Les Ogresses (Paul Arène)/Les fausses cousines

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Charpentier (p. 125-132).

LES FAUSSES COUSINES


Avec les volets noirs qui aveuglent ses vitres si claires les autres jours sur le blanc discret des rideaux, et le carré de papier écolier fixé par une larme de cire à chaque angle au milieu de la porte close où manque le bec de cane, l’accueillant petit cabaret du haut de l’enseigne duquel sourit, malicieusement provocatrice, l’image de Diane de Poitiers, jetait, cette après-midi, dans la rue égayée d’un beau soleil, une tristesse de maison mortuaire.

Un examen plus attentif me rassura.

Fermé pour cause de promenade ! proclamait l’écriteau ; et, en matière de post-scriptum, le même écriteau ajoutait : On rouvre à huit heures.

Ce café de Diane de Poitiers, Le Diane ! comme disent, non sans emphase, les peu farouches personnes qui y servent, revêtues de costumes lointainement Renaissance : Renaissance autant qu’il est possible à un costume de servante de café d’être Renaissance, tout en restant assez moderne pour ne pas froisser les susceptibilités des règlements de police, car la morale, paraît-il, souffrirait d’une restitution trop exactement historique des toquets, des fraises, des corsages ouvrés et des jupes en brocart d’autrefois ! donc le Diane est depuis quelque temps fort à la mode sur la rive gauche. Porter le titre d’habitué du Diane constitue un privilège apprécié ; et dans certain procès que la magistrature intenta aux héros d’un duel dont avaient été cause les beaux yeux d’une Hébé de l’établissement, offenseur et offensé, témoins et amis se trouvèrent d’accord pour déclarer à la face du Tribunal que, malgré l’apparente futilité des motifs, on n’avait pu arranger l’affaire, la querelle malheureusement ayant eu lieu : en plein Diane. En plein Diane ! c’est-à-dire dans un endroit qui n’était pas vague et quelconque. En plein Diane ? Par le sang ! il eût fait beau voir que de jeunes Français bien portants et soucieux de leur honneur ne se fussent pas égorgés un brin après échange de mots et de gestes désagréables en plein Diane…

Revenons à la promenade. C’est d’ordinaire les patrons qui, une fois l’année, et quand le printemps semble définitivement de retour, offrent ainsi à leur personnel féminin quelques bonnes heures de congé champêtre. Mais ici la coïncidence du congé avec le premier du mois me fit soupçonner autre chose. Le premier du mois, au quartier Latin, a l’importance d’une date sacrée. L’argent paternel est arrivé la veille, de Provence ou de Normandie, apportant avec lui, selon le pays de provenance, une attendrissante et familiale odeur de prés fauchés ou d’oranges qu’on cueille. De la fontaine Saint-Michel où des chimères vomissent l’eau claire à celle près Bullier modelée par Carpeaux, de l’École de droit à la Clinique, pour une semaine au moins, tout le monde est riche ; et les trois semaines précédentes se passent généralement à combiner des projets énormes en vue de l’unique et bienheureuse semaine. Aussi ne me fut-il pas difficile de conclure par induction que cette fois c’était les habitués du Diane qui, seuls, avaient dû organiser la fête, avec l’assentiment et sous la surveillance des autorités compétentes, bien entendu !

Les entreprises de ce genre ne vont pas toujours sans quelques difficultés. On est tout feu tout flamme d’abord, on s’excite, on s’enthousiasme, et la journée promise apparaît dans l’idéal du rêve. Mais ensuite que d’efforts ! quelle diplomatie pour convaincre, décider Madame ! — « Vous n’y pensez pas ? l’établissement fermé, la recette perdue ! — Qu’importe, puisque l’on rouvre à huit heures ; nous vous indemniserons le soir en buvant double. » Madame sourit, déjà tentée, tout en se donnant l’air de résister encore. Et les conciliabules à l’ombre du comptoir, et les frais de bière et d’éloquence pour enlever les camarades hésitants ! Le nègre et le Valaque en sont, car au quartier il n’y a pas de groupe d’amis sans un nègre et sans un Valaque. Seulement Boussuge et Cascagnous, ne veulent pas, Boussuge et Cascagnous, deux sceptiques venus du Midi, lesquels déclarent que la campagne avec tant de femmes c’est assommant, et que rien, le premier du mois, ne vaut en ce monde une interminable partie de mistigris, entre hommes, dans un coin, en fumant des pipes.

Enfin on a triomphé ! Madame consent, Boussuge et Cascagnous aussi. Les fonds sont prêts, les voitures louées, il ne reste plus qu’à partir. Et, de huit heures du matin à huit heures du soir, du côté de Montmorency ou de Verrières, dans les bois fleuris de muguet, sur les coteaux où le cerisier neige, quinze bonnes filles qu’accompagnent autant de braves garçons, vont faire provision pour un an d’amour pur et de poésie.

