Les Ogresses (Paul Arène)/Épître à Margot

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Charpentier (p. 237-242).

ÉPITRE À MARGOT


Vous montrez trop de linge, Margot. En dansant, bien entendu, car les autres façons que vous pouvez avoir de le montrer ne sont pas de ma compétence.

Oui, Margot, beaucoup trop de linge. Permettez à un ami de vous le dire, ami qui ne vous a vue qu’une fois et sans doute ne vous reverra jamais, le bal que vous honorez de votre présence se trouvant haut perché en diable, à mi-chemin du ciel, sur la butte ornée de moulins où jadis, alors que le nouveau Montmartre n’était pas bâti, les amoureux, par des chemins grimpants bordés de sureaux et d’épine-vinette, s’enfarinaient aux sacs des âniers.

Cette seule fois m’a suffi pour constater, Margot, qu’à quelque cent mètres au-dessus de l’étiage du Pont-Royal, vous êtes reine.

L’orchestre, trompettant dans ses cuivres, préludait en notes criardes, et la foule pressée, poussée, montait du jardin aux galeries, puis descendait des galeries au promenoir, et du promenoir débordait sur le parquet de la salle, tandis qu’au milieu d’un étroit espace à grand’peine maintenu libre, un étrange Maître des Cérémonies, vêtu d’un tricot groseille, coiffé d’une calotte à glands, avec l’air grave d’un escamoteur qui serait en train de passer notaire, annonçait les danses, appareillait les couples, et enfouissait dans la gibecière qui lui pendait au cou les gros sous payés pour chaque valse et chaque quadrille.

Soudain le silence se fit. Une nouvelle avait couru :

— « Margot est en place. »

En effet, Margot, vous étiez en place, dansant déjà pour ainsi dire, tant de tout votre petit corps vous sembliez impatiente de danser, frémissante, un pied en avant, les mains se crispant sur la jupe, pendant que la foule en cercle attendait, et qu’au dehors — je l’apercevais droit dans le ciel bleu, derrière la porte grande ouverte — le vieux moulin, secoué par un coup de vent, semblait vouloir se dégourdir un peu lui aussi, et faire tourner sur Paris, ainsi qu’un feu d’artifice multicolore, les innombrables bonnets jetés par dessus son toit en pointe et restés accrochés à ses ailes.

Puis le quadrille commença, et on ne vit plus que Margot.

Singulier pouvoir de l’inspiration et du génie !

Tout le temps que, montrant vos bas rouges, les lèvres aussi rouges que les bas, souriante, ivre de plaisir, vous improvisiez les diverses figures de cette danse à la fois parisienne et païenne comme l’est d’ailleurs votre profil de bacchante à nez retroussé, il n’y avait là personne qui ne vous admirât. Et non seulement les hommes dont c’était naturellement le devoir, mais aussi les femmes : quelques-unes jeunes, parées ainsi que vous, Margot, d’une robe à cent sous et de leurs quinze ans, puis des vieilles, des arrivées qui, les dimanches de beau temps, aiment, par nostalgie et par orgueil, à venir, la tignasse barbouillée d’or, serrées dans un corsage de soie craquante, étonner de leurs diamants et de leur luxe l’endroit qui les vit débuter.

De sorte qu’on ne prêtait attention ni à votre vis-à-vis, fillette pourtant assez jolie et que votre amitié semblait embellir d’un rayon de gloire, ni à votre danseur, pâle ainsi qu’il convient aux adolescents trop aimés des belles, pénétré de la dignité de ses fonctions, et faisant la cloche en conscience, c’est-à-dire frétillant des jambes éperdument, tandis que la physionomie reste dédaigneuse et froide, les bras pendants, le buste immobile, ce qui est, comme chacun sait, le suprême genre à Montmartre. Moi-même fus touché, pourquoi ne l’avouerais-je point ? Je sentis mon cœur se gonfler et des larmes me monter aux yeux en constatant combien ce Paris sceptique a su garder son âme ardente et sait vibrer, quand le sujet en est digne, aux nobles émotions du beau. Votre enthousiasme ingénu fit, ô Margot, passer sur moi comme un souffle de renaissance ; et, redevenu jeune soudain, je vécus, en vision d’une seconde, l’époque heureuse où épris de toute grandeur, nous entourions d’une même adoration la République encore à naître, Hugo, Leconte de Lisle, Banville, et trois ou quatre bonnes filles qui, à Bullier, les dernières, savaient encore danser en français.

Et puisque vous voulez renouer la tradition, ô Margot ! puisque la volonté mystérieuse des dieux semble vous avoir marquée pour ce grand rôle, permettez à ma vieille expérience une paternelle leçon.

Votre cas est grave, Margot : naïvement, sans le savoir, par suite d’influences extérieures auxquelles on n’échappe point, vous vous révélez paroxyste, et la préoccupation des gros effets vous fait déplorablement oublier l’art si délicat des nuances. Lever la jambe est bien, essayer du grand écart constitue en soi un acte louable, mais encore faut-il lever la jambe avec mesure et ne hasarder le grand écart qu’après mûres délibérations. Votre manière turbulente étonne, je n’affirmerais pas qu’elle puisse séduire longtemps. À la grâce parisienne qui en est le fond, se mêle, hélas ! pour la gâter, un arrière-goût de clownerie. Vous montrez trop de linge enfin, ainsi que je vous le disais, ou plutôt vous le montrez trop tout de suite, supprimant, au grand regret de ceux qui regardent, le charme irritant du désir et de la surprise attendue.

On y mettait jadis, les connaisseurs vous le diront, un bien autre raffinement.

Aux premières mesures, la robe à peine relevée ne laissait apercevoir de la jupe qu’un tout petit triangle blanc. Mais qu’il exprimait de choses, ce triangle ! Que d’engageantes provocations, que d’aimables sous-entendus, que d’ironiques réticences ! Et quel régal pour l’imagination dans ce duo animé de plus en plus, de plus en plus alerte et vif, entre un petit pied spirituellement chaussé et un fin ourlet de dentelle. Bientôt la cheville se mêlait au dialogue, et la jarretière avait son mot, mais sans grossière brutalité, avec esprit, au moment voulu, par gradations insensibles.

Inspirez-vous, Margot, au souvenir de ces vrais modèles !

Certes, j’aurais mauvaise grâce à nier que Voyageur, une de vos illustres devancières, ait par hasard décoiffé quelque spectateur, ni qu’Irma, cambrant la taille et la jambe en l’air, tandis que ses jupes recourbées s’épanouissaient comme un grand lys, ait, du bout de son pied mignon, fait tinter les cristaux du lustre. Seulement c’était à la fin, en manière d’apothéose et de bouquet, pour dire aux assistants : « Applaudissez, la pièce est jouée ! » parfois aussi, pour attirer l’attention du municipal et animer d’un semblant de bagarre les soirées relativement monotones.

Aujourd’hui le municipal n’aurait garde de s’étonner de si peu. Partout — ailleurs encore qu’à la danse — le paroxysme règne en maître. Voilà pourquoi, Margot, le succès encourageant votre audace, vous continuerez, je le crains, à faire tourbillonner, devant le vieux moulin ébloui, trop de linge, tout votre linge, et même à l’occasion, le linge que vous n’auriez pas !