Les Nuits du Père Lachaise/38

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A. Lemerle (3p. 177-211).


La double Maison.


— Magnifique ! ravissante ! divine ! s’écria le faux sir Archibald Caskil en voyant paraître lady Glenmour.

— Vous allez rire, lui dit aussitôt lady Glenmour, je renonce à aller à cette soirée…

— Vous renoncez !… j’ai mal entendu…

— Oui, je reste chez moi…

— Et vous dites que je vais rire… mais je ne ris pas du tout. Comment lorsque tout est prêt ?…

— Mon cœur ne l’est pas, dit lady Glenmour avec un grand ton de sincérité.

— Nous nous passerons de son agrément.

— Je ne puis, en vérité…

— Vous plaisantez ?…

— Non, très-sérieusement…

— Alors je ne vous crois pas davantage.

— Je vais sonner pour qu’on me déshabille.

Et lady Glenmour porta la main sur le cordon.

— Et moi je vais sonner pour que votre chasseur fasse avancer la voiture.

Il avait saisi l’autre cordon.

— Non ! sir Caskil, je vous en prie…

— Mais si ! mylady !

— Sir Caskil, vous ne voudriez pas, je pense, me faire violence ?

— Je vous demande pardon, mylady.

— Je ne le crois pas, dit moitié riante, moitié fâchée lady Glenmour.

— N’essayez pas.

— Eh bien ! sir Caskil, résolument je n’irai pas à cette soirée…

— Puisqu’il en est ainsi, s’écria sir Archibald Caskil, c’est donc au plus fort, et s’emparant d’autorité de lady Glenmour dont il cerna la taille sous son bras arrondi, il la souleva, et la renversa sur lui. Elle perdit tout à fait terre après une inutile résistance…

— Sir Archibald Caskil, arrêtez !… mais arrêtez !

— Non, à moins que vous ne consentiez à venir…

Lady Glenmour se débattait toujours, et elle ne parvenait qu’à resserrer l’étreinte dans laquelle elle était prise…

— Sir Caskil ! mais sir Caskil ! je vous en prie…

— Je n’écoute rien…

— Je vous le demande…

— Rien !…

— Je vous l’ordonne !

— Inflexible !

— Je vous dis que je vous l’ordonne !…

Des pas retentirent. Tancrède parut.

Le cri de stupéfaction qu’il allait pousser fut coupé par ces paroles de sir Archibald Caskil :

— Mylady s’est trouvée mal ; je la portais au grand air. Comment vous trouvez-vous, mylady, ajouta-t-il en la mettant sur ses pieds ? Quel fâcheux accident !

— Beaucoup mieux, répondit lady Glenmour… la voiture… l’air de la rue me soulageront… Sortons.

— Vous ne venez pas avec nous ? demanda sir Archibald Caskil à Tancrède qui allait probablement lui répondre quelque impertinence méritée ; mais lady Glenmour l’en empêcha en disant à Tancrède : Oui, venez avec nous ; et elle ajouta tout bas et très expressivement : Je le veux !

Cette soirée était à la fois une des plus décisives pour les projets du comte de Madoc sur lady Glenmour, pour la réputation de lady Glenmour qui, en allant chez Madame de Boulac, ne soupçonnait pas qu’elle allait aussi ailleurs, pour Tancrède décidé à obtenir son pardon à tout prix, à force d’amour.

La soirée promettait d’être charmante, délicieuse, comme en donnent les vieilles gens quand elles ont la prétention de surpasser les jeunes.

Tout parut être ordonné en vue de plaire à lady Glenmour. Madame de Boulac et son amie Madame de Martinier allèrent la recevoir sur l’escalier. La musique joua à son entrée ; et quel luxe ! quelle fraîcheur d’appartements, quel faste sans confusion. Paris seul a dans ses recoins des surprises féeriques de ce genre. Du reste, il importait de mettre tout en usage pour fasciner la raison de la mylady, ainsi que l’appelaient les deux vieilles comtesses, dont la perfide adresse va se démasquer bientôt.

Tancrède reportait sur lady Glenmour les émotions sans nombre qui s’échappaient de son âme si jeune et si ardemment éprise, soumise en ce moment à l’influence de ces lumières vaporeuses et douces, de ces fleurs répandues partout, de ces guirlandes de femmes. C’était elle qu’il aimait dans tout cela.

