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Les Nuits persannes/Fleurs de Vin

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Les Nuits persanesAlphonse Lemerre (p. 141-162).

FLEURS
DE
VIN

FLEURS DE VIN


IVRESSE DOUCE

à émile deschamps


Échanson, couronne mon verre
De fleurs aux arômes divers.
Boire en silence est trop sévère ;
Prends ta lyre, et dis-moi des vers.

Vertige et cadence ! j’adore
Les parfums dans ma coupe d’or.
Lorsque résonne ta mandore,
Un rêve plus moelleux m’endort.

En ce monde, tout est futile,
Quoi que l’on dise de subtil,
Hors la coupe d’or qui rutile,
Le tendre accord, le frais pistil.

Verse tout cela sans mesure,
Que de m’enivrer je sois sûr,
Et qu’au moins, par une embrasure,
Mon âme monte vers l’azur.



IVRESSE SAGE

à ernest lavisse


Jette du sable, ô ma main,
Sur les tristesses du monde.
Ô mon pied, prends le chemin
De la taverne profonde.

Ô ma lèvre, n’apprends pas
De rosaire monotone ;
Avant mon premier faux pas,
Compte le vin que j’entonne.

Ô mon œil, laisse le ciel
Être d’azur ou livide,
Et vois, c’est l’essentiel,
Si ma coupe est plein ou vide.

Ô ma robe, c’est en vain
Qu’on t’a mis des amulettes.
Qu’on les ôte, et que le vin
Te tache de violettes !

Ô mon cœur, point de souci.
La taverne est mal famée ?
Si l’ivresse est là, viens-y,
Et nargue la renommée.

Il n’est qu’un précepte sûr,
C’est d’éviter toute larme.
Le vin aime à rester pur ;
La moindre eau détruit le charme.



LA LANTERNE

à félix savard


J’ai beau vouloir souffler ma lanterne ;
Toujours la flamme y luit bel et bien.
Moi, l’homme fort que rien ne consterne,
Je souffle encore, et je n’éteins rien.

À m’éviter cette flamme adroite,
Mieux qu’un jongleur, me fait mille tours ;
Je souffle à gauche et je souffle à droite ;
Railleuse et claire, elle est là toujours.

Sa résistance attriste ma vie ;
Mais nous verrons, quitte à m’étrangler,
Qui, le premier, perdra son envie,
Le feu de luire, ou moi de souffler.

Or l’ouragan arrive en troisième
Qui, profitant de mon trop d’émoi,
Perfidement, tranche le problème,
En renversant la lanterne et moi.



L’ENNEMI

à charles gueullette


C’est inutilement qu’il entre
Du vin dans mon entonnoir ;
Tout est absorbé dans mon ventre,
Par mon rival, le ver noir.

On me trouve toujours à boire ;
De ma soif on est surpris.
Hélas ! c’est une œuvre illusoire ;
Pa le ver noir tout est pris.

Le long de mes boyaux, il glisse,
Tantôt flux, tantôt reflux ;
Il glace, il colle, il est mou, lisse,
Inextricable et confus.

Nulle part, on n’y voit de tête,
Ni de ventouses, ni rien ;
Et pourtant la maudite bête
A bu je ne sais combien

Pour tuer ce monstre, j’essaie
Plus qu’il n’est permis d’oser ;
Mais nul poison ne le balaie,
Rien n’est lourd à l’écraser.

M’enfoncer des lames de sabre,
N’est pour moi d’aucun secours ;
C’est moi seul que ce jeu délabre.
Quant au ver, il boit toujours !

Je perds ma force à ce supplice
Qui dure été comme hiver.
Il n’est vin dont je ne m’emplisse,
Sans pouvoir tuer le ver !



L’ÉCHANSON

à ernest d’hervilly


Quand le bel enfant qui se voue
À m’offrir un vin coloré
Comme le sang frais d’une joue,
Au rêve qui de moi se joue,
M’ayant fait boire, m’a livré ;

Il m’apparaît comme une vigne,
Une vigne de raisin mûr ;
De loin, plus d’un voleur la guigne ;
Mais contre leur audace insigne,
J’ai mis bonne trappe et bon mur.

Ses pieds et ses mains font les branches ;
C’est un amas de grappes blanches
Que couronne du raisin noir,
Son front aux pâleurs d’avalanches
Sous ses cheveux couleur du soir.

Puis voici qu’on fait la vendange,
Et la belle vigne se change
En une amphore aux sveltes flancs,
Où l’âme dort, vin sans mélange,
Où les anses sont deux bras blancs.

Et si je veux, de cette amphore,
Verser l’ivresse dans mon cœur,
Ce sont ses yeux noirs que j’implore,
Pour que mon rêve se colore
De sa beauté, claire liqueur.



VACILLEMENT

à hyppolyte saitaire


Pourquoi voulez-vous que je rentre
Coucher dans un lit,
Lorsque, de la cervelle au ventre,
Le vin me remplit ?

Laissez-moi plutôt, par les routes,
Aller de travers,
Puisqu’ainsi les choses vont toutes
Dans notre univers.

Quel est le vrai, quel est le leurre ?
La bête ou l’esprit ?
Qui vaut le mieux ? la raison pleure,
Et l’ivresse rit.

Du vin pour moi, ce qui compense
Les pires effets,
C’est qu’ivre jamais je ne pense
À ce que je fais.

Plus d’apothéose ironique !
Plus de vains essors !
Je deviens une mécanique
Avec des ressorts ;

De mon corps laissant la machine
Aller et venir,
Sans chercher si, sur mon échine,
Je puis me tenir.



