Les Ogresses (Paul Arène)/La poupée

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Charpentier (p. 117-124).

LA POUPÉE


C’était, comme disent les honnêtes gens « une petite malheureuse ». Oh ! par simple manière de s’exprimer. Car Azélie, en fin de compte, ne se trouvait pas si malheureuse que cela.

D’abord depuis son changement d’état et de quartier, elle ne s’appelait plus Azélie : elle s’appelait Marthe, ce qui est autrement distingué. Et puis elle mangeait tous les jours, ce qui, dit-on, est fort agréable dans les premiers temps, lorsqu’on en a pas l’habitude.

Or, pendant des années Azélie, par nécessité plutôt que par goût, avait eu l’habitude contraire de ne pas manger ; de même aussi, hélas ! que d’emprisonner ses jolis pieds dignes de chausser la mule de Cendrillon dans d’horribles savates dont le seul souvenir lui faisait honte, et de laisser s’embroussailler au vent de la rue, sans que jamais un bout de ruban en relevât la naturelle beauté, ses cheveux courts et lourds, vivants, roulés comme des copeaux d’or.

Certes ! au point de vue de la saine morale, il aurait infiniment mieux valu qu’au lieu de quitter Belleville pour venir se perdre au quartier Latin, Azélie continuât à mourir de faim dans son taudis de la rue des Envierges, et à savourer chaque soir, après une journée d’inutiles courses, l’âpre joie d’être vertueuse en se fourrant seule entre deux draps raides et glacés comme deux feuilles de fer-blanc.

Azélie ne demandait pas mieux. Mais quoi ? pour mourir de faim vertueusement dans un taudis, encore faut-il avoir un taudis. Et Azélie n’en avait plus. Le montage des perles fausses qui, de temps en temps, lui faisait gagner quelques journées, ayant radicalement cessé au commencement de l’hiver, le propriétaire, après deux loyers non payés, l’avait expulsée au demi-terme.

Azélie songea d’abord à revenir chez son père, qui n’était pas précisément un méchant homme et ne la battait guère que lorsqu’il avait bu, c’est à dire tout au plus trois fois par semaine.

Seulement où retrouver ce doux ivrogne ? Disparu, il n’avait plus donné de ses nouvelles depuis je ne sais combien de mois.

C’est alors qu’une diabolique providence, l’Enfer tout comme le Paradis a la sienne ! conduisit Azélie de « l’autre côté de l’eau ».

L’amie, pas beaucoup plus riche qu’elle, chez qui elle avait trouvé refuge, lui dit un beau jour : — « J’ai lu sur les murs que, du côté du boulevard d’Enfer, on demande des ouvrières gagnant peu pour travail facile. Il s’agirait, comme le jour de l’an approche, de mettre des marrons glacés en boîtes et en sacs. Nous pourrions toujours aller voir… »

Et, à pied, pour épargner la dernière pièce de dix sous qu’il leur restât, elles étaient allées voir boulevard d’Enfer, à l’adresse indiquée sur les murs. Il s’agissait bien réellement de mettre des marrons en boîtes et en sacs : malheureusement déjà toutes les places se trouvaient prises.

La nuit venait, le vent piquait, la neige tombait et recommencer le chemin leur semblait bien long maintenant, n’étant plus soutenues par l’espérance.

À l’entrée du pont Saint-Michel, devant la Seine aux eaux ternies où quelques glaçons se formaient, l’amie tout à coup s’écria :

— « Flûte ! il doit faire trop froid chez nous, ce n’est pas juste. Entrons dans une brasserie. Nous avons dix sous ; en buvant un bock à deux, nous pourrons donner deux sous au garçon, et il nous restera encore deux sous pour demain.

— Je n’ose pas trop, répondait Azélie, il y a peut-être des étudiants… »

Elles entrèrent néanmoins et ne sortirent que très tard à la fermeture.

Il y avait, en effet, des étudiants qui, paraît-il, furent aimables.

C’est à partir de ce soir-là qu’Azélie s’est appelée Marthe, son nom véritable ayant fait rire ; et qu’ingénument, en attendant mieux, sans remords ni honte mais aussi sans y mettre nul orgueil, elle exerce son état de « petite malheureuse » rue Champollion, jadis rue des Maçons-Sorbonne, alors que Racine l’habitait.