Oui de poésie, oui d’amour pur, ne riez pas ! La poésie avec l’amour pur, ou presque pur, joue, même aujourd’hui, et c’est heureux, parmi la jeunesse, un rôle plus important qu’on ne croit. Bien des petits romans attendrissants de candeur et d’ingénuité se nouent et se dénouent dans ces cafés trop calomniés, sous l’œil bienveillant des caissières. Il y aurait certes là pour un psychologue attentif et pénétrant de curieux sujets d’études. Mais en faudrait-il, si l’on voulait pousser l’enquête à fond, en faudrait-il boire, tout en observant, en interrogeant, de ces petits verres ! En faudrait-il vider de ces flacons de liqueurs qui brillent au gaz, sur les étagères, éblouissant l’œil par une diversité de tons capables de défier la palette des plus enragés coloristes ! Aussi, comme je comprends que, jusqu’à ce jour, devant un pareil travail, les psychologues aient reculé.

Pas tous cependant ! J’en connus au moins un, mort à la peine, qui consacra dix ans de sa vie à creuser méthodiquement la question. Paresseux plus qu’un loir et peu préoccupé de la gloire, ce sage n’écrivait jamais. Mais quelquefois il daignait entr’ouvrir les lèvres et lâcher dans une bouffée de cigare le résultat de ses profondes et paradoxales observations.

Il nous disait un soir — c’était précisément au retour d’une fête à travers champs comme celle qu’ont organisée, le premier de ce mois, les habitués du Diane — il nous disait, montrant les promeneuses qui, le teint fouetté d’air vif, des fleurs dans les mains, des fleurs au corsage, s’en revenaient au bras de leurs galants, lasses et ravies :

— « Tout ça, voyez-vous, c’est des cousines !… »

Et comme nos regards l’interrogeaient.

— « Oui ! des cousines… Seulement, elles ne s’en doutent pas. Comprenez-moi bien : tout jeune homme de vingt ans qui débarque à Paris, y débarque follement épris d’une cousine. C’est d’elle qu’il rêvait au collège, et plus tard sous l’allée des Tilleuls, dans ces promenades fiévreuses, exaspérées, se prolongeant passé minuit, par lesquelles les pauvres amoureux de province, timides et sans espoir, essaient de calmer les agitations de leur âme. C’est d’elle qu’il rêvera encore un mois durant, deux mois peut-être, sous les marronniers du Luxembourg. Puis, un beau jour, au bal, au café, il se sent pénétrer d’une émotion profonde. Mais la voilà, Elle, la cousine ! Les mêmes yeux, le même rire, avec quelque autre chose encore… Cette autre chose rassure sa timidité ; il ne s’agit plus de l’étoile d’or, inaccessible au fond du froid azur des honnêtetés provinciales, il s’agit d’un beau fruit lourd sur sa branche et tout prêt à choir dans la main. Il aime déjà la fausse cousine, il l’aime comme un perdu, sans toutefois cesser d’aimer l’autre, car, dans le brouillamini de ses sentiments, son infidélité même est fidèle. La fausse cousine, bombardée de vers auxquels elle ne comprend rien et qui la charment, entourée de respects candides qu’elle ne s’explique pas, se laisse adorer, essayant d’aimer un peu en retour, avec la tranquille inconscience d’un être naïf qui accomplit agréablement et instinctivement sa fonction. Et, certes, la fonction est belle, utile socialement, n’en déplaise à nos moralistes pétrifiés ! de ces fiancées intérimaires, vestales sans devoirs entretenant au cœur des jeunes hommes, qu’elles sauvent parfois de la débauche, la douce religion d’amour, feu sacré dont vivent les races. Voyez, d’ailleurs, comme tout s’équilibre : après avoir aimé la cousine à travers la maîtresse, il arrive, une fois rentré au bercail, qu’on aime un petit peu la maîtresse à travers la cousine épousée. Cette dernière n’y perd rien. C’est ainsi, quoique dans des circonstances différentes, que l’Hélène du poète grec retrouva Ménélas plus épris que jamais, après vingt ans, parce que, pendant ces vingt ans, une ombre à son image, envoyée par les Dieux, avait, dans le lit royal, tenu sa place ».

Mon ami s’était tu. Il reprit au bout d’un instant, ne craignant pas d’égayer sa philosophie d’un sourire :

— « Un exemple à l’appui de ma thèse : Vous connaissiez tous le grand Boischenu et son inexplicable passion pour un petit monstre maigre et roux, revêche comme un paquet de cure-dents, qu’il appelait Louison et qui lui rendait la vie si dure. Un jour que je m’étais permis de le plaindre : — « De grâce, fit-il, je sais tout ce que tu vas me dire, mais telle qu’elle est, Louison me console d’un autre amour que j’ai au cœur !… » Je revis Boischenu plus tard, riche, marié, au comble de ses vœux, trompé même ! trompé dans sa sous-préfecture comme il l’avait rue Serpente jadis. Eh bien, au dîner qu’il m’offrit, tout épanoui dans sa joie, poussé par le bonheur au besoin de la confidence, il me cligna de l’œil et me dit à l’oreille : — « N’est-ce pas que ma femme est gentille et qu’elle a quelque chose de Louison ?… » Elle avait tout de Louison, certes ! et Louison avait tout d’elle !

C’est ainsi, l’imagination a de ces caprices, que la vue d’un carré de papier sur les volets clos est venue tout à coup me rappeler le souvenir d’un ami mort, avec sa théorie des fausses cousines. Désireux de me rendre utile à mon pays, je me permets de la confier, sans nulle ironie aux méditations des parents bourgeois, souvent durs à leurs rejetons et toujours prompts à s’effarer des plus moralisantes fredaines.