Les Ogresses (Paul Arène)/Mariage parisien

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Charpentier (p. 213-220).

MARIAGE PARISIEN


« On t’attend samedi prochain à la première heure, nous déjeunerons et dînerons ensemble. J’ai besoin de toi pour tout le jour : affaires urgentes ! Arrange-toi. Marie et Louison t’embrassent.

Ton vieux : Pierre Du Laus. »

En recevant ce laconique billet, le bon Eustache n’hésita pas.

Il écrivit à un collègue de bureau pour se faire remplacer le lendemain. Ceci avec enthousiasme. Il alla, moins gaiement certes, mais quand même, il alla s’excuser dans une maison amie où, tous les samedis, il avait son couvert, lui, individualité sans mandat et seulement à titre de bon Eustache, en compagnie d’un certain nombre de poètes marquants et de savants illustres que cela reposait de venir ainsi, autour d’une table bien garnie, exercer une fois par semaine l’état de simple mortel.

Après quoi il réfléchit et trouva l’invitation singulière.

Flâneur par état, car nous ne saurions compter comme travail quelques rares heures de ministère, le bon Eustache, à force d’y mettre du sien, se trouvait être, en fin de compte, occupé du matin au soir. Toujours en l’air, toujours en course, Eustache pour un million ne se serait pas dispensé d’assister à un bal, à un concert, à une pièce nouvelle. Comment cette fatigante vocation lui était-elle venue ? Je l’ignore. Mais Eustache, le bon Eustache, sans que la chose l’amusât précisément, s’était fait un devoir d’être partout. Ingénument ! il s’y croyait nécessaire. Le fait est que les journaux citaient parfois son nom et qu’une salle de première eût paru vide sans Eustache. Bref ! Paris ne pouvait se passer d’Eustache, et Eustache ne pouvait se passer de Paris.

Du Laus, au contraire, ayant entrepris de faire tenir en une série de dessins, à la fois précis et suggestifs que les amateurs s’arrachaient, un tout petit coin du Paris moderne, ne pouvait mener à bonne fin un tel travail qu’à la condition de fuir Paris avant tout. Il vivait donc seul rue Notre-Dame-des-Champs, entre Marie et sa Louison, dans une maisonnette à atelier, précédée d’un jardin et sans concierge dont, en ses jours de pauvreté, il avait eu longtemps envie. C’est à peine si, de loin en loin, pressé par la nécessité des relations ou des affaires, il se permettait sur la grand’ville grouillante et bruyante comme un camp, ce qu’il appelait ses sorties d’assiégé.

Depuis deux ans, trois ans peut-être, Eustache et Du Laus s’étaient à peine vus.

Pourquoi faire alors ce ton pressant, ce déjeuner et ce dîner, cette main-mise de toute une journée ?

Avec un autre que Du Laus, Eustache aurait rêvé duel. Tout bien pesé, il s’arrêta à l’idée plus sage d’un revenez-y d’affection, du besoin instinctif qui vous prend de revoir tout à coup un camarade longtemps négligent ou négligé, car les amitiés ont de ces fringales.

Voilà ce que se dit Eustache avant de s’endormir, et ce qu’il se disait encore le lendemain en s’arrêtant devant une petite porte à clairevoie qui laissait apercevoir par ses trous une avenante maison blanche, au fond d’un jardin planté de groseillers sans feuilles et de chrysanthèmes flétris par l’hiver, avec l’inévitable allée de poiriers noirs et bossus, poiriers citadins sur lesquels poussent, les bonnes années quelques rares poires à goût de bois que l’amour-propre du propriétaire et la courtoisie des convives déclarent exquises, bien que leur chair à la fois blète et grumeleuse semble emplir la bouche de gravier.

Pierre Du Laus et Mme  Marie attendaient impatiemment sans doute, car au premier coup de sonnette ils apparurent sur le perron. Les précédant pour ouvrir, une fillette accourait, Louison, qu’Eustache eut peine à reconnaître, tant ses quinze ans avaient fait une pousse subite.

— « Allons, Eustache, embrasse Louison, cria le peintre de sa grosse et joyeuse voix ; elle n’a pas voulu partir sans renouveler connaissance avec un vieil ami dont on commençait à oublier la figure.

— Louison nous quitte donc ?

— Après le déjeuner. Sa tante doit venir la prendre pour une exposition, des pastels, des gouaches anciennes, très intéressante et qui ferme demain.