Comme il se l’était promis, il ne la quittait pas, il ne la perdait pas une minute de vue ; il dansait dans les quadrilles dont elle faisait partie ; il causait dans les groupes dont elle était : si bien que le comte de Madoc fut rudement tenu en échec par cette inflexible barrière toujours posée devant lui et entre lui et lady Glenmour. Il n’y a pas de finesse, de ruse, d’habileté, qui tiennent contre un tel système de défense. Rien ne prévaut contre ce parti pris ; l’obstination des enfants est comme leur poésie : on ne sait jamais jusqu’où elle peut aller.

Madoc enrageait ; il avait bien voulu, pendant un temps, se servir de Tancrède comme d’un plastron, s’amuser de son ingénuité, prêter à lady Glenmour un écran afin qu’elle l’aimât, lui, Madoc, sans trop se découvrir ; mais ces résultats obtenus, et ils l’étaient surabondamment, Tancrède devenait une gêne, un empêchement, un obstacle qu’il fallait briser, puisqu’il prétendait ne pas fléchir. Toute temporisation était désormais périlleuse. D’un moment à l’autre Glenmour menaçait d’arriver. Madoc le savait ; il savait tout par ses amis du club des Dangereux, épiant à Londres dans les ministères, à la cour, à l’amirauté, les moindres démarches de son ennemi.

En moins de six jours rien ne s’opposait plus à ce qu’il tombât au milieu de ses plans : alors ils étaient détruits, anéantis ; et les reprendre lui paraissait chose impossible. Sa victoire ou sa chute dépendait donc de la promptitude des coups qu’il comptait encore frapper. Et il fallait si bien s’y prendre, que Glenmour arrivât juste au moment où son déshonneur longtemps miné, éclaterait en pièces.

Il était donc plus que temps de se débarrasser du chevalier Tancrède, toujours de plus en plus noyé dans la contemplation extatique de lady Glenmour. « Puisqu’il veut l’aimer seul, pensa Madoc en ricanant, qu’il tente de l’avoir ! » et il passa dans une autre pièce.

Il parut renoncer tout à fait à tenir compagnie à lady Glenmour. Tancrède, dupe de cette tactique, respira ; sa première pensée de liberté fut de réaliser un projet de jeune homme, un plan qu’il roulait dans sa tête depuis son entrée dans les salons de la comtesse de Boulac.

Au fond de toutes les pièces qui enfilaient l’une dans l’autre était une dernière pièce formant le coude et destinée aux joueurs. Soit qu’elle fût trop éloignée, soit qu’elle fût trop fraîche, personne, excepté Tancrède, n’y était allé ; et encore n’y était-il allé que parce que le faux Archibald Caskil avait dit assez haut pour qu’il l’entendît : « C’est étrange ! tout le monde ignore ici qu’il y a une surprise au bout de cette galerie. »

La surprise était en ceci, qu’au lieu de fermer la galerie, cette pièce éloignée donnait naissance à un couloir élégamment drapé, bordé à droite et à gauche de pots de fleurs.

Des lumières douces et cachées éclairaient ce passage mystérieux, conduisant, ce qui était extraordinaire, vu la largeur que cela supposait à la maison, à un boudoir d’une rare somptuosité, d’un bon goût de fée. Ce qu’on en voyait de loin attirait par mille flammes rayonnantes, mille lueurs capricieuses. Comme cela se sent bien et s’exprime peu ! Lampes voilées, tapis neigeux, fresques italiennes, sofas endormis, paysages calmes, tentures mollement abandonnées, feu solitaire dans la cheminée de marbre blanc.

Comment expliquer l’existence de cette gracieuse pièce qui, non-seulement ne répondait pas à l’âge sérieux de la locataire, mais qui semblait même ne pas pouvoir appartenir à la maison ? Mais les prodiges ne s’expliquent pas.

— Quelle foule ! dit Tancrède ; on est écrasé.

— On étouffe, en effet, répliqua lady Glenmour.

— Si nous avions un peu de cet air pur de Ville-d’Avray…

— Oui, il fait bien chaud ici, Tancrède.

— Si mylady veut prendre la peine de faire quelques pas… j’ai découvert à l’extrémité de cette galerie une pièce fraîche et tranquille.

— Eh bien ! allons-y, Tancrède…

Le plan du jeune homme avait réussi.

Lady Glenmour s’appuya sur le bras de Tancrède qui frémit de bonheur à cette légère pression ; l’incommodité causée par la chaleur n’était pas la seule cause qui lui faisait désirer de s’isoler un instant. Son esprit n’était pas à elle : à chaque minute elle pouvait recevoir de Londres la lettre qui lui rendrait la liberté qu’elle avait déjà engagée, non pas contre son désir, mais contre son gré, et presque à son insu.

