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Les Nuits persannes/Notice

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Les Nuits persanesAlphonse Lemerre (p. 5-13).


Ce livre n’est fait pour parader devant aucune théorie littéraire.

Trop souvent on est venu, au nom d’une des mille faces de l’art — classicisme, romantisme ou réalisme — forme, observation ou fantaisie — clôturer de petits coins de terre, en déclarant infranchissables des clôtures qui n’allaient pas au genou. Le temps des grands-prêtres est fini ; ils ne servent plus qu’à rendre les religions absurdes. Plus d’école, plus de drapeau, plus de joug ! Il existe, dans le passé, assez de chefs-d’œuvres différents pour donner raison à tous les systèmes, ce qui revient à prouver la folie de l’absolu. Si quelqu’un, de par une esthétique à priori, de par un dogme formidablement gonflé, vous déclare coupable d’hérésie, éventrez-lui son dogme qui ne contient que du vent comme les dogmes en général, et dites bien fort, en prenant aux sociétés nouvelles leur cri suprême : point d’art vrai sans liberté.

Je hais l’indifférence érigée en principe, au milieu d’une société en travail. Parmi les poètes nouveaux, j’ai, dans certaines pages des Pensées tristes, été un des premiers à aborder la route, volontiers suivie maintenant, des réalités sociales ; et c’est mon vœu de ne pas mourir sans avoir, de toute ma force, l’effort fût-il stérile, poussé à la roue des grands problèmes humains.

Cette fois, j’ai simplement poursuivi quelques lointaines lueurs du lyrisme oriental, et je doute que n’importe quelle douane littéraire ait le droit de venir me dire : on ne passe pas !


Avant de parler d’Orient, il faut d’abord bien définir de quel Orient on entend parler. L’Orient brahmanique, l’Orient chinois, l’Orient musulman sont séparés par des abîmes tels qu’il est monstrueux de les confondre. Le musulmanisme qui n’était pas sans rapport, dans l’origine, avec l’Orient biblique, s’en est séparé en se développant, et s’est alors subdivisé en forme arabe, forme persane, et plus tard forme indienne, forme turque. De toutes, c’est la forme persane qui, en poésie surtout, est la plus originale et la plus complète. L’Arabie tombe en décadence, dès qu’elle sort de l’héroïsme primitif. En Perse, au contraire, la poésie s’épanouit avec la civilisation, et pendant plusieurs siècles, de grands poètes font étinceler le beau, en lui taillant chacun une facette nouvelle. Comme ensemble de littérature, rien de comparable dans le reste de l’Orient musulman.

Jusqu’à présent, la poésie française s’est abstenue de puiser dans cette mine dont l’esprit gracieux de Thomas Moore, en Angleterre, la pensée majestueusement symbolique de Goethe, l’âme vibrante de Ruckert en Allemagne, ont tiré des trésors. Pourquoi ? Sans doute parce qu’on manquait, en France, des informations nécessaires. Dans ces dernières années seulement, la persévérance de Mohl, après une longue lutte avec un poème de plus de 100,000 vers, est arrivée à nous faire connaître la grande épopée musulmane, le Livre des Rois de Ferdoucy. Pendant ce temps, M. Garcin de Tassy a, de son côté, ouvert des échappées sur la poésie mystique, en traduisant le Langage des oiseaux de Farîd-Uddîn-Attâr. Enfin M. Nicolas, le consul de France à Rescht, avec la collaboration voilée mais précieuse, de Madame Blanchecotte, a publié les Quatrains de Khèyam où l’alliance des pensées philosophiques les plus hardies et des images les plus voluptueuses produit une beauté violente qui fascine. Que ne donne-t-on un pendant à cette œuvre éclatante ! Parmi une foule de nom célèbres, s’imposent d’abord ceux d’Hafiz, le voluptueux aux profondeurs mystérieuses et de Djélaleddin-Roumi, l’extatique perdu dans l’inconnu céleste, deux très-grands poètes, dont précisément presque rien n’est traduit en français. Savants orientalistes que je sais bien, l’éclat d’autres travaux ne devrait pas vous détourner complètement de celui-là.

Plus d’une personne s’étonnera peut-être de rencontrer dans un livre où l’on vise à l’exactitude d’un coloris étranger, très-peu de mots qui ne soient pas français. Peut-être ai-je tort, car le système contraire a été suivi dans des œuvres magistrales, mais il m’a semblé que la vérité de l’effet ne gagnait rien à l’emploi des mots inusités ou inconnus que fournissent les livres techniques.

