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Les Nuits persannes/La Mosquée

La bibliothèque libre.
Les Nuits persanesAlphonse Lemerre (p. 163-186).

LA MOSQUÉE

LA MOSQUÉE


CELUI QUI EST

à victor hugo


Dans le vent se perdent les ailes,
Les sons de lyre dans le bruit,
Dans le brasier les étincelles,
Nos rêves à tous dans la nuit.

Le monde est une souricière
Où le plaisir mène au remord,
Où l’amour mène à la poussière,
Où l’action mène à la mort.

Et le temps roule, cercle énorme,
Autour d’un immobile essieu.
Et rien ne change que la forme.
Et rien ne demeure que Dieu.



SUR LES CIMES

à édouard charton


Ma mosquée est une forêt
À l’impénétrable mystère ;
J’ai choisi pour mon minaret
Une montagne solitaire.

Qu’un muezzin à la cité
Chante l’heure où l’on se recueille.
Cet instant là m’est mieux chanté
Par l’oiseau blotti sous la feuille.

Qu’on fouille livre et manuscrit,
Pour tâcher d’éclaircir ses doutes.
Les preuves que cherche l’esprit,
La nature les donne toutes.

Chacun se déchausse au saint lieu.
Respect mesquin qui n’est qu’un leurre !
Le monde est ma maison de Dieu ;
C’est pourquoi, pieds nus, j’y demeure.

Pas de temples, pas de hangars
Étouffant le cœur sous des pierres.
Il faut le ciel à mes regards,
Quand je lève en haut mes paupières.

Des murailles sont de la nuit,
Et des coupoles sont des voiles.
Nombre de flambeaux y reluit.
Pour prier, j’ai mieux : les étoiles.



PRIÈRE POUR L’ABLUTION

à andré theuriet


Au nom du Dieu bon qui protége !
Grâces à Dieu qui fit l’Islam.
Mon Dieu, prends-moi dans ton cortège,
Près de Moïse et loin de Cham.

Pour qu’ils perçoivent tes merveilles,
Descends purifier mes yeux,
Et purifier mes oreilles,
Que ton ordre y pénètre mieux.

Purifie aussi ma narine
Et mon gosier, si bien que l’un
Puisse professer ta doctrine,
L’autre respirer ton parfum,

De ta splendeur blanchis ma face,
Pour qu’au jugement sans merci,
De mes traits toute ombre s’efface,
Loin des méchants au front noirci.

Fais que ma main droite mérite
De tenir un jour, devant toi,
Le livre où ma vie est écrite,
La gauche d’être sans emploi.

Couvre de ta miséricorde
Mes cheveux ; affranchis mon cou,
Que plus tard ni chaîne ni corde
Ne soient en enfer mon licou.

Affermis mon pied pour qu’il passe
Sur le pont plus mince qu’un fil,
Où chacun, alors qu’il trépasse,
De tomber court si grand péril.

Mon Dieu, que ta pitié m’assiste !
Mon cœur te loue et se soumet.
Pas d’autre Dieu que Dieu n’existe,
Et son prophète est Mahomet.



PIÉTÉ SALUTAIRE

à stanislas lebourgeois


Un bon Musulman, près du Gange,
Cheminant par un jour d’été,
Vit soudain sortir de la fange
Un crocodile bien denté.

Pour fuir, il détourne la tête ;
Un tigre noir, montrant la dent,
À bondir est là qui s’apprête.
Les deux monstres se font pendant.

Le Musulman pâle, immobile,
Ne sait ce qui doit mieux valoir
De la gueule du crocodile,
Ou de celle du tigre noir.

À se prosterner lors il songe,
Pour ne pas mourir mécréant ;
Et dérouté le tigre plonge
Dans le crocodile béant.



RESPECT DE SOI-MÊME

à delaunay


Un des docteurs qui font école,
Hier, de très-loin, vint ici
Savoir dans quel but je m’isole,
Et si du Coran j’ai souci ;
Sans rompre d’un regard frivole
La fixité que j’ai pour loi,
Je ne dis pour toute parole
À cet homme que : laisse-moi !

Quand Fatma, fille du prophète,
Rose blanche de la pudeur,
Auréole du ciel en fête,
Dont un cœur pur fut la splendeur
Se sentit mourir, sa requête
Fut qu’on la mît dans son cercueil,
Sans avoir dévoilé sa tête
Que d’un mortel souillerait l’œil.