Un déchirement s’opérait en elle.

Ce qu’elle aurait voulu aimer se détachait violemment de son existence, ce qu’elle craignait d’aimer venait s’emparer de sa volonté. Suspendue entre ces deux abîmes, elle cherchait un appui ; elle se repliait sur Tancrède comme à une branche saine et fidèle. C’était une langue de terre entre deux mers orageuses.

Mais Tancrède, qui raisonnait moins, allait à son amour avec la netteté d’une ligne droite, sans s’apercevoir qu’il menait en ce moment un rêve par la main. Il n’eut pas de peine à conduire lady Glenmour jusqu’au délicieux boudoir perdu au fond de toutes les pièces. Là, elle s’assit sur un divan, s’abandonna aux douces impressions du repos, de la fraîcheur et du silence.

Elle fut la première à dire à Tancrède, car la préoccupation d’une retraite austère dans sa famille ne la quittait pas.

— Vous penserez toujours à moi, n’est-ce pas ?

— Oh ! Mylady, s’écria Tancrède, dans une explosion de bonheur, je ne vous demandais que mon pardon, et vous m’accordez…

— Je ne vous accorde que cela, répliqua lady Glenmour en souriant.

— Je veux croire que vous me donnez davantage ; je veux… je veux mourir ou être aimé de vous… aimé comme cette nuit de désespoir où vos lèvres…

— Il n’était pas dans le délire, pensa lady Glenmour… Je l’ai perdu en cherchant à le sauver… Tancrède ! vous vous trompez !… jamais… De quelle nuit parlez-vous ?

— Je me trompe, dites-vous ? Oh ! non ! on n’oublie pas de telles paroles, de telles tendresses ; on oublierait plutôt sa mère… on oublie tout… mais cela, jamais !…

— Votre délire vous a fait croire…

— Oh ! rendez-le moi, alors, mon délire ! car je veux que vous m’aimiez ainsi, avec des larmes, des protestations brûlantes…

— Tancrède !

— Sachez tout, Mylady. C’est moi qui vous ai trompée ; mon délire était feint… C’est par votre pitié que j’ai voulu arriver à connaître votre amour… Je l’ai connu… Je resterai là à vos pieds jusqu’à ce que vous me le confirmiez, cet aveu… Ce n’est pas trop de l’entendre deux fois pour y croire…

— Levez-vous !… on vient…

— Non, ce n’est pas trop de deux fois, de mille fois pour y croire…

— Levez-vous !… je vous dis qu’on vient !

— Que m’importe !

— Tancrède !…

— Répétez-moi cet aveu !

— Tancrède ! Tancrède ! vous voulez me compromettre !…

— Moi ?

— On approche ! oh ! levez-vous ! levez-vous ! Voulez-vous donc me perdre ?…

— Oui !… et me perdre avec vous…

— Eh bien ! vous l’exigez ? Mais on vient… on vient !…

— Non, je resterai à cette place…

— Je vous aime ! eh bien ! je vous aime !…

Tancrède était déjà debout ; un domestique entra et lui remit une lettre.

— Qui donc m’écrit ?

Il prit la lettre en tremblant, la décacheta et lut à haute voix :


ordre impératif de l’amirauté anglaise.

« Sur le vu de cet ordre, l’officier de marine Tancrède partira immédiatement pour Londres, où il s’embarquera sur-le-champ à bord du vaisseau l’Océan, sous voile pour le voyage au pôle, et qui appareillera le 13 octobre à huit heures du matin.

« le lord de l’amirauté. »


Le 13 octobre, s’écria désespérément Tancrède, et c’est aujourd’hui le 11 ! Il ne me reste que trente-deux heures seulement pour me rendre à Londres, et si je ne m’y rends pas je suis déserteur, je suis jugé, condamné, dégradé ! Quelle heure est-il ? se demanda t-il avec un effrayant changement dans le son de sa voix. Onze heures et demie ! se répondit-il. Le courrier de Boulogne part à minuit… il faut que je parte sur-le-champ !

