Les Ogresses (Paul Arène)/Le seau de fer blanc

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Charpentier (p. 299-308).

LE SEAU DE FER-BLANC


« Hélas ! soupira Pachoquin, en reprenant, après quinze jours, le récit de ses mésaventures amoureuses, hélas ! si des bottines au talon cassé me firent perdre la maîtresse idéale, un seau en fer blanc, un de ces petits seaux, cerclés de rouge vif et de bleu métallique, dont les enfants se servent pour mouler des pâtés de sable, oui, un seau acheté par moi sur l’éventaire d’un marchand ambulant, fut cause que je manquai l’unique mariage dont j’eus le désir en ma vie.

Écoute ce que je vais te dire, et juge si, cette fois encore, Pachoquin joua de malheur.

Je ne décrirai pas ma fiancée, ayant depuis cette lointaine époque oublié le ton de ses cheveux et la couleur de ses yeux. Je me rappelle seulement qu’elle était charmante, que ses parents, amis des miens, possédaient une maison de rapport à Paris et des vignes en Gascogne, et que l’union projetée eût comblé les vœux de mon tailleur.

Comme mon âme, à mesure que l’instant fatal approchait, s’emplissait de noire tristesse, et comme, sous prétexte de m’acclimater aux arides joies du ménage, je ne buvais plus, je ne riais plus, je ne chantais plus et n’aimais plus, un ami me voyant dépérir imagina de m’emmener aux champs. — « Voici longtemps que j’ai l’envie de goûter aux cerises de Montmorency, viens à Montmorency avec moi, nous pleurerons à deux ta virginité sur la montagne ! »

Nous arrivâmes à Montmorency, un dimanche. Il n’y restait plus de cerises, mais tout en haut, vers l’Ermitage, on dansait sous les châtaigniers. Un peu de vent soufflait, les cosses s’ouvraient pour laisser pleuvoir les marrons, et les marrons tombés occasionnaient parmi les groupes de danseurs de réjouissantes glissades.

Ce spectacle longuement contemplé, la rencontre au coin d’un petit bois d’un atelier de modistes en partie d’âne, poussant des cris, montrant des bas, et dont nous dûmes ramener dans le droit chemin les montures récalcitrantes, une promenade au creux d’un vallon vert où un peu d’eau chantait et qui, sentant l’herbe fraîche et les fleurs de haie, nous parut parfumé encore du souvenir de Rousseau, tout cela pourtant avait fini par me mettre le cœur en joie ; de sorte qu’à minuit sonnant, revenus dans l’enclos des châtaigniers aux branches desquels maintenant se balançaient des lanternes multicolores, nous dansions, nous aussi, à la musique d’un horrible orchestre dont heureusement un souffle électrique et chaud, précurseur d’orage, emportait la bonne moitié par dessus les arbres, jusqu’aux étoiles.

Bientôt il tomba de grosses gouttes qui, battant avec un doux bruit le dôme épais des châtaigniers, d’abord firent reluire les feuillages, et puis éteignirent les lanternes. L’orchestre s’était tu, nos danseuses étaient parties ; et nous nous trouvions seuls à l’abri d’un champignon de chaume dont l’éclair, brillant dans le noir par intervalles, découpait le toit rond frangé de longues mousses allumées pour une seconde de myriades de diamants.

Ce champignon était pittoresque, mais l’ondée passait au travers. Il fut donc convenu qu’à la faveur de la première éclaircie on chercherait un autre gîte. Dans le village : auberges et portes fermées ! Un ivrogne attardé nous dit : « À Montmorency, rien à faire ; je vous offrirais bien ma maison, mais ma femme m’en a pris la clef… Le dernier train de Paris est loin… Il vous reste les hôtels d’Enghien… C’est encore le meilleur ; parce que si on ne vous ouvre pas à Enghien, vous aurez toujours la ressource d’achever votre nuit dans un café, à Saint-Gratien, où il y a fête. »

Les hôteliers d’Enghien se montrèrent, comme ceux de Montmorency, sourds à nos prières et même aux furieux coups dont, avec nos talons boueux, nous stigmatisâmes leurs portes inhospitalières. Mais après trois quarts d’heure de marches et de contremarches au bord d’un lac vaguement entrevu et qui, dans l’ombre, semblait immense, nous entendîmes les musiques et nous aperçûmes les lampions d’un groupe de baraques foraines. L’ivrogne avait prophétisé !

