Les Nuits du Père Lachaise/27

La bibliothèque libre.
A. Lemerle (2p. 225-252).


La dame de cœur.


La marquise et Mousseline se mirent sur leur séant, et la première lut, mais avec d’horribles difficultés.

« Madame la marquise de Brukenbach. »

— Comment dis-tu ?

— De Brukenbach.

— Voilà une atroce plaisanterie !

— Il y a erreur, ma chère, puisque je m’appelle Miroflay du nom de famille.

— Grande erreur ! somptueuse erreur ! Mais poursuis ; ne ris donc pas ainsi, Marquise !

— Je poursuis.

« Madame la marquise de Brukenbach.

« Le fils de mon ami, Monsieur le baron de Morghen, se rend à Paris pour y achever son éducation morale, littéraire et politique. »

D’un même mouvement, les deux jeunes filles coulèrent leurs têtes sous le drap pour ne pas faire entendre l’explosion de leur rire au jeune major, qui était dans la pièce à côté.

Puis encore tout émues de cette hilarité étouffée, elles reprirent la lecture de la lettre.

La marquise lut à demi-voix :

« À qui mieux que vous, madame, le recommander ? Vos vertus, votre esprit d’ordre, votre connaissance du grand monde le garantiront des dangereuses intimités qu’il pourrait contracter à Paris. »

— Ne ris donc pas ; va toujours, folle !

« Noble, généreux et riche, il ne lui manque, pour être un homme accompli, que le vernis brillant de Paris, et il l’obtiendra, grâce à vous, madame la marquise de Brukenbach, si vous daignez, comme je l’espère, prendre quelque intérêt au fils de mon meilleur ami, Monsieur le baron de Morghen. Vous en dire davantage ce serait mettre en doute votre vieille amitié pour moi, et je ne le dois pas.

« Votre obéissant et fidèle serviteur,
« Prince de Mulnitz. »


— Eh bien ! qu’en dis-tu, Mousseline ?

— Je dis ce que tu penses, qu’il faut profiter de l’erreur.

— Il y a donc erreur ?

— Ô adorable coquine ! s’écria Mousseline. Mais relis donc cette adresse !

— En effet. Je ne lis que : À madame la marquise. Le reste est oublié.

— Comment a-t-on pu commettre un pareil oubli ? Peu nous importe !

— Ainsi, c’est entendu, nous gardons l’étranger… Ne le laissons pas partir… Qu’on ferme les barrières de Paris. Il est Allemand, il est blond, il est baron, donc il est riche !

— C’est mon avis aussi, Mousseline ; mais je te ferai observer que c’est à moi qu’il est adressé ; à moi seule.

— Ah ! tu me fais observer cela ! s’écria tout à coup Mousseline, dont les cheveux devinrent à l’instant même les serpents des furies. Eh bien ! merci… chère amie ! Ce qui veut dire que tu l’accapares, que tu l’absorbes.

— Non ! mais… tu comprends…

— Je te reconnais là, bon petit cœur… Quand j’ai, tu as ; quand tu as, je n’ai rien… Tiens ! je ne qualifierai pas ta conduite… Marquise !

— Tu m’insultes ! ah ! tu m’insultes !

— J’ai envie de t’étrangler… Faut-il ?

Les mains crispées de Mousseline effleuraient le cou de la Marquise.

— Ne touche pas, Mousseline !

— Attrape ! va te le faire bénir.

— Un soufflet ! Tu m’as donné un soufflet !!

— En voici un autre ! As-tu ton compte ?

— Au mien, maintenant, dit à son tour la marquise.

Des soufflets les deux jeunes femmes couchées passèrent aux coups de pied, et ils étaient aussitôt donnés que rendus, on le conçoit, dans la pose horizontale qu’elles occupaient l’une et l’autre. Elles se mordirent profondément comme deux tigresses du Bengale.

