Les Ogresses (Paul Arène)/La danseuse

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Charpentier (p. 205-212).

LA DANSEUSE


Quand le train se fut arrêté, l’abbé Lèbre referma son bréviaire revêtu d’un morceau de cachemire noir ; puis, l’ayant mis en un coin de la valise, il toussa, se secoua, et, d’un air d’héroïque résolution qui contrastait comiquement avec sa bonne grosse et paterne figure, vous eussiez pu l’entendre murmurer :

— « Du courage et ceignons nos reins, car nous voici dans Babylone ! »

À vrai dire, il ne paraissait pas fâché d’être dans Babylone, l’abbé Lèbre.

Voir Paris était un rêve par lui de tout temps caressé au fond de sa petite cure, la plus pauvre du plus rocailleux canton des montagnes vivaraises.

Certes, au premier moment, il avait été joyeux, l’abbé Lèbre, du legs inespéré qui allait enfin lui permettre de renouveler ses ornements d’autel, ses vêtements sacerdotaux qu’il ne mettait plus sans rougir tant leur état était misérable, et de remplacer par une cloche neuve, bien tintante, dans la cage de fer qui surmonte le vieux clocher, celle que la foudre venait de fêler au dernier orage.

Mais cette joie légitime et sainte s’était presque aussitôt — l’abbé se le reprochait — nuancée de joie plus profane à l’idée que des achats aussi considérables le mettaient dans la nécessité de faire un voyage à Paris et de confier pour quelques jours le soin de ses messes à son collègue le plus voisin.

Pourtant, malgré une légère inquiétude de conscience, sa satisfaction eût été complète de le connaître enfin ce Paris dont il cherchait depuis un quart d’heure à démêler au loin, à travers la portière, les lignes noyées de brouillard, et d’aller courir, l’argent à la main, les magasins du quartier Saint-Sulpice éblouissants de brocart et d’or, si à cette agréable mission ne s’en était pas jointe une seconde, scabreuse, que l’abbé s’était lui-même donnée.

L’abbé Lèbre possédait à Paris un frère, son aîné de quatre ou cinq ans. Ce frère était peintre. Vous n’êtes pas, d’ailleurs, sans avoir entendu parler de Jean-de-Dieu Lèbre, et sans connaître, au moins par les reproductions, le tableau qui lui valut sa médaille, ce Repas du soir de la Sainte-Famille d’une si réaliste et si pénétrante mysticité.

Les deux Lèbre s’aimaient tendrement bien qu’ayant suivi des voies différentes. Mais l’abbé, au fond de son cœur, gardait un grief contre Jean-de-Dieu.

Au grand désespoir de l’abbé, Jean-de-Dieu, qui dépassait pourtant la cinquantaine, n’avait jamais voulu se marier, bien qu’on lui eût offert des partis superbes.

Or, maintenant l’abbé savait le motif de ses refus. Comment l’avait-il appris ? Je l’ignore ; mais il le savait depuis un mois. Jean-de-Dieu — ces artistes sont tous les mêmes — avait une maîtresse ! Et quelle maîtresse ! Une danseuse, une Italienne, répondant au nom d’Adalgise.

La révélation avait profondément peiné le bon abbé et ce nom amoureusement visigoth d’Adalgise lui faisait l’effet d’être l’un des treize cents sobriquets du diable. Une chrétienne, décemment, ne peut pas s’appeler Adalgise !

Et voilà donc pourquoi Jean-de-Dieu ne s’était jamais marié ; voilà pourquoi, aussitôt après son premier succès, il avait renoncé à la peinture religieuse et s’était mis à peindre, sous prétexte de modernité, des sujets légers que les marchands payaient très cher ; voilà surtout pourquoi il lui avait paru cassé et vieilli avant l’âge, six mois auparavant, lorsqu’il allait soigner au Mont-Dore une maladie bizarre, très à la mode cette année-là, inventée récemment par un médecin de génie.

Et le bon abbé, la tête pleine de visions naïvement orgiaques, se représentait Jean-de-Dieu passant ses nuits et brûlant sa vie dans toutes sortes de lieux de perdition. Les verres tintaient, le champagne coulait, et Adalgise la danseuse menait la danse.

— « Mais, je la verrai, cette Adalgise, je lui parlerai, j’arracherai Jean de ses griffes ! »

Aussi, une fois arrivé à l’hôtel du Bon Fabuliste, l’abbé prit-il à peine le temps de brosser sa soutane et d’avaler un bouillon dans une salle à manger claire, luisante et blanche comme une sacristie, à côté d’un évêque in partibus dont la belle barbe l’intimida : puis, renseigné par le garçon, il se dirigea vers le logis de Jean-de-Dieu.

Chemin faisant, l’abbé se demandait :

— « Comment peut bien être cette Adalgise ? »

Tout jeune, avant d’entrer au séminaire, on l’avait mené au théâtre, une fois. Il se rappelait le ballet : une belle fille, les jambes roses, presque nue, avec un léger jupon blanc qui tourbillonnait, tourbillonnait. De grands yeux noirs, la bouche rouge, des diamants dans les cheveux et des diamants au corsage, elle dansait en souriant. Un jeune seigneur, attiré par elle, se laissait conduire aux abîmes.