La sainte qui s’est élancée
Là-haut, sans tache et sans remords,
Cadavre, se fût offensée
Qu’un profane entrevît son corps.
Quelle impudeur plus insensée
Serait-ce, au gré d’un inconnu,
De déshabiller ma pensée
Et de mettre mon âme à nu !



L’ANNIVERSAIRE

à édouard laboulaye


C’est aujourd’hui qu’on est en larmes,
Qu’on revêt les habits de deuil,
Que la foule fait les vacarmes
En usage autour d’un cercueil ;

Car c’est aujourd’hui que le juste,
Le clairvoyant, celui qu’aima
Entre tous le prophète auguste,
Hussaïn, le fils de Fatma,

Après son père, après son frère,
Tous deux déjà martyrs et saints,
Sous le règne de l’arbitraire,
Fut tué par des assassins.

Les siens étaient soixante-douze.
Derrière un tertre il avait mis
Ses jeunes enfants, son épouse.
Dix mille étaient les ennemis.

Sous un ciel de feu, rien à boire !
Dix jours, le monde eut ce tableau.
Les hommes y gagnaient la gloire.
Les enfants demandaient de l’eau.

Enfin haché, méconnaissable,
Hussaïn à terre roula,
Et le sang fut bu par le sable
Dans le désert de Kerbéla.

Aussi, depuis l’aube, les bêtes
Pleurent dans les bois ; et du ciel
Les gouttes tombant sur nos têtes,
Sont amères comme le sel.

Seul, je ne pleure pas, j’envie
Celui qui, pour l’amour d’Allah,
Vint souffrir et donner sa vie
Dans le désert de Kerbéla.



LA NUIT SAINTE

à barbier de meynard


À l’occident, à l’orient,
Des savants à quoi bon les veilles ?
J’ai vu cette nuit, en priant,
Ce qu’ils n’ont pas vu : des merveilles !

En vain ils ont fait mille apprêts,
Des calculs jusqu’à la syncope ;
Il s’agissait là de secrets
Voulant la foi pour télescope.

Car c’était la plus sainte nuit
Des sept nuits saintes de l’année,
Celle dont à l’homme éconduit
La date n’est jamais donnée ;

La nuit où prier une fois
Compte plus que mille prières
Dans le reste des douze mois ;
La nuit où le sable et les pierres,

Les métaux et les diamants,
L’air et l’eau, la glace et la flamme,
Tout le chaos des éléments,
Pour adorer Dieu, prend une âme.

La lave, aux cratères béants,
Reluit alors sans qu’elle fume ;
La vague, dans les océans,
Perd un instant son amertume.

L’air fait gazouiller le zéphir
Et force l’orage à se taire ;
Émeraude, opale, saphir
Surgissent du sein de la terre,

D’éclat, de beauté, de douceur,
C’est une lutte universelle,
Entre l’astre dans sa grosseur
Et la perle dans sa parcelle.

Et grâce au pouvoir des versets
Récités par moi, grâce au nombre
De mes jeûnes, je saisissais
Le mystère remplissant l’ombre.

Tout l’univers inanimé
Vivait ; un trouble taciturne,
Pour atteindre à l’être innommé,
Montait en amour de cette urne.

Et jamais saint accord du luth,
Jamais chant sacré du poète,
Des choses vers Dieu, ne valut
Cette élévation muette.



LA DÉPOUILLE DU VIEIL HOMME

à léo joubert


J’ai fait des strophes à la lune,
Ravi qu’un rossignol chantât ;
J’ai bu dans le vin la fortune ;
Je fus amant ; je fus soldat.

Femme, triomphe, ivresse, rêve,
Que reste-t-il de tout cela ?
Que reste-t-il, quand on la lève,
D’une tente qu’on déroula ?

Ma poésie et ma maîtresse,
À présent, c’est Dieu ; c’est en lui
Qu’est la coupe de mon ivresse ;
Et pour glaive j’ai son appui.

Quelle sensation d’épaule,
De chevelure, peut valoir
Cette ardeur ayant Dieu pour pôle,
Ayant l’infini pour espoir ?

Quels vins à la lueur pourprée
Peuvent donner l’effarement
De l’espace et de la durée
Dans la coupe du firmament ?