Ce qu’il y a de singulier dans cette bataille, c’est que, sachant toutes les deux que l’étranger blond pouvait les entendre, elles se souffletaient, se mordaient, se déchiraient, se pinçaient jusqu’au bleu, sans faire le moindre bruit. Elles hurlaient en dedans. C’étaient des panthères enragées et muettes.

— Assez ! dit la Marquise la première ; j’ai tort : maintenant il n’en coûte rien à mon honneur de l’avouer. Oui, j’ai tort. Cette nuit tu n’as pas été plus heureuse que moi à l’écarté. Tu mérites des égards et quelques considérations. Ta main ?

— La voilà, dit Mousseline.

— Ce n’est pas assez : embrassons-nous.

Les deux jeunes femmes, encore rayées de leurs sanglantes égratignures, se jetèrent dans les bras l’une de l’autre avec autant de cordialité qu’elles venaient de mettre de l’acharnement et un bonheur féroce à se déchirer à coups d’ongles et de dents.

— Écoute-moi donc, Mousseline.

— Parle, Marquise.

— Te céder sans condition cet homme du Nord, ce jeune et intéressant Germain, serait chose blessante pour ta délicatesse…

— Marquise, où veux-tu donc en venir ?

— Que les cartes réparent le tort des cartes à ton égard. Je te joue l’étranger à la dame de cœur.

Mousseline, à cette proposition, s’élança au travers du lit en développant son torse de syrène, allongea un bras blanc, potelé et rose, et alla saisir sur une table de nuit un jeu de cartes. — Ça me va ? Et si je gagne ?

— Si te gagnes, Mousseline, je m’exécute ; je te présente l’étranger, puisque c’est à moi qu’il est recommandé, et tu en feras ensuite ce que tu voudras.

Ce pacte fait, la marquise mêla vivement les cartes. Un silence grave, suprême, avait succédé à cet échange de condition entre les deux jeunes femmes. Le désir enflait les veines de leur cou, soulevait l’arcade mouvante de leur poitrine à peine voilée par la batiste de la nuit et la dentelle des rêves. Leur âme folle et capricieuse montait et descendait de leur cœur à leurs yeux, ceux de la marquise, bleus et faux comme l’émail ; ceux de Mousseline, noirs comme ses noirs cheveux ; leurs lèvres, les ailes transparentes de leur nez palpitaient ; elles avaient fortement entrecroisé leurs jambes ainsi que deux lutteurs antiques, et comme fait de nouveau leurs ongles pour cet autre combat singulier.

On n’entendait plus sous les rideaux de l’alcôve que le frôlement des cartes.

Le jeune major de Morghen attendait toujours une réponse.

La marquise nommait tout bas une carte, Mousseline nommait tout bas la suivante.

— Sept de pique ! disait la marquise.

— Huit de trèfle ! murmura Mousseline.

— Valet de pique !

— Neuf de carreau !

— Roi de cœur !

— Dame de cœur ! s’écria Mousseline. J’ai gagné ! Il est à moi ! ajouta-t-elle en jetant les cartes en l’air ; il est à moi !

— Comme la France est au roi, répliqua la Marquise, qui sonna aussitôt.

Le groom reparut.

— Fais entrer ce monsieur blond.

C’est de cette manière que le jeune major de Morghen, à l’occasion d’une lettre de recommandation dont la suscription avait été mal mise, connut à Paris la fameuse Mousseline, bien moins fameuse cependant alors qu’aujourd’hui ; car, ne l’oubliez pas, elle commençait et quand vous la retrouverez avec le comte de Madoc, elle aura déjà fait le voyage de Londres, vingt autres voyages encore, et elle aura des rentes sur le grand-livre.

Il s’écoula plus d’un mois avant que le jeune major s’aperçût de l’erreur, charmante erreur, s’avoua-t-il, qui lui valait la fréquentation d’une femme comme il n’en avait jamais rencontré dans les trois capitales où il avait résidé pour orner son éducation.