— Oh ! mon Dieu, Mylady, cria-t-il avec des larmes qui lui ruisselaient sur les lèvres, votre aveu m’a porté bonheur… Je vais mourir ! Je pars pour six ans… avec le capitaine Hog… ce voyage est ma mort… je le sais… six ans sans vous voir !… Puis fermant la porte du boudoir que le domestique avait laissée entr’ouverte, et s’approchant d’un air effaré de lady Glenmour, il lui dit : — Mylady ! prenez bien garde à vous !… Savez-vous avec qui je vous laisse ?…

— Parlez !… Oh ! que vous me faites peur !

— Avec… mais mon serment m’enchaîne !…

— Un serment ?…

— Mylady, jetez-vous aux pieds de Paquerette, s’il le faut, suppliez-la de vous dire ce qu’elle m’a dit… ou bien…

— Ou bien ?

— Vous êtes perdue, Mylady.

Après ce cri de désespoir, Tancrède, dont les secondes étaient comptées, quitta les salons de la comtesse de Boulac pour courir à l’hôtel des Postes, où il n’arriva que cinq minutes avant le départ du courrier de Boulogne. Il monta dans la malle et partit.

— Ainsi, interrompit le marquis de Saint-Luc, voilà la belle lady Glenmour entièrement sous la dépendance du comte de Madoc…

— Entièrement. Le comte gardait cet ordre de départ communiqué à Tancrède pour une occasion désespérée ; et vous voyez qu’il en a fait bon usage… Ce pauvre Tancrède est parti, abusé une troisième ou une quatrième fois sur l’amour de lady Glenmour. C’est le lot de ceux qui aiment sincèrement.

Ses voyages et les événements dont il fut le héros forment une suite d’aventures des plus curieuses que je connaisse…

— Le reverrons-nous encore ?

— Peut-être.

— Vous me devez pourtant la fin de sa première histoire.

— Il y a tant de dettes qu’on ne paie pas.

— Je vous somme de vous exécuter.

— Nous verrons, mon créancier… mais reprenons.

Obéissant à une de ces inspirations que toute femme prudente fera toujours bien d’écouter en pareille situation, lady Glenmour s’esquiva par une des portes de service et se fit conduire chez elle. Elle envoya dire ensuite au faux sir Archibald Caskil que s’étant trouvée tout-à-coup indisposée, elle avait été obligée de quitter la soirée de la comtesse de Boulac. Elle le priait de présenter ses excuses à cette excellente dame.

— Encore une question ? dit le marquis de Saint-Luc : ce boudoir où l’avait introduite Tancrède était celui de Mousseline ?…

— Vous l’avez deviné.

— Les deux maisons, celle de Mousseline et de la comtesse de Boulac étaient donc voisines ?

— Voisines et adossées. Celle de la comtesse de Boulac était dans la rue du Mont-Blanc ; celle de Mousseline à l’angle d’une des rues transversales. Un simple mur les séparait ; ce mur fut percé, et d’une maison à l’autre, il n’y eut plus qu’à établir le petit couloir dont il a été parlé.

— J’entrevois un piège funeste…… dans cette double maison et ce boudoir de circonstance.

— Funeste en effet, dit le chevalier De Profundis… Vous comprenez maintenant le sens et le but de ce billet écrit au crayon par madame de Boulac, et envoyé par elle à Mousseline le jour où elles se rencontrèrent toutes les deux à la course de chevaux à Ville-d’Avray, sur la pelouse du château de lady Glenmour ?

— Parfaitement.

— Ce que vous avez vu est le résultat, et ce que vous verrez bientôt sera la dernière conséquence de ce pacte abominable.

— Poursuivez, je vous prie, chevalier.

Arrivée chez elle, lady Glenmour fit aussitôt appeler Patrick, et lui annonça le départ foudroyant de Tancrède ; mais avant de lui donner le temps de s’étonner de cette nouvelle, elle ajouta :

— Je veux voir Paquerette, j’ai le plus grand besoin de lui parler… et voici pourquoi… à quoi bon vous le cacher ?… En me quittant, Tancrède m’a dit… et vraiment j’en suis encore toute bouleversée… que j’étais perdue, si Paquerette ne me confiait pas un secret. Vous jugez si c’est grave… docteur… à moins que ce ne soit insensé…

— D’abord, Paquerette est trop malade pour vous parler… ensuite, je connais ce secret…

— Vous allez me l’apprendre alors…

— C’est inutile…

— Un secret qu’une de mes femmes connaît et que je ne sais pas, docteur !… Mais réfléchissez…

— C’est fort simple ; je suis aveugle, Paquerette ou Tancrède lisaient mes lettres. C’est Paquerette qui m’a lu la dernière lettre de lord Glenmour…