Ça devait être ça, Adalgise ! Et distinctement il la voyait, les jambes roses, presque nue, dansant, dansant, devant l’infortuné Jean-de-Dieu.

Telle encore Salomé devant Hérode ! Puisqu’elle avait séduit Hérode, roi des Juifs, à plus forte raison devait-elle séduire un peintre.

Les souvenirs revenaient en foule à l’abbé Lèbre. Peut-être aussi Adalgise ressemblait-elle à cette reine de Saba, dont le fantôme faillit triompher de saint Antoine. — « Si pourtant elle te tentait, toi aussi ? Peux-tu te promettre, simple curé, de mieux résister que le Saint ! »

Et l’abbé Lèbre devenait perplexe ; l’abbé Lèbre éprouvait comme une envie de fuir.

Le sentiment du devoir l’emporta : — « J’anéantirai l’idole de chair. Oui ! fut-elle plus attirante et plus parée que Salomé ou la Reine de Saba, je triompherai d’Adalgise ; seulement, il faut que Dieu me prête un peu d’aide… » disait le bon abbé en serrant sa canne de voyage, que, par prudence, il avait gardée.

Et pour remonter son courage, avant d’engager la bataille, l’abbé Lèbre entra dans une église et pria :

Il est prêt maintenant l’abbé Lèbre, et l’idole de chair n’a qu’à bien se tenir !

Voici la maison. L’abbé Lèbre sonne. Une petite vieille dame, d’âge plus que canonique ; mais agréable encore sous les cheveux blancs, vient ouvrir. Bon ! pense l’abbé, c’est la gouvernante… Il demande Jean-de-Dieu Lèbre, artiste peintre. — « Monsieur Jean-de-Dieu est allé faire sa promenade du matin et ne peut tarder à rentrer. Si monsieur l’abbé veut attendre ?… » Et la petite vieille dame introduit l’abbé dans un salon d’un luxe discret, sans bibelots, sans étoffes criardes, car Jean-de-Dieu a les goûts simples et n’appartient pas à cette race d’artistes qui, pour peindre une botte de radis, se déguisent en héraut d’armes.

Tout en attendant, l’abbé regarde. Il remarque un portrait dans un cadre d’or, sur la cheminée. Il reconnaît Adalgise telle qu’il l’a rêvée l’idole de chair, aux grands yeux noirs, à la bouche rouge, et si diaboliquement belle que son âme en reste troublée. Le portrait vous fait déjà peur ? que sera-ce, mon pauvre abbé Lèbre, quand vous verrez la vraie Adalgise !

L’abbé invoque saint Antoine, et une inspiration lui vient.

La dame trotte, remue le feu :

— « Vous me pardonnerez, monsieur l’abbé, il faut que je prépare la tisane. »

Si je me confiais, se dit l’abbé, à cette bonne et digne personne ? Le scandale doit lui déplaire c’est une aide toute trouvée.

Il cause, interroge, et, sans se faire connaître encore, s’informe de l’existence que mène à Paris son aîné.

Jean-de-Dieu, d’après la dame, a une vie des plus régulières. Tout à son art, à ses tableaux, se réveillant avec le coq et se couchant avant les poules… Presque toujours malade d’ailleurs et commettant des imprudences aussitôt qu’il se sent pour deux sous de force. — « Le médecin le disait hier encore : il y a beau temps qu’il serait mort si je n’étais pas là pour le soigner. »

L’abbé songe : elle ne sait rien, quel hypocrite que monsieur mon frère !

Et doucement, de sa voix de confessionnal, il raconte à la vieille dame stupéfaite que Jean-de-Dieu, à son âge, fait des folies. Qu’il a des maîtresses !… — « Des maîtresses ! — Une surtout qui fera sa perte si on ne vient à son secours. C’est Adalgise, la danseuse, dont le portrait est là, l’infernal portrait qui regarde. »

Mais la vieille dame s’est mise à rire :

— « Alors vous voulez que je conseille à Monsieur Jean-de-Dieu de fuir cette méchante femme ?

— Si vous obteniez cela, croyez que le ciel…

— Je le ferais certes volontiers, Monsieur l’abbé ; par malheur, c’est moi Adalgise. »

Et, malicieusement, esquissant une pirouette, elle ajouta :

— « Oui Adalgise, un peu changée. Pourtant rassurez-vous, monsieur l’abbé, il y a trente ans qu’Adalgise ne danse plus.

— Voilà Jean-de-Dieu qui rentre ; que lui dire ? se demandait l’abbé.

Ayant réfléchi, il ne dit rien. Cet événement troublait par trop l’idée qu’on se fait des danseuses, là-bas, dans les montagnes du Vivarais ; et puis, voyez-vous d’ici ce bon abbé Lèbre irrité, jetant l’anathème sur une Salomé qui fait si bien les tisanes et sur une Reine de Saba qui porte si dignement les cheveux blancs ?