Que sont les bataillons qu’on range,
La force et le bruit d’un instant,
Près du bras levé de l’archange
Qui, pour frapper le monde, attend ?

Un poème d’à présent porte
Une page ; et la page un mot :
Dieu ! – chefs-d’œuvre de toute sorte,
Vous n’atteindrez jamais si haut.

Ô maître, je te remercie
De m’avoir jadis donné tout.
La terre, comme une vessie,
Était vide, et j’en eux dégoût !

Ô principe, je te rends grâce !
Après le pouvoir meurtrier,
Je te dois ce qui le dépasse :
La solitude pour prier.

Rien ne m’y semble un poids, ni d’être
Un mangeur d’herbe et de roseaux,
Ni dans la posture du prêtre,
Au rocher de souder mes os,

Ni de sentir, quand je me couche,
Les nuits noires, dans les cailloux,
Sur ma face passer, farouche,
Le flair des chacals et des loups,

Pourvu que mon cœur s’y pénètre
De la sagesse et de l’amour
Que, sur tout ce que tu fis naître,
Tu distilles avec le jour.



LES ANGES TROMPÉS

à jules levallois


Monkir et Nékir, les deux anges
Chargés des funèbres vendanges
Où l’on cueille l’âme des morts,
Les ministres à l’aile noire
Du premier interrogatoire,
Lorsque dans la tombe est le corps,

Ayant passé près de la pierre
Où, m’absorbant dans la prière,
Je reçois la pluie et le vent,
Virent ma face si blafarde
Qu’ils montèrent longtemps la garde
Pour savoir si j’étais vivant.

L’un d’eux par les cheveux me tire,
Et l’autre augmente ce martyre
En me chatouillant sous les bras.

Je reste inerte. De leurs pointes
D’épée, ils piquent mes mains jointes.
Mes mains jointes ne bougent pas.

Alors Monkir : « Jamais la vie
Ne fut à ce point asservie
Par la volonté d’un humain ;
Cet homme est mort. » Plus formaliste,
Nékir dit : Absent sur ma liste !
« Par prudence attendons demain. »

« Vois, disait Monkir, ce squelette ;
Du sépulcre seul c’est l’emplette,
Ces yeux vitreux, fermés toujours, »
Nékir lui répondait : « Sans doute
Il est mort de faim sur la route.
Mais je ne vois pas de vautours ! »

Et Monkir : « C’est qu’il est trop maigre ! »
Là-dessus la face de nègre
Des terribles anges sourit.
Il poursuivit « Que sert d’attendre ? »
Et Nékir : « Soit ! allons le prendre,
Bien que ce ne soit pas écrit. »

Mais l’ombre du soir marquant l’heure
De la prière extérieure,
Je commençai l’ablution ;
Et les anges, voyant la chose,
S’envolèrent d’un air morose,
Pour cacher leur déception.



PLUS HAUT

à émile deschannel


J’ai soif de sentir, de connaître,
D’avoir ce que mon cœur rêva ;
S’il est un monde à part, d’en être ;
J’ai soir d’aller où nul ne va.

La science a bien une lampe ;
L’aile lui manque pour le vol.
C’est la luciole qui rampe.
À quoi bon briller sur le sol ?

La prière a bien l’aile forte ;
Elle s’envole dans le noir.
L’infini la baigne. Qu’importe
D’atteindre aux choses, sans les voir ?

Je veux planer dans la lumière,
M’ouvrir un ciel illuminé,
Trouver en dehors de l’ornière,
De quoi pouvoir être étonné.

Comment ! là-haut je verrai poindre
Toutes les constellations,
Sans en avoir conquis la moindre
Par tant de contemplations !

J’aurais sans fin, vers une idée,
Levé les yeux, tendu les bras,
Sans qu’elle soit escaladée
Par mon cœur étouffant au bas !

Dans cette lutte redoutable,
Je serai vaincu, non soumis ;
Je n’accepterai point l’étable
Où les hommes sont endormis.

La magie enseigne un breuvage
Pour mener à l’inexploré :
Ciel, enfer, sur quelque rivage
Qu’il me jette, je le boirai.

Mon Dieu ! pardonne-moi mon crime
D’oser violer tes décrets.
Le poids de l’infini m’opprime.
De toi je veux être plus près.