sir Caskil. Je vous renvoie le reproche, et vous le méritez.

— Moi, sans courage ?

— Comme il vous plaira, répondit sir Caskil en posant la pointe vigoureuse de son pied dans l’étrier et en montant lestement sur Nedji, qui fléchissait, pour la première fois, sa croupe onduleuse sous l’étreinte de l’homme.

Indigné, effarouché, colère de tant d’audace, le cheval africain baisse les naseaux jusqu’à terre, laisse traîner sa crinière dans l’écume de sa bouche et dans le sable de l’arène et attire sur son poitrail plein de hennissements le téméraire cavalier. Le second bond de Nedji fut le redressement effrayant et subit de son corps sur ses jambes de derrière, suivi d’un écart horizontal qui fit pousser un cri de terreur à tous les spectateurs de cette scène, dont les grandes batailles de Lebrun seules peuvent donner une idée. Ce terrible cheval, tout frémissement et tout écume, tout nerf et tout crinière, cherchait à se venger en se ramassant, en se raccourcissant, en se faisant serpent, tigre, panthère. À son cri on l’eût dit à la fois, battu, outragé et blessé à mort !

Sir Caskil faisait corps avec le cheval ; il était calme, attentif et puissant.

Il se tourna pour saluer avec son gant lady Glenmour et dire à Tancrède :

— À vos ordres, Monsieur ; nous partirons quand vous voudrez.

— Monsieur, répondit Tancrède, en plaçant son cheval en travers de celui de sir Caskil, vous ne courrez pas sur ce cheval ou nous le monterons tous les deux.

— Ensemble ? Les deux fils Aymon ?

— Non, monsieur, nous le monterons l’un après l’autre : vous voyez le banc que par mon ordre ces deux domestiques placent au milieu de l’arène.

— Je le vois. Il a au moins quatre pieds de haut.

— Il en a six.

— Ensuite ?

— Celui de nous deux qui le franchira, monté sur Nedji, aura gagné.

— Et celui, qui ne le franchira pas, demanda avec quelque émotion sir Caskil !

— Celui-là sera tué, répondit Tancrède.

— Il aura toujours gagné quelque chose, ajouta Caskil. Mon ami, se hâta-t-il encore de dire : Je crois que nous serons tués tous les deux.

— Voyez-vous comme la mylady est pâle ? dit madame de Boulac à madame de Martinier.

— Pâle comme son bouquet de camélias, répliqua celle-ci.

— Que se passe-t-il donc là-bas ?

— C’est que son Tancrède, ne le voyez-vous pas, va courir.

— Et je vous le demandais !

— Vous m’accorderez l’honneur de partir le premier, dit sir Caskil, puisque me voilà à cheval.

— Soit ! dit Tancrède. À vous !

La cloche sonna.

Le comte de Madoc lança Nedji, qui courut avec une rapidité épouvantable jusqu’à vingt pas du terrible madrier placé devant ses yeux sanglants.

Une seule personne n’était pas occupée à suivre du regard cette effrayante témérité ; c’était la dame au voile noir. Ses yeux ne perdaient pas un geste, un mouvement, une impression de lady Glenmour ; elle ne voyait qu’elle, elle seule.

Mais quelle était cette femme, interrompit le marquis de Saint-Luc ?

— C’était Mousseline, autrefois la maîtresse du major de Morghen, aujourd’hui la maîtresse du comte de Madoc, répondit le chevalier De Profundis, qui reprit immédiatement :

À trente pas du banc de chêne, Nedji recula avec la même fougue et la même vélocité jusqu’au point d’où il était parti. Arrivé là le comte de Madoc entendit une voix étouffée par un mouchoir et un bouquet qui disait : « Assez ! mon Dieu, assez ! »

Un second éclair emporta Nedji qui, cette fois, arrivé devant le madrier, s’allongea comme un hippogriffe et le franchit. Ses quatre pieds s’enfoncèrent ensuite dans le gazon, et le noble animal, honteux et fier d’avoir sauvé son ennemi, mais un ennemi brave, resta frémissant à la même place. Au bruit des applaudissements sir Caskil prit Nedji par le cou et le baisa au sommet de la tête. Puis il fit le tour de l’arène en saluant les dames. Quand il passa près de la dame au voile noir, celle-ci lui dit : « J’ai mon affaire. »

— Très bien, lui dit le comte.

— Mousseline ajouta : Encore une vertu au sac. Je vous expliquerai, ou mieux encore, Mousseline vous expliquera elle-même plus tard, dit le chevalier De Profundis au marquis de Saint-Luc, ce qu’elle voulait dire par : Encore une vertu au sac.

Après quelques minutes de repos laissées à Nedji, Tancrède se disposa à son tour à tenter l’épreuve dont venait de sortir si fièrement sir Caskil. Il posa la main sur la crinière encore chaude du cheval et s’élança sur lui avec une promptitude qui fit bien augurer.

Mais soit qu’il fût trop sûr de lui-même après avoir vu triompher son adversaire, soit que Nedji sentît, avec l’admirable instinct donné aux animaux, qu’il n’avait plus son maître, son dominateur en croupe, il résulta un manque d’accord entre le cavalier et sa monture. Les deux volontés se tiraillaient horriblement, et Tancrède, pendant plus d’une demi-heure d’efforts, ne gagna pas six mètres en ligne directe entre lui et l’obstacle à franchir. Fatigué à l’excès et honteux de cette trop longue résistance, il eut recours, moyen dangereux, perfide avec un cheval comme celui qu’il montait, à la ressource des éperons, dont ne s’était pas servi sir Caskil. Et loin d’en user avec la prudence convenable, d’en chatouiller à peine la peau de l’animal, il les enfonça dans les chairs. Alors l’aspect de la lutte fut effrayant. Nedji, à qui le supplice et l’outrage de l’éperon étaient inconnus, partit ventre à terre, et comme s’il eût eu du vitriol en ébullition dans les veines, dans la direction du madrier, qu’il atteignit presqu’au même instant. Mais comme s’il eût voulu se suicider à cause de l’affront de ce châtiment, il s’aplatit, au lieu de se relever, devant la poutre transversale, et il alla, fou, aveugle, exaspéré, donner en pleine tête, avec la violence du boulet, dans l’épaisseur du bois. Le cheval tomba raide mort d’un côté, Tancrède de l’autre.

Lady Glenmour, descendue de l’estrade, fut la première à courir, à se précipiter sur Tancrède, qui ne donnait plus aucun signe de vie. Elle le souleva dans ses bras, et s’asseyant sur l’herbe, elle posa la tête flottante du pauvre jeune homme sur ses genoux.

— Mon Dieu ! il est mort ! s’écriait-elle. Du secours ! Il est peut-être encore temps ! Du secours ! Mais du secours ! Le docteur Patrick, où est le docteur Patrick ?

Pendant ce temps, les gens s’en allaient en foule : la fête était finie ; et eux, de bonne foi, n’étaient pas venus pour se lamenter.

Amené par Paquerette, le docteur Patrick arriva enfin.

— Venez, docteur ! venez vite ! s’écria lady Glenmour. Tancrède s’est tué. Voyez !

— Vous vous trompez, mylady, répondit le docteur en s’agenouillant pour visiter le corps de Tancrède : on l’a tué !

Il tâta rapidement Tancrède au cœur, au front, au poignet ; puis il dit… il ne dit rien.