Les Ogresses (Paul Arène)/Tremblement de terre à Lesbos

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Charpentier (p. 13-20).

TREMBLEMENT DE TERRE
À LESBOS


— Allons, bon ! s’écria celle des deux qui était blonde, voilà maintenant que nous avons un tremblement de terre à Lesbos.

— Où vois-tu un tremblement de terre ? interrompit la brune, car la seconde était insolemment brune, brune d’un brun nu, sans fard ni bijoux, portant les cheveux drus et courts.

— Mais dans le Temps, tiens, là, regarde…

Et câlines, côte à côte penchées, comme heureuses de l’occasion, elles suivaient du doigt la dépêche, — doigts aux ongles polis, pas méchants et roses avec des airs de griffes qui auraient démissionné ! — caressant de leurs frisons d’ébène et d’or, faisant palpiter sous leurs haleines confondues la grave feuille de Nefftzer étonnée en même temps que ravie d’une aussi voluptueuse aubaine.

La dépêche disait ceci :

(SERVICE HAVAS)
Dardanelles, 28 octobre.

Le tremblement de terre aurait fait de 150 à 200 victimes dans l’île de Mételin, ancienne Lesbos.

Un stationnaire de guerre portant des vivres et des tentes est parti pour Mételin.


Les deux femmes s’entreregardèrent un instant, silencieuses, leurs yeux complices et passionnés pleins du désir d’une mort commune ; mais comme chez ces nerveuses créatures l’émotion se prolonge peu, l’une ayant ri, l’autre en fit autant, et cette phrase s’envola :

— Un tremblement de terre à Lesbos ? J’aurais bien voulu assister à ça tout de même !

À coup sûr, elles n’avaient sur Lesbos, géographiquement parlant, que des idées vagues.

Par bonheur un jeune savant se trouvait là, l’inévitable jeune psychologue sceptique et doux, habile à envelopper de phrases sucrées les conceptions les plus perverses, qui depuis Renan remplace auprès des dames les petits abbés d’il y a cent ans et les poètes chevelus suivant la formule de 1830.

Ayant pris le journal, de sa voix dolente, comme lointaine, et pourtant nuancée de tendre ironie, à son tour le jeune psychologue soupira : — Oui ! ce tremblement de terre… grande beauté… spectacle rare.

Et, tandis que les deux femmes écoutaient, heureuses, troublées à l’avance de ce qu’elles allaient entendre, lui savourant avec délices, par dandysme, la joie de n’être pas compris, se mit à penser tout haut mais pour lui seul, et à suivre ainsi sa vision dans la fumée d’un bon cigare.

— Une autre fois déjà, il y a longtemps, du temps des dieux, Lesbos vit ses temples blancs s’écrouler sur ses falaises de porphyre.

L’Histoire ne relate pas ce désastre : l’Histoire, miroir oxydé au fond du puits où la Vérité l’oublia, et dont une science nouvelle, la patiente érudition, haletant et frottant, du souffle de ses lèvres et de la rude étoile de ses manches, essaie, en vain le plus souvent, de faire reluire le métal.

Mais une inscription le constate, un fragment d’inscription plutôt, débris de marbre trouvés à Lemnos et que ce cher Ledrain a traduit.

C’était vers 450, cent ans après Sapho. Son souvenir remplissait l’île ; et, dans les innombrables hétairies entourées de jardins que l’âme des roses embaumait, qu’enivrait le frisson des lyres, les petites apprenties courtisanes portaient toutes en l’honneur de Sapho le nom d’une de celles qu’elle avait chéries et chantées, les comparant à la pomme laissée sur l’arbre, à l’hyacinthe des prairies Anactoria la Milésienne, Mnasidice, Gongyla, Gyrinna, Ennice, et cette volage Atthis immortelle pour avoir mérité le reproche si doux et quasi-maternel :

« Voilà donc la femme qui t’a charmée, ô Atthis, une petite paysanne toute noire et qui ne sait même pas relever sa robe sur ses chevilles ! »

Ces enfants s’aimaient entre elles, naïvement, en attendant l’heure d’être aimées des hommes. Elles vivaient ainsi sous les plafonds sculptés de leurs demeures, qui étaient des palais, et de leurs temples, à l’ombre des bosquets de myrtes, le long des ruisseaux clairs où des lys pourpres se reflétaient, recluses et gaies, toutes à Vénus, sans souci d’aucune autre joie.

