Les Ogresses (Paul Arène)/De la beauté

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Charpentier (p. 229-236).

DE LA BEAUTÉ


Antonius ?… Je l’avais connu déplorablement pauvre, Antonius ! hirsute, le front se voilant sous des cheveux rares et longs, couleur de mousse d’étang desséchée, la barbe rude, nouée en épis et pareille à un champ de blé qu’aurait emmêlé le vent d’orage irréprochable ; néanmoins, quant au linge qu’il eut toujours très blanc et très fin, mais coiffé d’un de ces chapeaux et revêtu d’un de ces habits de coupe étrange confectionnés on ne sait où, à l’usage spécial des savants, par des chapeliers mystérieux et par des tailleurs chimériques.

Très chaste, malgré ses dix-huit ans, Antonius à cette époque était savant de son état. Il habitait, dans une vieille rue du quartier Latin, un sixième étage ouvrant son unique fenêtre sur un horizon de toits pendants, de mansardes et de cheminées ; de sorte qu’à le voir au milieu de ses livres et de ses notes, de ses bocaux où flottaient des macérations inquiétantes, de ses cornues, de ses microscopes, et de ses crânes étiquetés, il évoquait l’idée d’un Faust que Méphistophélès n’aurait pas eu besoin de rajeunir. À l’âge des premiers éveils, le besoin de connaître est pour certaines natures aussi impérieux que le besoin d’aimer, et c’est ainsi qu’Antonius, avant même d’avoir vécu, croyait faire sagement en demandant à la mort le secret de la vie.

Pour tout dire en un mot, Antonius avait la passion de l’anthropologie, science alors dans sa fleur de nouveauté et son plus grand plaisir, quand il descendait de son belvédère, était de mesurer des angles faciaux, au siège de la société fondée par l’illustre Broca, sous les combles du couvent des Cordeliers que, deux ans de suite, les flâneurs ont pu admirer dressant dans le ciel de Paris un pignon aigu, des contreforts et des ogives, et qui maintenant est derechef enfermé au milieu des blanches constructions de l’École de Médecine rebâtie.

Antonius, d’ailleurs, trouvant dans l’étude une source suffisante de joie, méprisait fort les distractions moins immatérielles qu’aiment à s’offrir les étudiants ; et quand un de nous lui proposait quelque partie sur la Seine ou à travers bois, en agréable compagnie : — Laissez-moi tranquille, disait-il, avec vos Titines et vos Estelles. Que peut me faire une frimousse plus ou moins parisiennement chiffonnée à moi qui, grâce aux données certaines de la science, suis en train d’établir une nomenclature raisonnée de tous les genres de beauté qui se sont épanouis à notre soleil depuis l’apparition de l’homme sur terre. »

En effet, au cours de ses recherches savantes, l’idée de ce travail lui était venue, et il rêvait un livre gigantesque, modestement intitulé : Toutes les Vénus. — « Car, disait-il lorsqu’on l’y poussait, il s’agirait une fois pour toutes d’élargir nos façons de voir esthétiques proportionnellement aux constatations nouvelles de la science. Plus renseignés, nous devons nous faire plus compréhensifs. La Vénus de Milo est belle, unis elle n’est pas la Vénus unique et l’homme moderne, à qui l’histoire des civilisations et des races est en train de livrer ses derniers secrets, ne saurait en fait de beauté se contenter de l’idéal jadis formulé par les Grecs, lesquels furent surtout de très exquis sauvages… »

Et, d’un coup de crayon précis qu’égayaient quelques touches de vives couleurs, le brave Antonius, artiste encore plus que savant, évoquait pour nous en quelques minutes le type de beauté en n’importe quel siècle sur n’importe quel point du globe, depuis la compagne ossue et velue des chasseurs de l’âge de pierre, jusqu’aux créations féminines, variées à l’infini suivant l’époque ou le climat, mais toujours délicieusement artificielles et frêles, des jours d’élégante décadence.

Avec cette originalité dans l’esprit et d’aussi remarquables aptitudes, Antonius, comme on s’en doute, passait le meilleur de son temps à mourir de faim.

Aussi quel ne fut pas mon étonnement, l’autre jour, au Jardin des Plantes — où dans les parterres « ouverts seulement pour l’étude » je rêvais des montagnes natales en regardant les lycopodes découpés et les mousses qui y verdissent sur des rocailles d’un goût paradoxal, à la fois alpestre et japonais, — oui ! quel ne fut pas mon étonnement à rencontrer Antonius frais, brillant, l’œil limpide et vif, et mis avec cette correction parfaite du costume marquant l’habitude d’être bien mis. Il fumait un cigare aux proportions modestes dont seul le parfum révélait la qualité, et portait au doigt une bague sans valeur intrinsèque, mais précieuse par l’art, comme peut en porter un galant homme.

