Les Ogresses (Paul Arène)/L’habit noir

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Charpentier (p. 289-298).

L’HABIT NOIR


Rien de charmant comme une promenade au Luxembourg, entre trois et quatre, par une de ces après-midi quasi printanières qu’octroie parfois aux Parisiens la clémence d’une fin de février.

Des plates-bandes bouleversées monte une bonne odeur de racines et de terre qui fait rêver aux profonds sous-bois ; le gazon se hâte de pousser ; les bourgeons luisent vernissés au bout des branches qu’alourdit la sève ; là bas où fut la Pépinière les abeilles du bon M. Hamet, les abeilles ragaillardies, se hasardent, ailes frémissantes, dans un chaud rayon, jusqu’au carré de thym odorant qui sert de parc à leur Chambord en paille ; les moineaux piaillent, les ramiers roucoulent, les merles sifflent à l’amour ; et dans les bassins, les petits lacs, autour des jets d’eau surexcités, à côté des cygnes toujours graves, une escadre de canards mandarins, le bec sous l’eau, pattes en l’air, montrent au soleil avec une frétillante impudence leur derrière couleur d’arc-en-ciel.

Partout des frissons, des murmures. Bêtes et plantes, chacune dans sa langue, chantent l’hymne de la vie nouvelle. Quant aux hommes — je parle de ceux qui sont encore assez jeunes pour regretter de ne l’être qu’à moitié — ils se consolent en cherchant l’illusion du souvenir à travers ces allées rajeunies, où pas un arbre d’il y a vingt ans n’est resté.

C’est à cet exercice mélancoliquement illusoire que je me livrais l’autre jour en compagnie de Florimon et de Martial. Florimon, un poète illustre déjà, bien qu’il ait à peine achevé de défriser sa quarantaine ; Martial qui aurait pu être poète comme un autre, mais qui a préféré devenir simplement homme d’État par paresse et modestie.

Florimon et Martial devant, moi derrière, nous allions ainsi, eux lorgnant les fillettes comme jadis et devisant de leurs beaux jours de travail et de pauvreté joyeuse, moi plus volontiers attardé à quelqu’une des minuscules observations qu’un jardin peut fournir à la flânerie : voyage d’une feuille morte sur l’eau, ton d’une mousse s’étalant sous les flancs verdis d’un balustre.

De tout temps, au milieu de l’égoïsme universel, Florimon et Martial avaient vécu comme frères, mettant en commun l’espérance, puis la fortune. Sur leur amitié, comparable à un ciel uni, jamais le plus léger nuage. Aussi ne me trouvai-je pas médiocrement étonné, au milieu d’une conversation jusque-là très affectueuse, de voir soudain Martial prendre Florimon au collet et de l’entendre s’écrier :

— « Je te tiens donc après quinze ans ? Ainsi c’était toi, misérable ! »

J’allais les séparer ; mais déjà ils s’étaient mis à rire, et, de tout cœur, se tendaient la main.

Quand je fus près d’eux, Martial me dit :

— « Te rappelles-tu ma noyade à Nogent ?

— Oui ! quelque temps avant la guerre. Nous allions en bande, suivant la berge. Tout à coup on se demande : Où est passé Martial ? Plus de Martial ! Des cris nous font rebrousser chemin. Nous voyons des gens qui courent, s’attroupent, et Martial ruisselant d’eau, mais repêché à point par la gaffe d’un coupeur de joncs… Il fallut une bonne heure pour t’égoutter, couché sur une pente qu’émaillaient des myosotis. D’énergiques frictions te ranimèrent. Seulement tu ne voulus rien dire et personne ne sut jamais si ton bain était le résultat d’un suicide ou d’un accident.

— D’un suicide, je l’avoue.

— Et c’est Florimon qui fut cause… ?

— Oh ! sans le vouloir, s’écria Florimon et pour peu que Martial veuille me permettre de compléter la confidence, tu verras que si, à cause de moi, cet excellent ami voulut, dans la candeur de son jeune âge, chercher la mort sous les flots de la Marne, je ne fus en ceci que l’instrument de la fatalité. »

On prit place sur des chaises à un endroit solitaire et vert d’où s’entend pleurer la fontaine, et voici ce que Florimon raconta :

— « C’était en 1868, pendant les vacances. J’avais un peu moins de vingt ans. Deux bonheurs remplissaient ma vie : j’aimais Clorinde…

— Ah ! oui, Clorinde ?

— N’interromps pas… J’aimais Clorinde et j’achevais un acte en vers. Clorinde m’aimait, et cela ponctuellement tant que les vacances durèrent. Par malheur, les vacances ne durent pas toujours ; novembre vint, mois fatal où, suivant les coutumes admises sur la rive gauche, la rentrée des écoles rend leurs amants aux Musettes momentanément abandonnées, et relève les poètes d’un fatigant mais agréable intérim.

En effet, la rumeur publique m’apprit bientôt que Clorinde me trompait, était-ce me tromper ? avec un étudiant en droit qui, paraît-il avait d’ailleurs été quelque peu mon prédécesseur.

Je rompis, sans explications. Clorinde ne m’en offrit point et se vengea noblement par une lettre.

« Monsieur,

« Quand on a vécu, liés corps et âme, près de douze semaines durant, on peut se détester, mais la haine n’exclut pas l’estime. Vous avez laissé dans la commode, en partant, un habit noir (pantalon et gilet), plus le manuscrit d’un drame en vers. J’ai brossé l’habit avec soin et l’ai remis à sa place, après l’avoir enveloppé de papier soie ; quant au drame, je l’ai déposé chez la concierge de l’Odéon, une femme très aimable, qui aime causer, et qui m’a promis de s’intéresser à vous.

