Les Ogresses (Paul Arène)/Ennemie héréditaire

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Charpentier (p. 21-28).

ENNEMIE HÉRÉDITAIRE


— Si nous entrions dans ce café ? Il a l’air tranquille.

Et nous entrâmes, désireux d’échapper à la cohue foraine du boulevard extérieur où se tenait la fête, et à ces divertissements, modiques d’ailleurs, qui sont pour notre peuple souverain la menue monnaie des jeux du cirque : cuivres éperdus des parades, appels suppliants et comminatoires des vieux banquistes enroués, claquement des carabines de tir, rugissements sourds des fauves, grincement grêle des roulettes ; tandis que, doublant ce charivari de sons par un charivari de couleurs, les kiosques de chevaux de bois tournent dans la lumière électrique, pareils à des palais pivotants construits en clair et blanc filigrane ou bien encore en verre filé, et qu’au milieu des nuages de fumée d’une locomobile, des bateaux à voiles latines naviguent en rond, flottille fantasque ! secoués d’avant en arrière, avec leur chargement de Montmartraises émotionnées, sur des flots qui n’existent pas.

De la rue au café, la transition nous parut douce, car c’était là réellement un bien tranquille petit café.

Rien du pittoresque turbulent des cabarets à la mode nouvelle ! Ni vitraux ni tapisseries, et sur les murs aucun de ces obsédants bibelots dont la banalité ferait croire que tous les japonistes de Paris, afin d’utiliser leurs collections dépréciées par la fréquence des arrivages, se sont établis limonadiers.

Pas de servantes déguisées dont le maquillage, le costume, une certaine tournure artiste due à l’habitude de se savoir regardées donnent aux amateurs l’illusion des coulisses de quelque théâtre idéal et inoffensif où l’on ne jouerait jamais la comédie.

Mais deux garçons âgés, respectueux et corrects. Des lambris blancs relevés d’un léger filet d’or. Des lustres d’aspect gai, des glaces. Bref ! un de ces accueillants et cossus cafés de petite ville que fréquente la bourgeoisie. Détail touchant et provincial, l’enfant du patron, Cyprien, s’était mis tout de suite à rouler dans nos jambes.

Et avec cela, le silence. Seulement parfois la porte s’ouvrant laissait pénétrer un écho du bruit de la foule et des musiques. Le café était alors comme une de ces calanques abritées, aux flots transparents et bleus, où vient mourir dans un imperceptible frisson le tumulte de la mer démontée.

Il n’y avait là que des femmes très affairées, jouant au mistigris. À notre arrivée elles se retournèrent avec ce regard à la fois indifférent et haineux qu’on jette aux intrus ; puis elles parurent nous oublier, et la partie continua :

Ni jeunes ni vieilles, la plupart jolies. Par exemple un peu trop de bagues sur des mains vaguement canailles.

Les cheveux lustrés, et chez toutes, — comme si c’eût été quelque uniforme, — de cette couleur d’or fluide, obtenue au moyen de teintures. Les yeux peints, un teint pâle et mat, révélant des soins plus que journaliers.

Ces femmes buvaient de la bière et fumaient.

Au milieu, une grande brune, sans bagues aux doigts, sans brillants aux oreilles, trônait superbe avec des airs d’impératrice satisfaite. Dans sa tignasse lourde, insolemment nouée comme en un tour de main, quelques fils d’argent se montraient qu’on ne dissimulait pas. Les chairs évidemment lavées à l’eau froide et dédaigneuses d’un inutile fard, prenaient à la nuque, sur les bras, des carnations masculines, et masculine aussi était la coupe de son col droit serré d’une mince cravate noire, de son corsage en gilet muni du gousset pour la montre, d’où sortait une chaîne d’or. Les autres semblaient lui obéir, sourire et parler pour elle. Sa voisine de droite, une boulotte, le pouce et l’index rougis comme par du henné, lui roulait et lui allumait, très émue de ce privilège, d’interminables cigarettes que délicatement, du bout de la langue, elle mouillait.

Tout à coup une bonne entra, conduisant par la main une fillette de cinq ans, frisée et rose.

— Camille ! voici Camille. Dis bonjour à maman, dis bonjour à marraine.

Marraine, c’était la grande brune ; maman, la boulotte aux cigarettes. Et Camille, sur ses petites jambes trébuchantes chaussées de bas rouges, courut à marraine, à maman. Du coup, en l’honneur de Camille, la partie se trouva interrompue.

— Comme elle est jolie !

— Et maligne.

— Un diable !

— Un amour !

Chacune voulait avoir Camille, se la passant de main en main, l’accablant de baisers, l’étourdissant de chatteries.

— Tiens, Camille, veux-tu fumer ?

— Veux-tu goûter à mon bock, Camille ?

On s’extasiait de voir que Camille buvait la bière sans grimace et fumait bravement comme une vraie petite femme.

— Regarde, Camille, qu’est-ce que c’est que ça ?

— N’un diamant.

Et l’on s’extasiait encore de voir que Camille se connaissait en diamants, si jeune. Mais quel triomphe, quelle explosion de cris admiratifs et de rires, lorsque, s’étant emparée d’une boîte à poudre, Camille en dévissa le couvercle à miroir, sortit la houpette de cygne, et s’enfarina la frimousse en ayant soin, avec des mines adorablement imitées, de serrer et rentrer ses lèvres pour que le corail n’en blanchît pas.

Puis ce furent des paroles graves

— C’est gentil tout de même les enfants !

— Il n’y a encore que ça qui console…

La mère, toute heureuse, approuvait, lissant dans ses doigts, avec amour, les cheveux bouclés de Camille :

— Dire que Fernand s’est fâché quand j’ai voulu la mettre en blonde !

— Qui ça, Fernand ?

— Son père, parbleu !… Un monsieur très bien, et qui l’aime…

Fernand… Il existait donc un Fernand ! C’est bête mais la chose, naturelle pourtant, m’étonna. Dans un tel milieu, jusqu’à ce moment, l’idée ne m’était pas venue que Camille pût avoir un père.

Cependant les baisers recommençaient et menaçaient de ne plus finir, quand fort à propos la caissière, madame Herminie, intervint du haut de son comptoir :

— Eh bien, voyons ! est-ce que je ne pourrais pas, moi aussi, être un petit peu de la tournée ?

— Va, Camille, embrasse madame Herminie, puis tu joueras avec Cyprien…

Marraine avait repris les cartes, maman s’était remise à manufacturer ses éternelles cigarettes ; et moi, en humeur de philosophie à la suite de cet étonnant intermède familial, je songeais aux crimes de la destinée me disant que peut-être, là-bas, en province, dans les fortifiantes senteurs de la montagne ou bien des grèves, un Fernand poussait, garçonnet loyal et solide qui, un jour, follement, usera son cœur à aimer Camille l’adorable monstre en préparation qui maintenant joue sous la table, là, avec Cyprien.

Ma méditation ne fut pas longue.

Des cris, les femmes qui se dressent, madame Herminie qui accourt, Cyprien la joue en sang, qu’on console à coups de taloches et qui hurle : « Camille m’a chipé mes sous, puis après elle m’a mordu. » Et Camille, rouge, le rire aux lèvres, Camille que de nouveau tout le monde embrasse, mais à l’étouffer cette fois, ce cher trésor ! pendant que marraine la boit des yeux et que maman murmure triomphante :

— Voyez-vous, la petite gale ? Ça n’a pas encore six ans, et ça ne peut déjà pas sentir les hommes.

Pauvres hommes, pauvre Fernand !