— Ah ! il s’agit de lord Glenmour… Mais il est encore plus étonnant, docteur, que ce qu’il vous écrit soit connu de tout le monde excepté de moi… J’ai droit d’être blessée d’une pareille réserve…

— Après tout, reprit Patrick avec réflexion, la défense de lord Glenmour n’est ni juste au fond, ni fort sensée dans la forme. Je prends donc sur moi, mylady, de vous dire ce secret…

— Je vous écoute, docteur…

— Lord Glenmour vous a parlé avant son départ du comte de Madoc ?…

— Certainement, docteur… un séducteur, un héros d’intrigue, un Dangereux enfin…

— Je vois qu’il vous en a parlé…

— Mais ce personnage, reprit lady Glenmour, a disparu depuis quelques mois, il me semble… m’a-t-on dit…

— Il est à Paris.

— Ah ! il est à Paris ! s’écria lady Glenmour avec un certain caractère d’étonnement… Mais, se reprit-elle aussitôt, quel rapport y a-t-il entre le comte de Madoc, lord Glenmour et le secret que vous m’avez tenu caché ?…

— Lord Glenmour, dit Patrick, a craint que ce jeune homme n’eût la coupable fantaisie de chercher à vous voir.

— Et quand il m’aurait vue ?

— Qu’il n’eût aussi celle de vouloir vous approcher.

— Eh bien ! quand il aurait encore eu ce désir-là ?

— Mylady, je ne justifie pas lord Glenmour, je vous dis sa pensée et ses craintes… Appréciez-les.

— Ses craintes !… mais il n’y a donc qu’à chercher à me voir pour me plaire ?…

— Vous manquez, je crois, de justice, mylady, envers notre excellent Glenmour qui n’a beaucoup de craintes que parce qu’il a beaucoup d’amour…

— Docteur, dit lady Glenmour en soupirant, ne faites pas tant d’honneur à un caprice de sa seigneurie… Mais reprenons : Qu’a prétendu dire Tancrède en me disant :

— Vous êtes perdue.

— C’est la fin du secret, mylady. Effrayé de savoir le comte de Madoc à Paris, lord Glenmour m’a écrit pour me prier de charger Tancrède et sir Archibal Caskil de veiller soigneusement auprès de votre personne…

— Toujours dans la crainte du comte de Madoc.

— Oui, mylady. Se voyant obligé de partir, Tancrède a pensé avec effroi que vous n’auriez plus auprès de vous votre meilleur défenseur, et tel est le motif pour lequel il vous a crue perdue. S’il vous a ensuite engagée à voir Paquerette, de qui il tenait probablement que le comte de Madoc est à Paris, c’est que Paquerette, lectrice ordinairement très discrète, ne lui avait fait cette révélation que sous la condition absolue du serment… Voilà tout ce secret.

— On ne saurait dire, en vérité, s’écria lady Glenmour, lequel est le plus fou des trois, de lord Glenmour, ridiculement effrayé du comte, de Tancrède, avec son cri de détresse, ou du comte de Madoc lui-même, s’il pense, — mais y pense-t-il seulement ? — à augmenter à mes dépens sa réputation de Dangereux.

Au surplus, ajouta-t-elle, il me reste toujours pour fidèles gardiens, sir Archibald Caskil et vous, docteur… j’en sais un troisième pourtant qui vaut encore mieux que vous deux, docteur…

— Votre mari, n’est-ce pas ? et vous avez raison.

— Non, répondit amèrement lady Glenmour.

— Et qui ? si j’ai le droit de le savoir.

— La fuite !

Patrick se tut sur cette réponse de triste présage.

Lady Glenmour, avant de se retirer dans ses appartements, revint sur ses pas :

— A-t-on, que vous sachiez, reçu de Londres quelque lettre pour moi, dans la soirée ?

— Non, mylady, aucune.

— Quand donc arrivera cette lettre ? dit lady Glenmour en s’en allant.

— Quand donc reviendra Glenmour ? pensa Patrick obscurément triste, vaguement affecté de savoir lady Glenmour privée de la surveillance de Tancrède, très affligé au fond du départ de ce bon jeune homme, mais plus affligé par-dessus toute chose de la perte inévitable, hélas ! et très prochaine de Paquerette.

Il y eut un point d’arrêt fatal au milieu de ce flux et de ce reflux de pressentiments éprouvés par lady Glenmour et par le docteur.

