Les Nuits persannes/Les Rhythmes
LES RHYTHMES
LES RHYTHMES
LA CARAVANE
Les mots sont une caravane
Qui défile, dans mon cerveau,
Sur la route escarpée ou plane
De quelque poème nouveau.
Nul obstacle ne les étonne,
Mais ils marchent plus réguliers,
Aidés par un chant monotone
Comme celui des chameliers.
*
Monté sur une blonde ânesse,
Je vais voir les danseurs Hindous.
Puisse avoir toute ma jeunesse
Son pas calme et leurs rhythmes doux !
EFFET DE NUIT
L’oiseau chante, le vent pleure ;
La lune ouvre son œil rond.
Une joie, un deuil m’effleure ;
L’idée observe à mon front.
GROS & MAIGRE
Pour y palper ses bons dîners,
Le gros se tapait sur le ventre ;
Mais l’estomac creux comme un antre,
Le maigre se grattait le nez.
Et prenant leurs gestes pour centre
D’expression de l’être humain,
Autour d’eux, chacun, de la main,
Taquinait son nez ou son ventre.
COUP DE FLÈCHE
Juge, va-t-en du tribunal ;
Sans que jour ni nuit tu t’arrêtes,
Tu condamnes les bons au pal,
Tu décapites les honnêtes.
L’encre ne suffit plus au sang,
Et je ne puis, fautes de rimes,
T’infliger un vers flétrissant
Pour chacune de tes victimes.
LES JONGLEURS
Je viens de voir sur une place,
Au fond des ignobles faubourgs,
Un grand cercle de populace
Qui, chassant les soucis trop lourds
Pour sa misère fainéante,
Examine, bouche béante,
Comme un marmot une géante,
Quatre jongleurs faisant leurs tours.
Le premier se sert, quand il joue,
De boules d’or que le soleil,
Amoureusement, sur la joue,
Baise de son baiser vermeil ;
L’autre, en ses mains favorisées,
Groupe des guirlandes rosées ;
Avec des perles irisées,
L’autre tient son monde en éveil.
Mais tous les trois, on les dédaigne,
Lorsque paraît, les traits en feu,
Celui qui sur les foules règne,
Comme un empereur, comme un Dieu.
Car c’est sur la lame pointue
Que son adresse s’évertue,
Et les bonds du poignard qui tue
Font un supplice de son jeu.
Loin de ce carrefour immonde,
Il existe d’autres jongleurs
Qui fascinent les yeux du monde
Par leurs secrets ensorceleurs ;
Eux aussi, coulés dans le moule
Du livre caprice qui roule,
Savent faire voir à la foule
Des tours de toutes les couleurs.
Mais si votre rêve, ô poètes,
Est de fasciner les regards,
Comme les éclairs des tempêtes,
Comme le soleil sans brouillards,
En jonglant avec des pensées
Dont d’autres mains seraient blessées,
Sur votre front tenez dressées
Des auréoles de poignards !
LA FLÛTE ET LE TAMBOUR
La profondeur fut étrange
Du premier qui fit un jour
Sa musique du mélange
De la flûte et du tambour.
Jour heureux et jour néfaste,
Rêve, action, haine, amour,
L’existence est le contraste
De la flûte et du tambour.
Et les histrions des foires,
Les poètes de la cour
N’ont au fond de leurs histoires
Que la flûte et le tambour.
*
Pour bien comprendre le monde,
C’est se balancer qu’il faut.
Plus l’ascension va haut,
Et plus la chute est profonde.
IMAGE
L’eau coule, immensité sans tache.
Sur sa nappe, miroir du ciel,
Seul, un noyé flotte et détache
Son ventre pestilentiel.
Et de grands oiseaux au vol courbe,
Avec la même volupté,
Du cadavre goûtent la bourbe
Et de l’eau la limpidité.
*
Oh ! deux notes au clair de lune,
Lentement, éternellement !
Éternel désir, chante l’une.
L’autre : éternel éloignement.
LE NID
Au bord du lac, j’ai mis mon âme
Dans une fleur de nélumbo ;
Dans ce nid frais comme un tombeau,
De mes désirs j’endos la flamme,
Et le zéphyr berce mon âme,
Comme il berce le nélumbo.