Le café chantant chantait encore : — « Entrons toujours au café chantant ! »

Ô surprise, ô bonheur, doux regard du phare entrevu, amical accueil du port retrouvé nous connaissions le pianiste ! un musicien de grand talent et de taille minuscule qui, pour avoir le droit d’écrire en toute liberté de formidables symphonies, occupait fructueusement ses loisirs à tenir, moyennant un cachet de cent sous par jour, le piano d’une compagnie de chanteurs courant les foires. Lié par son traité, mieux que cela : esclave de son devoir, il était venu exercer sa fonction de pianiste à Saint-Gratien. Mais comme il se voilait de ses longs cheveux ! comme il se faisait petit, petit ! comme il arrondissait le dos, et comme il plongeait, croyant y disparaître, sur le clavier où ses doigts nerveux éveillaient une tempête de mélodies ! Non pas qu’il rougit de son état, mais il avait été invité, l’année même, chez la Princesse ; la Princesse habitait Saint-Gratien et vous la voyez d’ici pénétrant un soir sous la tente par caprice de grande dame et reconnaissant son virtuose.

Notre arrivée le rassura ; nous lui promîmes de rester attachés à la troupe en qualité de seigneurs-poètes tant que la fête durerait ; et, palsambleu ! si la princesse se présentait, on se donnerait les airs galants de gentilshommes en caravane.

La fête dura huit jours, mais huit jours supérieurement remplis. Qui donc prétendait que le Roman Comique avait disparu de nos mœurs ? Nous l’avons revécu pendant ces huit jours, le Roman Comique ! Car le Roman Comique est éternel, et si un grand nombre de comédiens se réjouissent, — ô désertion ! — de ressembler à des notaires, on trouvera pendant longtemps encore, derrière la porte Saint-Denis au café de la Chartreuse, lieu de rendez-vous favori des artistes de café-concert, un tas de bons garçons et aussi de jolies filles, prêts tous les soirs, entre cinq et sept, à partir indifféremment pour le Casino du Plessis-Piquet ou l’Alcazar de Brive-la-Gaillarde, et qui ont gardé les joyeuses insouciances des héros et des héroïnes immortalisés par Scarron.

C’est au café de la Chartreuse que s’était recrutée notre troupe, composée, outre le pianiste, de trois dames artistes et deux chanteurs dont un nègre. Une des dames avait déjà lié son sort au sort du chanteur le moins foncé ; mais les deux autres étaient libres : le pianiste n’étant occupé qu’à se venger de son destin en fourrant sournoisement des accompagnements wagnériens sous les gaudrioles en vogue, et le nègre affectant des attitudes de Don Juan blasé que justifiait, paraît-il, tout un passé de bonnes fortunes en haut lieu. Sans perdre un instant, et personne ne s’en offusqua ! nous nous établîmes, mon ami et moi, les cavaliers-servants des deux isolées.

Métier agréable s’il en fut ! Officiellement admis dans la troupe et traités en frères désormais, on passait le temps aux heures de loisir à courir les bois, à explorer les bords du lac et à manger des gibelottes ; puis le soir, pendant la représentation qui durait ininterrompue de sept heures jusqu’à minuit, tout Saint-Gratien pouvait nous contempler présidant à la recette, et guidant du bout des doigts à travers les bancs et les tables celle des trois dames dont c’était le tour de quêter. Vivement impressionné par la nouveauté du cérémonial, le public paysan ne se faisait pas trop tirer l’oreille, et la monnaie grêlait dans le seau de fer-blanc, que j’avais eu l’idée d’acheter en guise d’aumonière et qui, comme on va voir, devint la cause de mon malheur.