« Votre ancienne amie,

Colinette ».

« P.-S. — Vous remarquerez que je ne m’appelle plus Clorinde. C’est une idée de mon époux qui veut que je fasse disparaître les dernières traces de mon passé. »

Je m’étais, depuis la rupture, réfugié à Chaville où je me passais fort bien d’habit noir. Je ne répondis donc pas à Clorinde. Seulement, en manière de précaution, j’écrivis au directeur de l’Odéon pour lui faire connaître ma nouvelle adresse. Puis j’essayai de trouver un peu de repos et d’oubli, aux bords solitaires des étangs, dans la paix sublime des grands bois.

Un jour — tout arrive en ce monde ! — un jour, revenant de pêcher aux grenouilles, je rencontre le facteur rural qui me remet un pli dont le timbre : Second Théâtre-Français m’éblouit d’abord comme s’il eût été imprimé en lettres phosphorescentes. M. de la Rounat, après lecture de ma pièce, m’accablait des compliments les plus flatteurs, et tout en signalant un peu d’inexpérience, tout en déclarant ne pouvoir me jouer pour cette fois, m’engageait à persévérer néanmoins, et finalement m’accordait « mes entrées ? »

Mes entrées ! J’avais mes entrées à l’Odéon. Un cabaret était là près, sur la lisière du bois. J’y poussai mon facteur, par force. Le brave homme riait, trinquait et ne comprenait rien à cet excès de joie.

Quelque temps après, nouvelle missive. Ainsi, car le fait est historique, se passaient les choses en ces temps anciens. Cette fois, M. de la Rounat avait réfléchi. Décidément la chose irait moyennant quelques coupures. Bref ! ma pièce passait immédiatement, et j’étais convoqué, le lendemain mardi, à une heure, dans le petit foyer, pour lire aux artistes.

« Pour lire aux artistes !… à une heure. »

J’avais juste le temps, si je voulais arriver, de courir à la gare et de prendre au vol le premier train.

Je m’élance : « une seconde pour Paris ! » La machine siffle, et me voilà roulant vers la gloire.

« Pour lire aux artistes, dans le petit foyer… »

Diantre ! dans le petit foyer ? Et j’avais mon costume de coureur de bois : un chapeau vert, des pantalons bleus, une vareuse rouge. C’est ça qui va bien faire dans le petit foyer ? Mais, malheureux, pensais-je, il faut, pour lire aux artistes, dans le petit foyer surtout, un habit noir, la cravate blanche. Faute d’habit noir, il me semblait que la concierge m’empêcherait de monter et que ma pièce ne serait plus reçue. Un habit noir où prendre un habit noir ? J’aurais assassiné pour un habit noir. Mon regard hypnotisé cherchait un habit noir partout, et dans la plaine d’Issy, quelques corneilles partant effarées me parurent un vol d’habits noirs.

En touchant au sol parisien, une inspiration me vint, désespérée. Il n’est encore que midi et quart, arrive que plante, j’irai chez Clorinde.

— « Madame Clorinde ?

— Connaissons pas.

— Alors, madame Colinette ?

— Numéro 26, elle est chez elle.

— Bon !

— Mais monsieur…

— Laissez faire, c’est pour mon habit. »

Je bouscule le garçon, je passe, je cogne à la porte ; Clorinde ouvre, en costume plus que léger, mais je me souciais bien du costume. Je me précipite vers la commode ; j’ouvre le tiroir ; merci mon Dieu ! Le pantalon y est, je l’enfile. Le gilet y est, je le passe. L’habit y est, je l’endosse. Me voilà complet, luisant comme un astre, le tout en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire.

Cependant Clorinde, enrayée, contenait à grand’peine un jeune homme — mon rival sans doute — qui, sa jambe droite hors du lit, brandissant un roman nouveau dont j’avais interrompu la lecture, hurlait : « Qu’est-ce que c’est que ce fou ? » Mais déjà je redégringolais l’escalier, entendant gronder au-dessus de moi un bruit d’explications et de gifles…

Maintenant, conclut Florimon, ce serait à Martial de finir l’histoire.

— Voici ! la fin est simple, reprit Martial ; Pendant que Florimon en habit lisait aux artistes, dans le petit foyer, moi, — car c’était moi le jeune homme de l’alcôve, — j’accablais Clorinde d’amers reproches, puis le cerveau perdu, frénétique et désespéré, j’allais me jeter à la Marne, dans un endroit d’ailleurs peu profond, d’où le coupeur de joncs n’eut pas grand’peine à me retirer. Un mois après, à la première représentation du drame, je me liais d’amitié avec Florimon.

— Sans vous reconnaître ?

— Sans nous reconnaître ! Pendant les deux minutes que dura la scène chez Clorinde, Florimon n’avait vu que son habit ; la colère et la stupéfaction brouillaient mes yeux de myope ; sans compter que les chambres étaient un peu noires rue de l’École-de-Médecine, à notre hôtel d’Albert-le-Grand… Dire pourtant que nous nous en sommes voulu pendant vingt ans, sans le savoir, vivant côte à côte, et qu’il a fallu un mot dit par hasard pour réveiller nos souvenirs, pour éclaircir cette aventure.

— Mais Clorinde ?

— Chut ! la voilà qui passe ; superbe encore et mariée !… Maintenant — tu l’avais remarqué comme moi, Florimon, et j’eus souvent envie de t’en parler, — maintenant je m’explique le singulier sourire qu’elle a toujours, tiens, regarde-la ! quand elle nous rencontre, inséparables.