À la vérité, Mousseline ne lui paraissait pas très forte sur la morale, la politique et la littérature, mais en elle que d’esprit, de jet, de vivacité, de souplesse ! Quelle fécondité de réparties ! Ce gaz français qui brûle sans jamais se consumer courait dans ses veines, pétillait dans ses yeux.

Dans sa société, le major de Morghen apprit à vivre comme on vit à Paris quand on veut y faire quelque figure.

Il eut un logement coquet et riche, un mobilier au type de chaque époque pour ses appartements. La pièce d’attente était gothique ; la salle à manger, Louis XIII ; le salon, plus sévère, était meublé dans le goût du temps de Louis XIV ; sa bibliothèque rappelait le style contourné et capricieux du dix-huitième siècle, et son boudoir laque et or était tout à fait Du Barry.

Le major se crut tout de suite à la mode, et il ne fut d’abord que ridicule, comme la plupart des étrangers qui viennent briller à Paris et qui ne savent pas que le velouté parisien ne s’acquiert qu’à force d’art ; art immense, minutieux, que ne possèdent à vrai dire que les petits-fils des marquises et des comtesses de l’ancien régime.

Mais comme le major de Morghen était bon, simple, naïf, généreux, la jeunesse des salons l’accueillait avec une espèce de fraternité moins rare qu’on ne pense parmi ces jeunes gens blasés : il plaisait surtout par la gravité et la profondeur qu’il mettait dans le plaisir ; il traitait le plaisir comme une étude, comme il aurait étudié le sanscrit ; il ne faisait rien à demi ni légèrement. À force d’être curieux, il finit par se faire accepter ; mais, pour être fort, il s’exagéra.

Personne ne tenait table aussi long-temps que lui, personne ne buvait autant que lui, personne ne poussa le scepticisme aussi loin que lui quand on le plaça sur le terrain où les philosophes de la restauration firent la guerre aux idées religieuses. Et pourtant il était Allemand.

Quelle bonne école que la maison de Mousseline !

Chez elle on démolissait tout à coup d’esprit : la science, la politique, la morale, la vertu, la poésie. On s’y tuait le cœur, l’estomac, la raison, et puis, entre deux vins, on allait jouer chez Frascati.

C’est chez elle que fut parodié le fameux mot de Leibnitz. On y disait : un peu de philosophie éloigne du vin de Champagne ; beaucoup de philosophie y ramène.

Quand le jeune major gagnait, il versait le gain dans les mains de Mousseline ; s’il perdait, il allait se consoler avec elle et bien d’autres au Rocher de Cancale, où il jouait encore.

Le lendemain il se levait à midi, allait déjeuner au Café Anglais d’où il se rendait régulièrement un jour à la salle d’armes, le jour suivant au tir. Il acquit une adresse incroyable au pistolet ; il devint même d’une adresse ridicule. Il touchait toujours le but si petit qu’il fût. C’étaient des épargnes pour les mauvais jours.

On voit que notre Allemand se formait de plus en plus ; il se perfectionnait le cœur et la main.

Quand il se trouvait à sec, il écrivait à son père, le brave baron, qui commençait à s’étonner pourtant que les livres coûtassent si cher en France, car il supposait dans sa naïveté teutonique que son fils dépensait tout son argent en achats de livres.

Le baron envoyait aussitôt de nouveaux ordres à son banquier à Paris et le major puisait comme auparavant.

Des joueurs honnêtes, le major descendit aux joueurs douteux, de ceux-ci aux grecs, sorte de joueurs très habiles à corriger les erreurs du sort, et ceux-ci non-seulement le dépouillèrent sans pitié, mais ils lui firent souscrire beaucoup de lettres de change.

Le grec, pour le dire en passant, est partout ; il y a le grec marquis, le grec de passage, le grec ancien colonel, le grec homme de lettres, le grec anglais ; il est peu probable seulement qu’il y ait des grecs Grecs.

Et plus le major devenait joueur, plus il devenait dupe, homme de restaurant et plus il devenait épris de Mousseline. Tels sont les marins : ils aiment la mer pour ses tempêtes. C’est une fascination.