FORMES

à henri de pène


Ne sois pas jaloux, ô mon échanson brun ;
Ma blonde berceuse, oh ! pas de jalousie.
Restez l’un et l’autre, harmonie et parfum,
Qu’à vos deux beautés le buveur s’extasie.

Avec grâce, enfant, remplis ma coupe d’or
D’un vin près duquel le rubis semble pâle.
Vierge, prends sur toi ma tête qui s’endort,
Et tends-moi ma coupe avec tes doigts d’opale.

Le ciel bleu n’a point la haine du soleil ;
La myrrhe n’a point la haine du cinname.
Enlacez-vous donc pour sourire au sommeil
Qui dompte mon corps en exaltant mon âme.

Vous vous éclairez, l’un par l’autre, si bien,
Tel est le contraste entre vos formes nues,
Que s’il me manquait l’un de vous pour soutien,
Je ne pourrais plus m’enivrer sous les nues.

Pose-toi, colombe ; aiglon, franchis l’azur.
Mon cœur cherche un nid, mon âme veut des ailes.
Rêver à vous deux, c’est en un joyau pur
Unir la rosée avec les étincelles.



L’AUMONE

à henri cazalis


Échanson, va chercher au coin de la place,
Un pauvre vieillard sans pieds, sans mains, sans yeux,
Qui se laissant huer par la populace,
N’interrompt jamais son deuil silencieux.

Il a sur tout le corps un verdâtre ulcère ;
Nul soleil ne peut l’empêcher d’avoir froid.
De plus un souvenir le tient dans sa serre
Implacablement, c’est d’avoir été roi.

Échanson, de ma part, va dire à cet homme
Qu’il vienne avec moi boire ici, que mon vin
Donne ce que la terre a de mieux en somme,
L’oubli, le sommeil, tout ce qui n’est pas vain.

Ivre, quoique sans yeux, il verra des flammes
Tracer devant lui des dessins fabuleux,
De mobiles dessins pareils à des âmes
De leurs ailes d’or fendant les Edens bleus.

Adieu la pauvreté, les haillons, la plaie ;
Il n’aura plus froid, ne se souviendra plus.
Point de réel menteur ! l’illusion vraie
Où nul cœur ne souffre, où nul corps n’est perclus.

Va le chercher ! ma coupe est la seule chose
Où ses maux pourront trouver leur guérison.
Le reflet de ses pleurs y deviendra rose,
L’écho de sa plainte y deviendra chanson.



L’ARAIGNÉE

à coquelin


À la place de mes idées
Que dans ma coupe j’ai vidées,
À les y noyer résolu,
J’ai dans la tête une araignée
À tapisser embesognée,
Ayant long bras et corps velu.

Elle tisse dans ma cervelle
Sans cesse une chose nouvelle,
Que sans cesse je trouve bien.
Et, tout en tissant, elle chante
Un vers mystique qui m’enchante ;
Car je n’y puis comprendre rien.

Merveille de miséricorde,
Elle a d’abord tissé la corde
Où j’ai pendu mon vieux chagrin

Elle a tissé les fines trames
Dont les perles qui sont mes femmes,
Pour se voiler, font leur écrin.

Elle a tissé des galeries
Pleines d’arabesques fleuries,
Pour que j’y loge mes gaîtés ;
Et de peur que son cher ivrogne,
En marchant, aux murs ne se cogne,
Elle a rembourré les côtés.

Sans prendre un denier dans ma bourse,
Elle tissera la grande Ourse
Et les Pléiades, si je veux ;
Et j’aurai cette joie immense
De sentir un ciel qui commence
Aux racines de mes cheveux.

Mais pour l’instant la bête est triste ;
Il faut du vin à cette artiste.
Enfant, à m’en verser sois prompt,
Pour que j’amuse l’araignée,
Si douce quand, de vin baignée,
Elle me chatouille le front.



IVRESSE LUMINEUSE

à sully-prudhomme


Encor du vin ! encor des chants de lyre,
Encor des flambeaux !
Encor du ciel où tournent en délire
Des astres plus beaux !

Du vin ! du vin ! fait de flammes sanglantes,
De rubis ardents,
Rongeant mon cœur aux fibres pantelantes,
Comme avec des dents.

Du vin ! du vin ! l’ivresse immesurée,
L’ivresse à saisir
Tout ce qui flotte, à travers l’empyrée,
D’âme et de désir !

Encor du vin ! Chassons dans la poussière
La réalité.
Encor ! encor ! Buvons de la lumière
Et de la beauté !



LES AILES BRISÉES

à victor de laprade


Ma coupe a la rondeur du ciel,
Mon vin la lueur des étoiles ;
Mon ivresse arrache les voiles,
Qui couvrent l’immatériel.

N’ayant pas bu, quoi que je fasse,
Je frissonne au nom seul d’Allah ;
Ivre, je perds ces craintes-là,
Et je l’affronte face à face.

Tout ce que dans son bourbier noir
Me cache la raison qui rampe,
Aux folles lueurs de sa lampe,
Le délire me le fait voir.

De mon cerveau des étincelles
Montent, dévorant l’infini.
L’ange trop longtemps impuni,
Sent ce feu lui brûler les ailes.

J’écrase le soleil du poing ;
À mon souffle, l’azur se crève.
Tout serait vaincu par mon rêve,
Si je ne me réveillais point.

Je me réveille et perds ma gloire ;
Mais il reste encore un moyen
De réduire le ciel à rien :
N’y plus penser et n’y plus croire.

Regardons en bas pour qu’en vain
Le ciel là-haut brille ou se voile.
Oh ! le ciel l’emporte ! une étoile
Se reflète encor dans mon vin.