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Les Nuits persannes/Fleurs de Sang

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Les Nuits persanesAlphonse Lemerre (p. 115-139).

FLEURS
DE
SANG

FLEURS DE SANG


SABRE EN MAIN

à henri regnault


J’ai mis à mon cheval sa bride,
Sa bride et sa selle d’or ;
Tous les deux, par le monde aride,
Nous allons prendre l’essor.

J’ai le cœur froid, l’œil sans vertige.
Je n’aime et je ne crains rien.
Au fourreau, mon sabre s’afflige.
Qu’il sorte et qu’il frappe bien !

Le turban autour de la tête,
Sur mon dos le manteau blanc,
Je veux m’en aller à la fête
Où la mort danse en hurlant ;

Où, la nuit, l’on brûle les villes,
Tandis que l’habitant dort,
Où, pour les multitudes viles,
On est grand quand on est fort.

Je veux qu’à mon nom les monarques
Tiennent leur tête à deux mains,
Que mon sabre enlève les marques
Du joug sur le front des humains.

Je veux que l’essaim de mes tentes,
De mes chevaux aux long crins,
Que mes bannières éclatantes,
Mes piques, mes tambourins

Soient sans nombre comme la horde
Des mouches, quand il fait chaud,
Qu’à mes pieds l’univers se torde,
Comprenant le peu qu’il vaut !



LE SERVITEUR D’ALLAH

à louis dépret


Ma paupière étant assoupie,
J’ai vu l’ange au glaive de feu
M’apparaître, envoyé par Dieu.
Il m’a dit : tout sceptre est impie ;
Que la servitude s’expie !
Je suis l’âme, sois l’instrument ;
Va massacrant et consumant
Aveuglément.

N’épargnant mâles ni femelles,
En l’honneur de moi, sans remords,
Fais des pyramides de morts.
Broie, en passant, sous tes semelles
Les enfants roses aux mamelles,
Le tas maigre et courbé des vieux.
Songe que tu venges les cieux ;
Sois orgueilleux.

Mais le soir, après les batailles,
Quand les convives de ton bras
Fouilleront les corps les plus gras,
Lorsque, des rois sans funérailles,
Becs et dents mordront les entrailles,
Croise les mains en murmurant
La phrase sainte du Coran :
Dieu seul est grand.

COMBAT SINGULIER

à madame judith mendès


J’avais une armure dorée,
J’avais un sabre d’acier clair ;
J’avais une hache entourée
De diamants lançant l’éclair.

Et le divin ami des Perses,
Le soleil, recouvrait encor
Toutes ces lumières diverses
De sa grande lumière d’or.

Des troupes me suivaient sans nombre,
En tout lieux ayant fait la loi,
Quand j’aperçus un homme sombre
Arrivant en face de moi.

Il avait de même une armée ;
De même il arrivait vainqueur ;
Il connaissait ma renommée,
Je savais l’orgueil de son cœur.

Nous n’avions pas de faibles âmes
À souffrir sur terre un rival ;
L’un sur l’autre, nous nous lançâmes,
Seuls, entre nos camps, à cheval.

Brunes étaient toutes ses armes,
Il portait un panache noir ;
Aux esprits de la nuit, des charmes
Avaient relié son pouvoir.

Tout un jour dura la bataille ;
Nous n’étions jamais triomphants.
À notre bruit, à notre taille,
On eût dit des chocs d’éléphants.

Prenant leur part de notre peine,
Intelligents, cabrés, ardents,
Mon cheval blanc, le sien d’ébène
S’entre-déchiraient de leurs dents.

À la fin de notre journée,
Les chevaux étaient morts, et nous,
La peau par le fer sillonnée,
Nous nous traînions sur les genoux,

Sur la terre de sang trempée
À peine pouvant remuer,
De nos derniers tronçons d’épée
Nous nous cherchions pour nous tuer.

Le jour mourant livrait carrière
Au noir monde artificieux,
Quand son dernier jet de lumière
De mon rival frappa les yeux.

Cela me donna la victoire.
Pendant qu’il fermait son regard,
Selon mon rôle obligatoire,
Je l’achevai de mon poignard,

Lui disant : frère, meurs sans haine,
Comme je serais mort sans fiel ;
Le destin des être s’enchaîne
À la rotation du ciel.



TRIOMPHE

à mirza-youssef-khan


Quatre chevaux d’un blanc sans tache
Sont attelés à mon char d’or,
Dans la main je tiens une hache,
Sur le ciel bleu mon œil s’attache,
À mes pieds ma panthère dort.

La ville hier était immense ;
Les hommes grouillaient par milliers.
Mais tout finit quand je commence.
Se croire fort ! vaine démence,
Chute risible sous mes pieds !

