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Les Nuits persannes/Gazals en N

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Les Nuits persanesAlphonse Lemerre (p. 35-50).

GAZALS EN N

Le gazal est la forme préférée de la poésie lyrique en Orient ; il se compose d’une suite de distique (5 au moins) dont le premier a ses deux vers rimant ensemble et dont les autres ont leur premier vers sans rime et leur second rimant avec le premier distique ; la recherche de la consonance est même poussée si loin que quelquefois ce n’est plus seulement la même rime, mais le même mot qu’on répète ainsi. Dans le dernier distique, le nom que le poète a adopté pour le représenter dans ses œuvres, ordinairement un épithète, Ferdoucy, le céleste, Saadi, le bienheureux, doit toujours être rappelé.

Les gazals d’un poète, quand on les met en recueil, sont rangés non par ordre de date ou de sujet, mais alphabétiquement selon leur lettre finale ; chaque série prend alors le nom de la lettre qui lui est commune et qui, par suite des lois du gazal, doit être la lettre terminale de toutes les rimes qui s’y trouvent.

Les gazals en N donnent de ce genre de poésie une imitation aussi exacte que possible, le nombre n’existant pas chez nous en même temps que la rime, comme chez les Persans, et l’équivalent ayant été cherché dans l’observation de notre loi sur les terminaisons féminines et masculines. Cet essai d’imitation est un jeu auquel il a semblé curieux de se livrer un instant, mais sans le prolonger, de peur d’étouffer la pensée sous les combinaisons. Une seule fois, à la fin de l’être aimé, la forme du gazal a été employée, légèrement modifiée selon un modèle également

oriental, quoique exceptionnel.

GAZALS EN N



LA BRISE

à joséphin soulary


Comme des chevreaux piqués par un taon,
Dansent les beautés du Zaboulistan,

D’un rose léger sont teintés leurs ongles,
Nul ne peut les voir, hormis leur sultan.

Aux mains de chacune un sistre résonne ;
Sabre au poing, se tient l’eunuque en turban

Mais du fleuve pâle où le lys sommeille,
Sort le vent nocturne, aiusi qu’un forban.

Il s’en va charmer leurs cœurs et leurs lèvres,
Sous l’œil du jaloux, malgré le firman.

Ô Rêveur, sois fier. Elle a, cette brise,
Pris tes vers d’amour pour son talisman.



LA FUMÉE

à arsène houssaye


Haine au soleil, au pompeux assassin
Tuant le rêve avec son jour malsain.

Mieux vaut fumer sous de pâles étoiles
Se reflétant en un pâle bassin.

Seul et muet, la pipe sur les lèvres,
La brise au front, sous la tête un coussin,

On suit de l’œil, à travers l’azur tendre,
La vapeur grise au fantasque dessin.

Astres, fumée et ciel doux, c’est la femme.
Les yeux y sont, et le cœur, et le sein.

La pipe brûle, ô Rêveur ; la nuit brille.
Un chant d’oiseau te réveille à dessein.



LE TRÉSOR

à marius fontanes


Oter, un par un, les voiles de lin
D’une vierge grecque au type aquilin ;

Sur une terrasse où le jet d’eau chante,
Des pourpres du soir suivre le déclin ;

Parfumé de myrrhe, au son des mandores,
Voguer sur le flots d’un lac cristallin ;

Avoir un sonore essaim de cavales,
Chacune jouant avec son poulain ;

Ouvrir un coffret ruisselant de perles,
Le vider toujours, l’avoir toujours plein :

Tout cela vaut moins que ne vaut ton rêve,
Ô Rêveur maudit comme un orphelin.



LA BOUGIE

à henri wadsworth longfellow


Son sort est beau, la bougie a raison ;
C’est l’âme ardente à brûler sa prison.

Elle s’éclaire à la fois et se tue ;
Elle se montre et s’ouvre l’horizon.

En crépitant, sa flamme lui murmure :
Vivre est le mal, mourir la guérison.

Et la mort vient, rapide et glorieuse,
Si nul n’était le feu par trahison.

Oh ! s’épuiser à commander la fange,
Compter de l’or, agrandir sa maison !