J’ai été plus loin dans le sens opposé à cette tendance : lorsque j’ai voulu reproduire la bouffonnerie orientale, j’ai cherché à me servir de locutions familières qui me permissent d’en faire comprendre clairement le caractère en français. C’est que, selon moi, l’originalité intime de l’Orient ne consiste pas tant à se séparer du reste du monde qu’à refléter d’une façon spéciale le fonds commun des idées humaines.

Il n’est rien de rigoureux dans l’ordre et les divisions du volume ; demandant la liberté pour ma fantaisie, j’ai désiré laisser à celle des autres toute latitude. Pourtant un fil que j’ai maintenu invisible, a guidé ordinairement ma pensée et sans prétendre en faire une chaîne, j’en parlerai. Le livre s’ouvre par l’amour dans la nature ; Gul et Bulbul, c’est la création qui enveloppe l’homme, prise dans le mystère que l’Orient a le plus aimé à lui prêter. Mais ce n’est qu’un encadrement, qu’un prélude. L’homme apparaît. D’abord, dans les gazals en N, cœur indifférent, il vagabonde à travers les rêves de son esprit ; dans les rhythmes qu’il faut entendre dans le sens le plus souple du mot rhythme, il rêve également, mais en suivant dans les impressions et les images, certaines lois harmoniques qui l’amènenent à entrevoir et désirer la volupté. La volupté se lasse vite ; il ne cesse pas d’en aimer l’essence, les obsessions qui la rabaissent lui répugnent. Pendant ce temps, dans la solitude du harem, une jeune fille sent battre son cœur ; elle aime, ignorée, et elle pleure ; elle finit pourtant par être aperçue du bien-aimé, et les voila tous deux, dans la vallée de l’union. La mort vient briser ce bonheur. La jeune femme s’endort pour ne plus se réveiller ; et l’homme se précipite dans l’action pour y noyer sa pensée.

Devenu soldat, il fait la guerre à la façon orientale, fatalement, sans souci de lui ni des autres, méprisant l’homme comme il est naturel qu’on le méprise dans les pays de despotisme. Si une partie du livre pouvait prétendre à un but autre que l’art même, ce serait cette peinture de l’esprit de destruction, là où l’esprit de servitude lui laisse le champ libre. Quand il a saccagé le monde, le vainqueur s’aperçoit qu’il s’est agité dans le vide, qu’il n’a pu réaliser aucun de ses rêves ; et pour donner des ailes à son âme, prenant une coupe, il appelle à lui l’ivresse du vin ; cette ivresse terrestre, selon la pente des esprits en Orient, le mène à l’ivresse céleste, à la piété ascétique. Enfin l’adoration ne l’emportant pas encore assez haut dans le mystère, il s’appuie, non plus sur l’ivresse du vin, mais sur le vertige de l’opium.

Après des rêves bizarres, des cauchemars qu’entrecoupent des joies calmes, le voilà qui se croit divinisé, quand soudain l’abîme de l’amour, depuis longtemps fermé, se rouvre dans son cœur. Il jette sa fausse draperie d’orgueil, et il se met à aimer ; mais tout en se souvenant de son ancienne compagne, cette fois ce n’est plus une femme, une créature humaine qu’il poursuit. S’il conserve un reflet des passions terrestres, il le combine avec une aspiration divine dans un être qu’il crée, selon un idéal mystique, fréquent dans la poésie de l’Orient, impersonnel sans sexe, ne tenant à rien et à tout : l’être aimé. L’ivresse, l’adoration, le vertige avaient fait de vains efforts pour fondre l’homme en Dieu, l’amour réussit. L’être aimé lui enseigne le bonheur dans l’anéantissement et lui en ouvre la voie qu’ascète sans amour, il n’avait jadis pu trouver. Alors, en quelques courtes sentences, il marque les degrés de l’ascension où il perd la notion de lui-même et de tout ce qui existe, pour devenir irrévocablement rien en Dieu.

Cette élévation vers le divin avec la renonciation à l’être, c’est à la fois la grandeur et le mal de l’Orient : un mirage merveilleux avec tout le cortège perfide du mirage.

L’imagination peut s’enrichir des formes parfois éclatantes de cette illusion, mais à la condition de ne pas se laisser égarer par elle et de ne lui demander que ce qu’elle peut donner.



AU NOM DE DIEU
CLÉMENT ET MISÉRICORDIEUX




Gloire à Dieu, père des prophètes,
Qui fit les pavillons des cieux,
Les fleurs, les lacs, toutes les fêtes
Du monde immense et gracieux,

Et qui permit à la pensée,
Par le rêve ou la passion,
En gerbe, à son gré nuancée,
De grouper la création.

Par les astres et par les roses,
Et par le caprice infini
De l’âme errant parmi les choses,
Que le nom de Dieu soit béni !