Tout passe, surtout les bonnes choses : cette existence de paradis ne pouvait pas durer toujours. Nous arrivâmes au bout de la semaine. Le dimanche à minuit la fête s’éteignit sur un feu d’artifice final ; le lendemain les baraques étaient démontées, et nous dûmes songer au départ tandis que les bonnes gens de l’endroit, rassasiés de musique et de chants, reprenaient la pioche et recommençaient, suivant une expression pittoresque de ma bien-aimée, à éborgner les colimaçons de leurs pépinières.

Après un déjeuner que nous offrîmes galamment, ces messieurs ; et, ces dames procédèrent à l’importante opération du partage. On fit six tas de l’argent recueilli, six ! car le traité d’engagement portait ces mots : « Le pianiste a sa part aux quêtes » ; et, comme un des tas se composait exclusivement de grosse monnaie, dont aucun commerçant du pays n’avait voulu négocier le change, il fut convenu que, selon l’usage, on tirerait au sort ce lot encombrant. Le lot m’échut, ou du moins il échut à la jeune personne qui m’avait accepté pour son Mentor. Ne voulant pas, disait-elle, crever ses poches, elle mit dans le seau de fer-blanc toute la lourde mitraille, et me le confia en même temps qu’un grand diable de châle rouge dont elle aimait se draper sur l’estrade en prenant des airs andalous.

En proie à cette mélancolie qui précède l’heure des séparations, mélange d’amertume et de douceur pareil au parfum de l’aubépine, nous voulûmes faire à pied la route de Saint-Gratien à Enghien. Les populations nous regardaient passer, et dans les arbres qui bordent le lac — d’aspect si poétique à ce moment du jour avec ses contours indécis et ses îles emperlées de brume légère, — les oiseaux s’arrêtaient de chanter pour admirer notre caravane. Mais peu nous importait l’opinion des oiseaux, encore moins peu celle des hommes ! Paris me semblait loin, très loin, et les conventions sociales n’existaient plus.

Comme il y avait danger de manquer le train, on me dépêcha en avant afin de prendre les billets. J’arrivai à temps au guichet, et nous ne manquâmes pas le train.

— « Pressons-nous, sapristi !… » Les femmes s’enfournèrent dans un compartiment vide, les hommes se casèrent chacun comme ils purent : on se retrouvera pour les adieux à la gare Saint-Lazare ! j’ouvre une portière, j’entre, je m’assieds, et me voilà en route vers Paris, un châle rouge sur les épaules et serrant précieusement entre mes genoux un seau débordant de monnaie.

Mon voisin de face se met à tousser comme quelqu’un qu’une émotion subite étrangle je lève la tête : malédiction ! mon beau-père, mon futur beau-père que j’avais oublié. À côté de lui, ma fiancée. Deux paires d’yeux terrifiés, scandalisés, se promenant alternativement du seau de gros sous au compromettant châle rouge.

Pas un mot d’échangé, nulle explication ! le mariage se rompit de lui-même.

Et ce n’est pas tout, conclut Pachoquin, il y a deux ans, mes concitoyens en peine d’un député m’ayant offert la candidature, j’ai dû me retirer la veille même des élections, parce qu’une lettre était venue de Paris qui racontait sur mon jeune temps des choses vaguement criminelles. J’aurais peut-être mieux fait de dire simplement l’histoire ?… Mais voilà : le moyen de faire comprendre à des gens de province qu’il est naturel, de la part d’un garçon sensé, de se promener ainsi avec un châle rouge et un seau de fer-blanc plein de gros sous, en wagon de deuxième classe !