C’est pour ne pas alléger le navire,
Risquer la chute avec la cargaison.

Fais de ton âme, ô Rêveur, une cire
Qui s’illumine et meurt en pamoison.



LARGESSE

à north peat


Le Roi, suivi d’un colosse africain,
Le front mitré, s’avance en palanquin.

Il est prodigue ; il offre une province
À qui saura lui dompter un requin ;

Il a nommé vizir le plus habile
Des corroyeurs qui font le maroquin ;

À son bouffon il donne our demeure
Un temple d’or, le marbre étant mesquin.

Mais toi, Rêveur qui chantas ses victoires,
Tu n’as pas eu la moitié d’un sequin.



QUESTIONS ET RÉPONSES

à théophile gautier


On veut savoir d’où je viens ? Du lointain.
Quand je partis ? Le soir ou le matin.

Ce que je suis ? Comme on veut, je puis être
Un aigle, un âne, un monarque, un pantin.

Ce que je fais ? Triste ou bonne figure,
Trouvant des coups ou trouvant un festin.

Quels trésors j’ai ? J’ai de plus que bien d’autres,
Un luth sans corde et trois pièces d'étain.

Où je m’en vais ? Peut-être, pour le dire,
Serait-il bon que j’en fusse certain ?

Vis, ô Rêveur, sans chercher à connaître.
La nuit complète est au fond du destin.



LE CHARMEUR

aux poètes amis de provence


Les yeux brillants, le corps en limaçon,
Le serpent roux guette dans le buisson.

Aux moucherons errant sous l’herbe chaude,
Son corps poli fait l’effet d’un glaçon.

Il se confond avec les feuilles sèches ;
Calme et terrible, il attend sa moisson ;

Lorsqu’un charmeur vient siffler un air vague
Sur une flûte à l’harmonieux son.

Et le serpent qu’étonne la musique
Détend son corps d’amoureuse façon.

Il se soulève et danse sur la queue,
Et ferme l’œil en un moelleux frisson.

Le charme est tel qu’il oublîrait de mordre,
Quand on viendrait le hacher par tronçon.

Ô toi, Rêveur qui veux dompter les hommes,
Prends au charmeur de serpents sa chanson.



LES LOUANGES

à théodore de banville


Pour qu’à ma famine il jette un croûton,
Je l’ai dit savant ; il n’est que glouton.

Pour avoir un lit, je l’ai dite belle ;
Entre nous, son nez touche à son menton.

Pour que le chanteur chante mon poème,
J’en fais un Bulbul ; c’est un hanneton.

Pour qu’il m’offre un grain de café, je prête
Du cœur au vizir, grand fuyard, dit-on.

D’après moi, le juge est un homme intègre ;
En disant le vrai, j’aurais du bâton.

Ô Rêveur, il faut, lorsqu’on est poète,
Épris de l’airain, vanter le carton.



SANCTUAIRE

à camille doucet


Le diamant, but des splendeurs sans frein,
Toujours se cache en quelque souterrain.

Si par hasard un mineur le découvre,
L’homme à son tour le met dans un écrin.

C’est, quand ils sont enfouis sous la terre,
Que l’arbre pousse et que germe le grain.

Sur les varechs, au plus profond des ondes,
La perle dort, loin des yeux du marin.

Dans un palais aux murailles de jaspe,
Mystérieux, veille le souverain.

De la ferveur la plus belle prière
Veut pour coffret le cœur du pèlerin.

Toute beauté doit craindre l’étalage
Où l’on se fane et s’en va brin par brin.

Veux-tu rester pur et fier ; à ton âme,
Mets, ô Rêveur, un couvercle d’airain.



BROUILLARD

à jean tisseur


L’inconnu troublait l’homme ancien ;
Savoir tout ne paraît plus rien.

Autrefois s’étalaient les monstres ;
Tout porte le masque du bien.

Plus de rêve triste ; on préfère
Le joyeux et vide entretien.

Plus de misère ! le génie
A les aumônes pour soutien.

D’avoir une émotion forte
La logique ôte le moyen.

Ô Rêveur, brise-moi ta lyre ;
Le sphinx s’est fait plat comme un chien.