Il fait une chaleur de forge,
Tant les palais flambent au vent ;
On pille, on saccage, on égorge ;
Demain il poussera de l’orge
Où fut tout ce fracas vivant.

Les vierges à part sont laissées.
Je leur ai dit : jetez des fleurs.
Avec des poses cadencées,
Par elles des fleurs sont lancées
Au meurtrier de tous les leurs.

On épargne aussi les poètes.
Je leur ai dit : faites-moi Dieu.
Ils ont pris la lyre des fêtes
Et chantent, assis sur des têtes,
Aux portes des palais en feu.



LE SUPPLICE

à alfred de bullemont


C’est un sage, un saint, un derviche,
Gabriel vient le voir, dit-on.
– Qu’on le pende à cette corniche,
Par un crochet sous le menton.

Sa foi pénétrait dans les bouges ;
Il la déployait sur les rois.
– Qu’on mette à ses pieds des fers rouges,
De crainte qu’il ne les ait froids.

Son lit était fait de broussailles,
Sa peau de maigreur se trouait.
– Qu’on lui dévide les entrailles,
Avec lenteur, sur un rouet.

Quand il priait sur une tombe,
Les oiseaux l’écoutaient en rond.
– Régulièrement qu’il lui tombe
Une eau de glace sur le front.

Pour ne pas troubler une mouche,
À peine s’il respirait l’air.
– Qu’on emplisse de fiel sa bouche,
Et qu’on lui tenaille la chair.

Tremble qu’Allah ne se courrouce ;
À la Mecque il allait souvent.
– Qu’on l’écorche de façon douce,
Pour le garder longtemps vivant.

Ses prédictions toujours vraies
Lui valaient un culte public.
– Qu’on verse du plomb sur ses plaies,
Qu’on glisse en son cœur un aspic.

Accord du moins qu’on l’enterre
Au champ des morts, avec les siens
– Je veux, de par mon cimeterre,
Qu’on jette son cadavre aux chiens.

Bourreau dont le ciel se retire,
Que t’a fait cet homme divin ?
– Il disait vouloir le martyre.
Je n’aime pas qu’on parle en vain.



LE FESTIN

à auguste vacquerie


Les loups vont hurlant par troupeaux :
Qu’a fait Timour de son glaive ?
Loups, laissez Timour en repos ;
Venez où mon bras se lève.

Gengis-Khan n’est plus ici-bas,
Pense le chacal qui grogne.
Chacals, venez à mes combats ;
Vous aurez de la charogne.

Plus de Mourad pour me nourrir !
Soupire à son tour l’hyène.
Hyènes, laissez-le pourrir ;
Suive-le vent de ma haine.

Soliman longtemps vous fut cher,
Noirs corbeaux au bec rapace ;
Plus que lui, je sème la chair
Dans les pays où je passe.

Votre pourvoyeur fut Hakem
Vautours, amants des squelettes.
Je vous fait un nouveau harem ;
Préparez-vous, bruns athlètes.

Mais, carnassiers ailés ou non,
Trop petit est votre nombre ;
D’un tas de cadavres sans nom,
Malgré vous, le sol s’encombre.

Pour engloutir tous ces flancs verts,
Il faut des faims plus voraces.
Vaillants, imperceptibles vers,
À vous d’effacer leurs traces.

Ce que vous n’effacerez pas,
C’est la laideur qui résulte
Des honneurs rendus à mon bras
Par ce monde que j’insulte.

Ce que vous n’effacerez pas,
C’est le dégoût qui m’assomme,
Quand je vois impuissants et bas,
Tant d’hommes devant un homme !



L’ASSASSIN

à ernest courbet


C’est toi, pauvre, fils de pauvresse,
Qui m’as frappé de ton couteau,
Pour sauver le peuple en détresse
Que je broyais dans un étau.

Quand roi, généraux et ministres
Se courbaient, glacés de terreur,
Devant mes volontés sinistres,
Chétif, tu bravas ma fureur.

Quand de la misère publique
Ceux qui tiraient les gros impôts,
Livraient la foule famélique
À mes coups, pour sauver leurs peaux ;

Toi sur qui le haillon se vautre,
Tu pensas, généreux et fier :
C’est un homme, j’en suis un autre ;
Il a du fer, ayons du fer.

Homme qui dévouas ta vie
Pour me tuer, moi, le tyran,
Dans la multitude asservie,
J’aime ton solitaire élan.

Mais n’as-tu pas conçu de doute
Sur le rêve qui te berça ?
Crois-tu, moi chassé de la route,
Que le monde eût changé pour ça ?

Écoute, je te fais le maître
De ceux dont ton cœur eut pitié ;
En apprenant à les connaître,
Je veux que tu sois châtié.