— Écrivez donc à votre père, ne cessait de lui dire Mousseline. À quoi ça lui sert d’être votre père s’il ne vous envoie pas de l’argent ? Et le jeune major écrivait quoiqu’il sentît de loin en loin, au fond de la conscience, combien sa conduite était peu digne envers son père. Mais à Paris a-t-on le temps de réfléchir sur les conséquences d’une mauvaise action ? On s’aperçoit à peine qu’on change de société ; qu’on passe des jeunes gens légers aux filous, des filous aux galériens.

Le major n’avait pas parcouru toutes les marches de l’échelle, mais il occupait l’échelle ; un beau jour il reçut cette réponse de son père, à qui il avait demandé de l’argent pour la cinquantième ou pour la centième fois. « Vous ayez fait de la peine à votre père. »

Ces paroles étaient fort simples, mais le major de Morghen, quoique abruti par les excès de tout genre, en comprit parfaitement le sens terrible et la portée. Quand un homme du caractère auguste du baron disait cela à son fils, c’est comme s’il lui eût dit : Je vous maudis !

Dès ce moment, en effet, toute correspondance cessa entre le père et le fils. Le major, pour satisfaire les caprices de Mousseline, fut obligé de vivre sur le crédit qu’obtiennent toujours à Paris ceux qui ont beaucoup dépensé.

Mais Mousseline, très forte sur l’instabilité des choses humaines, ne se dissimula pas la prochaine décadence du major. Il n’a plus d’argent, c’est vrai, mais il peut faire des dettes, beaucoup de dettes encore, se dit-elle. C’est même le bon moment pour en faire. Elle l’en accabla.

Elle se fit acheter une maison de campagne à Sceaux, elle l’obligea à répondre pour la Marquise qui devait trente mille francs à un usurier, enfin elle en fit une machine à signer des lettres de change. Son père le tirera du guêpier, se disait-elle ; il ne voudra pas le laisser pourrir dans la prison pour dettes.

Le baron était peu connu de Mousseline, qui, sous le charme de cet espoir assez mal fondé, plaisantait ainsi du vieillard allemand avec son fils, le major de Morghen. Quel âge a donc le cher papa ? Est-il sujet à la goutte remontée ? N’a-t-il jamais ressenti des symptômes d’apoplexie ?

Mais le moment étant venu pour le major de se cacher ou de se voir un beau matin appréhendé au corps par les gardes du commerce, Mousseline devint froide pour lui ; elle admit peu à peu d’autres intimités qui le désespérèrent, car l’amour du major suivit les progressions de sa misère. Il lui fit des remontrances, puis des reproches, puis il eut des emportements ; mais obligé d’éviter la prison pour dettes, il fut aussi obligé de ralentir ses visites chez Mousseline, qui avait prévu ce résultat.

Un instant elle crut s’être tout à fait débarrassée de lui. Depuis deux mois, il n’était venu faire aucune scène de violence chez elle. Son roman avec le jeune de Morghen lui sembla complètement fini.

Mais le jeune major aimait Mousseline plus que jamais ; il l’aimait au moins autant pour ses vices brillants et pour ses dilapidations que pour sa beauté vraiment fort remarquable, quoique tachée, aux yeux de l’observateur, de mille signes de cruauté. Il ne pouvait plus vivre sans elle ; il traînait sa chaîne partout.

— La voir ! la voir ! criait-il pendant ses jours d’accablante oisiveté, dans ses nuits d’insomnie. La voir ! dussé-je être arrêté par tous les gardes du commerce de Paris, dussé-je être conduit à l’échafaud en sortant de chez elle !

Un jour il n’eut pas la force de résister à la persécution de ses désirs ; il se rendit chez elle. Il sonne, le domestique lui dit d’attendre. C’est à peine s’il peut se conformer à cette injonction. Lui, attendre ! Le domestique revient et lui dit que sa maîtresse n’est pas visible. — Vraiment ! réplique le major en repoussant le domestique ; on est toujours visible pour les gens dans les meubles desquels on est, sache cela, mon ami, et fais-le savoir aux autres.