Antonius vint à moi ; et, m’abordant le sourire aux lèvres :

— « Comment ? Tu ne me reconnais pas !… Me soupçonnerais-tu par hasard, en me retrouvant ainsi transformé, d’avoir négligé de solder mes différences à la Bourse ou d’être l’ex-président d’un cercle ?… Non ! prends ma main et serre fort. Je prétends en buvant un bock, tu vois que j’ai tous les goûts luxueux ! te dire ma récente fortune. »

Il fallut sortir du jardin, il fallut s’asseoir, près de l’entrée des grilles, dans un café décoré, à cause de son scientifique voisinage, de peintures représentant une forêt vierge d’Amérique, où passent des vols d’oiseaux couleur d’arc-en-ciel, où toutes sortes de singes grimacent et gambadent. Là, reprenant la conversation interrompue :

— « Veux-tu mon bilan ? fit Antonius. Tu me vois un peu plus riche que Crésus, un peu moins que M. de Rothschild, et tout cela gagné honnêtement grâce à l’anthropologie. Je n’ai pourtant déterré aucun trésor en cherchant des ossements humains au milieu des débris de l’ours des cavernes… Ne cherche pas à deviner ! Te rappelles-tu mon grand ouvrage ?

Toutes les Vénus ?

— Parfaitement !… Hélas ! cinq ans durant, le texte écrit, les planches prêtes, je l’ai inutilement promené de librairie en librairie, sans jamais rencontrer personne qui consentît à l’imprimer. Je désespérais à la fin ; et quelquefois, le soir, rentrant avec mon manuscrit sous le bras, il m’arriva de regarder la Seine. Puis, tout à coup, la chance a tourné et le destin a mis sur ma route…

— Un éditeur ?

— Mieux que cela ! Une modiste de génie qui, de prime abord, dans un éclair, a compris ma pensée et deviné l’importance commerciale des documents accumulés par moi. La modiste me proposa une association. J’apporterais mes livres, mes dessins, la somme de mes connaissances ; elle apportait des capitaux, une maison fondée, le côté pratique. Et je suis maintenant, je suis — voyons, comment dirai-je ? — je suis fabricant de beauté… T’es-tu parfois demandé pourquoi, surtout depuis quelque temps, toutes les femmes à Paris sont belles ? Car au théâtre, au bal, au Bois, toutes le sont sans exception ; je parle de celles qui s’habillent, les autres ne me regardent pas.

Eh bien ! c’est moi, Antonius, la cause de ce phénomène, moi ou bien mes imitateurs, je ne dirai pas mes élèves. À Paris, pour peu qu’on mette la main sur une idée neuve, la contrefaçon est bientôt là… Mais bast, montrons-nous clément, il faut que tout le monde vive.

Rien de simple comme mon système : je pose en principe qu’il n’y a pas de femmes laides, ou plutôt que la femme la plus laide a toujours quelque part dans la physionomie un certain élément de beauté. Le difficile, c’est de le découvrir, de dégager le type, de démêler, à travers la trame confuse de tant d’alliances superposées, le trait distinctif de la race.

Une fois la chose trouvée, le reste va tout seul : il ne s’agit plus que de souligner ce trait, en l’exagérant s’il le faut, de façon à lui donner toute sa valeur pittoresque et caractéristique. Un rien suffit à cela : nœud de ruban posé à point, ou touffe de cheveux judicieusement ramenée.

Et quels triomphes, cher ami ! Telle, qui toute sa vie s’est crue laide, s’en va de chez moi étonnée en marchant de répandre autour d’elle une atmosphère d’énigmatiques séductions. Le métier, à vrai dire, m’amuse : — « Attention, que tirer de ceci ? Des cheveux durs et drus, des sourcils noirs, un profil brusque. Bon ! ce sera une Agrippine. » Et désormais l’Agrippine que j’ai inventée fera naître dans le cœur des hommes un amour mêlé de terreur. Ah ! tu rencontres tous les jours des femmes dont le seul aspect évoque en toi on ne sait quels vagues et lointains souvenirs de rêve. C’est une vision d’Orient à l’occasion d’un œil bistré, c’est tout le sanglant et voluptueux quinzième siècle sur la lèvre rouge d’une courtisane qui pourrait être Impéria. Et tu crois que cela se fait tout seul ? Ingrat Sans moi pourtant, sans l’arrangement cherché et décidé, tu n’aurais remarqué ni l’œil bistré ni la lèvre rouge… Mais onze heures sonnent, je te quitte, viens me voir à mon atelier, je t’expliquerai mieux tout cela. »

Puis me donnant sa carte :

— « À demain donc, c’est convenu. J’ai précisément une cliente qui me donne quelque tracas, un vrai monstre venu du Caucase ! Voilà deux nuits que je n’en dors plus. Le front bas, la bouche bestiale, des dents luisantes qu’on voit toujours, les yeux brides, la peau grenue ! Mais, pour cette fois, je tiens son affaire : des cheveux massés et crêpés, du rouge partout, des bijoux barbares ! Je parie, si tu viens demain après mon travail fait, te rendre amoureux de ce monstre. »

Là-dessus, Antonius monta dans un fiacre.

Disait-il vrai, était-il fou ?