Maintenant Marthe a des souliers, de jolis souliers luisants et plats galamment découverts pour laisser voir le bas rayé de couleurs vives. Sous la robe ajustée, en étoffe molle, sa taille semble plus souple et son corsage mieux nourri. Les mains sont déjà presque blanches. Son visage a pâli un peu, tandis que ses lèvres s’empourpraient ; et, comme dilatés par une série d’étonnements joyeux, ses yeux restés naïfs chaque jour s’agrandissent.

La première fois que, faite ainsi, Marthe s’est rencontrée dans une glace, avec ce tout petit chapeau, presque une casquette, posé sans épingle ni bride sur ses cheveux taillés courts, elle recula, croyant voir une autre personne, Puis, au bout d’un instant, s’étant reconnue, elle retira son chapeau et, respectueusement, se salua.

Depuis, toujours lorsqu’elle entre au café, Marthe se salue ainsi, changeant pour une seconde — ce qui rend la caissière rêveuse — sa jolie tête de jeunesse folle en frimousse de garçonnet ; et cette pantomime trouvée par elle a toujours le même succès.

Car Marthe n’est point sotte et ne garde presque plus rien d’Azélie.

Marthe peu à peu se façonne et s’affine. Elle ne parle pas encore, non certes ! la pure langue de Bossuet ; et souvent sa conversation se colore d’un mot, d’un geste évidemment descendus des Buttes. Mais tout cela si gentiment, avec tant de grâce souriante, que vous le jugeriez fait exprès en marquise qui voudrait rire.

Maintenant, Marthe ne se refuse rien.

Oh ! rassurez-vous ! d’ici à quelque temps du moins, ses folies ne ruineront personne.

Marthe n’a envie que de choses humbles, des choses qu’elle a si longtemps et si vainement désirées quand, toute petite et s’appelant Azélie, elle courait, ses pieds pis que nus, dans les ruisseaux.

Le goût des diamants lui viendra plus tard. Pour le quart d’heure, ce qu’elle aime, ce qu’elle achète éperdument pour s’en parer avec le candide orgueil d’une reine océanienne, ce sont les bracelets de clinquant, les broches en verroterie, les pendeloques sauvages, les colliers en perles soufflées, énormes et roses, qu’on vend au coin des portes sur des éventaires, ainsi que les rubans défraîchis et canailles qu’étalent par terre les camelots.

Son plaisir, dans la rue, est de se bourrer de galette et de chausson aux pommes. Heureux encore l’amant du jour, si, prise d’une rétrospective fringale et se rappelant les faims d’autrefois, elle n’exige pas qu’on lui achète, pour les croquer séance tenante, sans ombre de respect humain, un cornet de frites.

La vie de Marthe, depuis trois mois, est comme le rêve d’une enfance recommencée.

Aussi, figurez-vous : sa joie quand un ami, qui peut-être croyait railler, lui a offert pour ses étrennes une poupée.

— Une poupée avec de vrais cheveux, qui dit quelque chose et remue les yeux !…

Marthe en eût presque pleuré de joie.

Depuis, elle ne la quitte pas, ce qui, quelquefois, amuse les gens. Elle la promène partout et ne peut plus dormir sans elle.

Hier, devant une de ces vitrines de jouets qui se font plus tentantes aux approches du jour de l’an, Marthe aperçut une fillette, comme elle jadis déguenillée, et qui, retenant son haleine, souriante, presque en extase, regardait le monde des poupées qui, dans l’éblouissement du gaz, semblaient vivre.

Marthe pour un instant redevint Azélie. Elle crut se revoir quand, fuyant la maison et grelottant de tout son corps maigre, elle descendait dans les quartiers riches pour regarder des poupées ainsi, heureuse quoique sans espoir, pendant des heures et des heures.

Elle soupira : — « Pauvre petite !… » sans bien savoir si c’était la fillette ou elle-même, l’Azélie d’autrefois, qu’elle plaignait.

Et, sûre d’ailleurs d’en avoir une autre, puisque le magasin était là, brusquement, d’un élan de cœur, elle planta sa belle poupée, vêtue de soie et de brocard, entre les bras de l’enfant en guenilles.

Muette d’abord, hésitante, celle-ci contempla longuement la merveilleuse poupée qui semblait lui tomber du ciel ; puis, comme Marthe ajoutait : — « Tu peux la garder, elle est à toi !… » regardant Marthe à son tour, et s’apercevant qu’elle avait les mêmes grands yeux étonnés et ronds, le même teint blanc, les mêmes cheveux d’or que la poupée :

— « Maman ! maman ! s’écria-t-elle, viens-t’en donc voir la belle dame qui veut me donner son portrait. »