Ces paroles sont entendues du boudoir dont Mousseline a interdit l’entrée au major. Celui-ci s’avance ensuite hardiment, soulève la portière abaissée devant la porte du boudoir ; mais là il est arrêté par un jeune homme presque aussi blond que lui, aux petites moustaches, d’un air doux, mais ferme cependant, de taille moyenne, mis fort élégamment, et qui lui dit :

— Monsieur le major, je suis chargé de faire respecter la consigne.

— Vous, monsieur de Plenef ?

— Moi-même, monsieur de Morghen.

— Et par qui en êtes-vous chargé ?

— Par madame, répond le jeune comte de Plenef, en montrant Mousseline assise sur un divan.

— Et vous êtes décidé, monsieur le comte, à la faire respecter jusqu’au bout, cette consigne ?

— En douter, ce serait me faire injure.

— Très-bien ! monsieur le comte, dit le major en s’adossant contre un des montants de la porte, tandis que le jeune comte russe s’adossa contre l’autre montant. Très-bien ! Croyez-vous, reprit le major en conservant son attitude, croyez-vous avec saint Thomas que nous allions dans le sein de Dieu quand nous quittons la terre ?

La question était d’une belle étrangeté en un pareil moment : le nouveau protecteur de Mousseline ne s’en effaroucha pas.

— Ma foi, je n’y ai jamais pensé, monsieur le major.

Et le major reprit.

— Peut-être êtes-vous du sentiment de saint Augustin sur l’état de l’âme après la mort ?

— Je n’ai pas plus lu saint Augustin que saint Thomas.

— Mais vous avez infailliblement entendu parler de Spinosa et des naturalistes ; êtes-vous de leur avis ? Pensez-vous qu’en mourant nous nous répandions dans la nature d’où nous nous sommes dégagés un instant ?

— Spinosa, monsieur le major, ne m’est guère plus familier que bien d’autres philosophes.

— Vous connaissez à coup sûr du moins le paradis de Mahomet ? Croyez-vous que nous soyons appelés à en jouir en passant de ce monde dans l’autre ?

— Je le désirerais assez, monsieur le major ; mais malheureusement je n’en sais rien.

— Eh ! bien, mon cher monsieur de Plenef, demain à la même heure vous saurez à quoi vous en tenir sur ces divers systèmes de philosophie…

— Moi ?

— Vous, monsieur le comte.

— Vous ou moi du moins ?

— Non, vous seul, Monsieur de Plenef. Vous ne me demanderez pas, je présume, par quel moyen je vous mettrai à même d’acquérir cette expérience…

— Où donnez-vous vos leçons de métaphysique, monsieur le major ?

— Au bois de Vincennes.

— Et l’heure de vos leçons ?

— Midi, après mon déjeûner.

— Eh ! bien, monsieur le major, j’irai vous entendre demain à midi dans le bois de Vincennes. Le point de réunion ?

— La tourelle de Saint-Mandé.

— Je n’y manquerai pas.

— Ni moi non plus, dit le major de Morghen en saluant la sentinelle mise par Mousseline à l’entrée de son boudoir. Quant à Mousseline, il lui envoya un éclat de rire auquel Mousseline répondit de son côté par un autre éclat de rire.

Le défenseur, le champion de Mousseline, le comte de Plenef était un de ces très jeunes gens élevés à engraisser le minotaure appelé Paris, qui en mange deux ou trois douzaines par an. Ils accourent de leur province avec un héritage ou deux, quelquefois aussi avec un nom de famille, des prétentions outrées à l’élégance. Ils ne tardent pas à se montrer, le lorgnon à l’œil, le cure-dent à la bouche, la frêle cravache à la main, sur les marches du Café de Paris.