Depuis trois jours Tancrède était parti, depuis trois jours lady Glenmour ne quittait pas sa croisée, dans l’espoir et toutefois dans la crainte de voir arriver le facteur qui lui apporterait la lettre de la reine ; depuis trois jours aussi le comte de Madoc n’avait pas paru à l’hôtel ; depuis trois jours, enfin, l’agonie de Paquerette se prolongeait…

Pourtant la journée caractéristique s’avança sous les plus radieux auspices : la fatalité a de ces ruses à la Néron et à la Caligula. Quoiqu’on fût en hiver, le soleil se montra dans toute son éclatante majesté : il se costuma en printemps. Il fut chaud, il fut doux, il fut limpide ; à défaut de verdure à caresser, il embauma l’air, vernit le ciel et dora les maisons. Ceux qui étaient en santé rajeunirent, ceux qui souffraient se crurent guéris. Paquerette alla de son fauteuil à la croisée sans trop d’efforts, et de sa croisée elle envoya un sourire au peu de pâle végétation des carrés des Tuileries. Elle se regarda ensuite dans sa glace, arrangea le foulard bleu attaché autour de sa tête, releva une boucle par-ci, une boucle par-là.

Le petit souffle de vie qu’elle eut, fut partagé entre sa reconnaissance pour une si belle journée et la coquetterie.

Comme il était dit que tout le monde jusqu’à un certain moment devait être heureux ce jour-là, lady Glenmour reçut la visite du faux sir Caskil qui s’était fait désirer. Il ne donna aucune raison de son absence, de peur de laisser maladroitement supposer qu’il avait pu être trop regretté. C’eût été de la fatuité ; il ne se croyait pas à tel point indispensable. Lady Glenmour lui sut gré de cette réserve. Elle préféra ce silence après une absence dont elle avait horriblement souffert, à toutes les paroles explicatives. Il laissait sous-entendre des torts réciproques.

Sir Archibald Caskil s’était montré bien familier quand il avait forcé lady Glenmour à se rendre à la soirée de la comtesse de Boulac ; lady Glenmour, de son côté, était partie bien vite de cette soirée… mieux valait donc cette discrétion des deux parts ; et puis sir Archibald Caskil, on le savait, avait pour habitude de brûler tous les petits sillons de l’étiquette. Il n’exigeait rien ; qu’exiger de lui ?

— Mylady, dit-il, grande et magnifique représentation à bénéfice ce soir à l’Opéra. La fameuse danseuse nous quitte pour toujours : tout Paris veut assister à ses adieux. J’ai pensé qu’il vous serait agréable d’y être aussi ; et j’ai pris une loge dans l’espoir que vous consentiriez à y occuper une place…

— Ce soir ?…

— Oui, mylady, ce soir… Auriez-vous quelque autre invitation ?

— Aucune.

— Alors vous acceptez ?

— Il est si tard… déjà quatre heures…

— Mauvaise raison, mylady… Vous avez jusqu’à sept heures et demie…

— Je ne sais, en vérité…

— Cette fois, mylady, je renonce à employer la force brutale. Si le cœur ne vous attire pas… restez…

Lady Glenmour allait dire : oui, je reste. Un domestique entra une lettre à la main.

— De Londres ? demanda lady Glenmour.

— Oui, mylady.

— De… lady Glenmour regarda l’adresse. C’est bien de Londres ; mais c’est de lord Glenmour au docteur Patrick… Encore quelque secret, sans doute… Qu’on monte cette lettre au docteur… Elle se tourna ensuite avec résolution du côté de sir Archibald Caskil.

— Sir Caskil, lui dit-elle, je suis des vôtres ; à ce soir, à l’Opéra.

Quelques minutes après, Patrick descendait et priait le bon sir Archibald Caskil de lui lire la lettre qu’il venait de recevoir de lord Glenmour… leur ami commun.

— Est-ce que vous ne voulez pas en entendre la lecture, mylady ?…

— Non… docteur… Si un secret allait encore s’y trouver…

— Mylady…

— Non, lisez… J’ai ma toilette à disposer pour ce soir et je n’ai pas trop de temps, comme vous voyez. Sans adieu, messieurs.

Lady Glenmour se retira.

— À nous deux, docteur, dit ensuite le faux sir Archibald Caskil ; nous allons donc avoir des nouvelles de ce cher Glenmour qui tarde bien de se rendre à nos vœux.

Et le comte de Madoc lut à haute voix l’effrayante lettre de lord Glenmour.