Sur eux, si tu peux sans nausées
Étendre d’en haut ton regard,
Que mes couronnes soient brisées,
Et que j’aie au cœur ton poignard !



LE LAC DES MORTS

à augusta holmès[1]


J’ai fondu toute une armée
Dans le profond alambic
D’une vallée enfermée
Entre des rochers à pic.

On a tout tué, de sorte
Qu’un lac de sang s’est formé
Où, sans prendre aucune escorte,
Dans un bateau, j’ai ramé.

Il faisait nuit, et la lune
S’émerveillait de se voir,
Loin de la blancheur commune,
Toute rouge en ce miroir.

Autour de moi, quelque chose
Dans l’air se vaporisait,
Qui prenait un reflet rose
Quand un rayon s’y posait.

Et moi qui tenais la palme
De la victoire et du bruit,
Je sentis mon cœur si calme
Que je chantai dans la nuit :

Ô morts, que pas un ne bouge !
Splendide est votre tombeau,
Avec ce linceul si rouge
Et ce si pâle flambeau.

Dormez, les têtes coupées !
Vous rampiez, souffrants troupeaux.
J’ai fait luire les épées.
À vous l’éternel repos !

Et vague, douce, infinie,
La voix des échos chantait.
Du lac tiède, l’harmonie
Dans le ciel tiède montait.



LES ROCHES BLEUES

à armand silvestre


Renversez bien tous les empires,
Mes braves aux sabres sanglants ;
De tous les monarques vampires,
De leurs serviteurs encor pires,
Des peuples, leurs jouets tremblants,
Percez les cœurs, ouvrez les flancs.

Mais de ce coin de roches bleues,
Dans un espace de vingt lieues,
Que tout point noir soit écarté.
Que vos chevaux, dans leur fierté
Traînant les trônes à leurs queues,
Epargnent la simplicité.

Là, des gens sans or et sans princes,
Vivent au dessus des brouillards,
Satisfaits de leurs moissons minces,
Prenant pour conseil leurs vieillards.

Nulle fange de mes provinces
Ne les souille, ces montagnards.

En se raillant de mes entraves,
Ils sauraient mourir, fiers et droits.
Oh ! qu’ils vivent, les bons, les braves !
Je n’ai, sous mes traits durs et froids,
De mépris que pour les esclaves,
Et de haine que pour les rois !



LES SAUTERELLES

à leconte de lisle


Nous étions un million d’hommes,
Anéantissant les Sodomes
Par la flamme et par le fer ;
Notre souffle desséchait l’herbe,
Rien n’échappait, homme ni gerbe ;
Nous hurlions comme l’enfer ;

Lorsque parut une autre armée,
Innombrable, inaccoutumée,
Dont un bruit sourd s’élevait ;
Montagnes brunes, plaines vertes,
Par cette armée étaient couvertes.
À croire que l’on rêvait.

C’était le tas des sauterelles
Au corps massif, aux jambes grèles,
À l’insatiable faim.

On eût dit une mer immense
Qui sur aucun bord ne commence,
Qui nulle part n’a de fin.

Hommes, chevaux, engins de guerre,
Tout ce qui triomphait naguère
S’engloutissait là sans bruit.
Ils grouillaient, grouillaient, les insectes,
Et, par leurs morsures abjectes,
L’invincible était détruit.

Il fallut nous enfuir rapides ;
Nos soldats les plus intrépides
De terreur fermaient les yeux.
Or, prenant une sauterelle,
Un fakir lut écrit sur elle
Ce quatrain mystérieux :

Notre ponte peu féconde
Est de quatre-vingt-dix-neuf.
En pondant chacune un œuf
De plus, nous aurions le monde.



ÉPUISEMENT

à gustave flaubert


Maintenant que mes armées
Ont fait partir en fumées
Les monarques et les cités,
Qu’il n’est, dans toute l’Asie,
Qu’une loi : ma fantaisie ;
Qu’une gloire : mes cruautés ;

Que les intrépides brutes
Qui m’ont servi dans mes luttes,
Du meurtre en moi soutiens constants,
Ont si bien rougi leurs piques
Que les poètes épiques
En auront pour plus de cent ans ;

Il est temps que je m’en aille
Laissant ma fauve canaille
S’entretuer. Les chefs sont prêts ;

Crapaud, chat, hibou, couleuvre,
Ils seront si chauds à l’œuvre
Qu’il n’en restera rien après.

Moi, las de mon métier rude,
J’en viens à la certitude
Que j’ai broyé le monde en vain.
Rien ne change par le glaive.
Mieux vaut, pour bâtir un rêve,
La moindre coupe avec du vin.



  1. En tête de ces vers, s’impose le nom de celle qui, dans un chant harmonieux, les a revêtus de musique étrange et profonde.