Et le badaud n’en demande pas davantage, pour croire que ce sont des lions, des membres du Jockey-Club, qu’ils font courir, qu’ils jouent un jeu d’enfer et qu’ils sont du dernier bien avec l’actrice en vogue du Vaudeville. Leur règne est court ; deux ans après, il n’est plus question d’eux : Paris les a digérés dans son estomac de bronze et de feu. Ne les cherchez plus nulle part.

Quelques-uns cependant parviennent par grande faveur du sort à l’apothéose du duel et à la gloire de la mort violente. Ce sont les martyrs de la spécialité, les victimes du boulevard de Gand, où ils ont vécu et trôné pendant quelques mois. Ils s’imaginaient qu’on ne peut sans honte manger chez soi, ne pas porter des moustaches, refuser un duel stupide et accuser moins de trente mille livres de rente.

Ils se ruinent, ils se font tuer pour l’amusement de la galerie, qui n’a pas, elle, la niaiserie de leur donner l’exemple.

À midi, le nouvel amant de Mousseline et le major de Morghen se rencontrèrent ponctuellement à Saint Mandé, au pied de la tourelle, d’où ils s’enfoncèrent dans le bois, suivis des quatre témoins sacramentels. Ils s’arrêtèrent derrière la butte du Polygone. Là devait se vider le combat. L’affaire était trop simple pour pouvoir s’arranger.

Quand on s’est disputé pour rien, donné rendez-vous pour rien, il serait absurde et ridicule de ne pas se battre pour rien. On ne tenta aucun raccommodement. Les pistolets furent chargés et les adversaires placés à cinquante pas de distance, avec la faculté laissée à chacun d’eux de faire dix pas.

L’adversaire du major, le comte de Plenef, tira le premier, et n’atteignit pas ; le major fut plus habile : il logea sa balle dans la poitrine du champion de Mousseline. Quand celui-ci fut par terre, pouvant à peine soulever ses paupières mourantes, car il était mortellement frappé, le major alla vers lui, s’inclina avec un respect ironique et lui dit :

— Mon cher élève, la leçon de philosophie est complète : dans un instant vous saurez ce que devient notre âme séparée du corps. Ne manquez pas, je vous prie, de me faire part de ce que vous aurez appris.

Le major de Morghen se retira. L’honneur était satisfait. L’honneur de qui ? l’honneur de quoi ?

Quoiqu’il en soit, le corps du malheureux jeune homme tué fut à peu près abandonné aux corbeaux et aux chiens. On comprend que ses témoins ne pouvaient pas se compromettre en le faisant transporter. La gendarmerie locale le releva.

Ruiné, sombre, aigri, malade, désespéré, la conscience chargée de la mort d’un pauvre jeune homme qui ne lui avait fait d’autre mal que de prendre sa place si peu enviable auprès de Mousseline, le major de Morghen disparut de Paris, cette belle capitale où il était venu achever son éducation morale, politique et littéraire, et où il avait dépensé trois cent mille francs, laissé quatre cent mille francs de dettes, sa jeunesse, son bon cœur, sa naïveté, sa raison et presque son honneur.

— Mais, monsieur le chevalier, interrompit le marquis de Saint-Luc, quand j’ai connu le major de Morghen, il était loin, je l’avoue, de ressembler au portrait que vous venez de tracer de son caractère et de sa vie : c’était un homme fort gai, fort amusant, parlant chevaux, théâtres, jouant beaucoup, il est vrai, mais sans passion, gagnant avec indifférence, perdant sans sourciller.

— Nos deux portraits sont vrais, répliqua le chevalier De Profundis, et si le vôtre diffère du mien, c’est tout simplement parce que vous avez connu le major de Morghen à son second voyage à Paris, et que je vous l’ai présenté dans mon récit tel qu’il était quand il vint pour la première fois.

— Il revint donc à Paris après tous ces événements ?

— Oui, monsieur le marquis.

— Et très riche encore ?

— Sans doute. Mais écoutez la suite de son histoire, si étroitement liée par Mousseline à celle de lady Glenmour.