— Oui ! fit Louison, toujours riant, mais avec un peu de bouderie, oui… Seulement j’aurais mieux aimé être de la noce avec vous !  ! »

Et tandis que Louison montait le perron avec sa mère :

— « Surtout, murmura Du Laus à l’oreille d’Eustache, surtout pas d’erreur ! Rappelle-toi que tu viens nous prendre, et que nous sommes invités tous les trois, toi, ma femme et moi, au mariage de ce brave Lemanceau et de Mademoiselle Hardouin.

— Lemanceau ?… Hardouin ?…

— Tu n’as pas besoin de comprendre. Je t’expliquerai cela tout à l’heure… Et maintenant, à table ! Dix heures sonnent, nous devons être rendus à la mairie avant onze heures ; il nous reste tout juste le temps de faire un bout de collation sur le pouce.

Le déjeuner fut gai. On causa longuement de ce M. Lemanceau et de cette Mlle  Hardouin qu’Eustache ne connaissaient pas et qu’il était censé connaître. Mais Louison se montrait insistante, et Eustache dut, à la joie de Du Laus qui s’amusait de son embarras, raconter que Lemanceau — ah ! ce gaillard de Lemanceau ! — était un blondin à moustaches brunes, et décrire, de la couronne jusqu’aux bottines, la toilette qu’aurait Mlle  Hardouin.

Louison partie, il se fit un silence qu’Eustache rompit le premier.

— « Ah ça ! me direz-vous…

— Tu ne devines pas ?

— Non.

— Tu ne devines pas que Lemanceau c’est moi, et que mademoiselle Hardouin c’est Marie ? Deux pseudonymes que nous avons pris pour ne pas mettre Louison dans la confidence. Toi, tu es convoqué comme témoin.

— Mais…

— Voyons, Eustache, ne fais pas la bête ; tu savais tout depuis longtemps… Eh bien oui, on régularise ! Trouves-tu que nous ayons tort ? »

Eustache serra la main à Du Laus et s’inclina devant Mme  Marie qui, tout émue, légèrement rougissante, prit un prétexte et se leva.

Du Laus continuait :

— « Il y a longtemps, n’est-ce pas ? que la chose aurait dû être faite… Mais que veux-tu ? notre histoire est celle de tant d’autres ! On se rencontre, on s’éprend, on se prend. En voilà pour un mois ! pensent les amis. Ce mois dure un an, puis deux, puis trois. Un enfant arrive. La maternité, l’habitude du respect ont fait de votre maîtresse presque votre femme. Il faudrait se décider alors, et tout de suite. Mais voilà : on a menti un peu, les amis nouveaux vous croient légitimes époux : les anciens, comme toi, font semblant de le croire ; et l’on s’habitue à vivre ainsi jusqu’à ce qu’un matin, regardant sa Louison qui se mire… Mais chut ! Voici ma femme. Offre-lui le bras et partons. Les autres nous attendent déjà à la mairie. »

À la mairie la cérémonie fut courte : l’officier de l’état civil, qui connaissait Du Laus, en abrégea l’ordinaire banalité.

À l’église, car il fallut aller à l’église… « Que veux-tu, disait Du Laus à Eustache le long du chemin, je me serais bien contenté de la mairie. Mais voilà : les femmes ne comprennent pas le mariage sans musique ; sans musique, elles ne se croiraient pas mariées… » Donc, à l’église, les orgues chantèrent, et ce fut, on pouvait le lire dans ses yeux, une douce surprise pour Mme  Marie, heureuse de la réalisation d’un long rêve, fière maintenant et bien sûre d’être vraiment Mme  Du Laus.

Après l’église, tout le monde s’étant retiré, sauf Eustache, il fallut encore faire un tour en calèche, au bois de Boulogne. Mme  Marie l’exigea, par superstition parisienne.

Puis on dîna au Palais-Royal, lieu classique, à trois dans un cabinet vide, mais doré du haut en bas et tout retentissant des crins-crins d’une noce qui dansait au premier étage.

Eustache et Du Laus parlaient peu ; Mme  Marie souriait comme si les violons eussent été pour elle.

L’heure venue, le bon Eustache voulut reconduire les mariés rue Notre-Dame-des-Champs.

Louison attendait :

— « Bonsoir, père, bonsoir, maman… Eh bien ! a-t-on ri à cette noce ?

— Oui, ri, beaucoup !

— Comment ? tu dis qu’on a ri et tu pleures !…

Et voilà père qui pleure aussi !

— Ce n’est rien un peu d’émotion. Il y a comme ça des noces attendrissantes, on ne marie pas tous les jours Lemanceau et Mlle  Hardouin… » affirmait Eustache, le bon Eustache, prêt, lui troisième, à fondre en larmes, mais qui cependant se contint, ayant cette vanité assez commune aux âmes naïves de vouloir paraître un homme fort.