Elles n’avaient d’ailleurs que mépris, un mépris mêlé de terreur, pour la foule aperçue dans les rues de la ville et sur le port à certains jours de fête : les marchands, les guerriers et les matelots, Grecs bien drapés, Éthiopiens couleur de bronze, Phrygiens aux mitres brodées, vêtus d’étoffes éclatantes.

Une nuit — mais, comme il faisait lune, cette nuit était plus claire qu’un jour — une nuit, sous le bras d’un dieu, palais et temples s’ébranlèrent. Des débris de statues, des tronçons de colonnes tombèrent à grand bruit dans les ruisseaux et dans la mer ; et, tandis que sourdement la terre grondait, Atthis et Gyrinna, et Anactoria et Mnasidice, et Ennice couraient deux par deux, éperdues, les unes errant sur le rivage et tendant leurs beaux bras suppliants et nus vers les barques qui fuyaient au large, les autres s’enfermant dans les sanctuaires et s’embrassant avant de mourir.

Le lendemain, dans Lesbos où Vénus avait mille statues, seul un Éros en bronze dressé près du port se trouva debout.

Et les gens disaient que c’était là une vengeance de l’Amour sur ce pays où, par orgueil de leur beauté, les femmes s’étaient fait un cœur stérile.

Maintenant Lesbos, que ses habitants, Turcs pour la plupart, nomment Mételin, est aride comme un écueil. Plus de bois sacrés, plus de prés fleuris d’anémones. Des pentes grises, des ravins où de maigres chèvres s’engluent la barbiche à brouter le lentisque et le ciste.

Seuls quelques cyprès sur les cimes, quelques lauriers-roses dans le lit pierreux des torrents y parlent encore de Vénus.

L’été dernier, notre bateau faisant escale, je m’arrêtai à Mételin. Je vis une femme, elle était voilée. Dans un cabaret de matelots, je voulus, par superstition païenne, goûter à ce fameux vin de Méthymne, pareil au nectar. On me servit un fiasque revêtu de paille ; mais le vin m’en parut amer et puait le bouc. La vie est devenue douloureuse…

Sur cette pensée contristante, ayant néanmoins allumé un second cigare, le jeune psychologue, de plus en plus sceptique et doux, continua :

— Pourquoi diantre, je me le demande, les dieux immortels ont-ils si violemment secoué l’autre semaine un pauvre îlot qui n’est plus Lesbos même de nom et désormais indigne de leur colère, tandis qu’ailleurs, dans tant de villes ?…

— Oui ! pourquoi ?… fit la brune avec un soupir.

— Hélas ! répondit en écho la blonde.

Mais lui, devenu souriant :

— Écoutez, mesdames ! une idée : s’il est vrai que l’amour ne vous suffise plus et que l’image de Lesbos, tentatrice et lointaine, hante vos rêves, pourquoi plutôt, à quelques chercheuses d’inconnu, hardies et riches, n’en essayez-vous pas la traversée ? Ce pourrait être délicieux en s’inspirant, pour les détails, du pèlerinage à Cythère… Des pavillons de soie dans l’air, des rames d’or frappant l’eau bleue parmi les coussins et les tapis, au milieu des roses effeuillées, cent Cléopâtres sans Antoine ; et là-bas, sur le sol sacré, des retraites mystérieuses qui depuis deux mille trois cents ans vous attendent pour refleurir.

Et qui sait, peut-être au bout, dans une catastrophe renouvelée de Pompéï, car Lesbos est fort volcanique ! l’heureuse mort en pleine passion que les dieux ne refuseront pas à vos ingénus et voluptueux sacrilèges.

Les amies rougissaient, émues.

— Sans compter, conclut le psychologue, que ce serait en tous les cas un bon débarras pour les hommes !…

Mais naturellement ennemi des querelles et du bruit, il eut la précaution de laisser se perdre ces derniers mots dans sa barbe qui était belle.